L'affaire Sloterdijk

L’affaire Sloterdijk : une polémique allemande sur l’« homme nouveau »

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Article paru dans Le Monde daté du mercredi 29 septembre 1999
Der Spiegel n’y va pas par quatre chemins. En couverture, le magazine allemand titre cette semaine : « Un projet génétique. le surhomme ». On voit un athlète saluant la foule, sorti de la statuaire d’Arno Breker, le sculpteur du Ille Reich. Le débat enflamme depuis quelques jours les cahiers culturels des journaux, ce qu’en Allemagne on appelle les « feuilletons ». L’an dernier, à pareille époque, le discours de l’écrivain Martin Walser, lors de la remise du Prix des libraires pour la paix, avait nourri les polémiques et ravivé des plaies mal fermées. Ce n’est pas un hasard si, une fois encore, le rapport de l’Allemagne au passé et à sa mémoire est au centre des discussions, des invectives et des anathèmes.
Tout a commencé le 17 juillet au château d’Elmau, en Haute-Bavière, à l’occasion d’un colloque consacré à Heidegger. Un philosophe de la nouvelle école, Peter Sloterdijk, prononce un discours intitulé : « Des règles du parc humain. Une réponse à Lettre sur l’humanisme » (lettre que Heidegger avait envoyée à son disciple français Jean Beaufret en 1946). Devant ses auditeurs, parmi lesquels des philosophes et historiens juifs ne sont pas seuls à s’indigner, Sloterdijk annonce une fois encore la mort de l’humanisme. Les fondements de la société actuelle ont changé : « Ils sont (…) postlittéraires, postépistolaires et donc posthumanistes », dit-il. Citant Nietzsche, Heidegger et Platon, il constate l’échec de l’humanisme à domestiquer la face animale de l’homme et se demande si l’évolution ne va pas vers « une réforme des qualités de l’espèce », « une technologie anthropologique, y compris une planification explicite des caractéristiques » ; si « toute l’espèce humaine ne va pas passer d’un fatalisme de la naissance à une naissance choisie et une sélection prénatale ».

LE FONDEMENT DU CONSENSUS

Simple interrogation sur les horizons de la technologie génétique ? Dans un entretien à l’hebdomadaire Focus, Peter Sloterdijk s’en est expliqué : « On doit enfin comprendre que, depuis toujours, les hommes ont été “faits” (…) par une combinaison de règles de classes et de castes, de règles de mariage et d’éducation – il s’agit bien d’une sélection. Entre-temps, de nouvelles possibilités d’optimisation sont en vue. C’est pourquoi il faudra convoquer dans les prochaines années des états généraux des sciences de l’homme pour discuter des limites de la biotechnologie et de la formulation d’un code de conduite. » S’il ne s’agissait que de cela, l’indignation des feuilletonistes serait exagérée. Mais les enjeux sont plus nombreux et plus politiques. La mise en cause de l’humanisme, la volonté de penser librement sur des sujets qui, en Allemagne plus qu’ailleurs, apparaissent sinon comme tabous, du moins comme des questions à aborder avec beaucoup de prudence, parce qu’elles évoquent l’eugénisme nazi, touchent au fondement du consensus allemand.
Celui-ci est régulièrement contesté. Quand Martin Walser explique qu’il « zappe » pour qu’on ne lui rebatte pas les oreilles des crimes nazis et qu’il veut choisir lui-même sa mémoire, la conscience malheureuse allemande se révolte. Quand Peter Sloterdijk se demande si le temps de mener le combat des « grands éleveurs de l’homme » contre les « petits éleveurs » (les prêtres et les maîtres chez Nietzsche), le combat « des humanistes et des superhumanistes, des amis de l’homme et des amis du surhomme », il provoque les mêmes réactions chez les mêmes intellectuels. Dans un premier temps, Sloterdijk a interdit la diffusion de sa conférence d’Elmau, avant de la confier à l’hebdomadaire Die Zeit. Le monde intellectuel allemand s’est parcouru de rumeurs. Les contre-feux se sont allumés. Les défenseurs de la tradition humaniste se sont mobilisés. Certains ont vu dans le discours de Sloterdijk une nouvelle manifestation de cette tendance incarnée par d’anciens gauchistes allemands à grossir les rangs des « jeunes conservateurs », quand ce n’est pas ceux de l’extrême-droite.
Pour Jürgen Habermas, le maître à penser de la théorie critique, Peter Sloterdijk « incarne peut-être quelque chose de nouveau sur le marché de la République de Berlin [par opposition à la République de Bonn. Peut-être que la mentalité de quelqu’un né en 1947, qui prétend, en 1999, pouvoir choisir librement son passé, satisfait une demande réelle ». Dans une lettre ouverte qu’il lui adresse, Peter Sloterdijk, lui, soupçonne Habermas d’être derrière toutes les attaques dont il fait l’objet. L’accusé replace sa démarche dans une évolution plus générale de la société allemande : l’école de Francfort d’Adorno (avant la guerre) et d’Habermas (après la guerre) répondait, écrit-il, aux besoins de « démocraties qui ne sont pas encore normales » (sous-entendu, les Républiques de Weimar et de Bonn). Ce temps est terminé : « L’ère des fils hypernormaux de pères national-socialistes touche naturellement à sa fin ». Ils n’en peuvent plus, poursuit-il, de la culture du soupçon, de « la trop bonne et la trop mauvaise conscience ». Ils n’ont plus « l’obsession rétrospective des enfants traumatisés de l’après-guerre ». Et de conclure par un appel à « nous rassembler sur la tombe d’une époque pour faire le bilan [et réfléchir à la fin d’une hypocrisie ».

« L’HYPERMORALE » DE BONN

Assiste-t-on à « la fondation métaphysique de la République de Berlin ? », se demande la Frankfurter Allgemeine Zeitung. De même que la mauvaise conscience des crimes du passé et l’« hypermorale » qu’elle dictait pour le présent étaient la marque de la République de Bonn, de même la République de Berlin
serait caractérisée par la fin de ces complexes, par la libération des traumatismes légués par les pères. Elle pourrait respirer plus librement sans être obligée de toujours s’excuser d’exister, d’être réunifiée ou de défendre ses intérêts. A telle enseigne qu’un quotidien allemand pouvait affirmer ces derniers jours : « Schrdder est le Walser de la politique. » Tirer cette conclusion du discours de Peter Sloterdijk serait certainement solliciter les textes. Mais les réactions de ses contempteurs montrent que, dans une Allemagne qui peut discuter pendant dix ans s’il faut ériger un monument aux victimes juives du nazisme, on ne s’attaque pas au consensus sans réveiller, sinon les vieux démons, au moins la peur qu’ils continuent de susciter.

Le Monde daté du mercredi 29 septembre 1999