Mineure 5. Agencements subjectifs posés sur l'Internet

L’amateur : émergence d’une figure politique en milieu numérique

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Je montrerai comment le contexte de l’hypermédiation secrète
des positions intermédiaires originales entre réception et production,
lesquelles constituent une véritable mutation des savoirs symboliques ;
mutations que nos sociétés se doivent de prendre à bras-le-corps, car il
y va des conditions d’exercice de la démocratie dans la « République
internationale de l’hypermédia ».« (…) peu d’éléments objectifs nous permettent encore d’escompter un tel virage de la modernité mass-médiatique oppressive vers une ère post-média qui donnerait toute leur portée aux agencements d’auto-référence subjective. Il m’apparaît pourtant que ce n’est que dans le contexte des nouvelles “donnes” de production de subjectivité informatique et télématique que cette voix de l’auto-référence parviendra à conquérir son plein régime. Évidemment, rien n’est acquis d’avance ! » – Félix Guattari.

Indication

Ce texte, en attente de publication dans les actes du séminaire international “LA MOBILISATION PRODUCTIVE DES TERRITOIRES” (Université Fédérale de Rio de Janeiro, 29/11-1/12/ 2000, Brésil), est une édition augmentée-diminuée de quelques autres [[ Notamment :
– Actes du colloque : “Hypertextes et Hypermédias : Réalisations, Outils & méthodes” Paris, 23 et 24 Septembre 1999, paru dans HERMES Sciences, Paris, 1999.
– “Entre l’individu et l’indivis : l’auteur en collectif”, in Les cahiers du numérique, “L’art et le numérique”, sous la direction de J.-P. Balpe, vol 1 – n° 4 – 2000, Hermès, Paris.. Indication qui, sans doute, est une concession aux exigences de la publication imprimée ; concession contrebalancée cependant, par l’indication explicite de ce travail de couper/coller/agencer/ajouter. Je le revendique car il me semble être en adéquation avec le fil rouge de l’article, montrant que ces pratiques sont la nouvelle forge “grammatologique” de la production de documents à l’ère de l’hypermédia en réseau. Cette note est elle-même, bien sûr, fabriquée selon ces mêmes procédés…

Lorsqu’on évoque les conditions actuelles du travail intellectuel – travail tendant à constituer le centre de réorganisation de la production de richesse – on oublie trop souvent la nature des outils mobilisés. Travail communicationnel, activité relationnelle, production linguistique, toutes ces catégories mobilisent les technologies numériques qui forment un véritable tissu social conjonctif. Je voudrais montrer que cet outillage intellectuel véhicule une véritable transformation de la nature des rapports entre réception et production, transformation où les logiques propres du numériques rencontrent les mouvements culturels de la coopération productive (peut-être, au fond, ce ne sont que des dénominations distinctes pour les mêmes processus sur des plans d’immanence différents). Ces mutations affectent profondément les rôles sociaux et bouleversent les rapports de force qui se sont sédimentés dans la culture de l’imprimé (qui est bien sûr, aussi la culture de la grande industrie). Bref, les technologies intellectuelles multimédias érigent l’amateur individuel et collectif (ni récepteur néophyte, ni professionnel spécialisé) en figure politique cardinale.

L’hypermédiation est considérée ici comme un espace techno-culturel singulier où commercent auteurs et récepteurs par programmes-outils interposés, radicalisant ce qu’annonçait déjà l’écriture et l’imprimerie – le projet de la “République des Lettres” dans l’Europe des “modernes”, où chacun est aussi bien écrivain que lecteur, producteur d’œuvres que destinataire. Pour aller à l’essentiel, je suggère de reconnaître et de consolider le statut intermédiaire entre ces positions : ni lecture – qui laisse inchangé le texte lu – ni écriture qui, dans l’idéal, demeure inaltérée ; notions qui n’ont de sens historique que relativement à des supports stables. Le parcours proposé ici vise une association des niveaux sémiotique (logiques des inscriptions et des langages numériques), pragmatique (modalités sociales d’usage et d’agencement de ces formes expressives) et politique (émergence et consolidation de subjectivités adossées à ces principes).

I. Le home multimédia, un savoir médian et un enjeu politique

Il me semble nécessaire de distinguer et de définir trois types de fréquentation des programmes hypermédias dans leurs rapports à la “réception/production”, qui on le verra, possèdent chacun leur légitimité,même si leurs frontières sont mobiles :
– la création en tant qu’auteur, artiste ou professionnel, typique d’une activité à finalité clairement éditoriale ;
– symétriquement, la navigation dans des contenus stables (CD-Rom ou sites Internet) où, me semble-t-il, la situation de lecture doit être différenciée de l’activité d’écriture, même si les supports numériques ouvrent à un concept de lectacture ;
– enfin, la production de type home multimédia, stratégique à plus d’un titre, qui consoliderait une production intermédiaire entre réception et expression. (Je décalque cette notion de home multimédia, de celle de home-studio musical numérique qui, au cours de la décennie passée, a révolutionné les conditions de la production musicale. Plus que l’aspect domiciliaire connoté par le terme home, c’est la dimension d’autonomie personnelle et collective qui doit être retenue.)
Je concentre mon attention sur la dernière situation, si tant est que les deux première ne souffrent pas de défaut de légitimité, même si elles se confrontent à la recherche de langages inédits. Par de nombreux canaux, l’alliance des technologies d’inscription numérique et d’usages plus répandus qu’on ne le croit, dessinent des perspectives, intermédiaires entre consultations, conservations, citations, collages, émissions de liens et création originale de contenus.
La musique techno est un parfait exemple de ces mutations. La forme naturelle de la musique techno, c’est Internet qui la concrétise. Un flux de segments musicaux transite par le réseau que chaque aficionado capture, travaille et remet en circuit par les opérations couper, coller, agencer, ajouter, et mettre en ligne. Cette musique est profondément liée aux matériaux et outils numériques qu’elle mobilise. L’ordinateur devient à la fois instrument de composition, d’acquisition, de restitution couplé aux synthétiseurs, boîtes à rythmes, sampleurs qui forment la chaîne naturelle de traitement de ce matériau musical. L’instrument de production et l’instrument de réception est – situation très nouvelle – le même : un ordinateur branché sur le réseau. La musique techno ne reproduit pas le dualisme mélodie-accompagnement traditionnel ; il n’y a pas linéarité qui suppose un début et une fin, mais un flux. Dans ces conditions, s’agit-il toujours d'”écouter” la musique techno ? On devrait plutôt dire que la musique techno s’accomplit, se “performe” au sens du verbe anglais (rejoignant ainsi la production live de la techno autour du mixage). Bien sûr, on peut la solidifier en éditant un CD. Mais alors, on quitte sa forme princeps pour rejoindre le système de l’enregistrement-duplication, ce qui n’a par ailleurs rien d’infamant, mais extirpe l’expérience collective de son terreau nourricier.
Plus largement et en-dehors du domaine musical, une offre logicielle grand public se déploie : boîtes à outils de toute nature, progiciels de design d’hypermédias, logiciels de traitement d’image fournis avec les appareils photographiques, etc. Le home-studio quitte son attache purement musicale pour devenir un centre de traitement généraliste, ouvrant vers un home multimédia élargi aux agencements conjoints des univers textuels, graphiques, iconiques et sonores dans le contexte de la documentation partiellement automatisée. Si on décrit concrètement ce que signifie réaliser une home-page sur Internet ou un site collectif dans une classe, par exemple, on découvrira une nappe graduée d’activités où la recherche documentaire automatisée par moteurs et guides, la citation, l’emprunt non référencé, le collage, la transformation de sources originales occupent une place considérable.
L’usage de robots chercheurs est, par ailleurs, une manière naturelle de se déplacer sur le réseau : la mobilisation de tels automates devient une pratique de lecture/recherche “grand public”. Très récemment le supplément “Interactif” du journal Le Monde[[Le Monde Interactif (supplément du journal Le Monde), 11 octobre 2000, p. I à III, Paris., titrait son dossier “Les pages perso, de plus en plus pro”, mettant l’accent sur la sophistication croissante des sites mis en ligne (séquences vidéos, sonores, animations…) dans les quelques six cent mille pages personnelles françaises sur un total estimé de six millions environ d’Internautes en juillet 2000 (ce qui représente une proportion surprenante). Certains de sites rivalisent en effet avec les productions professionnelles (et ont d’ailleurs conduit leurs auteurs à être sollicités par les entreprises du secteur).
Bref, la figure de l’amateur (littéralement, celui qui aime) devient centrale. Ceux qui aiment les pratiques croisées de réception-production en tant que vecteur coopératif construisent une figure politique capitale. Et les technologies numériques constituent alors leur milieu naturel de maturation. Tous ceux qui font leur, une visée générale d’augmentation de nos espaces de liberté et de coopération, se doivent de reconnaître et de favoriser ces directions émancipatrices.

Recevoir, c’est scénariser

On n’a pas assez conscience du bouleversement matériel déjà fondamental induit par les programmes de traitement de textes : afficher un texte, le recevoir sur son mail engage nécessairement à le modifier, selon ses préférences de police de caractères, ses inclinations de mise en page, ses marottes de soulignement, etc. Recevoir en milieu numérique, c’est mettre en scène. Le logiciel ne sert plus seulement à fabriquer le texte, mais il l’ausculte en permanence (les barres d’outils signalent ses caractéristiques typographiques : gras, italique, police, etc. et les commandes affichent automatiquement l’état de mise en forme du texte). Le logiciel est donc autant un outil d’écriture (copier-coller-effacer…) que d’information-surveillance sur le texte.
Publié sous H.T.M.L.[[H.T.M.L. pour “Hyper Textual Mark up Language”, langage d’édition de pages web, qu’on traduit par “Langage hypertextuel à balise”., par exemple, le document hypermédia est sous-tendu par son propre programme de fabrication (mise en page, balise, etc.), plus explicitement encore qu’avec les traitements de texte courants. Alors que le document imprimé traditionnel ne dit rien des techniques de plomb fondu ou de photogravure qui l’ont produit, le document hypermédia contient en sous-couches sa description programmatique fonctionnelle.
Un pas de plus est franchi avec la mobilisation, par liens, de programmes additionnels comme les plug’ins (logiciels téléchargeables par clic sur le réseau) indispensables à la pleine expression du document visé : son, animation, vidéo, etc. Convertir le document au format H.T.M.L., c’est fabriquer un balisage automatique qui le structure et glisse, comme un paratexte transparent, des méta-données sous sa surface apparente. Dès lors le document se prête, dans les mains plus ou moins expertes, à des traitements logiques qui peuvent aller de l’extraction de son plan (ce qu’autorise aussi les fonctions “plans” de nos traitement de texte habituels) à son indexation automatique. L’édition d’un document sur un site ne se limite pas à la mise en visibilité publique d’un contenu, mais devient une proposition d’animation faite au destinataire grâce à des mécanismes logiciels sous-jacents, eux-mêmes diffusés avec le document ou supposés détenus (éventuellement téléchargeables).
Le document hypermédia devient acteur, chef d’orchestre d’une pluralité de sous-programmes. Certains sont sous sa dépendance (il peut les déclencher : typiquement, les liens associés) et d’autres le conditionnent (plugins nécessaires à sa lecture). L’activité d’appropriation du document majore donc la dimension ” ergodique ” (de ergon, et hodos, ” travail ” et ” chemin” en grec) puisqu’il faut à la fois interpréter et mettre en scène le document. Celui-ci sera alors perçu selon le niveau de compétence du destinataire qui en découvrira la profondeur selon les programmes qu’il pourra mobiliser pour en animer les différentes couches.
Je ne peux plus, évidemment, utiliser les termes de lecture et de lecteur pour désigner cette activité d’appropriation qui engage l’auteur, le destinataire et le document-acteur ; d’où la proposition, énoncée plus haut, de “lectacture” distinguant l’acte inséparablement gestuel et mental, – acte, au sens d’un travail : cliquage, mouvements de souris pour dimensionner ou fractionner les écrans, etc. – dans l’appropriation matérielle et intellectuelle des documents.

Une nouvelle “grammatologie”

Le développement de nouvelles normes d’édition de documents appelées à succéder à H.T.M.L. – tel que X.M.L. (pour eXtensive Mark up Language) concrétise une tendance fondamentale des langages hypermédias à décrire automatiquement et “intelligemment” les documents. Aujourd’hui, ces principes sont en cours d’extension, en particulier vers l’audiovisuel avec l’adoption de la famille de normes M.P.E.G.[[MPEG, pour Moving Picture Expert Group : les versions 2, 4, 7 et 21 de cette norme visent progressivement à décrire et à indexer automatiquement tous les documents numériques, depuis les aspects sémiotiques jusqu’aux données socio-économiques (droits notamment) pour des domaines étendus qui vont de la bibliothèque virtuelle au traitement de tous les flux audiovisuels. On rattache l’usage de la norme MPEG à des tâches de compression, mais, ce n’est qu’une de ses fonctions et sans doute pas la plus stratégique.. La délinéarisation des sources vidéo qui en résultera constituera une mutation intellectuelle considérable puisque M.P.E.G. a comme ambition d’indexer automatiquement la sémantique des images animées sonores[[Si bien qu’on pourra facilement, par exemple, faire des recherches de personnages, de situations (comme trouvez les séquences où il est question d’immigration en Europe dans un corpus de milliers d’heures d’émissions de télévision)..
Doubler automatiquement chaque document par des méta-données qui le structurent et le décrivent, comme on le fait couramment pour le texte, tel est l’horizon proche (2 à 3 ans), donnant ainsi corps au concept de “machine grammatologique” proposé par Henri Hudrisier[[Voir Henri Hudrisier, “L’ère des machines grammatologiques : la normalisation des technologies de l’information comme attracteur de leur convergence”, mémoire d’Habilitation à Diriger des Recherches”, décembre 2000, Université Paris 8.. Il s’ensuit une modification profonde des formes de réception, puisque la généralisation de ces métalangages – permettant, en particulier, d’adapter les langages de conception selon la nature des sites (de musiques, de bibliothèques, de musées, etc.) – incitera les Internautes à configurer les sites visités selon leurs besoins et inclinations. Il s’agira en effet, de plus en plus, non pas de “consulter” des sites, mais de transformer les pages reçues, de les recomposer et d’y ajouter des informations personnelles.

Une perspective collective

De ces agencements fluidifiant les oppositions socialement sédimentées par la culture de l’imprimé, nous en trouvons un superbe exemple avec les logiciels libres. Activité technique spécialisée, bien sûr, la participation à cette production collective mobilise des compétences hétérogènes. Hackers, bidouilleurs, ou spécialistes chevronnés peuvent aussi bien collaborer à l’excellence du résultat. L’écriture collective de logiciels libres matérialise l’agrégation de savoir-faire et d’énergies à la fois différenciés et d’intensités variables.
Plus fondamentalement, et nous touchons là au principe géniteur du “libre”, l’usage d’un logiciel libre dérive naturellement vers des ré-agencements fonctionnels (copier/coller/ajouter) concrétisant les besoins et les projets. “On ne réinvente jamais la roue en informatique… : on se sert de ce qui est acquis, pour construire plus loin ou dans une autre direction” déclare Frédéric Couchet[[ Interview à Libération, 15 déc. 2000, p. 33., président d’APRIL (Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre). Bref, le “libre” est une machine récursive dont l’usage produit du “libre” toujours lui-même recombinable.

II. Devenir auteur

L’offre de logiciel-auteurs se renforce (maquettisme, traitement d’images, mise en ligne de documents vidéo, etc.) rendant de plus en plus transparent aux utilisateurs l’usage d’outils élaborés (même si, parallèlement les versions professionnelles se complexifient). Bien entendu, une part plus originale, personnelle, lieu de la créativité dans un sens plus traditionnel, complète ces activités : établissement de chemin de navigation, design d’interfaces graphiques, et… rédaction de textes, où il se vérifie que les savoirs de la lecture/écriture demeurent fondamentaux dans ces nouveaux espaces expressifs. Et l’on voit bien que ces dernières compétences sont majorées au fur et à mesure qu’on évolue vers les univers professionnels. Mais, dans une perspective d’éducation et d’apprentissage, les premières strates d’activités de sélection et d’agencements documentaires sont d’une richesse heuristique considérable.
L’évolution propre des langages hypermédias devrait inciter l’Éducation Nationale à prendre résolument l’orientation du home multimédia. “Devenir auteur” tel devrait être la devise inscrite au fronton de l’école du XXIe siècle. Utopie démocratique, que les nouveaux systèmes symboliques numériques se doivent de prolonger, s’il est vrai que le contexte de l’hypermédiation fait émerger de nouvelles pratiques d’expression/réception. Dans ce sens – celui du home multimédia – l’école doit prendre en charge le devenir-auteur hypermédia des enfants, comme Célestin Freinet avait pris en charge leur devenir auteur à travers la fabrication de journaux. Et si, hier, tout le monde n’était pas appelé à écrire dans un journal et à l’imprimer, demain, en revanche tout le monde sera plus ou moins conduit à se mouvoir dans le milieu de la téléinformatique. Et c’est bien ce que nombres d’expériences en France et dans le monde indiquent, notamment avec l’usage renouvelé de la pédagogie de projet autour d’Internet (réalisation coopérative de sites, par exemple, version moderne de “l’imprimerie à l’école”).

Compétences graduées

Levons, ici, une éventuelle méprise. L'”auteur” hypermédia n’est pas appelé à maîtriser les savoir ? Faire spécialisés qui demeureront l’apanage de professionnels. Mais à des niveaux différenciés, chacun est conduit à utiliser des outils de complexités graduées pour des usages eux aussi gradués.
Tous les Internautes, par exemple, savent bien que l’usage du réseau met en œuvre des compétences variées passant du simple surfing (l’équivalent de la lecture classique) à la maîtrise des téléchargements de logiciels et à l’exploitation de grandes masses d’informations acquises grâce aux robots et autres guides de recherches, dont les langages de requêtes se font sans cesse plus acérés et complexes. Les réglages et manipulations logiciels sur Internet dérivent parfois même vers des savoir-faire quasi-experts (installation – adaptation des plugins, réception de chaînes multimédias en continu, etc.). Depuis trois ans déjà, on voit se multiplier sur le réseau, des offres d’outils “grand public” de création de sites, proposant aux Internautes néophytes des formats préétablis qu’il s’agit de paramétrer et d’illustrer grâce à des banques d’images libres de droits.
On peut repérer la même continuité réception-adaptation-création dans certains jeux vidéos. L’exemple de Pod, jeu de course automobile d’un réalisme surprenant – est, à cet égard, révélateur. Mais l’innovation réside ailleurs. Un forum sur Internet, permet aux “mordus” de concevoir de nouveaux circuits dans lesquels ils peuvent inviter des concurrents. De nouveaux véhicules peuvent aussi être fabriqués avec des caractéristiques techniques propres. Et finalement, bouclant le circuit, les créateurs de Pod conçoivent les nouvelles versions du jeu en s’inspirant de l’imagination des adeptes de ces sites. Ainsi, est-on passé, par touches successives, d’un jeu vidéo à une expérimentation collective d’un cadre scénographique, où les participants sont à la fois acteurs de leur spectacle et spectateurs de leurs actes : spectacteurs donc, avec toutes les graduations de savoir-faire qu’on peut imaginer.

Cette logique d’enchaînement réception-production jouxte certains aspects assez fondamentaux de la “nouvelle économie”. Ainsi dans un très original article intitulé “La création de valeur sur Internet”[[Michel Gensollen, “La création de valeur sur Internet”, in Réseaux, n° 91, Hermès Science, Paris, 1999, pp. 15/73., Michel Gensollen explique que dans l’hypothèse d’un développement rapide du réseau, la source de la valeur sera “l’externalité entre les sites bénévoles et les sites marchands”. Plus généralement, elle surgira dans la mesure où les internautes inventeront leurs besoins de nouveaux outils et services “dans le même temps où ils apprendront, au sein de communautés” les usages de ces services. En extrapolant à peine, on peut affirmer que la création de communautés sociales qui inventent des outils pour poursuivre le mouvement de création de communautés est, dans ce modèle, à la fois la source et le carburant du processus. Bref, la création de rapports sociaux exigeants devient l’objet de l’activité collective.

III. La culture de l’hypermédiation comme percolation réception-expression

Au terme de ces entrelacements, réception et production hypermédias s’enchaînent. Tendance fondamentale qui pousse à accroître, parmi les usages du réseau, ceux qui tendent à la production d’hyperdocuments.
On dira, bien entendu, que nul n’est tenu de devenir rédacteur hypermédia et que la rédaction de textes linéaires sur papier n’est pas condamnée à quitter notre horizon. C’est aujourd’hui exact, mais cette opposition devient, de plus en plus abstraite, dès lors que les savoirs de l’écriture s’hybrident naturellement à ceux de l’hypermédiation. Je ne supposoe pas, qu’au nom d’on ne sait quelle injonction normative, des pratiques de simples consultation et navigation soient appelées à devenir obsolètes, ni que l’hypermédiation doive effacer les frontières entre les activités triviales et expertes de création multimédia. Même si les frontières se déplacent avec l’évolution techno-culturelle, ces deux pôles et donc aussi les zones intermédiaires, maintiendront leurs spécificités. Ces zones médianes forment le terrain fertile de projets individuels et collectifs formateurs, et surtout en harmonie techno-culturelle avec les nouveaux instruments symboliques en émergence.
Faire fructifier les savoir faire intermédiaires de l’hypermédia est un enjeu éducatif, bien sûr, mais plus fondamentalement politique, si l’on comprend que se construisent ici les formes symboliques et par là même, les outils expressifs de la vie collective en général et de la démocratie, en particulier. Même sans démarche volontariste, les pratiques du home multimédia se développeront nécessairement, mais plus lentement et sans que leur valeur soit mise en lumière. Il est de la responsabilité de ceux qui ont en charge les politiques éducatives, de commencer par reconnaître, au sens fort du terme, les pratiques du home multimédia comme condition d’existence politique ; et ensuite, il leur appartient de les systématiser.
Cette perspective pourrait, de surcroît, donner un contenu concret à l’appel au décryptage des images, objectif récurrent proclamé, ici et là, par tous ceux qu’inquiète une supposée domination du règne iconique sur le scripturaire. La seule manière de dégonfler la baudruche de la manipulation par les images consiste à faire de chacun des manipulateurs – au sens premier du terme – d’hyper-images. Pour être capables de déjouer les prétendus pièges des images numériques, rien ne vaut tant que de développer leur réception-production, c’est-à-dire leur mobilisation expressive. On s’apercevra alors que l’hypermédiation fait apparaître en pleine lumière ce que savent tous les professionnels de l’image, à savoir que toute image est bordée par du langage – souvent écrit – (de même que le langage se déploie sur fond d’images). Œuvrant naturellement dans les savoirs croisés de l’écriture, de l’icône et du son, l’hypermédiation est une propédeutique sémio-critique naturelle.

Instabilité, méta-écriture et méta-lecture

À la différence des technologies de l’écriture, celles de l’hypermédia évoluent rapidement, et ne sont sans doute pas appelées à se stabiliser. Mais cette instabilité n’est probablement qu’un obstacle moins insurmontable qu’on le dit trop souvent. Le reconnaître doit inciter à développer les apprentissages de type méta-expressifs, là encore en suivant les logiques propres de l’hypermédiation qui, spontanément, convertissent à une attitude archéologique, interrogeant les couches non-visibles des scénographies installées pour en extraire les principes constitutifs.
La création hypermédia se trouve en harmonie avec un mouvement culturel profond qui pousse les auteurs et artistes de l’univers numérique, (tout aussi bien que les game designers des nouvelles générations de jeux vidéo[[Une société d’acteurs virtuels avec lesquels il va falloir nouer des relations si on veut atteindre un objectif : telle est la scénographie générale de ces jeux. Le joueur doit comprendre les logiques comportementales qui animent ces agents : celui-ci deviendra-t-il un ennemi, comment puis-je m’en faire un allié, etc. ? De plus, la manière avec laquelle il les abordera les personnages influera sur leurs comportements. Le joueur devient un ethnologue ; il se branche sur un monde qui vit indépendamment de sa présence, à charge pour lui d’infléchir dans un sens favorable les opportunités qui se présentent. Comme dans la vraie vie ?), à créer des œuvres (ou des productions) directement comme méta-œuvres – telle la générativité littéraire, chère à Jean-Pierre Balpe – c’est-à-dire comme puissances de productions de familles, de tribus, de sociétés d’œuvres auto-matiques (littéralement : qui sont cause de leur propre mouvement). Cette position “démiurgique”, partagée par nombre d’artistes multimédias, engendre spontanément une posture de méta-écriture (produire des méta-récits plutôt qu’une narration délimitée, créer des méta-scènes avec des acteurs virtuels doués d’une certaine autonomie plutôt qu’une dramaturgie déterminée, etc.).
Symétriquement, du côté des spectacteurs, ces dispositions suscitent ce qu’on pourrait appeler une méta-lecture ou plus généralement une méta-réception : rechercher les principes fondateurs dans les séries de rééditions, tenter de repérer les invariants (et qu’on puisse les identifier ou pas, n’est, à la limite, pas essentiel), bref se bricoler, à chaque reprise, une “théorie” du récit, ou de la scène. Cette attitude récursive devient la condition spectactorielle actuelle. C’est finalement, un retour de manivelle logique, qu’un dispositif de méta-écriture suscite une posture de méta-lecture. Et l’on rejoint là les fondements de la culture de l’hypermédiation fondée sur une percolation entre la construction et la réception du sens. Cette posture me semble décrire une part centrale des nouvelles compétences attendues aujourd’hui de la part des “manipulateurs de symboles” contemporains : non plus utiliser de manière performante les langages proposés mais découvrir (bien plus que le nécessite déjà la culture de l’imprimé), les logiques sémantiques à l’œuvre dans les processus communicationnels qui les déplacent, bref se fabriquer des théories narratives, devenir des ingénieurs sémioticiens et par là même, les artisans-amateurs de leur coopération productive.

Bibliographie
EISENSTEIN, Elisabeth L., La révolution de l’imprimé dans l’Europe des premiers temps modernes, La Découverte, Paris, 1991.
GENSOLLEN, Michel, “La création de valeur sur Internet”, in Réseaux, n° 91, HERMES Science, Paris, 1999, pp. 15/73.
HUDRISIER, Henri, “SGML, HTML, XML : l’ère des machines grammatologiques”, in Passerelles (revue de l’Université Paris 8), n°26, 1999.
LÉVY, Pierre, Cyberculture, Odile Jacob-Conseil de l’Europe, Paris, 1997.
STIEGLER, Bernard, Élaborer une grammaire des images et des sons, in Actes d’Imagina 98, INA, Bry-sur-Marne, 1998.
WEISSBERG, Jean-Louis, Présences à distance – Pourquoi nous ne croyons plus la télévision, L’Harmattan, Paris, 1999.