L'affaire Sloterdijk

L’amélioration technique de l’humain n’est plus un tabou

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Article publié dans LATITUDES, 10 novembre 1999
http://www.largeur.com/expArt.asp?artID=245
Depuis quelques mois, la société allemande est traversée par un authentique débat philosophique. La polémique a pour origine une conférence au titre peu rassurant, « Des règles pour le parc humain », prononcée en juillet dans un château de Haute-Bavière par le philosophe Peter Sloterdijk.

L’exposé de cet éminent professeur de Karlsruhe part d’un constat d’échec. Selon lui, l’humanisme n’a pas réussi à domestiquer la face animale de l’homme. Il propose dès lors une « réforme des qualités de l’espèce » à l’heure de « l’anthrpo-technologie ». Il s’interroge sur les possibilités d’« optimiser » les naissances par le biais d’une sélection génétique. Un langage qui n’est pas sans évoquer l’eugénisme nazi.

Sloterdijk, né en 1947, aurait-il la mémoire courte ? Qualifié de dangereux par ses adversaires, son texte a déclenché un vrai scandale en Allemagne. « Un projet génétique: le surhomme », titrait une couverture de l’hebdomadaire Der Spiegel. La presse française lui a fait écho en parlant d’un « démon allemand ».

Dans les colonnes que lui ouvre Le Monde [[ art506 , Sloterdijk s’interroge sur le sens de la polémique qui a pris son nom. Ce ne sont pas tant les contenus anthropologiques du projet qui suscitent tant d’émoi, mais « des formes de l’excitation collective qui traverse pour l’heure la société allemande », prétend-il. Cette dernière camperait depuis 55 ans à l’intérieur d’un blocus mental qu’elle aurait elle-même instauré. L’ère Kohl a laissé une « société surmédiatisée et dépolitisée », « tout le monde est devenu social-démocrate », déplore-t-il.

Le scandale n’est pas pour lui déplaire : « Je vois quelque chose comme un éclair qui pourrait anticiper la réouverture fortement nécessaire de l’espace politique et langagier de notre société: une repolitisation de la discussion publique – et de la société – soudaine et, finalement, très bienvenue. »

Sa conclusion se veut rassurante: nous ne courons pas aveuglément au-devant d’un futur monstrueusement technologique. Au contraire, nous discutons avec une « liberté d’expression illimitée et à la lumière de notre savoir actuel sur les risques des évolutions qui ont déjà commencé. »

Quelles sont donc ces évolutions? L’usage d’une anthropo-technologie pour « améliorer » l’homme n’appartient plus depuis longtemps au domaine de la science fiction. Bien souvent, le grand public ignore les potentialités des découvertes scientifiques. Qui, avant que n’éclate ce débat, avait remarqué que l’eugénisme avait cessé d’être un sujet tabou ? Entre scientifiques en tout cas, on en discute très ouvertement.

Quelques exemples en vrac. La prestigieuse revue « British Medical Journal » a publié dans son dernier numéro un article [[ http://www.bmj.com/cgi/content/full/319/7218/1196 intitulé « Les gens qui condamnent l’eugénisme pourraient bien être en minorité maintenant ». L’auteur y cite l’exemple de la Chine, qui adopte de telles pratiques parce qu’« elle privilégie le bien-être du groupe à celui de l’individu ». Et de conclure par une mise en garde aux pays occidentaux qui risquent de se voir condamner par les générations futures s’ils désapprouvent l’eugénisme.

Autre signe de cette évolution : la réhabilitation de l’eugéniste Alexis Carrel dans L’Histoire des grands scientifiques français chez Plon,qui vient de sortir de presse. Il n’y a pas si longtemps, une Faculté de Lyon était débaptisée parce qu’elle portait le nom de Faculté Alexis Carrel…

En Suisse, rappelons que le visage choisi pour orner l’avant-dernier billet de 1000 francs était celui d’Auguste Forel. Ce scientifique à la barbe blanche bien soignée prônait « une sélection stricte pour l’amélioration de la race ». C’est l’écrivain Bernard Comment qui révélait, en 1996, cette face cachée du billet le plus cher du monde: « Il y a beaucoup d’experts qui doivent rêver d’eugénisme, à travers le monde, pour assurer l’élimination des déchets sociaux, la masse inerte et coûteuse des bons à rien, des assistés, désistés », écrivait-il.

Parmi ces experts, on observe un certain nombre de Prix Nobel. Ainsi James Watson qui estime que « l’on ne doit pas tomber dans l’absurde piège qui consiste à s’opposer systématiquement à tout ce que Hitler a cherché à promouvoir ». Plus pragmatiques, certains de ses confrères cautionnent l’eugénisme en confiant leur sperme à des banques spécialisées qui sauront le faire fructifier!

Si un vigneron peut légitimement souhaiter améliorer la résistance de sa vigne, qui définira où se situe le « mieux » pour l’homme? Passionnant, le débat suscité par l’affaire Sloterdijk.