François Deck est artiste, enseignant, habitant de Grenoble, inventeur des « banques de questions ». Son travail, qui existe sous la forme de protocoles de débat directement engagés dans la coopération linguistique, interroge les rapports que les habitants d’une ville (ou d’une institution) entretiennent avec leur environnement bâti (matériel ou immatériel). Cet article retrace différent projets de questionnement collectif que Deck a initiés sur le territoire grenoblois, dans un rapport toujours problématique à la décision démocratique, telle qu’elle est réalisée en dernière instance par des administrations. Malgré les obstacles qui apparaissent tout au long de ce parcours, l’autorité constituée semble céder du terrain au processus constituant d’un contre-pouvoir – ou à la fluidité d’un jeu de société.
En fin de compte, ne serait-ce pas l’habitant
l’élément incongru dans le projet ?
Pierre Sansot, Le goût de la conversation ([[P. Sansot, Le goût de la conversation, Desclée de Brouwer, 2003, p. 92.)
2koismelthon ? Cette question codée, de fabrication collective, donne son nom à ce qu’il faudrait appeler non pas une « procédure de concertation », mais une pratique de contre-pouvoir – ou plus simplement, un jeu de société.
Le 2 février 2002, douze jeux de cartes sont battus, coupés, distribués, autour de douze tables à la Cité des Territoires de Grenoble. Chaque table réunit une bonne douzaine de joueurs. Les règles, comme on peut s’y attendre dans ce genre de circonstance, sont un peu compliquées. Les premières cartes sont remplies de douze propositions, fabriquées au préalable par un groupe appelé les « Acteurs impertinents » (une trentaine de personnes associées de près, de loin, ou pas du tout à l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise, qui se sont réunies une dizaine de fois dans différents lieux : au siège d’une association locale, dans un squat, dans l’atelier public et social d’Echirolles…). Un joueur, tiré au sort, va dire ce qui lui vient à l’esprit à propos de la proposition qu’il a en main (« L’urbaniste, une femme comme les autres » – « Etre créatif et décalé au cœur de la décision » – « L’intérêt collectif, une décision autoritaire » – « Les habitants explorent la concertation pour mieux l’imposer »… ([[Pour la liste complète des douze propositions initiales, voir Territoires impertinents,brochure éditée par l’Agence d’urbanisme de la région grenobloise, p. 3, www.aurg.org/actualites/act35.pdf
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)). Les autres joueurs peuvent intervenir à tout moment, mais à condition de relier la proposition en main à celle qui est en discussion.
Propice aux rires – mais aussi à une certaine ouverture d’esprit qui vous vient en exposant les idées d’un autre – cette première phase est suivie d’une seconde, où chacun remplit une carte-questions. Et là ça se corse : car aucune question n’est innocente, même si toutes ont en commun ce signe curviligne à la fin, qui ouvre chaque point de vue au débat, et remet tout en jeu. Même procédure de tirage au sort, suivi d’improvisations sur la question de l’autre. Il faut savoir qu’ici, l’adjoint au maire partage la table avec le squatteur, le militant du skate, le libraire-philosophe, l’architecte de la Ville propre-sur-lui, et son confrère qui trouve beaucoup à redire aux derniers projets municipaux… (j’invente les cas de figure, mais vous voyez le genre). La discussion s’anime, de toutes sortes de feux. Il faut également savoir que le but de tout cela, le défi essentiel de cet exercice ludique, c’est que les habitants arrivent à exercer une influence concrète sur les programmes urbanistiques de la ville. Phase ultime du jeu : sur la base des questions débattues, des petits groupes de trois ou quatre personnes élaborent de nouvelles propositions. On les soumet à la discussion générale, pour en valider certaines. Quand on en arrive à douze propositions validées, le tour est joué.
Grenoble est célèbre pour ses expériences urbanistiques. Cela remonte aux années soixante, à la construction de la Villeneuve, souvent perçue à l’époque comme une sorte de « laboratoire social » – « même si élus et techniciens grenoblois se défendaient de cette qualification qui ne répondait pas à leurs intentions »([[J. Joly et J.-F. Parent, Paysage et Politique de la Ville: Grenoble de 1965 à 1985, Presses Universitaires de Grenoble, 1988, p. 16.). L’Agence d’urbanisme, créée en 1966 sous l’égide de la nouvelle mairie P.S.U., s’essaya en effet à des expériences de concertation, notamment à la suite de la construction du Village Olympique en 1968. L’époque était, de toute façon, un peu tumultueuse. Chacun avait, un peu plus qu’à l’habitude, son mot à dire. Il paraît que certains avaient même des oreilles pour entendre. Bien sûr, cette époque est révolue. Mais elle semble avoir marqué la ville, et surtout ses habitants, y compris ceux qui sont nés après la période mythique : ils croient pouvoir se mêler de tout ce qui les regarde, comme dans une démocratie.
C’est sur ce territoire, et avec ses habitants, que François Deck, enseignant et artiste, a appris à lancer des expériences, comme on lance des pierres dans l’eau, pour apprendre à viser et surtout pour rire. Il y invente les « banques de questions », un dispositif pour recueillir et partager des formes exploratoires du savoir. Cela se présente comme un chéquier (une monnaie d’échange alternative), où les questions d’un group de participants sont consignées, avant d’être redistribuées pour de nouvelles mises en valeur. Chacun jette ses pavés dans la mare, sans trop savoir comment ils pourraient remonter à la surface, sans trop s’en soucier non plus. On joue d’abord pour le plaisir, la curiosité. Et quand une expérience comme 2koismelthon, qui a été drôlement réussie, qui a réuni dans l’enthousiasme un nombre inespéré de personnes, qui a brassé toutes sortes d’idées émanant de toutes sortes de situations sociales, professionnelles et culturelles, n’est pas reconduite malgré le désir général de la poursuivre et de réaliser quelque chose de concret – eh bien, c’est embêtant, mais cela n’efface pas le plaisir d’avoir fait le premier coup ! Un peu comme les coups de pierres successifs n’effacent pas la mémoire de l’eau.
Au départ des expériences lancées par François Deck, il y a ce constat : que la notion d’auteur unique, telle qu’elle est maniée habituellement en art contemporain, est devenue absurde. Chaque dispositif artistique réunit un collectif d’auteurs, où des individualités apparaissent fortement à certains moments, pour s’évanouir ensuite. Cela va du dispositif le plus élémentaire – appareil photographique / opérateur / sujet – jusqu’aux mises-en-scène les plus sophistiquées de la coopération sociale. Sous ces conditions, il est déjà plus intéressant de nommer tous les auteurs : la liste des individualités, se déployant dans l’espace comme la fin d’un film au cinéma, peut constituer un « générique de l’espace public »([[Cf. F. Deck, « Vers un générique des auteurs de l’espace public ? », dans Chantier public 1[, brochure éditée par Le Cargo/Maison de la culture de la ville de Grenoble, mai 2001.
). Mais il ne s’agit pas simplement de célébrer la multiplicité ; on veut encore faire quelque chose. Comment des habitants peuvent-ils contribuer à rebâtir la ville où ils vivent ? Et d’abord, comment peuvent-ils se mettre d’accord sur un projet ? En thématisant la prise de décision comme l’enjeu même du travail artistique, on met la question démocratique au centre de l’activité créatrice ; mais simultanément, on livre cette question à une expérimentation soutenue, où tout est possible. Aux yeux d’un architecte municipal, ou, encore plus, d’un entrepreneur privé, cela n’aurait peut-être pas l’air très efficace comme système. En revanche, quand cette approche est maintenue fidèlement, d’expérience en expérience, elle crée un fonds de mémoire qui s’en va un peu partout, comme l’eau sous les ponts, toujours différente et toujours la même. Et elle donne lieu en s’évanouissant à cette proposition paradoxale : les « échecs » sont souvent plus efficaces que les réussites.
« Friches à l’œuvre », en 2000, est l’un des premiers projets dans ce style. Il se développe à partir d’un module d’enseignement aux Beaux-arts, pour se dissoudre en fin de course parmi une constellation hétéroclite d’acteurs de la ville. Son objet est clair : la décision urbanistique concernant les affectations futures du site Bouchayer-Viallet, un gigantesque vide au cœur de Grenoble, déjà investi par plusieurs groupes de squatteurs (Brise-Glace, Mandrak, Tapavu). Mais comment s’approcher de cette décision ? « Le mot Friches est au pluriel », lit-on dans un document de présentation, qui lui-même comporte environ quatre-vingts noms d’auteurs. « Est ainsi désigné tout ce qui peut faire l’objet d’un travail de repérage, de mise en relation, porté au regard, donné à écouter. Les friches sont à observer depuis l’échelle planétaire jusqu’à celle de la personne. Chacun porte en soi des friches qui méritent d’être révélées.([[Friches à l’oeuvre, recueil de textes et documents établi par F. Deck, juillet-août 2000, p. 6 (idem pour la citation suivante).) » Au-delà de nombreuses enquêtes spécifiques, ce travail de révélation cherchait à mettre en rapport les intentions, les désirs, les calculs et les rêves concernant le potentiel de la friche, cet espace de vie possible dans la ville : « La démarche vise la construction d’expertises réciproques entre étudiants, enseignants, professionnels et habitants proches du site. (…) La pratique du débat construit une urbanité réalisant une dimension fractale de la cité au cœur du projet (citoyens-auteurs). » Après plusieurs mois de débats et d’études, un groupe plus restreint de citoyens-auteurs se constitue en agence, répond à différents appels d’offres en urbanisme, soumet des projets de concertation aux élus. Rien de tout cela ne sera retenu.
Et pourtant on rebâtit la ville : Le Cargo, grandiose théâtre de l’époque malrusienne, est promis à une « requalification architecturale » par Catherine Trautmann, alors ministre de tous les espoirs de la culture. Dans le cadre d’un programme de gestion ambitieux, imaginé par la directrice Yolande Padilla qui cherche à étendre la requalification jusqu’aux usages sociaux de cet équipement collectif, François Deck se retrouve pilote d’un projet appelé « Chantier public », qui vise à exposer des œuvres d’art visuel sur les palissades entourant le théâtre en travaux. Fidèle à des habitudes dont il ne peut apparemment pas se défaire, Deck construit une procédure complexe, selon laquelle des habitants débattent des enjeux du projet architectural, puis passent commande à un artiste, qui interprétera leurs questionnements sur les palissades. Au mois de mai 2001, l’artiste barcelonais Claudio Zulian réalise une première œuvre de photographies allégoriques, mises en scène avec des habitants. Jouant le jeu jusqu’au bout, il propose comme titre La démocratie est-elle un art ? Malheureusement cet art semble voué à l’inachèvement : le nouveau ministre de la culture, Catherine Tasca, voyant venir la fin du gouvernement socialiste, s’empresse d’installer un de ses fidèles courtiers à la tête du Cargo, qui lui, aura vite fait de saborder le projet « Chantier public ». Une fronde sociale et intellectuelle, s’auto-organisant sous le nom « Nous parlerons », conteste de long en large cette décision arbitraire, avec une série de rencontres, de lettres, d’articles et de textes, sans que cela trouble pour autant l’ordre gouvernemental grenoblois ou parisien… C’est dans le sillage de ce contexte mouvementé que l’événement 2koismelthon se constitue, avec les succès et les échecs que l’on sait. Comme si personne ne pouvait plus s’arrêter de se mêler au jeu.
Il existe, en matière de projets artistiques volontaristes et spontanés, une sorte de paradoxe logique et humain qu’Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Toni Negri et leurs multiples collaborateurs ont su incarner dans la figure de l’entrepreneur politique([[Cf. A. Corsani, M. Lazzarato, A. Negri, Le Bassin de travail immatériel (BTI) dans la métropole parisien, Paris, L’Harmattan, 1996.). En effet, le mot « politique » désigne assez précisément la capacité requise par cette figure, qui est celle de réunir, par ses compétences et son charisme, un ensemble de subjectivités diverses et libres, pour des processus de coopération qui se dérouleront sur le territoire urbain. Cet art de conduire les conduites des autres ouvre, pour l’artiste, une question éthique : va-t-il canaliser l’activité à son propre profit, ou co-conduire le projet collectif de sorte que celui-ci s’autodissolve à son terme, laissant à chacun un capital accru de compétences et de charisme ? On assiste dans le second cas à une démultiplication d’entrepreneurs qui, au lieu d’être âpres au gain, mettent au contraire un point d’honneur ou de plaisir social à partager la décision créatrice – au mépris, sans doute, de ce qu’on appelle l’efficacité. Ce type d’entreprise à pure perte semble bien parti pour gagner du terrain à Grenoble, comme ailleurs.
Etant d’un naturel contestataire, je vois cela comme la constitution d’un contre-pouvoir : ce genre d’intelligence collective qui se rend compte que la prise du pouvoir ne sert à rien (que la réussite électorale est un leurre, par exemple) et qui se décide à jouer toujours du dehors, éventuellement dans un rapport de négociation avec une situation de gestion, mais sans jamais compter sur autre chose que ses propres forces constructives([[Cf. M. Benasayag et D. Sztulwark, Du contre-pouvoir, Paris, La Découverte, 2000.)). François, lui, n’est qu’à moitié d’accord. « Pour être autonome, dit-il, l’art a besoin de renvoyer à des situations de conflit. Ce qui est déterminant, c’est comment on les traverse. Ne jamais être la victime de l’échec. L’erreur, l’échec sont transformés en ressources de libertés – à condition de les recycler dans de nouvelles tentatives. Il faut penser en situation. Le contre-pouvoir, c’est encore une indexation sur l’autorité, un défaut d’auteurité. Il faut créer des effets de surprise.([[Entretien avec l’artiste par l’auteur, dans le train Brest-Paris, printemps 2003. Lors du même entretien, F. Deck parle des « stratégies de la liberté ».) » Ne pas prendre le pouvoir, mais le surprendre – le déborder par un excès de vitalité et de liberté.
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Un matin à Brest, après avoir participé à des ateliers, on regardait ensemble l’un de ces chantiers à bateaux qui se trouvent dans le port – une sorte de cale sèche, qui avec une écluse et quelques pompes réussit à creuser un trou d’air, un réservoir de vide, dans le trop-plein de la mer. Des fuites coulaient d’un peu partout, à vrai dire. Tout d’un coup, la mémoire de l’eau me rappelle la situation à Grenoble. « Et les squats, lui demandai-je – comment réagissent-ils à ces visites guidées qu’on leur propose ? » François commence à rigoler. En effet, je ne sais quels politiques et institutionnels de la DRAC Rhône-Alpes avaient imaginé de montrer les richesses marginales de Grenoble à une délégation de Québécois, qu’on promènerait un peu partout en bus, pour regarder, parler, déjeuner… Les squats et les associations populaires de la ville, qui ont pourtant l’habitude de n’être d’accord sur rien, ont été tellement indignés à l’idée de faire le zoo humain qu’ils ont organisé de nombreuses réunions transversales, au terme desquelles ils ont imposé l’abandon de toutes les visites guidées. En échange, ils ont proposé un débat réunissant la flore institutionnelle et la faune alternative dans un ancien espace industriel qu’on appelle la Bifurk. Ce débat d’opinions divergentes, propice au surgissement de différends démocratiques, avait lieu à Grenoble au moment même où on en parlait à Brest. Pour structurer les prises de parole, les auteurs sauvages et aléatoires de la ville reprenaient à leur compte une sorte de trésor public : la « banque de questions »… ([[Un document photocopié, produit avec soin par le collectif des associatifs et squatteurs sous le titre « Etat des lieux # 1 », rend compte des questionnements produits pendant ce débat, tenu à la Bifurk le 10 décembre 2002. Les procédures d’échange y apparaissent comme une appropriation/transformation de celles initiées par les banques de questions.
)
Contre-pouvoir, donc, ou jeu de société ? Quels que soient les mots pour le dire, il y a une manière de faire jouer la démocratie qui passe par le retrait, le repli tactique, l’évanouissement, la reprise à zéro – ou à la puissance dix, cent, mille… Quand on vise bien, cela marche – même si personne ne peut mettre les doigts sur une réussite. Je ne dis pas que la République doit fonctionner ainsi. Mais elle le fait : c’est avéré.