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L’envers de la croissance à la japonaise

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Entretien avec Satoshi KamataPropos recueillis par Helena HirataA l’occasion d’une enquête sur le travail dans les entreprises japonaises, en 1982, j’avais interviewé Satoshi Kamata (auteur de Toyota, l’usine du désespoir, éditions Ouvrières, Paris, 1974 et Japon, l’envers du miracle, éditions La Découverte, Paris, 1980) sur le « modèle » japonais de relations industrielles et le vécu des ouvriers engagés dans des activités telles que les cercles de contrôle de qualité. Nous pensions l’un et l’autre que les piliers de ce « modèle » – l’emploi dit « à vie », la promotion selon l’ancienneté, le faible taux de chômage, le syndicat d’entreprise – ne concernaient ni les femmes salariées japonaises (sur lesquelles j’avais recueilli de nombreuses informations), ni les ouvriers temporaires et saisonniers (sur lesquels Satoshi Kamatà avait écrit de nombreux essais après avoir travaillé lui-même comme ouvrier saisonnier dans un certain nombre d’entreprises). Le soi-disant « modèle » japonais excluait d’emblée les femmes, les ouvriers temporaires et à statut précaire et les travailleurs des usines sous-traitantes, en général des PME.
Un nouveau séjour au japon, en décembre 1989, pour une autre enquête sur les innovations technologiques dans les entreprises japonaises a été l’occasion de constater que des changements significatifs étaient intervenus dans ce « modèle », à la faveur d’un « boom » économique soutenu (38 mois) : en 1989, le japon connaissait le taux de croissance le plus élevé du monde industriel, 5 % (Le Monde, 28/2/1990).
Cette expansion économique prolongée a introduit des failles dans le « modèle », y compris pour les salariés hommes, à statut régulier, travaillant dans les grandes entreprises : un certain nombre de celles-ci ont commencé à pratiquer le recrutement en milieu de carrière de salariés travaillant dans d’autres branches, pour répondre aux soucis de diversification des activités productives pour laquelle des compétences avec une expérience déjà accumulée dans d’autres firmes s’avèrent intéressantes, sinon nécessaires. (« Il est difficile de former quelqu’un dans une usine sidérurgique pour aller travailler ensuite dans une usine de céramique », M. Kashibuchi, The Iron and Steel Institute of Japan, Tokyo, décembre 1989.) Avec cette tendance au recrutement en milieu de carrière, l’emploi dit « à vie » se casse[[Je ne suis pas tout à fait d’accord avec Satoshi Kamata quand il affirme dans son entretien que le système d’emploi « à vie » n’a jamais existé. Je pense que ce système est encore en vigueur, même si des failles commencent à s’y introduire, dans les grandes entreprises, et pour les salariés hommes à statut régulier (ni temporaires, ni travaillant pour les entreprises sous-traitantes). Le fait que le système d’emploi à vie n’existe que pour le noyau stable de la classe ouvrière masculine du secteur dynamique de l’économie en limite évidemment la portée – et dément l’idée d’universalité du « modèle » répandue par ses partisans. De la même manière, je pense que la rupture qu’il voit entre les grandes entreprises et les petites entreprises sous-traitantes, en termes de gestion de la main-d’oeuvre, est très marquée par sa connaissance approfondie des dernières et par les énormes différences de fait. Cependant, comparant le fonctionnement de ces deux types
d’entreprises au japon avec celui de leurs homologues occidentaux, on est plutôt frappé par le fait que les petites et moyennes entreprises suivent tendontie11ement les modalités de gestion de la main-d’oeuve des grandes entreprises, en termes de stabilité de l’emploi et de critères de promotion où le poids de l’ancienneté est encore important.. En réalité, emploi très stable et à très long terme, mais qui n’a jamais été à vie, dans la mesure où, après la retraite à 55 ans, ces salariés hommes, à statut régulier, des grandes entreprises, travaillaient encore une dizaine d’années dans une autre entreprise à moindre prestige et à moindre salaire.
En même temps, cette conjoncture économique modifie de façon spectaculaire le profil du marché du travail. L’activité féminine augmente notablement, surtout les salariées à temps partiel. Pour la première fois dans l’histoire de l’industrialisation japonaise on fait appel au travail au noir des étrangers.
Premièrement, en ce qui concerne le travail des femmes, l’expansion de l’emploi féminin, surtout à temps partiel, a été très forte : entre 1983 et 1987 le nombre de salarié(e)s à temps partiel des deux sexes a augmenté de 40 % (contre 4,7 % des emplois à plein temps). Le nombre de femmes salariées à temps partiel a augmenté de 38,2 % pendant la même période, et représente aujourd’hui le tiers de l’ensemble de femmes salariées. (Cf Machiko Osawa, « Structural transformation and industrial relations in the Japanese Labor Market », in Searching for a new system in industrial relations, The Japan Institute of Labor, Tokyo, 1989, p. 96.) Elles sont dans le commerce et les services, et dans les emplois répétitifs créés par l’automation. En même temps on assiste au recrutement d’un certain nombre de femmes universitaires pour occuper des postes qualifiés dans l’industrie électronique et informatique, dans les laboratoires industriels, dans le secteur de recherche et développement. Un changement important par rapport à la situation lors de mon enquête en 1982 : le recrutement de femmes universitaires à cette époque était déjà courant, en raison du niveau scolaire très élevé de la population travailleuse, mais elles étaient toutes embauchées comme si elles étaient diplômées du secondaire supérieur, pour des tâches en général considérées peu qualifiées et payées comme si elles n’avaient que ce niveau de scolarité. Maintenant, un certain nombre de femmes à diplômes universitaires sont embauchées au niveau universitaire et pour exercer des métiers qualifiés : une grande différence ! La loi sur l’égalité professionnelle votée il y a à peine 3 années semble avoir une certaine influence sur le comportement actuel des entreprises, mais la raison déterminante est sans doute la rareté de la main-d’oeuvre masculine très qualifiée face à la demande accrue de la pan des entreprises.
Quant au travail des étrangers, il est en augmentation depuis cinq ou six ans et préoccupe le gouvernement japonais, dans la mesure où il est éminemment illégal (le seul travail des étrangers autorisé étant lié à des métiers comme l’enseignement des langues et la cuisine étrangère). Solution ad hoc pour faire face au manque de main-d’oeuvre non-qualifiée d’origine japonaise, le travail au noir dans les BTP, l’industrie ou les services est effectué principalement par des Asiatiques – ressortissants des Philippines, du Pakistan, du Bangladesh, de la Chine, de la Corée du Sud, de la Thaïlande – mais aussi des pays comme le Brésil, qui fournissent le travail des « nisseis » et des « sanseis » (la deuxième et troisième génération des immigrants japonais, chassés par la crise économique brésilienne et essayant une nouvelle immigration). Cette force de travail est estimée à environ 200 000 mais ce chiffre est probablement largement sous-estimé, aucune statistique n’existant pour le travail au noir ; seulement pour les Brésiliens, on parle de 40 000 et c’est un des composants les plus faibles de l’ensemble de ces nouveaux travailleurs à statut précaire (et payés au SMIC ou moins) vivant dans la société japonaise. Travailleuses, parce que femmes en leur majorité (serveuses, hôtesses, infirmières, bonnes, ouvrières). L’idée d’une force de travail très homogène qui constituerait une des caractéristiques du japon est de ce fait ébranlée, et on parle pour la première fois d’une « internationalisation » du marché de travail (interview M. Hirota, Japan Institute of Labor, Tokyo, décembre 1989).
C’est donc par rapport à cette évolution récente que nous avons interviewé Satoshi Kamata, dont les nombreuses publications récentes ne sont pas encore accessibles au lecteur français.

H.H. – Quels sont les changement les plus importants que tu constates aujourd’hui dans l’entreprise japonaise ?
S.K. – L’informatisation a changé les entreprises en profondeur. Par exemple, la Nippon Steel[[La Nippon Steel Company est le premier producteur mondial d’acier. Les négociations salariales de ce groupe industriel et de la branche sont souvent vues comme des exemples et des indicateurs de tendances par l’ensemble du monde industriel. s’est restructurée suite aux progrès de l’automation. Il y a deux ans, la Nippon Steel a décidé de reconvertir des travailleurs des hauts fourneaux de plusieurs entreprises du groupe. Les vieux sidérurgistes ont été évincés et d’autres travailleurs pour opérer les nouveaux ordinateurs ont été recrutés. En même temps, le groupe a choisi de diversifier sa production en s’orientant vers la fabrication de nouveaux produits, en particulier dans le domaine de l’informatique. Ils ont ainsi créé environ quatre entreprises de soft et ont formé des cadres et des techniciens pour les faire fonctionner.[[La diversification industrielle ne concerne pas uniquement l’entreprise mentionnée par S.K., mais est une tendance récente d’un grand nombre de groupes industriels de différentes branches, dont le verre, sur lequel nous avons mené notre enquête au moment de cet entretien avec S.K. Un bilan très officiel de la sidérurgie japonaise, par exemple, considère que « plusieurs groupes japonais de la branche sidérurgique procèdent à une diversification vers de nouvelles affaires, en dehors de la production et la distribution actuelles du fer et de l’acier, et conduisent des activités de recherche et développement dans cette optique. Parmi ces nouvelles affaires, il y a les nouveaux matériels à base métallique, la céramique fine, l’électronique, l’informatique, la communication et la bio-technologie, et même l’urbanisme, l’éducation, la santé et le welfare » (Takuo Ando, le Secrétaire général de The Iron and Steel Institute of Japan, « Production and Technology of Iron and Steel in Japan during 1987 », in Revue ISIJ, vol. 28, 1988, p.23).

H.H. – Un document d’un institut de recherche sidérurgique (The Iron and Steel Institute of Japan) datant de 1988 se réfère au projet de réduction des effectifs de 5 groupes sidérurgiques japonais totalisant 42 000 personnes, c’est-à-dire, 30 % de leur feuille de salaires[[Cf. Takuo Ando, op. cit., p. 231.. Comment cela se passe-t-il concrètement ?
S.K. – Dans le procès de restructuration, les entreprises sidérurgiques et celles liées à la construction navale ont eu recours au départ « volontaire » et à l’abaissement de l’âge de la retraite. Les travailleurs considérés âgés, plus de 50 ans pour Ishikawajima Harima (construction navale), plus de 45 ans pour Nippon Tekko (sidérurgie), les ouvriers déphasés du point de vue technologique, ceux travaillant en couple dans la même entreprise, etc., ont été incités à partir : plus d’emploi « à vie » ! Les vieux professionnels n’y sont plus dans l’entreprise. Cette forme de licenciement – la préretraite « volontaire » (kibo taishoku) consiste dans le payement à des volontaires d’une somme correspondant à la retraite + alpha. L’entreprise fait, par exemple, une liste de 50 personnes. Le chef de section fait des entretiens individuels avec tous les 50 qui sont dans la liste noire, et il dit : il faut que tu partes au « Centre de Développement » (Kaihatsu Center), qui n’existe pas, en réalité, dans l’entreprise, qui est quelque chose encore en état de projet, etc. Or, les travailleurs ont honte d’être licenciés. Ils se disent : « l’entreprise n’a plus besoin de moi. » Dans l’entretien il devient évident qu’il n’est plus nécessaire à l’entreprise. Et il préfère alors prendre l’initiative de partir. « Mon père a démissionné », dira son fils. Il se sentirait blessé dans son honneur s’il entendait dire : « Il a été licencié. » Et l’entreprise profite de ça en utilisant l’entretien individuel pour dire aux travailleurs : on te demande de partir au Centre de Développement, etc. A Ishikawajima Harima, ceux qui ne veulent pas partir sont interviewés cinq, six foix. Il y a même eu des gens qui ne l’ont pas supporté et ont eu recours à des procès dans les tribunaux. Ces exemples de pression de l’entreprise montrent que l’on est en dehors du système d’emploi « à vie ».

H.H. – Quand est-ce que ce système a commencé à se défaire ?
S.K. – Le système d’emploi à vie n’a jamais existé. Avant la guerre de Corée il y avait des licenciements, par exemple dans l’automobile. Dans les années 1960 aussi.

H.H. – Dans le cas des femmes c’est évident qu’on ne peut pas parler d’emploi à vie.
S.K. – Dans l’électronique, par exemple, ça a toujours été comme ça. Seulement pendant les années de la croissance économique rapide et soutenue (« kodo seicho ki ») – de 1960 à 1973 – il n’y a pas eu de licenciements[[Sur cette période de croissance rapide et soutenue, au moins trois fois plus longue que le « boom » actuel, voir l’étude d’histoire économique de Yutaka Kosai, The era of high-speed growth. Notes on the postwar japanese economy, University of Tokyo Press, Tokyo, 1986.. Vu de l’étranger, ces 13 ans sans grands mouvements de licenciements ont pu apparaître comme « le modèle japonais d’emploi». Et à ce système d’emploi et à la promotion à l’ancienneté on attribue à l’étranger le succès économique japonais…

H.H. – Et du côté des syndicats ?
S.K. – Si on prend le cas du chemin de fer japonais : le JNR (Japan National Railways), devenu JR (Japan Railways), il a été privatisé il y a presque trois ans (trois ans en avril 1990). On a dit que les cheminots contre la privatisation seraient licenciés. Alors, ceux qui étaient membres des syndicats contre la privatisation se sont massivement désyndiqués : le Kokuro (Kokutetsu Rodo Kumiai, le syndicat des chemins de fer nationaux) lié à Sohyo, a passé de 250 000 à 40 000 membres ! ils sont passés à un syndicat favorable à la privatisation.

H.H. – Pourquoi?
S.K. – Pour maintenir leur emploi, ils sont partis de Sohyo. En fait, le procédé formel consistait dans le licenciement de l’ancienne entreprise (JNR) et le recrutement par la nouvelle entreprise OR). Ils ont dit : ceux qui sont contre la privatisation, ne seront pas recrutés par la nouvelle entreprise. Dans ce processus il y a eu des actions défensives de la part de travailleurs, avec des centaines de procès devant les tribunaux où ils ont eu gain de cause. Il y a eu quand même autour de 100 000 licenciements, en incluant les départs « volontaires ».

H.H. – Cela pour l’emploi « à vie »… et quant à la promotion selon l’ancienneté ?
S.K. – Le système de la promotion selon l’ancienneté commence à se défaire à partir des années 1960. C’est une gestion « à l’américaine » qui a commencé à se répandre, d’abord dans la sidérurgie. Le critère devient le contenu du travail et la performance (« shokumu shokuno »).

H.H. – Pourquoi d’abord dans la sidérurgie ?
S.K. – En raison de l’automation dans la branche. Les plus âgés n’arrivaient pas à suivre. Des jeunes ouvriers ont été recrutés, et avec un salaire dès le début plus élevé. Cela a cassé le poids de l’ancienneté. Un deuxième changement important a été l’importance croissante dans le salaire et dans le bonus de l’évaluation (« satei ») par le management de la performance des travailleurs. La promotion selon l’ancienneté commence à être concurrencée par l’évaluation de la capacité du travailleur. Un troisième élément à prendre en ligne de compte est la diminution progressive du pouvoir de négociation du syndicat. Avant, les syndicats étaient contre l’évaluation : ils disaient, par exemple, « pour le bonus, “satei” (évaluation) zéro ». Jusqu’aux années 1960, la mobilité interne au groupe industriel (« tanshin funin »)[[Cette mobilité interne, pratiquée très largement par les grandes entreprises industrielles au japon, a des multiples fonctions, déjà analysées par plusieurs auteurs (cf. par exemple, les contributions de Sylvaine Trinh et de Marc Maurice et Hideo Nohara à la journée sur la Socialité japonaise in Sciences Sociales du japon Contemporain n’ 7, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Centre de Recherches sur le japon Contemporain, mars 1985 ; cf. également Helena Hirata, « Travail, famille et rapports homme/femme. Réflexions à partir du cas japonais » in Actes des Ateliers de Recherche, n’ 5, Université de Picardie, 1985). Elle signifie le déplacement à l’intérieur du même groupe industriel vers des unités de production situées dans différents lieux géographiques. Le travailleur part très souvent sans sa famille, sa femme et ses enfants restant fixés, en raison des contraintes du système scolaire japonais, dans le même lieu., le changement du lieu de travail (« haiki tenkan ») étaient un objet de discussion avec le syndicat.

H.H. – Et la tendance à embaucher des étrangers ?
S.K. – Cela a commencé il y a à peu près cinq ans et pour faire des travaux lourds que les ouvriers japonais ne voulaient pas faire. Pour les entreprises il était intéressant parce que le salaire pouvait être bas, et il n’y avait pas de charges sociales (sécurité sociale, allocation chômage, assurances diverses, etc.). Ensuite, avec le manque de main-d’oeuvre d’origine japonaise, les travaux ne requérant pas de connaissances et sans grande complexité technique ont été attribués aux travailleurs étrangers.

H.H. – Quels métiers par exemple ?
S.K. – Aujourd’hui avec le «boom » du BTP il y a beaucoup de demande de main-d’oeuvre dans le bâtiment. Les « intelligent building » d’aujourd’hui sont conçus pour loger des ordinateurs et leurs planchers sont très larges, contrastant avec les petits bâtiments qui existaient jusqu’à maintenant au Japon. Il faut beaucoup de gens pour les construire. L’entrée de capitaux étrangers a aussi contribué à cette augmentation de la demande. Pour la construction de chaussées on a aussi recours à la main-d’oeuvre étrangère. Récemment des ouvriers non japonais sont recrutés pour l’industrie automobile, pour l’industrie de pièces détachées, etc.

H.H. – Quel est le statut de cet ouvrier étranger?
S.K. – Evidemment il n’y a parmi eux aucun travailleur employé régulièrement par l’entreprise. Seulement ceux de l’« elite class » (cadres supérieurs) sont éventuellement des étrangers embauchés par l’entreprise avec un contrat. Tous les autres sont en fait des sous-traitants des sous-traitants des sous-traitants, bref ils sont des travailleurs au noir (« fuhoo shurosha », travailleur sans droit) embauchés dans des tractations entre des « boss » et des « yakuza » (la mafia).

H.H. – Et quels sont les rapports avec les ouvriers japonais ?
S.K. – Les japonais ont un sens très développé de la discrimination (« sabetsku-ka ») et les voient comme des ouvriers qui violent le droit. Pour l’instant pas de problèmes parce qu’il y a de l’emploi. Cependant, ils sont dans les mêmes métiers effectués auparavant par les ouvriers temporaires, saisonniers et les journaliers d’origine japonaise : ceux-ci sont en diminution ces dernières années en raison des changements dans la campagne, et ce sont les étrangers qui sont en train de les remplacer. Cela pose de nombreux problèmes. Il y a une grande discrimination du point de vue de la gestion du personnel. On ne peut pas dénoncer les accidents de travail ou les maladies professionnelles dont souffrent les travailleurs étrangers, par exemple.

H.H. – Tu parles d’accidents de travail. Je sais que tu as publié récemment un livre – « Owareyuku Rodosha » – (éd. Tikuma, Tokyo, 1987) où tu décris les conditions de travail dans une entreprise de verre. Quels y étaient les accidents les plus fréquents ?
S.K. – Cela concerne les ouvriers d’entreprises soustraitantes. Trois travailleurs sont morts d’excès de travail (karoo), d’excès de fatigue, avec des accidents cardiaques. Pour gagner suffisamment d’argent, ils travaillaient en continu, en plus des 12 heures de travail comme temporaires encore 4, 8 heures de plus par jour, allant jusqu’à travailler 24 heures en continu. Les salariés japonais meurent d’excès de travail. Le nombre grandissant de morts de travailleurs constitue au Japon une question d’actualité.

H.H. – Et quant aux problèmes d’ordre psychique ?
S.K. – Aujourd’hui dans chaque entreprise il y a une salle pour les cas de maladie mentale. Cela remonte à l’époque où un avion de la Japan Air Lines est tombé à Haneda avec des centaines de morts (1982). On a constaté que le pilote était psychotique. Cela a été l’occasion pour commencer à en parler, à prendre ces mesures…

H.H. – Dans les entreprises on affirme pourtant qu’il n’y a pas de cas de cet ordre ?
S.K. – Pour le travailleur, aller chercher le département de santé mentale constitue une preuve qu’il a un problème. Donc il n’ira pas faire une consultation psychiatrique. Il préférera aller consulter en ville, dans un hôpital quelconque. Mais il y a un nombre grandissant de travailleurs au japon qui ont des perturbations psychiques. Par exemple, le type se lève pour aller au travail, commence à mettre son pantalon et tout d’un coup il perd ses forces et il n’arrive plus à aller travailler. Ou alors, le type travaille trop longtemps dans l’entreprise et n’arrive pas à rentrer chez lui, ne veut plus rentrer chez lui. Ceux qui sont transférés vers une autre unité de production d’un même groupe industriel, souvent sans leurs familles (« tanshin funinsha »), ont aussi des problèmes de ce type. Il est nouveau dans le lieu de travail, donc il faut qu’il s’efforce pour produire, pour se faire reconnaître. Cependant, le groupe de travail est différent. Avant il suffisait des demi-mots pour se faire comprendre et faire le boulot. Maintenant c’est un autre lieu de travail, sans les relations humaines qu’il avait auparavant. Le travail ne marche plus bien. Le type devient perturbé. Ces cas sont fréquents. Il n’y a pas de statistiques, il n’y a pas non plus, il me semble, des enquêtes sociologiques, mais des cas sont reportés dans les journaux. Des médecins ont écrit là-dessus.

H.H. – Et quant au travail de femmes ? Y a-t-il une conscience de l’inégalité de situation vis-à-vis des hommes ? Est-ce qu’il y a eu des changements là-dessus dans les années récentes ?
S.K. – Une loi sur l’égalité entre hommes et femmes a été approuvée, cela a changé un peu la situation. On peut se réclamer du droit s’il y a des entorses au droit. On a aujourd’hui par exemple l’idée que les femmes peuvent faire un travail lié à l’informatique. Le nombre de femmes qui travaillent sans se marier a augmenté, c’est peut-être parce que les hommes japonais leur semblent être devenus aujourd’hui moins intéressants que par le passé… (« tsumaranaku natta »). Le nombre de femmes qui continuent à travailler après le mariage a aussi augmenté mais, sans qu’il y ait des règles formelles, une coutume persiste d’arrêter de travailler au moment du mariage ou à la naissance du premier enfant.
Les femmes au Japon sont, très souvent, des travailleuses à temps partiel[[La dénomination est trompeuse, puisque ce terme de « travailleuse à temps partiel » (appelée au japon même, en anglais, « part-timer » ou « part no obassan » (la mémé à part(time)) désigne plutôt la précarité de l’emploi que la longueur réelle de la journée de travail, en réalité presque la même que celle des travailleurs à plein temps (par exemple, de 9 h à 17 h au lieu de 8 h à 17 h, une heure de travail en moins permettant d’amener un enfant à l’école avant d’aller travailler). Officiellement considéré un temps partiel, en réalité la majorité travaille de 30 à 43 h par semaine et même plus de 50 h par semaine sous l’appellation « part time ». Elle semble donc désigner, plus que le nombre d’heures travaillées, la nature précaire de l’emploi : très bas salaires, aucune sécurité de l’emploi, pas d’avantages sociaux, pas de retraite, de bonus, de sécurité sociale, pas de syndicats, etc. (cf. Helena Hirata, « Le temps partiel au japon », in « Le temps partiel n’est pas le temps des femmes » avec Danièle Kergoat, Chantal Nicole, Club d’Etudes et de Recherches Féministes Flora Tristan, n° 2, réunion-débat du 23/4/1982.
Cf. aussi Sakiko Shioda, « Part-time workers in Japan after World War II », in Atelier Production Reproduction, Les rapports sociaux de sexe problématiques, méthodologies, champs d’analyse, Actes de la table ronde internationale des 24-25 et 26 novembre 1987, vol. II, Cahiers APRE, avril-mai 1988).. Le travail à temps partiel a beaucoup augmenté, surtout dans le secteur tertiaire (services). Elles sont
très mal payées, généralement de 600 à 700 yens à l’heure[[Autour de 25-30 F de l’heure., et n’ont pas de syndicat. Après quelques années de travail, quand elles commencent à avoir une certaine ancienneté, elles sont licenciées. Et cela va en se répétant. Je pense que l’entreprise japonaise survit grâce au travail à temps partiel, et au travail au noir, aujourd’hui des étrangers. Prenons l’exemple de l’industrie électronique ou de l’industrie horlogère : avant il s’agissait de travail féminin régulier. Aujourd’hui ce sont toutes des « part-timers ». L’automation a eu un grand impact sur le travail féminin. Les usines électroniques se sont entièrement automatisées. Le travail d’inspection continue à être effectué par des femmes, mais maintenant des « part-timers ». Dans les services et le commerce – au Mac Donalds, dans les supermarchés – les employés réguliers sont tous des hommes, et les femmes sont toutes des travailleuses à temps partiel.

H.H. – Et la tendance est au maintien des femmes dans l’activité avec les caractéristiques que tu mentionnes ?
S.K. – Elles changent, elles ont envie de continuer à travailler. Cependant, la journée de travail des hommes est très longue. Les femmes doivent rester à la maison pour s’occuper des enfants. Peu de crèches et garderies, pas de nourrices, des « baby-sitters » très chères. Ces dernières prennent de 800 à 1 600 yen à l’heure, plus que ce que gagnent à l’heure les travailleuses à temps partiel. Ainsi, souvent, quand elles accouchent elles sont contraintes de quitter l’entreprise et de rester avec les enfants jusqu’à ce qu’ils deviennent autonomes.

Tokyo, 29/12/1989