Quand le philosophe François Ewald, colégataire de l’oeuvre
de Foucault, et son compère Denis Kessler, numéro deux du Patronat,
vilipendent en coeur la « démoralisation » contemporaine c’est pour
faire l’éloge de l’« économie politique du risque » et du contrat social
qui « trouve sa vérité dans l’assurance ». Dans le détournement de la
référence à Foucault, l’éthique de la « refondation sociale » patronale
se révèle ainsi une véritable éthique du bouffon.« Quoi ? Vous ne savez pas encore le secret d’obliger tous les
riches à faire travailler tous les pauvres ? Vous ne savez pas encore le
premier mot de la police ». Ce trait de Voltaire, cité par Michel
Foucault au sujet du grand renfermement des improductifs à l’âge
classique, jette sur la dite « refondation sociale » et les politiques
de plein emploi un éclairage très cru. Qu’est-ce que le « Pare », en
effet, sinon chose de « police au sens très précis qu’on lui prête à
l’âge classique, c’est à dire l’ensemble des mesures qui rendent le
travail à la fois possible et nécessaire pour tous ceux qui ne sauraient
vivre sans lui » ?[[Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge
classique, 1972, Tel Gallimard, p. 75. Vision saisissante du
généalogiste qui nous décrit des mécanismes d’assujettissement toujours
à l’oeuvre dans le workfare fin de XXe siècle, même si ce dernier se
donne de nouveaux moyens de police que l’internement, moyens de la «
surveillance » ou du « contrôle » qui n’excluent pas l’enfermement ni le
stockage à vie[[Bon nombre des anciens pensionnaires des hôpitaux
psychiatriques qui ferment actuellement des pavillons se retrouvent dans
des MAS (institutions dont les statuts prévoient le séjour définitif),
un certain nombre d’autres en prison. D’autres enfin dans la « nature »
sous contrôle d’injection de neuroleptiques – retards. Comme le
soulignent Deleuze et Guattari dans divers textes des années 1980-1990
(« Les sociétés de contrôle », « Les Années d’hiver », etc.) les
sociétés de contrôle ne remplacent pas totalement les anciennes
procédures disciplinaires, mais y ajoutent une nouvelle strate,
produisent divers mixtes.. La surveillance psychosociale se fait, en
effet, toujours plus large et insinuante, au travers de la « lutte
contre la violence », mais aussi et d’abord des modèles de
l’employabilité. On ne déporte plus les chômeurs comme le faisait
l’Amérique de la grande crise, on déploie les « incitations » qui
rendent possible et nécessaire leur embauche pour des sommes à peine
supérieures au RMI, voire inférieures aux allocations de chômage. Il y a
de nouvelles pages de l’histoire de la folie et de la prison à écrire
aujourd’hui, de la « police » comme partage des bons et des mauvais
pauvres, confusion – distribution de l’oisiveté volontaire, de
l’incapacité médicale et de la transgression des lois. Cette histoire,
en même temps, serait celle d’une éthique « travailliste », qui prend le
pauvre comme sujet moral, symétrique d’une éthique capitalistique, l’«
obligation » dont parle Voltaire, que la CFDT n’a de cesse de rappeler
aux « entrepreneurs ». Une histoire de l’objectivation du sujet
productif et du gouvernement par l’individualisation, mais aussi celle
des modes de subjectivation liés au refus du travail, de la norme du «
petit travailleur infatigable », refus dont les récents mouvements de
chômeurs et précaires nous disent encore la vivacité.
Le risque comme principe moralisateur
Or dans cette histoire, aujourd’hui, l’« incitation » majeure au bon
comportement a pour nom : « risque », dont le philosophe François Ewald,
colégataire de l’oeuvre de Foucault (avec Daniel Defert) et son compère
de la Fédération des assurances françaises Denis Kessler[[Ewald est le
directeur de recherches de cette Fédération dont Kessler, numéro 2 du
Medef, est le patron., font la grande « catégorie moralisatrice » en
même temps que la grande « ressource » économique. Dans un article
cosigné qui vilipende la « démoralisation » contemporaine, les deux
compères nous proposent en effet un autre genre d’histoire, une histoire
universelle relue comme travail du risque parvenant à la conscience de
lui-même, fondant aussi bien la prudence aristotélicienne que
l’engagement sartrien, en même temps que l’économie politique « qui
n’est qu’une économie politique du risque », et le contrat social qui «
trouve sa vérité dans l’assurance ». Mariage de raison préfigurant de «
nouvelles noces » plus passionnelles, à la condition de faire du risque
une « ressource » plus qu’une contrainte ou un danger. Sur ce « nouveau
pli » de l’État, Ewald-Kessler restent imprécis, se défendant de
l’assimilation au libéralisme tout en dénonçant les « rentiers de l’État
providence » et une période de « démoralisation » obsédée par la
sécurité[[Kessler et Ewald, « Les noces du risque et de la politique »,
Le Débat, n° 109, avril 2000. On peut lire ici : « Le risque, c’est
tout à la fois une morale, une épistémologie, une idéologie, en fait une
manière de définir la valeur des valeurs ».. La réinstitution du
social remplacera la protection de l’État par des appuis institutionnels
permettant/obligeant chacun à « assumer les risques qui sont les siens
». La grande fresque dialectique du risque (en quoi Ewald n’est guère
généalogiste mais plutôt idéologue de la fin de l’histoire) débouche
donc sur l’individualisation du risque dit « de l’existence ». Source
des valeurs – bien prouvée par la sagesse populaire et le pari pascalien -, le risque est à la fois ce qui pousse l’individu à « maximiser son
utilité » et le « principe de la dignité de l’homme ».
Cette coïncidence heureuse se précise quand Kessler écrit seul sur des
enjeux plus concrets ou quand Ewald sert la soupe à Seillière sur la «
refondation sociale. »[[Denis Kessler, L’avenir de la protection
sociale, Commentaire, automne 1999, n° 87, et François Ewald, «
Entretien avec Ernest-Antoine Seillière », Président du Medef, in
Risques, n° 43, septembre 2000. Le consommateur, dit Seillière, doit
cesser de reporter sur « d’autres que lui les risques de la consommation
». La société ne se répartit pas entre riches et pauvres mais selon une
« division morale, de modes de vie, de style », celle qui oppose les «
riscophiles aux riscophobes ». Les premiers sont l’avenir, les seconds
des assistés démoralisés et démoralisants, sont condamnés à disparaître.
Le problème, dit Kessler, c’est la répartition des risques entre
l’individu, la famille et autres corps intermédiaires, les entreprises
et l’État. Ce dernier doit cesser de couvrir tous les « risques de
l’existence », et laisser aux entreprises à la fois le marché de
l’assurance et le loisir de faire prendre aux autres des risques, ici
naturalisés et confondus avec les « risques » du capital, abstraction
faite de la charge vitale des premiers. Le « reengineering » du politique
proposé par Ewald se traduit ici par l’institution d’un « monitoring des
comportements », pour transformer les assistés en êtres responsables.
Mortalité, danger, partage
L’intérêt du retour aux sources foucaldiennes est ici double : à la fois
pratique, pour mettre à plat de tels énoncés pour ce qu’ils sont, «
chose de police » ; et polémique, puisque l’un des principaux locuteurs
se réclame ici si ce n’est de l’éthique, du moins de la méthode de
Michel Foucault : il s’agirait de comprendre une épistémè, un « pli » du
sujet et du pouvoir, biopouvoir visant « à produire des forces… plus
qu’à les barrer ». D’autre part, la dénonciation constante des apôtres
sécuritaires du danger n’est pas sans résonance avec les thématiques
chères à Foucault, toujours soucieux de déjouer les dispositifs de
sécurité. Pour peu qu’on ait un souvenir lointain de son oeuvre, il
suffirait de se rappeler d’une interview donnée par lui à la CFDT sous
le titre « Un système fini face à une demande infinie » pour le ranger
sous l’antienne de l’éthique de l’assureur : celui qui entend remplacer
l’État dans la fonction de l’assurance des risques vitaux, tout en
refusant de trop les couvrir au nom des « risques » que cela fait courir
aux investisseurs. De ce nouvel agencement, le Pare est emblématique,
puisqu’il reporte sur les assurés de l’Unedic la charge de se garantir
eux-mêmes (en continuant à cotiser). C’est par ce mécanisme de «
responsabilisation » que la mise en danger des uns devient ressource…
des autres, par un tour de passe-passe que peut comprendre tout assuré.
Cette imposture n’est ici possible qu’au prix d’un autre tour destiné
aux cadres sociaux et intellectuels : celui de la transcendantalisation
du « risque », l’indistinction du risque le plus banal et du plus vital,
de l’incertitude concernant le rapport d’un investissement et de celle
qui concerne l’existence elle-même, individuelle ou collective.
Dans la nouvelle distribution du risque proposée par le Medef et dans la
vocation à disparaître des « riscophobes », le lecteur attentif de la
Volonté de savoir ne peut donc lire qu’un nouvel avatar de la
naturalisation de l’exposition à la mortalité (du « faire vivre et
rejeter dans la mort » propre au biopouvoir[[Foucault, La Volonté de
savoir, Gallimard 1976. Ch. Droit de mort et pouvoir sur la vie, en
particulier pp. 179-181. Il est intéressant de noter qu’Ewald cite dans
son article quelques mots de ces pages, où Foucault définit le
biopouvoir comme « un pouvoir destiné à produire des forces, à les faire
croître et à les ordonner plus qu’à les barrer, à les faire plier ou à
les détruire », tout en omettant la seconde partie de l’exposé, qui
porte sur le nouvel exercice du droit de mort dans ce contexte, qui
atteint les dimensions inédites d’holocaustes : « Mais ce formidable
pouvoir de mort – et c’est peut-être ce qui lui donne une part de sa
force et du cynisme avec lequel il a repoussé si loin ses propres
limites- se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui
s’exerce positivement sur la vie… Les massacres sont devenus vitaux.
»), voire une revisitation de la théorie de la sélection naturelle.
L’idéologie du risque, dont un ancien conseiller de Claude Allègre
prônait récemment l’enseignement [[« Enseigner le risque », in Le
Monde, 7 décembre 2000., rejoint ainsi la longue cohorte des «
grandes falsifications sous le règne des valeurs morales » dont nous
parlait Nietzsche : « dans le domaine de la physiologie, doctrine de
l’évolution (« perfectionnement », « socialisation », sélection
»)[[Nietzsche, Volonté de puissance, p. 181.. La pauvreté économique
renvoie à une « pauvreté morale » : celle de la vie qui « recule
d’horreur devant la mort » [[Hegel, Phénoménologie de l’esprit : « Ce
n’est pas la vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure
de la destruction, mais la vie qui porte la mort et se maintient dans la
mort même, qui est la vie de l’esprit »., ne sait pas positiver les
destructions ni la précarité de sa propre existence.
Ici, la dénonciation des « riscophobes » prolifère dans au moins deux
directions : celle de l’euphémisation du négatif, devenu « ressource »
pour l’économie assurancielle et médicale voire humanitaire, et qui
définit un seuil de profitabilité du danger et de la peur ; celle
d’autre part du danger que représentent eux-mêmes les riscophobes, qui
veulent faire porter par la collectivité leur droit à persévérer dans
l’être, protégés du prion, des catastrophes climatiques ou de la
vieillesse misérable. Seillière le dit clairement dans l’interview
signée par Ewald : le principe de précaution, c’est la lutte des
classes, et la lutte des classes, c’est en réalité la démoralisation de
l’assisté qui avance sous le masque de l’éthique, c’est un partage des
styles de vie. Contre l’association de l’irresponsabilité, de la
déraison et de l’immoralité, il s’agit de « défendre la société »[[Comme
le dit ironiquement le titre d’un séminaire de Foucault au Collège de
France, qui porte sur la guerre sociale menée par la bourgeoisie aux
classes dangereuses au nom de son style de vie supérieur., le partage
socialisant, qui attribue à chacun ses risques[[Clairement, ce modèle ne
peut guère conduire qu’à la guerre sociale et à l’accroissement de la «
police », dans le sens où l’entend Jacques Rancière, comme gestion du «
lot » de chacun et contournement de la question de la « part des sans
part », qui fonde l’espace politique. Cf. Rancière, La Mésentente,
Galilée 1998..
Le souci de soi des hommes infâmes
Que tous les risques ne se valent pas, que chacun n’en ait pas la même
part, voilà ce que masque au fond ce discours tout en le légitimant : ce
qu’on nomme dans un autre langage l’inégalité des chances, le partage
des espérances de vie, relatif à leur moralité…[[Hazard, en anglais,
désigne à la fois le risque et la chance. L’éloge de l’Aléa, qui peut
passer pour libertaire, devient ici naturalisation des « karmas » dans
la philosophie spontanée de l’assureur, voire de l’assuré bien couvert.
Or, il se trouve que cette question du partage est au coeur de la vie et
de l’oeuvre de Michel Foucault, au coeur de sa lutte : partage de la
folie et de la raison, du délinquant et du gentil garçon, du normal et
de l’anormal… Deux textes en témoignent parmi d’autres, édités sous la
coresponsabilité d’Ewald, et dont celui-ci ne peut ignorer la charge
qu’ils recèlent contre le « monitoring des comportements » préconisé par
Kessler.
Dans le premier, « Un système fini face à une demande infinie »
[[Entretien avec Robert Bono (alors secrétaire national de la CFDT), in
Sécurité sociale, l’enjeu, Syros 1983, in Dits et Écrits, t. IV, p.
367-383., Foucault se livre à une certaine critique du système de la
Sécu, montrant comment celui-ci génère dépendance et assujettissement.
Mais cette critique vise à la fois « un effet de mise en dépendance par
intégration », et « un effet de mise en dépendance par marginalisation
ou exclusion ». Les deux sont à combattre comme les deux faces d’un même
partage entre « populations exposées et non exposées », question qui
recoupe celle des modes de vie. Sera protégé celui qui travaille, vit en
famille, est intégré dans une communauté ou un territoire, celui qui en
somme « est déjà protégé », dit Foucault. Le problème, c’est que la
protection soit conditionnée par les chances et choix d’existence des
personnes, par leur place sociale. Face à cette conditionnalité
normalisante -qui décrirait parfaitement des dispositifs tels que le RMI
ou le Pare-, « existe bel et bien une demande positive : celle d’une
sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux,
plus divers et plus souples avec soi-même et avec son milieu, tout en
assurant à chacun une réelle autonomie » [[Ibid., pp. 368-369..
Le « souci de soi » relègue donc la « riscophilie » au rang des âneries,
des rodomontades de ceux qui se protègent des vrais risques. En même
temps apparaît l’espace d’une éthique des usagers dont le cofondateur du
GIP et de Aides est l’avocat logique, récusant au passage la connotation
péjorative dont les économistes libéraux affligent la notion
d’État[[Ibid., p. 374.. Foucault affirme même ici : « l’objectif d’une
couverture sociale optimale associée à un maximum d’indépendance est
assez clair » [[Ibid., p. 372.. L’enjeu est de faire exister l’espace
d’une éthique des gens concernés, des styles de vie minoritaires ou
dissidents (y compris et peut-être d’abord face au travail obligé), et
cet espace implique une sécurité matérielle garantie pour tous, au-delà
des risques propres à chacun.
L’autre texte, « Le sujet et le pouvoir » [[Dits et
Écrits, t. IV, p. 222- 243., est l’un des écrits de Foucault qui
articule le plus précisément son épistémologie et sa pragmatique. Ce que
nous dit ici Foucault, c’est que ce qui l’a toujours intéressé, c’est le
caractère subjectif du pouvoir. Et que ce dont il est toujours parti,
c’est des modes de subjectivation minoritaires ou réfractaires aux
grands assujettissements normatifs, qui « classent les individus en
catégorie, les désignent par leur individualité propre, les attachent à
leur identité » tout en les coupant de toute communauté. C’est bien de
ce « premier Foucault », solidaire des fous, des vagabonds et des
prisonniers, des « hommes infâmes », que sortira le second Foucault,
celui du « souci de soi », d’une « vertu sans moraline » [[Selon les
mots de Nietzsche dans l’Antéchrist. refusant l’exposition
sacrificielle à la mort mais affirmant ses valeurs, dans une
autoréférence individuelle et collective. A l’énumération que fait
Foucault dans cet article – luttes des femmes, des homosexuels, des
prisonniers, des malades mentaux – il faudrait aujourd’hui ajouter :
lutte des séropositifs, des chômeurs, des intermittents, des
sans-papiers… de tous ceux dont la sécurité d’existence est déniée au
nom des risques qu’ils prennent ou qu’on leur fait prendre effectivement
et qu’ils doivent assumer seuls pour devenir des « ressources » alléchantes.
Souci du monde
A cet égard, l’actuelle campagne médiatique mettant en cause les
pratiques préventives du VIH au nom du « goût du risque » ne laisse
d’ailleurs pas d’interroger. Car qui se soucie de la maladie des gens de
mauvaises moeurs, sinon eux-mêmes ? Qui se soucie de l’état de santé des
populations en général, au lieu de juger leur moralité à l’aune en
réalité inverse de leur prise de risque, c’est à dire celle des
garanties dont ils sont entourés ? « Toute existence qui peut être niée
mérite de l’être », écrivait Nietzsche. Ewald entendrait la leçon à sa
façon et dans ce sens, sa citation de Foucault s’apparente à des
trahisons bien connues de la pensée de Nietzsche. Foucault l’entendit
autrement, comme le font aujourd’hui les collectifs de chômeurs, de
malades, de transsexuels, d’habitants, de consommateurs, de « licenciés
des grandes surfaces » qui réévaluent les valeurs collectives en même
temps que la valeur de leur existence. Et qui souvent développent des
façons de vivre, de travailler, d’aimer, d’habiter le monde, plus
responsables et surtout plus hospitalières que celle des apôtres
protégés du risque d’autrui. Autovalorisation et revalorisation du monde
ont ainsi partie liée comme l’a montré Foucault dans le Souci de soi et
comme l’exprime d’une certaine façon le « principe de précaution »,
rempart contre une individualisation du risque par nature illusoire
quand c’est le monde commun qui est menacé. Le pli de la responsabilité
prend ici une toute autre figure, qui pourrait rendre un sens au projet
de « faire de l’homme un animal capable de tenir ses promesses »[[Selon
les mots de Nietzsche, Généalogie de la morale, Seconde
dissertation., au-delà de l’éthique de l’assureur ou du bouffon.