Réflexions sur les nouveaux intermédiaires de la chaîne culturelleÀ partir d’une analyse des différents maillons de la chaîne culturelle (production, diffusion, exploitation) et grâce à une mise en perspective historique qui retrace l’émergence des techniques de matraquage et de filtrage développées par les majors, l’auteur montre que le rôle de ces dernières a produit un double effet de rareté artificielle (quelques titres accaparent l’essentiel du marché) et d’accélération du temps (les titres se succèdent à grande vitesse). Il se demande à partir de là en quoi le peer-to-peer et la voracité de culture qui innerve le réseau risquent de contrecarrer ou au contraire d’épouser les logiques actuellement en place dans la chaîne culturelle.
Dans le cinéma, il y a la production, la distribution et l’exploitation. (…) La production, qui est le tournage, le scénario, est pour moi un des meilleurs moments : on sent quelque chose qui nous appelle, disons l’étoile du berger, peu importe, mais qu’on ne connaît pas encore… Il faut crocher régulièrement, y penser, prendre quelques notes qu’on laisse tomber après, qu’on ne regarde même pas. Ensuite, il y a la distribution, qui est déjà un peu le purgatoire. Enfin vient l’enfer, qui est l’exploitation, la bien nommée ! Mais c’est le séjour dans le Purgatoire qui est le plus long. C’est là qu’il
y a la morale, le lent travail de «purgation». On retrouve les trois fonctions que j’avais un peu étudiées chez Dumezil, les prophètes, les agriculteurs, et les guerriers. Les agriculteurs sont devenus les « services », le grand public.
JL Godard, Notre musique
Le progrès technique (numérisation et réseau) transforme sous nos yeux, avec force et éclats, la chaîne culturelle([[Deux textes majeurs ont servi à l’écriture de ce texte : Michel Gensollen « Economie non rivale et communautés d’informations», Réseaux n°124, 2004 (pp.141-206), et dont une version de préparation se trouve sur http:///www.enst.fr/~gensolle, et Marc Bourreau et Benjamin Labarthe-Piol, « Le peer-to-peer et la crise de l’industrie du disque », à paraître dans Réseaux 2004, et dont une version de préparation se trouve sur http://www.enst.fr/~bourreau. Je tiens à remercier leurs auteurs pour ces textes et pour les conversations que j’ai pu avoir avec eux, tout en assumant la responsabilité pour les idées exprimées dans cet article. ). Il libère des possibilités sociales inédites, suscite des formes sociales nouvelles, qui tendent à s’inscrire dans des routines quotidiennes. Dans les virtualités de la technique se sont ainsi engouffrés des appétits sociaux vivaces, qui ne demandaient qu’à s’actualiser, et qui désormais insistent pour pouvoir persévérer. Photos numériques et vidéo peuvent être montées, retouchées, découpées, modifiées, feuilletées, commentées, et diffusées dans des communautés élargies, ce qui ouvre des horizons nouveaux pour l’accès à la culture et pour la démocratisation des pratiques artistiques. De même, la disponibilité de versions copiées d’œuvres musicales, de films, de textes, leur duplication et mixage faciles, forment le jugement culturel, améliorent les critères de choix avant l’achat, contribuent au mûrissement du goût du public et à sa moins grande vulnérabilité aux bourrasques de la mode. C’est une voracité de culture qui innerve le réseau, déplaçant les frontières de la liberté d’expression, générant ses propres régulations institutionnelles, et susceptible même pour partie de s’exprimer en de nouvelles dispositions à payer. Bien qu’aucun « carottage » du réseau ne permette de chiffre fiable, on cite le nombre de quatre millions de téléchargements musicaux, en ligne, en France, chaque jour.
Or, plutôt que d’entendre ces nouveaux signaux, d’identifier éventuellement les opportunités de marché et de se transformer en conséquence, ce qui serait une attitude convenable pour une entreprise capitaliste, que font la majorité des acteurs de la « chaîne culturelle » ? Ils ont choisi la stratégie du conflit, au risque d’aller jusqu’à projeter sur les consommateurs la calomnie et la peur. C’est une situation certes bien comique dans l’histoire que celle d’une entreprise commerciale qui répand la peur sur ses clients (et notamment sur ces potentiels futurs bons clients : les adolescents) ! D’habitude la peur, cette louve, restait cantonnée dans l’intérieur des hiérarchies. De même, il est finalement plutôt drôle d’observer un syndicat patronal pousser l’aveuglement et la bêtise jusqu’à remplacer la « poignée de main » (certes souvent invisible) par un « doigt d’honneur » brandi haut et clair face à ses potentiels clients (ceux qu’il s’agit précisément de séduire). Il y a là matière à se moquer. Mais y a-t-il matière à se réjouir ? Comment peut-on modéliser plus clairement l’économie de la chaîne culturelle, dans laquelle ce que l’on appelle communément « piratage » joue un rôle salutaire, et comment peut-on en extraire une vision des transformations structurantes de cette chaîne ?
L’histoire culturelle des ritournelles et le rôle des majors
Il y a beaucoup d’énigmes dans la parabole de Jean-Luc Godard, citée au début de cet article. Il s’agit d’une remarque faite en commentaire à son film Notre musique, et l’on peut lancer tellement de paris sur son sens qu’il est sans doute plus humain de laisser sa métaphore voyager dans nos esprits en gardant son mystère. Une chose est sûre, cependant. On peut schématiser en trois « ordres » la chaîne culturelle. D’abord l’auteur, dont la fonction est de créer ou d’inventer des formes nouvelles, et que Godard rapproche de la fonction du prophète. Ensuite « l’éditeur », ou le producteur, et le distributeur (ils sont rassemblés dans le cas des majors), dont la fonction d’intermédiaire est simultanément de détecter les talents et d’attirer l’attention du public sur eux : comme ce sont eux qui recueillent la disposition à payer du public, ils sont au cœur de la fructification productive et en cela un peu comparables à l’agriculteur. Enfin, il y a le vendeur final, celui qui vend concrètement le film ou le disque au détail, patron de salle, libraire, grande surface, portail web. Ils peuvent être les engrais de cette fructification inventive, c’est l’honneur des libraires et des disquaires que de savoir opérer un lien de confiance qui fera oser de nouvelles lectures. Un rôle d’agitateur culturel, tout autant que de conseiller en goût, voire d’apparieur, leur est dévolu. L’arrière-boutique de la librairie peut se transformer, autour de discussions animées entre lecteurs, en communauté de lecteurs. Pour les jeux vidéo, le gérant de salle de jeux en réseau joue un rôle proche de celui de ce veilleur de feu qu’est le libraire, façonnant avec tact une clientèle à ses goûts. Cette activité vise à tisser un lien entre la création et son peuple de « lecteurs », elle vise à répondre au problème qui fait souvent que le créateur, confiné dans le cercle d’adeptes, a le sentiment que « le peuple manque ». En appui à ce statut de mailleur, de gestionnaire de la grâce culturelle, l’étalagiste conçoit des sortes de « cabinets de curiosité » où viennent s’immerger de nombreux amateurs, soucieux de découvertes et de rencontres au hasard. Le libraire, actuellement menacé par les grandes surfaces et les « clubs » par correspondance, est ainsi, comme le notait Robert Escarpit[[N. Robine, Hommage à Robert Escarpit, Presses Universitaires de Bordeaux, 2001., le moteur de la médiation culturelle : « la vie culturelle, dans un pays comme la France, est un jeu qui se déroule entre un nombre réduit de participants. Le libraire est l’un d’eux ».
Voilà ainsi schématisés trois ordres. Il est frappant qu’à l’intérieur de cette tripartition, quelques intermédiaires de la chaîne culturelle, tenant le haut du pavé, aient progressivement trahi ces règles, notamment la fonction de maillage, et se soient définis autour d’une nouvelle fonction. Cette nouvelle fonction s’interprète dans la logique d’une « guerre » subliminale, une guerre de conquête visant à « capturer » non pas des territoires mais des utilisateurs. Trois dimensions remarquables de cette logique de conquête peuvent être distinguées. Un premier aspect, classique et pas particulier aux biens culturels, est la configuration de réseaux basés sur des stratégies de contournement de l’universalité. Les guerres de standard ont ainsi marqué toute l’histoire de l’industrie cinématographique, et avaient pour but l’enfermement des utilisateurs dans un réseau non compatible : concurrence féroce jusqu’à la première guerre mondiale entre le phonographe de la Columbia et le disque de Victrola, concurrence de même ordre entre le « kinétoscope » d’Edison et le « cinématographe » des Lumière Brothers pour le cinéma… S’expriment là des visées d’exploitation que l’on retrouve ailleurs, dans l’industrie électrique ou l’informatique.
Deux traits signent mieux la singularité de ces nouveaux conquérants venus d’ailleurs. D’une part, avec l’arrivée de la radio commerciale après 1925 (et, en France, des firmes comme Radiola), des éditeurs et des producteurs de musique cherchent à utiliser ce nouveau vecteur de communication pour influencer le goût du public. Ils vont y parvenir si bien qu’ils vont être à l’origine d’une redistribution des cartes. C’est l’invention du matraquage. L’idée apparaît qu’en répétant souvent le même air, on finit par le dupliquer dans les têtes et pourquoi pas les consciences : symétriquement à l’ère de la reproductibilité technique qui transforme le statut de l’œuvre d’art, c’est une ère de reproductibilité qui introduit la contagion mimétique chez les humains. C’est probablement aussi, pour reprendre un concept cher à Deleuze et Guattari, le début de la fabrication industrielle des ritournelles. Celle-ci peut être mise en lien avec cette simplification des rythmes de base de la temporalisation, ce lissage de la subjectivité, évoqué par Guattari dans L’inconscient machinique. Or, que sont les ritournelles ? « Un enfant qui chantonne dans la nuit parce qu’il a peur du noir cherche à reprendre le contrôle d’événements qui se déterritorialisent trop vite à son goût et qui se mettent à proliférer du côté du cosmos et de l’imaginaire. Chaque individu, chaque groupe, chaque nation, s’équipe ainsi d’une gamme de base de ritournelles conjuratoires » (L’inconscient machinique p.113). La ritournelle est le substrat ontologique de notre élaboration émotionnelle. Elle est même, en tant que le temps n’existe jamais « en général » pour l’humain (peut-être l’animal), le substrat ontologique de notre état d’existant, en tant qu’il ne se constitue qu’à travers des façons de « battre » le temps, c’est-à-dire des « agencements concrets de sémiotisation ». En matraquant des ritournelles « radio-actives », les distributeurs inaugurent une ère de lobotomisation considérable des cerveaux humains, une transformation qui est plutôt de l’ordre de l’infra-ordinaire et sur laquelle l’histoire n’a pas encore tellement enquêté. C’est un enjeu, et une force précieuse, du mouvement « stop-pub » et du mouvement des vidéos peer-to-peer que de redisposer pour la pensée ces transformations presque subliminales de notre imperceptible.
Au-delà du matraquage intervient vers les années 1960 un phénomène de conquête progressive, par ces firmes qui vont alors devenir les « majors », des réseaux de distribution. C’est en effet là probablement l’endroit où les coûts fixes sont les plus importants dans toute la chaîne, car il faut une énergie et une organisation logistique considérables pour réaliser l’acheminement rapide vers les clients. De plus, ce sont les distributeurs qui, en définitive, sont le contact ultime avec le client. Ils sont là où se décide, selon une alchimie subtile, le basculement de nos volitions plus ou moins hésitantes et télécommandées en actes d’achat. C’est pourquoi le distributeur est généralement en position de pouvoir imposer ses tarifs aux tiers, et de s’octroyer la part du lion dans la chaîne. Marc Bourreau et Labarthe-Piol (2004) relèvent par exemple la règle du « 100% return privilege », qui permet au distributeur de reporter le risque d’inventaire sur les autres acteurs de la chaîne, en lui donnant le droit de pouvoir renvoyer sans frais les invendus aux labels producteurs, tout en leur facturant ce service de réacheminement. Le distributeur transfère ainsi le risque d’inventaire sur ce dernier. C.B.S. bientôt suivie par Warner, dans les années 1960, sont les premières entreprises de production culturelle à mettre en place un service de distribution. Les majors envahissent l’espace public, les interstices et les recoins, se glissant dans tous les intervalles, en les considérant comme autant de nouvelles fenêtres potentielles d’exposition pour livrer leur came. Après s’être installés dans nos murs, nos rues, nos cafés, ils inaugurent une ère d’intrusions beaucoup plus fines, avec les tentatives récentes de transformer nos conversations téléphoniques, nos œuvres culturelles, en fenêtres d’exposition commerciale, publicitaires et médiatiques.
Par rapport à la façon dont s’est configurée, historiquement et socialement, la chaîne culturelle, avec cette implication de plus en plus forte des guerriers matraqueurs face aux prophètes et aux bergers, quelles étaient les espaces dans lesquels pouvait s’affirmer une pensée non soumise aux diktats du modelage subjectif ? La structure de l’offre musicale présente un visage original tout au long de l’existence de l’industrie musicale : à côté de l’écrasante domination du marché par un oligopole de grandes « majors », il subsiste une frange inaccessible à elles, parce qu’elle touche un public plus motivé, plus sûr de son goût, plus difficile à contrôler et à enrôler : ce que la littérature appelle des « niches ». Les labels indépendants, plus souples, plus réactifs, plus soucieux de construire un protocole de dialogue avec leur public, sont un peu les outlaws de ce modèle de la grande distribution musicale, ils tiennent encore aux marges ce marché de niche.
Le peer-to-peer et les nouveaux intermédiaires
Par rapport à la façon dont s’est organisée cette chaîne culturelle, qu’est-ce qui change avec le peer-to-peer (P2P) ? C’est toute la chaîne qui s’écroule, et notamment un aspect décisif de cette chaîne, marqué par le fait qu’elle exerçait une fonction de filtrage de l’accès du grand public à la création. Ce filtrage était pris en charge par certains intermédiaires : éditeurs, distributeurs, publicitaires. Ces derniers, sur le modèle du directeur de variétés, s’érigeaient en points de passage obligés entre le public atomisé en masse d’un côté, et la création atomisée en artistes sans sou pour s’autopublier de l’autre. Dans ce modèle « mass médiatique » qu’il est désormais à notre portée politique de quitter, ces intermédiaires « marginaux sécants » ont longtemps fait fructifier leur capacité d’influence. Ils capturaient ainsi l’essentiel des profits de la chaîne, laissant aux auteurs une rémunération marginale. Ils la tiraient à la fois de leur configuration oligopolistique et de leur position stratégique de passeurs bidirectionnels d’information.
Il est cohérent qu’une production idéologique ait recouvert d’ailleurs ces faits crus, car il n’est pas très étonnant que ces intermédiaires, étant donné leurs liens avec les auteurs et leur soumission à des contraintes de justification, aient eu des scrupules. Sur un même secteur et sur un même créneau de marché (les variétés), le professionnel du disque, tel qu’il a été étudié par Hennion[[Antoine HENNION, Les professionnels du disque. Une sociologie des variétés, Paris, A-M Métaillé, 1981. , pouvait ainsi se représenter tantôt comme le « résonateur des goûts du public », tantôt, au contraire, comme un éveilleur d’oreille, un lanceur de mode, l’« avant-garde ».
Pour résumer, les majors ont trahi, doublement. D’une part, en usurpant leur simple rôle de passeurs, en se faisant façonneurs du goût du public ; elles ont occasionné toute une série de sollicitations abusives. D’autre part, elles ont effectué un rôle de filtres, en rationnant la délivrance de biens culturels, au point de créer des inquiétudes en terme de variété (et toute une problématique autour de l’exception culturelle). Essayons de préciser mieux cette double caractéristique qui définit l’intermédiaire conquérant que symbolise la « major » : d’une part, le matraquage, d’autre part, le filtrage. Des catalogues toujours plus réduits étaient proposés pendant un temps toujours plus courts. Michel Gensollen note que le modèle des médias de masse pourrait être caractérisé par une acculturation selon un modèle centralisé et unidirectionnel (2004, p.167). Le modèle installe une économie de l’attention, caractérisée par « des séries très courtes, de nombreuses variantes d’un petit nombre de formes, une information centralisée dont la consommation est rendue quasi-obligatoire : comment éviter de voir la publicité, même si l’on refuse d’y prêter attention ? » (p.168). Les intermédiaires de l’économie traditionnelle résolvaient le problème de l’appariement entre artistes et récepteurs en créant une rareté artificielle, et en accélérant le temps.
Par rapport à cette configuration, quelle hypothèse peut-on faire en ce qui concerne les évolutions apportées par le P2P ? Il est encore délicat de conclure pour savoir si les réseaux d’échange transforment profondément la fonction de matraquage et la fonction de filtrage. Réintroduisent-ils une manifestation plus claire du choix du consommateur dans sa consommation ? Ils transforment en tout cas une exposition subie (sur le modèle de la publicité) en une exposition choisie (sur le modèle du téléchargement). Quel effet ont les réseaux P2P en terme de variété culturelle ? Il est actuellement facile de se rendre compte de la variété existante des listes d’œuvres sur les catalogues P2P; cannibalisent-ils l’offre en siphonnant la création ? Il ne m’appartient pas de répondre, mais de nombreuses études économiques remettent en cause l’affirmation simpliste qu’une consommation P2P représente une « vente manquée » pour l’éditeur. Au contraire, le P2P, en créant une nouvelle utilité pour les œuvres achetées (celle de pouvoir la diffuser), pourrait augmenter la disposition à payer les œuvres. Si les adolescents achètent des CDs par exemple, c’est entre autres parce qu’ils représentent une valeur de troc, qui leur donne accès grâce au progrès technique à autant d’œuvres qu’ils ont d’amis ou de relations. Si on supprime cet instrument de troc qu’il y a au fond de tout CD, il est possible que le CD n’intéresse plus grand monde.
Deux questions en tout cas me semblent centrales dans cette évolution, qui ne sont pas tranchées et qui devraient faire l’objet de préoccupations politiques : celle du nouveau statut du mailleur dans les réseaux d’échange numérique pair à pair, et celle du statut de ces réseaux d’échange dans le paysage culturel. La première question réside dans une inquiétude : comment être sûr qu’il ne va pas arriver au canal P2P la même évolution que celle qui est apparue sur les canaux de diffusion industriels ? Comment s’assurer que le P2P ne devienne pas un instrument de filtrage et de matraquage, avec notamment l’apparition d’une nouvelle couche d’intermédiaires professionnels, qui se transformeraient progressivement en conquérants de nos attentions et de nos subjectivités flottantes ? Il semble qu’une réponse à cette question pourrait émaner d’une réflexion sur la configuration des nouveaux réseaux d’appariement entre consommateurs, fondés sur les échanges de profils et le partage des goûts. Une décentralisation de la fonction d’édition et de direction de collection se fait jour autour des communautés de consommateurs culturels qui pratiquent le partage de commentaires. Elle est à articuler, à soutenir et à contrôler, pour que n’apparaisse pas de nouveaux leaderships assurant une fonction de hold-up sur cette nouvelle chaîne éditoriale.
L’autre question porte sur le degré d’extension à donner au P2P. Le P2P est-il voué à ne rester qu’un marché de « niche », pour ceux par exemple qui partagent des goûts excentriques, qui ne sont pas remplis par les grands médias ? Est-il voué à ne subsister qu’aux marges ? Ou bien a-t-il vocation à se substituer aux tenants de la grande distribution, de l’industrie ? Deux visions s’opposent, deux stratégies politiques aussi. Je ne reviendrai pas sur les réticences que l’on peut avoir à militer pour un avenir majoritaire pour le modèle que l’on décrit, car cela s’inscrit en toile de fond de la politique des minorités. Je voudrais pointer au contraire, parce que je pense que c’est là qu’il y a un enjeu, un problème du « devenir niche » des marges. Ce problème est issu d’une réflexion sur ce qu’il importe de changer dans l’architecture de la chaîne culturelle. On a vu que ce qui caractérise l’économie mass médiatique, c’est le fait que les intermédiaires sont à la fois des raréfacteurs artificiels et des accélérateurs de temps. Pour faire des communautés numériques des lieux salutaires, il s’agit au minimum d’inverser ces tendances et d’organiser le soutien à la diversification de l’offre, et le soutien à la persistance de sa disponibilité sur le temps long, au risque d’avoir une superposition simultanée de lieux de culture spécialisés. Se pose alors le problème de la fragmentation communautaire et spatiale : comment conjurer le risque de reterritorialisation des lieux d’échange en autant de « niches » de spécialistes autoproduits et autoconsommés ? Les communautés, si elles approfondissent la voie d’une spécialisation dans les marges, ne vont-elles pas tout simplement phagocyter les « labels » indépendants, et du coup ne vont-elles pas risquer de leur donner le coup de pied de l’âne ? Il serait paradoxal que les communautés numériques aboutissent à la disparition de toute la constellation d’indépendants, qui étaient les derniers contreforts historiques à l’écrasant monopole de la grande distribution culturelle.
Avant de terminer, je voudrais retourner une dernière fois vers la métaphore du début. Qu’est-ce que « l’étoile du berger » dans la nouvelle économie culturelle ? L’espacé varié des œuvres, c’est-à-dire la culture ? Ou bien n’est-ce pas plutôt le lien gagné avec le lecteur, susceptible de générer les idées nouvelles, autrement dit la créativité ? Et qui sont les mages, dans cette nouvelle histoire culturelle ? Que représente Jésus-Christ dans cette histoire compliquée ?