Majeure 6. Raison métisse

L’histoire eurocentrée

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Dans son compte rendu du livre de Dipesh Chakrabarty (« Provincializing Europe »), Michael Hardt relève que le capital gouverne par imposition sur la société d’une temporalité uniforme et homogène. La tradition historiographique coloniale a toujours fonctionné par différenciation temporelle par rapport à une Europe, jouant le rôle de médiateur universel. Chakrabarty refuse cette médiation. Il n’y a pas d’étapes dans le progrès historique mais une multiplicité de temporalités incommensurables, existant simultanément. Le défi est, donc, de construire une histoire de différence pure dans laquelle chaque événement doit être saisi dans sa singularité.Tout[[Compte rendu du livre de Dipesh Chakrabarty “Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference”, Princeton University Press, 2000. au long du développement de la période moderne, histoire de l’Europe et histoire du capital ont coïncidé dans une avancée coordonnée à travers le monde. La coïncidence, bien sûr, était seulement partielle, mais le soutien mutuel ainsi constitué, était essentiel : l’histoire moderne de l’Europe (et en particulier la conquête mondiale par l’Europe) n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien du capital et vice-versa, l’histoire du capital s’est hissée jusqu’à sa mission globale sur les riches fondements de l’histoire de l’Europe[[Arif Dirlik a soutenu à plusieurs reprises, que l’eurocentrisme s’est accompli, avec succès à l’échelle du monde (contrairement au sino-centrisme, par exemple) parce qu’il était lié au projet mondial du capital. Voir The Postcolonial Aura (Westview, 1997) et Postmodernities Histories(Rowman et Littlefield, 2000).. Des siècles de domination économique, politique et surtout intellectuelle, déterminés par ce projet commun ont fait de l’histoire du capital et de celle de l’Europe les conditions incontournables de la pensée contemporaine.

La provincialisation de l’Europe de Dipesh Chakrabarty prend comme prémisse fondamentale et comme point de départ, le point final de cette histoire commune. Au début de ce nouveau millénaire, il n’y a plus de dehors à l’histoire de l’Europe, ni de dehors à l’histoire du capital. Les histoires de toutes les régions du monde ont tendance à être conçues comme moments, répétitions ou permutations de l’histoire de l’Europe. Ce que nous appelons histoire chinoise, histoire indienne, histoire brésilienne, et ainsi de suite, ne sont concevables que dans la mesure où elles sont situées dans l’histoire de l’Europe ou par rapport à elle.
Autrement dit, toutes les histoires ont tendance à être médiées par l’histoire de l’Europe. La pensée historique elle-même, ou du moins ses formes académiques dominantes, est ainsi devenue un agent de l’eurocentrisme. La même chose peut être dite pour l’histoire du capital, bien que Chakrabarty défende cet argument beaucoup moins explicitement. Aujourd’hui il n’y a aucune échappatoire à la domination du capital. Cela ne veut pas dire que toute production dans le monde soit strictement capitaliste, mais plutôt que le capital a tendance à médier toutes les formes de la production sociale. Dans les deux cas, nous faisons face à une situation dans laquelle, il n’y a pas plus de dehors.

Cependant, le livre de Chakrabarty montre admirablement que le fait qu’il n’y ait plus de dehors à l’eurocentrisme ou au capital ne doit pas signifier que nous serions cantonnés à l’intérieur d’une entité homogène, comme si nous devions nécessairement acquiescer à notre domination. L’histoire de l’Europe et l’histoire du capital se présentent assurément comme totalisation et universalisation des projets, mais l’accomplissement de leur portée mondiale ne doit pas signifier la destruction des différences internes. Pour sa part, le capital fonctionne toujours par différenciation des niveaux de richesse et de pauvreté, contrastant avec les forces culturelles, les formations sociales et les modes de vie. D’une façon similaire, l’histoire de l’Europe doit être conçue comme intérieurement différenciée et comme processus de différenciation.

Des différences historiques et des multiplicités sociales se maintiennent de manière irréductible et émergent continuellement. C’est le devoir de l’historien, suggère Chakrabarty, que de les faire ressortir contre les forces intellectuelles de la domination historique et de l’homogénéisation. Dans cette perspective le livre “Provincializing Europe” constitue une affirmation importante de la différence historique dans et contre le capital et l’eurocentrisme.

L’Histoire européenne comme médiation universelle

Je comprends le livre de Chakrabarty comme formé fondamentalement de deux arguments : le premier sur la domination de l’Europe et l’autre sur la domination du capital, tissés ensemble pour former une seule et même étoffe. Je dois indiquer, cependant, que l’argumentation sur l’Europe est beaucoup plus centrale dans le livre, alors que le traitement du capital est relativement secondaire. Il est important néanmoins, je crois, en lisant ce livre d’avoir les deux arguments constamment à l’esprit et de leur conférer une importance égale parce que c’est ainsi que le travail de Chakrabarty est susceptible d’avoir l’impact et la portée les plus grands.
Chakrabarty polémique principalement avec le monde universitaire, la discipline historique et plus spécifiquement l’historicisme, qu’il identifie à un stade primaire de la discipline. Je suppose que certains contesteront l’utilisation que Chakrabarty fait du terme “historicisme”, mais je laisse aux historiens professionnels, l’évaluation de l’utilisation du terme et de son implication polémique. Je trouve plus utile de laisser de côté de telles questions et de me concentrer sur la spécificité de la position que vise Chakrabarty : une théorie du développement historique par étapes qui fait des différents faits historiques autant de moments temporels d’une progression unifiée. Dans le contexte d’une telle théorie, le cadre conceptuel des étapes chronologiques est si fort que certains faits ou contextes sociaux apparaissent forcément anachroniques. Les éléments et les formations anachroniques, puisqu’ils sont par définition des répétitions d’un temps passé, sont nécessairement subordonnés aux éléments ou aux formations non-anachroniques ou contemporaines. Cette vision par étape est toujours forcée par une domination politique. Ou pour poser la même revendication de l’autre point de vue, le dominé est toujours condamné à l’anachronisme ou à la répétition ; seuls les dominants ont le privilège d’habiter le nouveau et l’actuel.
Les conceptions paradigmatiques du développement historique par étapes sont très fréquentes : la vision de l’histoire d’Hegel par exemple, peut servir de référence philosophique et les diverses théories de la modernisation du vingtième siècle, de référence économique. Chakrabarty soutient, cependant, que cette vision s’étend bien au-delà de ces exemples extrêmes. En fait, il donne à son argument une force et une portée générique en démontrant la présence ininterrompue du modèle par étapes du progrès historique, dans toute la pensée moderne. Ce modèle tient finalement, dit-on, à la conception moderne du temps lui-même.
Cette polémique contre la théorie des étapes a une longue et éminente tradition dans la modernité. La domination coloniale et l’historiographie qui l’a soutenue, ont toujours fonctionné en utilisant une notion très explicite de la différence temporelle entre l’Europe et ses territoires. Les territoires coloniaux apparaissant pré modernes ou primitifs face à la modernité européenne ; ils étaient perpétuellement anachroniques, encore au niveau historique de l’Europe. Le désir de moderne ne menait à rien d’autre que le désir d’être européen et ne pouvait que mieux être répété par les Non-Européens.
Il est toujours courant à l’ère post-coloniale, insiste Chakrabarty, de concevoir les régions dominées du monde comme anachroniques – ou dans le cas de l’Afrique Centrale ou du Sud de l’Asie, comme des zones où plusieurs temporalités coexistent. La prévalence de cette conception est frappante pour moi, dans la pensée économique – quand nous concevons un pays comme le Brésil par exemple, comme caractérisé par une économie hybride avec quelques éléments pré-modernes/féodaux, quelques secteurs modernes et industriels et d’autres entreprises post modernes-informationnelles. La progression dans le temps est inséparable de ces concepts eux-mêmes. Chakrabarty développe cependant davantage son argument dans l’histoire sociale où il trouve une tendance semblable. Les sociétés non-européennes apparaissent temporellement mixtes, avec des résidus de pratiques modernes et pré-modernes diverses parce que toutes les différences historiques sont réduites – ou mieux, revues par le récit commun de l’histoire européenne et conçues ainsi dans le contexte d’étapes temporellement définies du développement.

Une conséquence de cette tendance qui intéresse particulièrement Chakrabarty, est la manière par laquelle les catégories de superstition et de religion sont utilisées pour caractériser de nombreuses pratiques comme anachroniques. Plus spécifiquement, la croyance dans les esprits et des dieux (répandue parmi la paysannerie indienne) reste bannie de la modernité et considérée comme un simple résidu du monde pré-moderne. Nous devons, dira-t-il, considérer ces croyances et les pratiques qu’elles impliquent comme aussi modernes que les pratiques séculaires européennes qui leur sont contemporaines et cesser de les lire à travers la médiation de l’histoire européenne.

La traduction est une des métaphores ou un des modes par lesquels Chakrabarty pense ce refus de la médiation. Il propose que nous renoncions au modèle commun de traduction qui pose l’équivalence par la médiation d’un terme universel et homogénéisant, la façon, par exemple, dont le mot hindi “pani” est rendu égal au français “eau” par la médiation de la formule scientifique universelle H2O. Ce que Chakrabarty préfère est un modèle analogue au troc, un échange de terme un à un, parce qu’en refusant la subsomption par une médiation universelle, les deux termes ou éléments peuvent établir une relation sans perdre leurs différences. Ce qui est principalement en jeu ici, est le type de traduction sociale et culturelle qu’utilise l’histoire européenne comme moyen une fois de plus de médiation universel, la norme par laquelle toutes les autres histoires sont comprises.

Une façon de poser l’enjeu de cette argumentation, comme je la conçois, est de penser un moment d’histoire à travers le globe et à travers les sociétés, dans toutes ses différences et dans la multiplicité, sans recourir au concept d’anachronisme parce que, bien que différents, les divers éléments sont également modernes. J’appellerai cela un concept fort de la “contemporanéité”, par opposition à l’anachronisme et à la subordination qu’il implique. Chakrabarty le pose quelque peu différemment. Pour lui le défi est de penser une histoire ainsi qu’une réalité historique (comme celle de Calcutta ou du Bengale) sans en médier notre conception par l’histoire de l’Europe. C’est ce que signifie “Provincialiser l’Europe” – le centre de notre conception du temps historique -, refuser la médiation universelle par l’Europe.

Je dois faire une pause un instant pour élucider la différence entre ces deux formulations du défi. Ma formulation mènerait à la conception d’un temps (une contemporanéité forte) qui contiendrait à l’intérieur de lui-même différences et multiplicités. La formulation de Chakrabarty consiste au contraire en une conception de temporalités multiples, incommensurables qui existent simultanément, de façon que les différences géographiques tendent à correspondre à des différences temporelles. Ces deux formulations ne sont pas aussi différentes qu’elles apparaissent au premier abord. Toutes les deux se dressent contre la notion d’étape du progrès historique aussi bien que contre une notion vide et homogène du temps. Autrement dit, toutes deux essayent de comprendre la temporalité en termes de différence et de multiplicité. C’est ce qui me semble le plus important.

Une histoire qui refuserait la médiation de l’histoire européenne (ou de tout autre récit dominant) serait une histoire de la différence, des singularités, de l’événement. Rendre compte de toutes les réalités historiques en relation avec l’histoire européenne, peut saisir seulement ces réalités par une série de ressemblances, comme autant de répétitions des instances européennes originales. Le mysticisme des représentations du monde du paysan indien du dix-neuvième siècle, par exemple, ressemble à celui du paysan bolivien, et tous les deux ressemblent fondamentalement au mysticisme médiéval du paysan européen. Les différences parmi ces diverses représentations du monde peuvent seulement apparaître comme déviation d’une ressemblance générale. La différence historique, de ce point de vue, n’est conçue que comme “différence de” et spécifiquement, bien sûr, comme “différence à partir de l’histoire européenne”. Le concept de singularité qui a une longue tradition dans la philosophie européenne a été renouvelé ces dernières années, fournit une autre notion de la différence[[Sur le concept de singularité et sa tradition dans la philosophie européenne, voir Gilles Deleuze, Différence et Répétition.. Une singularité n’est pas fondée par sa différence avec quelque chose d’autre ; une singularité est différente en soi.

Dans une perspective historique, ce concept philosophique de singularité est étroitement lié avec une notion forte d’événement, quand par événement nous entendons une occurrence historique ou la réalité qui est différente en elle-même et ne peut pas être réduite à la répétition ou la ressemblance, et ne peut pas non plus être projetée comme simple moment dans le flot commun de l’histoire universelle.

En termes philosophiques, c’est le défi radical du livre de Chakrabarty posé dans une forme extrême : non seulement, nous “provincialisons l’Europe” et refusons ainsi la médiation de toute l’histoire par l’histoire de l’Europe, mais nous renonçons même à tout le modèle intégral de la compréhension historique par médiation conceptuelle, donc nous sommes livrés à une histoire de différence pure dans laquelle chaque événement doit être saisi dans sa singularité. C’est une tâche fascinante et, bien sûr, extrêmement difficile à accomplir. Et le danger consiste en ce qu’on en arrive à une histoire qui ne serait qu’une série de particularités inarticulées, qui serait incapable de reconnaître les relations et les communautés qui permettent de construire des notions communes.

Cependant l’argumentation de Chakrabarty n’approfondit pas réellement ce type de questions philosophiques, qui m’attirent beaucoup. Il est historien et, après une première partie de son livre qui traite principalement de questions théoriques, il nous donne, dans une seconde partie, une fascinante série d’histoires de la modernité bengalie. Les chapitres de cette seconde partie constituent une tentative de Chakrabarty de pratiquer ce qu’il a proposé comme histoire de singularités. Deux chapitres traitent largement de textes littéraires, en particulier ceux de Rabindranath Tagore, en relation avec les deux axes fondamentaux de la modernité : le sujet et la nation. Dans chacun des cas, nous pouvons voir clairement comment les évènements de l’histoire bengalie pourraient être lus en rapport avec l’histoire européenne. La culture européenne a, bien sûr, dans une période précédente développé les notions de sujet – citoyen autonome et propriétaire et de conscience populaire-nationale qui ont été, toutes les deux, fondamentales pour la construction de la société moderne.

Se centrer sur les ressemblances cependant ne fait qu’obscurcir la spécificité des situations bengalies. Chakrabarty descend à un niveau de conceptualisation plus profond pour éclairer les différences, en expliquant, par exemple, que le concept européen de sympathie, qui est si important dans la formation du sujet moderne, diffère du concept bengali de “hriday” ou, pour indiquer que la notion européenne d’imagination qui joue un rôle fondamental dans la formation de la nation, diffère d’une manière importante de son corrélat bengali. Finalement, au niveau de généralité le plus élevé, ce qui est en question, c’est de savoir si la modernité est, en fait, une notion commune qui peut s’appliquer pareillement à ces divers cas. Autrement dit, pouvons-nous concevoir la modernité comme une notion simple, instanciée (également bien qu’autrement) dans des contextes historiques différents ou devons-nous poser des modernités alternatives qui ne partageraient pas la même base conceptuelle fondamentale ?

Cette question de la modernité (ou des modernités) est examinée, de mon point de vue, avec succès et dans toute sa complexité, dans un chapitre sur l'”adda”, une pratique de rencontres sociales réalisées pour des conversations ordinaires, répandue à Calcutta dans la première moitié du vingtième siècle. Un “adda” consiste habituellement en un groupe d’hommes en général qui se rencontrent régulièrement dans un salon de thé, un café, ou un restaurant pour discuter de l’actualité littéraire, de la culture ou d’autres questions sans portée politique ou utilitaire directe. L'”adda” n’avait pas de portée précise et fournissait un mode de socialité refuge à l’égard des tribulations de la vie urbaine moderne. Selon Chakrabarty, l'”adda” est une solution spécifiquement bengalie au problème général d’être chez soi dans la société capitaliste moderne. De cette façon, l’exposé que Chakrabarty fait de l'”adda” éclaire le rapport entre le général et le particulier. L'”adda” n’est pas une reconstruction de la tradition du salon parisien bourgeois du dix-neuvième siècle, ni l’adoption de la culture européenne du café. C’est une pratique singulière. Et pourtant, comme pour une série d’autres phénomènes partout dans le monde, l'”adda” constitue, selon Chakrabarty, une réponse aux pressions et souffrances de la société capitaliste. Par cette relation au capital, l’exposé que fait Chakrabarty de l'”adda “, pose la question d’un concept commun de la modernité. Dans la mesure où nous voyons divers phénomènes culturels modernes comme des réponses à la société capitaliste ; alors il est clair dans son raisonnement que, bien que les divers modes de réponse soient différents et même incommensurables, ils partagent une relation commune au capital. Un club de bowling aux Etats-Unis par exemple et l'”adda” à Calcutta sont deux phénomènes radicalement différents, socialement réguliers, mais chacun remplit dans son contexte propre le rôle d’un refuge pour des ouvriers ou des éléments de la bourgeoisie à l’égard des exigences instrumentales de la vie du capital. Autrement dit, dans l’argumentation de Chakrabarty, le capital est le fond commun qui rend cohérent le concept de modernité malgré des différences irréductibles venant de contextes sociaux et historiques hétérogènes.

Je suis arrivé au point à partir duquel je dois revenir en arrière et emprunter l’autre ligne d’argumentation que je crois centrale dans le livre de Chakrabarty : sa polémique contre la temporalité du capital et sa proximité de la pensée de Marx, qui sont exposées principalement dans le chapitre intitulé “Les deux histoires du Capital”. Chakrabarty prend chez Marx l’idée fondamentale que la temporalité serait centrale dans la domination capitaliste.
Le capital gouverne par l’imposition sur la société d’une temporalité uniforme et homogène. Chakrabarty appelle Histoire cette idée d’une histoire constituée par la temporalité du capital, une histoire dans laquelle tout le passé est, en principe, posé uniformément comme condition préalable pour le capital lui-même. Marx reconnaît, cependant, qu’il y a une autre notion de l’histoire qui existe toujours dans la société capitaliste, une “histoire 2″ de passés hétérogènes qui ne mène pas nécessairement à la création ou à la reproduction du capital. L'”histoire 1″ doit constamment maîtriser ou assujettir les différences et les multiplicités de l'”histoire 2″. De l’atelier de production aux larges espaces du social, la discipline capitaliste, vise à l’assujettissement de l'”histoire 2″, projet qui, cependant, n’est jamais entièrement couronné de succès. L'”histoire 2″, autrement dit, fait continuellement irruption dans l’histoire capitaliste, interrompant le projet de totalisation de l'”histoire 1”.
Chakrabarty reconnaît l’utilité des vues de Marx et les limites de son travail. Trop souvent, Marx ne réussit pas à développer entièrement les multiplicités radicales de l'”histoire 2″, parce que, de temps en temps, il est trop focalisé sur la logique du capital et aussi, bien sûr, parce qu’il est incapable d’échapper à l’eurocentrisme de son univers intellectuel. En d’autres termes, la radicalité de l'”histoire 2″, ne deviendra plus perceptible que, lorsque, finalement, nous pourrons penser l’histoire sans la médiation de l’histoire de l’Europe. Dans cette perspective, Chakrabarty est un très bon analyste marxiste, qui porte “Marx au-delà de Marx”, au-delà des limitations de sa pensée et de son temps.

L’histoire du Capital, au-delà de l’Europe

Chakrabarty a développé un argument important, comme je l’ai indiqué ci-dessus, sur la coïncidence et le soutien mutuel entre histoire de l’Europe et histoire du capital. Cette coïncidence a été, en effet, réelle et fondamentale durant la période moderne, mais à mon avis elle a touché à sa fin, dans la deuxième moitié du vingtième siècle. L’histoire de l’Europe ne coïncide plus avec l’histoire du capital.
La reconnaissance de cette divergence ne signifie pas que l’eurocentrisme n’est plus actif, dans nos paradigmes ou nos habitudes de pensée. Cependant, cela signifie que la vie du capital a pris un nouveau cours que nous devons travailler afin de le comprendre et de nous y confronter.
Il n’est pas rare d’interpréter ce changement comme le passage de l’impérialisme européen à l’ère de l’impérialisme des Etats-Unis. Mon propre avis est plutôt que le pouvoir mondial ne prend plus du tout la forme de l’impérialisme ; la domination mondiale contemporaine n’est pas fondée sur la souveraineté des Etats-nations, comme les impérialismes européens et ne saurait être centrée sur les Etats-Unis ou sur une autre Etat-nation. Une nouvelle forme de souveraineté est apparue et à partir de là, une nouvelle forme de domination capitaliste en coordination avec elle, qu’Antonio Negri et moi, appelons “Empire”[[Hardt et Negri, Empire, Editions Exils, 2000.
. En tout cas depuis que l’Europe n’est plus le centre de la domination mondiale et depuis que l’histoire du capital ne dépend plus de l’histoire de l’Europe, nos énergies critiques sont appelées à bouger.

Chakrabarty, on pourrait l’objecter, est un historien et donc principalement intéressé par le passé. En fait, comme l’énorme majorité du travail compris sous l’appellation d'”études post-coloniales “, Chakrabarty est principalement concerné par une lecture de l’histoire coloniale sous un nouvel éclairage, lecture qui s’effectue indépendamment et à l’encontre de la domination des récits colonialistes.

Tous les projets historiographiques d’ailleurs, bien que dirigés vers le passé, sont investis dans un projet politique présent. Les études post-coloniales sont en général bien placées pour révéler et contester l’héritage de la pensée colonialiste et les pratiques qui persistent dans le présent. C’est pourquoi il est donc important d’admettre clairement les changements du pouvoir mondial qui, je pense, ont eu lieu lors de la récente décennie. Les résidus de la pensée colonialiste ne constituent pas les piliers centraux des formes contemporaines de domination. Nous devons, ainsi, ajouter à la critique de l’eurocentrisme et à la critique des résidus de la pensée colonialiste et des pratiques dans le monde actuel, une critique des nouvelles formes de pouvoir.

Je voudrais suggérer que nous devrions nous mouvoir au-delà de la critique (de l’eurocentrisme ou de la domination de l’empire) vers des projets constituants. Un concept qui indique cette direction, mais seulement à un niveau abstrait, est celui de “multitude” comme image de la subjectivité sociale. Par contraste avec l’idée de peuple, qui est conçue comme simple sujet, la multitude est constituée d’une multiplicité de forces sociales qui convergent dans une action commune. La multitude me semble être, implicite, dans le travail de Chakrabarty dans la mesure où il insiste constamment sur des différences historiques et sociales et les multiplicités. Le concept de multitude est censé indiquer la persistance inéluctable de la pluralité dans le champ social, mais il ne nous donne pas une série d’éléments fragmentaires, anecdotiques ou inarticulés. Alors que la multiplicité est la condition sociale de la multitude, l’action en commun est son projet, et, donc, la multitude désigne une forme d’organisation qui ne nie pas les différences, mais qui travaille avec tous. En d’autres termes, le concept de multitude fait paradoxalement, tenir ensemble multiplicité et communauté. En ce sens, la multiplicité pourrait être conçue comme le sujet de l’histoire de singularités et d’événements que Chakrabarty envisage.

Je n’ai pas l’intention de suggérer que Chakrabarty ne soit pas conscient de la nouvelle situation du monde et de son importance. Il est prompt à reconnaître que l’Europe que son livre cherche à provincialiser est une Europe imaginaire imbriquée dans les raccourcis et les clichés, une Europe qui persiste dans nos habitudes de pensée. Il me semble, cependant, que le travail de Chakrabarty et les meilleurs courants des études post-coloniales dans leur ensemble, préparent les fondements d’un nouveau projet intellectuel et politique visant à la critique des formes contemporaines de la domination globale et se consacrent à la constitution de formes de sociétés alternatives. Dès lors, la tradition des études post-coloniales peut constituer la meilleure base à partir de laquelle s’engager dans une réorientation de nos énergies critiques et politiques.

Traduit de l’ anglo-américain par Emmanuel Videcoq et Anne Querrien.