Les mouvements sociaux qui ont agité la France en décembre dernier sont encore trop récents pour qu’on puisse en mesurer toute la portée. Mais d’ores et déjà une chose est sûre : on ne saurait l’épuiser. La richesse de faits qui a pu être mise en lumière par cette situation inédite est à vrai dire incroyable. Cette complexité n’a qu’une seule explication possible – et c’est précisément ce que l’on ne cesse pas de mesurer – : le caractère global de la crise. C’est toute la société française qui ici s’est exprimée, dans une convulsion d’autant plus impressionnante qu’elle fut tranquille.
Tous ont été frappés. A preuve : une fraction de la société aussi marginale et déconnectée du réel que la classe intellectuelle n’a pas fait exception à la règle. Elle-même a réagi ou du moins s’est cru obligée de réagir. Et cette secousse, comme toute fracture de l’histoire, a évidemment révélé là aussi beaucoup de choses, cachées ou tout au moins non-dites. La grève a bousculé le non-savoir des intellectuels.
Or ce que ce qui fut assurément un moment d’histoire nous donne à savoir sur nous, ou pourquoi faire du masochisme, sur eux, n’est guère brillant. A force de rire de Sartre qui voulait être « irrécupérable » et ainsi de se prêter, de derrière ou de devant, à toute récupération, les intellectuels sont devenus, nous le constatons avec tristesse, à peu près indéfendables. Alors, comme la sociologie veut que nous nous sentions encore un peu solidaires des coupables, nous apprenons un sentiment que l’histoire intellectuelle, bouffie d’orgueil et pire de vanité, connaît peu : la honte. Heureusement, leur crime est à leur hauteur, et qui dira aujourd’hui la taille de ces intellectuels dans la population ? Même dans la volonté de nuire, ils n’ont plus l’efficace dont ils se plaisent maintenant à nier l’existence dans la fonction messianique, sartrienne, de l’intellectuel de jadis qu’ils se font un mérite d’avoir surmontée là où personne n’eût jamais pu envisager sérieusement qu’ils fussent en mesure de l’endosser. Nous sommes des nains à côté de nos grands-pères, disait Vallès. Il est vrai que son grand-père avait fait la Révolution française.
Misère des intellectuels, faudra-t-il répéter une fois de plus avec Marx. Car c’est aussi ce que cela veut dire, « misère de la philosophie ». Non seulement misère du produit, dans son impuissance à dire le réel, mais aussi misère de ceux qui en portent le discours, de toujours se donner le rôle du juste lorsqu’ils jouent celui du salaud. Leur drame étant que cela se sait toujours un peu – du peu de l’importance que cela a – et qu’eux sont justement les préposés à ce savoir ; ils ne peuvent donc jamais y échapper entièrement, dans toutes les déclinaisons de la fausse conscience même.
Il y eut l’intellectuel passablement insupportable, juché sur une poubelle à la sortie de Billancourt, et il est vrai sans doute que cela put prêter à rire. Donner la leçon au peuple – et ne serait-ce déjà que le constituer comme « peuple », qu’on interpelle, lui qui n’a rien demandé, car c’est souvent la parole de l’intellectuel qui le fait tel – est la marque de quelque outrecuidance de fort en thème qui n’a toujours pas compris qu’il n’est plus à l’école. Il y a là comme une faute de goût contre la laïcité et la règle qui veut qu’on laisse les gens vivre tranquilles chez eux sans leur imposer son ego. Car d’ego à ego, l’un vaut bien un autre et pourquoi certains seraient-ils payés – ou pire, taxés, comme c’est souvent le cas – à subir le mien ?
Reste que la flamme entretenue par l’intellectuel est un fait historiquement avéré. Souvent, tout au moins chez les grands, c’est-à-dire les ego tellement boursouflés qu’ils crèvent et se transcendent, la relation précisément ne reste pas d’ego (de celui qui a la parole, qui a tout) à ego (de celui qui ne l’a pas, qui n’a rien). C’est qu’il y a un troisième terme précisément, la parole, le « symbolique » comme on dit. Or les mots de l’intellectuel, s’ils sont toujours un peu lui – et plus il est médiocre, plus ils ne sont que lui, plus ils se restreignent aux limites de la boursouflure infime de son moi -, lorsqu’ils sont justes, touchent en dehors de lui. Ils sont les mots du circuit, les mots de l’échange. Ils sont les mots de ceux qui les reprennent et qui en font une machine à rêver, à débattre et à vouloir. En ce sens-là la Révolution française fut bien une tourmente intellectuelle, c’est-à-dire non pas instiguée par des intellectuels, comme voudraient le faire croire aujourd’hui quelques semi-intellectuels intéressés à ce que leur engeance aient une prise sur la réalité du mouvement historique et pour cette raison trop contents de reprendre ce qui pourrait être la version moderne de la thèse réactionnaire du complot, mais au sens où quelques grands intellectuels y servirent bien de symboles. Et tout tourne autour des symboles. Le symbolique, voilà quel fut le génie de Sartre qui se trompa tout le temps. Cela veut dire aussi bien qu’il y eut beaucoup de vérités dans ses erreurs, mais des vérités de situation. Ses vérités furent celles d’un public, dont la réalité dépassait son narcissisme, et c’est ce qui fit sa grandeur, dans les dangers mêmes de ce qui ne fut souvent qu’un histrion génial. Son vrai génie fut que souvent, lui qui parlait tout le temps et décidément vraiment trop pour les autres, la parole ne fut pas à lui, et cela dans sa parole même. Comme on disait au bon vieux temps, il exprimait la vérité objective de la situation.
Aujourd’hui, nos intellectuels sont plus prudents, et ils se voudraient plus probes. Ils sont plus intelligents. Du moins ils le disent. La grande découverte de la gauche libérale de la fin des années 70, juste assez tard tout de même pour qu’on ne l’infligeât pas trop explicitement au malheureux avant sa mort, fut que l’on préférait décidément ne pas se tromper avec Sartre. Ce qui est assez extraordinaire, c’est que dans l’histoire récente de la gauche française, ce genre d’adages joue très exactement le rôle d’un argument, qui semblerait signifier que par là-même on ne saurait se tromper. Le problème est qu’il ne suffit pas de ne pas se laisser aller à son enthousiasme naturel d’intellectuel de gauche qui, s’il ne se retenait pas, serait aveuglément généreux au détriment même de ceux auxquels cette générosité serait adressée (car c’est aussi cette générosité de principe quoi que je fasse par ailleurs qui est entendue dans l’adage : nous avons tous voté socialiste ou même Chirac et nous sommes tous de bons bougres), pour être intelligent. On sort même généralement plutôt plus idiot de ce genre d’exercice qu’on y était rentré.
Nous avons trouvé la modération, ou la morale, disent-ils, et ils clignent de l’œil. C’est le grand retour de la « philosophie morale » aujourd’hui. Ou de la philosophie politique, mais comme si le simple fait que cette politique soit philosophique devait signifier qu’elle s’ajuste sur des préoccupations transcendantes, modératrices et en fait éthiques, pour ne pas dire moralisatrices, de toute façon normatives. Le philosophe est là pour dire la norme. C’est une vision assez curieuse de la philosophie et pour tout dire violemment platonicienne. Mais le malheur est que leur norme n’est pas celle de Platon, c’est-à-dire du génie. Très généralement, c’est la norme anglo-saxonne, c’est-à-dire le consensus mou qui doit ne mécontenter personne et faire tenir les gens ensemble, c’est-à-dire maintenir les choses en l’état.
Eh bien, les mouvements de décembre l’ont prouvé, il est impossible de ne mécontenter personne, et du fait même, de maintenir les choses en l’état. Heureusement la société existe et elle n’a pas attendu les intellectuels pour régler ses accords. Lorsqu’elle est décidée à se mettre en colère, qu’y faire ? C’est qu’il y a une réalité contradictoire qu’il faut bien prendre en compte.
Les intellectuels se représentent toujours à eux-mêmes – et aux autres, mais ceux-ci n’y prêtent guère attention – comme en mouvement. Il leur faut absolument être les éclaireurs du progrès, et là même où ils sont devenus en fait les chiens de garde d’une certaine forme d’ordre établi. Alors ils expliquent aux bonnes gens, leur public de droit naturel – ne sont-ils pas les intellectuels ? – qu’ils ne sont pas adaptés, qu’ils ne vont pas assez vite, que la société progresse, etc. Mais de qui se moque-t-on ? Car, quand la société change, c’est bien généralement l’intellectuel qui s’en aperçoit en dernier. Et pour cause : ce qui caractérise cette fraction dominée de la classe dominante, pour parler la langue de Bourdieu, c’est bien une certaine forme d’abstraction sociale dans laquelle elle se trouve. Elle se voit en quelque sorte soustraite du rapport social. Du moins est-ce vrai de ceux qui constituent à proprement parler les intellectuels, c’est-à-dire ceux que leur titre ou leur notoriété a placés dans cette position paradoxale, quel que soit leur métier d’origine, de tenir un discours sur la société, et de ne faire que cela – contrairement au politique qui exerce en plus dans une certaine mesure le pouvoir, et dont le discours, comme on dit, est « accompagné d’effets ».
Dans cette abstraction sociale réside la misère de l’intellectuel, où tout au moins les raisons qui devraient le rendre modeste, dans ses prétentions mêmes à tenir un discours sur la société. Qu’elle ne soit pas une raison de se taire, c’est certainement une vérité qu’on aurait tort d’oublier. Le discours de la professionalisation et du désengagement social est un des pièges qui guette l’intellectuel de l’après-guerre froide. Mais celui-ci revient toujours à la soumission à l’ordre du monde comme il va et à l’abdication de la fonction critique de l’intellectuel, qui pourrait bien pourtant, une fois prises les précautions d’ego nécessaires, constituer le service minimum que nous devons aujourd’hui à la société. On nous forme, on nous paie. Mal, mais enfin on nous nourrit au prytanée. Eventuellement on nous donne de la reconnaissance en plus, ce qui est bien satisfaisant pour nos petits ego boursouflés, marqués à vie de ce que bien qu’ayant fait plus d’études et étant plus intelligents comme on dit, nous n’ayons pas le pouvoir dont dispose nos frères énarques et quelques autres – d’où le besoin de reconnaissance sans limite qui fait la faiblesse de l’intellectuel. Alors, réduire tout cela à un métier, comme essaient de le faire souvent ceux qui en fait, par ce discours faussement critique et distancié, aspirent à exercer réellement le bon vieux magistère de l’intellectuel (mais en vous donnant matière à accepter plutôt qu’à rêver) est franchement malhonnête. Que l’intellectuel exerce souvent un métier et que la moindre des probités soit d’avoir la modestie de faire face aux obligations qu’il comporte – il est payé comme tout le monde – est une évidence qui mérite d’être rappelée. Mais trop de fausse modestie ne sied point. Perdant dans l’économie réelle, celle des pouvoirs et de la monnaie, l’intellectuel aspire toujours à être gagnant dans celle du symbolique, et il y réussit assez bien, même lorsque, médiocrement comme aujourd’hui, il proclame la mort des intellectuels. L’intellect de l’intellectuel va toujours au delà de son métier, depuis le Manifeste des intellectuels et même auparavant, avant qu’on invente cette figure moderne de « l’intellectuel ». Il y a le risque d’un magistère indu là-dedans – n’est-ce pas toujours ce à quoi nous aspirons ? Mais il y a certainement aussi un devoir. Et, de toute façon, dans la mesure où l’intellectuel est en fait incapable de réprimer cette pulsion (faire la leçon aux autres), la question est de savoir ce qu’il en fait, comment il la gère, la limite, la critique et l’emploie. C’est une question d’éthique personnelle et là se tient l’éventuelle probité de l’intellectuel.
Force est de constater qu’à ce point les temps ne sont pas à l’honnêteté. Les intellectuels sortent certes échaudés mais aussi souvent trop contents de l’être de l’expérience de la gauche au pouvoir. Nous avons trouvé la sagesse, disent-ils et ils clignent de l’œil, et certains frottent tout de même, l’air un peu gêné, leur main endolorie de n’avoir trop longtemps pas écrit, ou du moins pas écrit ce qu’il fallait écrire, de ne pas être intervenu en d’autre termes. Mais on y prend goût, et maintenant, toute honte bue, on écrit carrément n’importe quoi. On intervient certes de nouveau et même trop (au sens de l’interview ou de la publicité), mais on a perdu tout désir d’intervenir au sens de changer les choses, de modifier la situation réelle de la société. C’est qu’on a bien compris que c’était peine perdue, que la parole des intellectuels ne pouvait changer la société. Mais on oublie une seule chose, pourtant fort évidente à considérer l’histoire : c’est que, si les intellectuels bien sûr ne changeront jamais la société, d’autres la changeront pour eux. D’autres au sens de tout un chacun, des acteurs sociaux eux-mêmes qui, par construction, sont seuls en mesure de changer quelque chose au système, dont ils sont le vécu et les craquements tout à la fois. Parmi ceux-là, les intellectuels certainement, mais qui de ce point de vue ne sont pas des acteurs privilégiés, mais feraient mieux de faire comme tout le monde, c’est-à-dire de vivre et de lutter. En revanche il est possible que la parole des intellectuels quant à elle – mais en tant qu’elle est déconnectée d’eux, qu’elle transcende la petitesse de leur savoir, qui est aussi leur ego – ait quelque chose à faire là-dedans. Non pas au sens où elle serait transformatrice, mais au sens où elle peut être un vecteur de transformation, donner des mots et des images pour comprendre et pour lutter. Reste que ce sont toujours les agents sociaux qui se comprennent eux-mêmes, plus ou moins bien, dans un accouchement plus ou moins difficile ou impossible de ce qu’on appelle la conscience de soi, et, faut-il le dire, avec ou sans les mots de l’intellectuel. Là où l’intellectuel se comporte comme un salaud et retire ses mots et sa passion du service de ceux qui souffrent et de ceux qui luttent, de ceux qui ont raison de se révolter, là où l’histrion refuse de jouer la comédie et de donner le moral à Billancourt, Billancourt se passera bien de la morale qu’on prétend alors lui proposer en guise de moral. Tout le monde a besoin d’espoir, mais personne n’a besoin de leçons, c’est le principe le plus élémentaire de la démocratie, et le rappel de décembre est sans appel : les masses, comme on dit, massivement trahies par leurs élites, n’ont pas attendu qu’on pense pour elles.
Qui pense ? Tout un chacun, et pas seulement toi, ne l’oublie jamais. Sartre était peut-être histrion, mais il n’était pas professeur. Il allait à la rencontre de combats déjà faits et il avait raison. La vérité est dans la rue, voilà un propos qui n’est pas agréable à entendre et qui fleure bon le populisme, mais qui a toujours du vrai. Si des gens sont en colère, ils doivent bien avoir leurs raisons, et suivant le vieil adage repris par Sartre qui, en cela, décidément avait toujours raison, « on a toujours raison de se révolter ». Celui qui commence à accepter l’idée qu’il puisse y avoir une révolte réelle (et nous avons eu affaire à une révolte, de grande ampleur) sans motifs est un traître et ne mérite pas le nom d’intellectuel. Tout juste celui de professeur. Qu’il aille enseigner ses ouailles et qu’il ne se mêle plus de la vie publique. Le bon peuple a autre chose à faire qu’entendre une fois de plus pourquoi il devrait se laisser tondre. Un intellectuel qui ne se défie pas principiellement des pouvoirs, et d’abord du pouvoir qui est le sien, est un chien, et nous le sommes tous un peu. Nos pouvoirs, si minimes ou « symboliques » soient-ils apparemment – mais le symbolique compte plus qu’on ne le croit souvent, nous sommes payés pour le savoir – nous entraînent toujours en une trop grande collusion avec ce qu’on appelle « les pouvoirs ». Alors tenons notre garde et, tous chiens soyons-nous, soyons le bien au moins et n’oublions pas d’aboyer. Mais la garde, il faut la tenir à l’extérieur, non à l’intérieur, pour empêcher ces pouvoirs d’approcher trop près des marges de la cité, là où aujourd’hui plus que jamais tant d’hommes se voient par eux refoulés. A ceux-ci on a tout pris et il ne reste plus que la parole. Encore ont-ils souvent du mal à la tenir (pas tant cependant que nous nous plaisons à nous le représenter) et fait-on tout pour la disqualifier. Alors ne participons pas à cette stratégie globale d’occultation de la parole qui est celle de notre société, et dans laquelle les intellectuels pourraient avoir une responsabilité écrasante, dans l’entretien de la conversation policée qui constitue la toile de fond de ce que sans rire on nomme le débat démocratique[[Cf. l’article remarquable de Sandra Laugier : «Conversation et démocratie Emerson, Thoreau, Rawls», dans Futur antérieur, 1994/ 1, p.71-94.. La parole des forces sociales est incongrue comme est celle de l’histoire. Répétons-la, amplifions-la, aboyons-la ! C’est encore ce que nous avons de moins déshonorant à faire. Là où on lutte, là est engagée la parole de l’intellectuel. Non au sens où la lutte serait créée par son engagement, mais au sens où elle l’engage, elle gage sa parole, qui est due. L’intellectuel n’a pas le droit de raconter n’importe quoi, d’ignorer la parole qui précède toujours déjà la sienne, et qui est celle de ceux qui sont directement concernés. Alors il leur doit au moins de se taire, s’il n’a rien à dire ou s’il n’est pas vraiment touché, si sa position sociale l’écarte des problèmes en débat – car le débat existe sans lui de toute façon, parfois mieux, parfois moins bien, quels que soient ses retraits ou ses regrets. Ou, s’il parle, cette parole qui est la sienne n’a de valeur que dans la mesure où elle rencontre celle des autres, et tient compte de ce fait majeur qui est le propre de tout rapport social et de tout conflit humain : « ça parle », toujours déjà sur ce terrain même dont nous prétendons parler.
Le discours sourd, autiste, indifférent à ce formidable et indistinct fonds de paroles qui excède de toute part celle qui est circonscrite dans les limites des règles procédurales qui font leur démocratie (celle de sciences-po ou celle à l’anglo-saxonne, non la nôtre assurément) et que l’on nomme habituellement la société, voilà ce que nous avons entendu en décembre, lorsque, ce qu’ils considèrent comme l’une d’entre eux, parce que dit-on, « son syndicalisme pense » (comme si le traminot, lui, ne pensait pas), étant mise à mal, ils se sont crus obligés de voler à son secours, avec une clarté à vrai dire inespérée. Alors une classe intellectuelle abrutie et infatuée de ses reniements et de son renoncement à la pensée, c’est-à-dire à la pensée ouverte sur les autres et sur le monde, a étalé aux yeux du public l’abîme qui la sépare maintenant de la société. Les intellectuels ont clairement choisi le camp des possédants et des dominants, celui de la parole instruite et monopolistique, celle qui refuse la parole aux autres, et qui ne sait pas écouter que cela pense et pensait avant nous là où cela ne pense pas comme on a appris à penser. L’orgueil de la science et la bassesse de l’égoïsme ont ici opéré leur fusion attendue, dans ce qui, il y a vingt ans eût été miraculeux (ce sont pourtant ceux qui auraient crié alors au miracle ou plutôt au scandale qui aujourd’hui sont aux commandes de ce petit monde intellectuel, dans l’inflation de fausse monnaie qui le caractérise maintenant) : les intellectuels français viennent de passer à côté de ce qui fut le plus grand mouvement social de l’après-guerre. Ils n’y ont rien compris, rien vu, rien su, n’en ont même pas repéré ne serait-ce que l’importance, à défaut d’adhérer à son contenu, se contentant de répéter les mêmes discours tout prêts qui se sont déjà révélés pour ce qu’ils étaient dans cette première grande fracture entre le commun et ce qui n’est déjà plus ses élites que fut le référendum de Maastricht, à savoir inaudibles. S’ils furent inaudibles (qui dans la population s’est intéressé à l’appel d’Esprit ? seuls des intellectuels purent même le blâmer, et ma colère est une colère d’intellectuel), c’est qu’eux-mêmes n’entendaient pas ce qu’il y avait à entendre : la parole des autres, la parole de la rue. Et s’ils n’entendaient pas, c’est qu’ils n’écoutaient pas, trahissant en cela, mais suivant une pente bien propre à l’intellectuel, la fonction essentielle du même intellectuel : non simplement parler, mais, par sa parole, écouter, et écouter par prédilection ce qui ne lui est pas immédiatement audible, aller chercher la vérité là où elle se trouve, c’est-à-dire dans la parole de l’autre. En ces heures difficiles, il faut le dire, seul Pierre Bourdieu, dont on sait pourtant qu’il ne fut pas tendre avec la fonction ni la personne de l’intellectuel, des intellectuels qui furent toujours ses ennemis, peut-être parce que trop attiré par ce rôle pour ne pas l’exécrer, sut sauver l’honneur de la classe intellectuelle française et porter cette charge écrasante qu’il avait tant haïe.
Certaines mesures sont bonnes dans le plan Juppé, disent-ils. Mais personne n’en a jamais douté ! Seulement il ne s’agit pas d’un débat théorique, d’école, en bonne société. Le problème n’est pas de savoir si ce plan est bon ou non pour les autres. Le problème est que les autres n’en veulent pas. Ce ne sont pas quelques manifestations qui ont eu lieu. La France entière a été paralysée pendant un mois, et c’est dans la France entière, là où personne n’avait jamais manifesté, que des millions de personnes sont descendues dans la rue, à répétition, inlassablement, avec la ténacité d’un refus ineffable, qui est celui précisément de tout ce qu’on leur a imposé, de toute cette parole qu’on a tenue sur elles et faudrait-il dire pour elles depuis des années. On s’est substitué à ceux-là et en voilà assez. La gauche est arrivée au pouvoir en 1981 sur fond de paroles, et, à tous ces gens, modestes ou moins, des paroles parlaient. Elles leur parlaient tant est si bien que, d’une certaine façon elles étaient leurs : en effet, ils en parlaient. Et puis, la rigueur et le sérieux venant, on leur a retiré ça, on leur a retiré la parole. Eh bien, ils en ont aujourd’hui assez de toujours écouter, d’écouter ce qu’ils ne peuvent entendre parce qu’ils ont de très bonnes raisons – raisons que bien des intellectuels aujourd’hui ne peuvent plus comprendre – de ne pas vouloir les entendre. On veut leur bien. Certes – encore que nous aussi nous ayons nos bonnes raisons d’en douter : contrairement à beaucoup d’intellectuels de gauche, nous n’arrivons pas vraiment à croire que Juppé et Chirac soient de grands progressistes, pas plus que leurs émules socialistes qui auraient volontiers pris les mêmes mesures d’ailleurs, et que soutenir la politique sociale de Chirac comme hier celle de Mitterrand soit un grand acte de courage civique. Mais le problème n’est pas là. Ces gens, ceux-là, « ils », c’est-à-dire aussi bien tout un chacun d’entre nous, en tant qu’il est dans la marmite avec les autres et non une tête pensante ou se croyant telle, veulent-ils qu’on pense pour eux, qu’on veuille leur bien à leur place ? Voilà ce qui ne peut plus durer. Celui qui dit vouloir le bonheur d’un peuple, tue-le au plus vite, sa prétention à vouloir faire ton bonheur pourrait bien entrer dans quelque contradiction avec ta liberté, disait en substance le jeune Fichte. Et il avait raison sans doute : de quel droit quelques-uns prétendront-ils disposer du bonheur des autres et décider a priori de ce qui est bon pour eux ? Si ce n’est à la rigueur du droit de la représentation légale – encore faut-il que le gouvernement demeure socialement légitime, accepté, ce dont on peut parfois se poser la question dans les moments de grande crise, comme en décembre dernier. Mais les intellectuels, qui ne sont pas élus, choisis ni de droit divin aimés, n’ont pas, n’ont jamais eu et n’auront jamais un tel droit. Alors, qu’ils jouent le rôle d’aiguillon critique, qu’ils aident le peuple à régler ses comptes avec ses gouvernants ou qu’ils interviennent sur le front de tel ou tel conflit social, là où les forces sont en lutte. Mais qu’ils ne servent pas de la caution la plus dérisoire et la plus misérable qui soit aux ordres établis, caution sans écho du reste parce qu’inaudible, puisqu’elle tombe à côté de la société.
Il y a l’erreur plutôt sincère, dira-t-on, de ceux qui se sont interdits à eux-mêmes la position traditionnelle de l’intellectuel en surplomb qui se permet de juger et de trancher de tout, fort de son insurrection permanente. Ceux-là ont voulu renoncer à ce privilège qui est de poser toujours les problèmes et de croire être le seul à les poser, et ont fait effort pour les résoudre, ou plutôt contribuer à leur résolution, se mettant en l’occurrence à la remorque des politiques. Mais attention à ce que d’orgueil peut cacher cette sonore modestie, orchestrée à grands renforts de déclarations médiatiques. A prétendre à la solution, on finit par définir aussi le problème, et on refuse aux autres la liberté d’en changer la donne. Ignorance de la société et de l’histoire : voilà ce qui, toujours guettera l’intellectuel.
Ils ont trouvé le bonheur, et la sagesse disent-ils, et ils clignent de l’œil. Ils ont trouvé aussi la tempérance de l’intellectuel, disent-ils, ceci expliquant cela. Quelle incontinence de discours, de certitudes et de leçons pourtant ! On se retrouve comme à Maastricht, entre l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée. Il y a une fracture dans la population, comme on dit, entre ceux qui sont modernes, adaptés, dans le vent, et la France archaïque, qui disparaît, et met cependant beaucoup de millions de personnes dans la rue à disparaître. Pourquoi ne pas dire : il y a ceux qui vivent dans les salons, et qui profitent du progrès, et ceux dont le travail permet ce progrès, et qui pour l’heure en souffrent plutôt ? Cette analyse serait archaïque assurément, mais elle a du vrai. Ne serait-ce qu’un peu de décence, un peu de morale, un peu de lucidité sur soi-même devrait conduire à la faire.
C’est en effet de morale qu’il faudra parler aujourd’hui aux intellectuels. S’il est une valeur qu’ont oublié les petits-bourgeois repus de soixante-huit, c’est bien celle-là en effet. Non pas pour l’asséner aux autres assurément, grévistes ou Etats du Tiers-Monde dissidents du nouvel ordre mondial ! Jamais on n’a autant eu ce mot à la bouche, au point que c’est indécent. Mais ils ont complètement négligé de l’appliquer à eux-mêmes. L’homme abstrait fait bien les affaires de l’intellectuel concret, et à exporter leurs Droits de l’Homme au bout du monde, ils en oublient un peu d’envisager les droits de l’autre homme – celui qui est dans la rue ou dans la guerre – de ne pas penser comme eux. Alors ils appuient sur le bouton du haut de leur confort, ou du moins se réjouissent que d’autres (politiques, militaires) appuient pour eux.
Mais les autres, il faudra bien y penser un peu. Ils sont là, et la rue est toute prête à les accueillir. Il faudra bien entendre leur voix, sauf à fermer ses fenêtres du boulevard Saint-Germain. Le ralliement de l’intellectuel à la voix de l’économie, de la rigueur, de la gestion, loin de constituer comme on le voudrait une preuve de sérieux, n’est rien d’autre que le symptôme du triomphe de la logique du Même, qui est aussi celle de l’égoïsme – y compris de celui des intellectuels. On nous dit que c’est par intelligence, voire par idée de derrière la tête, qu’on sacrifie au système, en vue de l’intérêt bien compris des travailleurs. Car, c’est avéré, il n’y a que l’économie libérale pour nous sauver. Voilà la parole de la gauche bourgeoise, qui redécouvre avec l’émerveillement prétendu du second degré la platitude de la loi d’airain du marché. Mais qui sont ces gens, qui nous ramènent le système ? Où vivent-ils, que font-ils, à qui parlent-ils, de qui sont-ils affidés ? « Qui parle ? » enfin ! Cette interrogation des années soixante leur paraîtrait périmée. Ils en manifestent la criante vérité.
Sans aucun populisme – car « le Peuple » n’existe pas, il est une invention typique d’intellectuels -, il s’est constitué un microcosme de l’intelligence, ou plutôt de gens se croyant intelligents, qui est nuisible à l’intelligence collective, et qu’il faudra bien court-circuiter, au delà de radios, journaux, revues et télés, si l’on veut se remettre à penser, c’est-à-dire à avoir une pensée en prise sur le réel. Or le réel n’est nulle part ailleurs que dans ce qui est déjà dit, dans ces paroles confuses et pourtant très claires qui montent de la rue et qu’on échange sans arrêt dans le grand procès historique de la négociation collective. Là où la négociation s’est interrompue parce qu’on a voulu l’assourdir, au nom du primat de cette parole gestionnaire qui ne sort pas d’elle-même, puisqu’elle ramène tout à l’ordre établi, alors surgit le cri. Sachons faire silence et l’écouter. Sinon nos paroles propres se condamneraient à peser à l’avenir pour ce qu’elles valent, c’est-à-dire aussi peu que nos personnes.
En défendant l’ordre qui leur profite et auquel ils se sont résignés parce qu’il leur profite, les intellectuels se sont aujourd’hui réduits à leurs simples personnes. Ce n’est pas bien grave en soi, et il n’est pas sûr que la perte soit objectivement très grande. Mais il se pourrait aussi qu’il y eût une attente déçue, que, pour d’autres, cette parole manquante au sens où elle manqua d’être la leur, fût objet de tristesse et d’inquiétude. Et cela, c’est impardonnable.
Dans la pédagogie d’une certaine gauche, on joue au médecin qui fait mal. Mais c’est pour le bien du patient… On feint d’être de droite pour être plus à gauche. C’est ce que l’on nomme sérieux, ou maturité. Mais faudra-t-il à ceux-là rappeler la leçon de Sartre, qui est que ce que l’on joue, on l’est, puisqu’on n’est que cela. Si innombrables sont les détours de la « mauvaise foi ». A force d’être trop intelligent, on en devient bête.
Ainsi, en cette fin de siècle, les intellectuels intelligents de la démocratie avancée, ceux qui crachent aujourd’hui sur Sartre, auront somme toute réussi à inventer quelque chose, ou tout au moins à le réinventer, c’est-à-dire à l’agir : le personnage du salaud sartrien.