Globalisation et transformations socio-économiques

L’impact de l’ALENA sur les travailleurs : quelques théses

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L’arrière-fond macro-économique

1. Depuis une décennie[[Ces thèses ont été présentées par l’auteur dans une table ronde sur l’ALENA et le travail à Sacramento (Californie) en septembre 1993., le gouvernement mexicain poursuit une politique économique impopulaire, sous le signe de la « stabilisation » et de la « modernisation », en prétendant que des mesures d’austérité sont « améres mais inévitables ». C’est cette politique qui a amené le Mexique à un processus d’intégration économique plus poussée avec les Etats-Unis.

2. Pour comprendre le sens véritable de ce processus d’intégration, nous devons d’abord examiner le tableau économique des années 80. Entre la récession de 1981-82 et l’année 1990, les économies canadienne et américaine ont créé 18 millions d’emplois nouveaux.

3. Durant les années 80, l’économie mexicaine est tombée dans une stagnation presque complète (0,8 % de croissance annuelle en moyenne et perte de 50 % du pouvoir d’achat des salaires réels).

4. A la fin des années 80 la population active du Mexique était de 28 millions de personnes : un million de plus qu’au début de la décennie. L’industrie maquiladora n’a créé pendant ce temps que 347 000 emplois (pour la plupart dans l’électronique, les pièces automobiles et l’industrie textile).

5. Le Mexique a adhéré au GATT en 1986 et depuis lors, ses tarifs extérieurs sont passés de 100 % en moyenne à 10 % aujourd’hui. La protection non tarifaire reste importante, particulièrement dans l’agriculture et les services bancaires. Mais si l’économie mexicaine, il y a sept ans, était fortement protégée, aujourd’hui elle est une des plus ouvertes au monde.

6. Les organisations financières internationales, fortement influencées par le gouvernement des États-Unis, ont promu une réorientation du rôle de l’État dans l’économie mexicaine. On a assisté durant les années 80 à un programme d’ajustement structurel qui avait pour principales composantes la restructuration complète de la finance publique, la privatisation d’entreprises publiques et la déréglementation.

7. L’industrialisation par substitution d’importations, stratégie de développement orientée à partir des années 40 vers le marché national, a été transformée durant les années 80 en industrialisation orientée vers l’exportation.

8. Le gouvernement des États-Unis, et en particulier les organismes de sécurité nationale, considèrent l’ALENA comme une occasion pour consolider et formaliser ces changements structurels, s’assurant de la sorte que personne ne les remettra en cause.

Intégration, création et destruction d’emplois

9. Depuis le début des négociations sur l’ALENA, le président Salinas de Gortari accélère le bradage du Mexique au capital transnational sous le signe du « libre-échange ». Selon la thèse de Salinas, il n’y pas d’autre option.

10. Le libre-échange est présente comme « inévitable » et comme créateur d’emplois. On dit également qu’il apportera la démocratie et qu’il permettra au Mexique de rejoindre le « premier monde ». Pour une population active de 28 millions de personnes, dont la moitié est durement affectée par le chômage ou le sous-emploi, les promesses de l’ALENA en matière de croissance et de création d’emplois sont très tentantes.

11. Mais la thèse selon laquelle l’intégration économique permettra la création de nombreux d’emplois bien payés est frauduleuse. Le marché du travail ne s’est même pas encore remis de la restructuration économique sévère lancée en 1982. Les licenciements sont rampants : un récent rapport de l’INEGI (institut national de géographie, de l’information et des statistiques) indique que pour la période 1980-avril 1993, un niillion de travailleurs ont perdu leur emploi dans l’industrie.

12. Selon Vicente Camposeco (dirigeant de la CANACINTRA, chambre de commerce des industriels), entre janvier 1992 et janvier 1993 l’industrie mexicaine a perdu 251.000 emplois directs, pour la plupart dans les petites entreprises et micro-entreprises.

13. L’austérité, la déréglementation et les politiques de restructuration ont bénéficié uniquement aux firmes multinationales et à quelques grands groupes financiers et industriels mexicains, tout en signifiant, pour les travailleurs, plus de chômage, des salaires plus bas et un climat fortement anti-syndical.

14. La baisse unilatérale des tarifs douaniers pendant trois années consécutives à partir de 1985, a dévaste, des industries qui étaient protégées depuis les années 30. Les industries technologiquement arriérées étaient les plus du rement frappées : 50 % des usines textile et 28 % des unités de production du cuir ont disparu, ainsi que la quasi totalité de la production mexicaine d’appareils électroménagers et de biens de production.

15. A partir de 1983, l’État – le plus grand employeur du pays – a essayé de réduire son déficit en éliminant des emplois, en imposant une limite aux salaires du secteur public et en vendant des entreprises publiques après avoir licencié des milliers de travailleurs (en particulier dans la sidérurgie et dans l’industrie du sucre).

16. Durant le mandat de Salinas, 75 000 travailleurs du PEMEX (l’industrie du pétrole dont l’état est propriétaire) ont été licenciés. La même menace plane sur 35 000 autres travailleurs de cette entreprise.

17. Durant les années 80, les coupes dans le budget social de l’État ont contribué à la détérioriation des conditions de travail et de vie déjà fort déprimantes. L’accès réduit à la formation ne fera qu’accroître, et pendant des générations, les rangs de la population active non qualifiée.

18. La restructuration de la production automobile, dans le sens d’une participation importante aux marchés internationaux et une grande intégration verticale, a signifié des fermetures d’usines et la perte de nombreux emplois (par exemple, 20 000 pertes d’emplois directs et indirects pour les Vehiculos Automotores Mexicanos (VAM) et Renault Mexicana en 1986.

19. Nous assistons également à un processus de restructuration et de privatisation particulièrement sévère dans la sidérurgie : plus de 10 000 travailleurs licenciés et la fermeture d’usines importantes à Monterrey, à Chihuahua, à Ecatepec et ailleurs. Entre 1990 et 1991, les Altos Hornos de Mexico (Hauts fourneaux du Mexique) ont réduit leur personnel de 24 000 à 12 000 personnes.

20. L’emploi total engendré par les maquiladoras est passé de 120 000 en 1980 à 467 000 en 1990. En 1980, on comptait 620 unités de production, tandis qu’en 1990 il y en avait 2007. 87 % de ces unités sont situées dans des villes frontalières avec les Etats-Unis ; quatre Etats mexicains concentrent plus de 75 % de ces entreprises (Baja California et Sonora accolés à la frontière californienne, Chihuahua et Tamaulipas à la frontière texane).

21. Les maquiladoras liées à l’industrie automobile sont passées de 53 en 1980 à 121 en 1987. Général Motors possède à lui seul 48 unités de production, lesquelles emploient 50 000 travailleurs mexicains.

Emplois et salaires: gagnants et perdants

22. Entre 1982 et 1987, la sous-évaluation moyenne du peso par rapport au dollar, selon des sources officielles, était de 35 %. Cela signifie que les salaires mexicains, mesurés en dollars, sont passés de 2,96 dollars de l’heure en 1980 à 1,37 dollars en 1987.

23. En 1990 le salaire journalier moyen était de 30 000 pesos (l’équivalent approximatif de trois salaires minima), c’est-à-dire 9,50 dollars par jour (pour un temps de travail hebdomadaire de 47 heures en moyenne). Ce montant reprèsente le salaire horaire moyen dans les industries du sud-ouest des Etats-Unis.

24. La dévaluation du peso par rapport au dollar fut énorme en 1982, en 1987 et pendant une partie de 1988. Le peso descendait en valeur à un taux quotidien fixe de 1989 à 1991, qui a augmenté en 1992-93. Ceci nous donne une idée des subsides à l’industrie nord-américaine que représentaient nos bas salaires, spécialement dans l’automobile et l’électronique.

25. On a estimé que pour l’année 1990 l’industrie nordaméricaine a économisé 25 000 dollars par salarié grâce aux maquiladoras, chiffre qu’il faut comparer aux 10 milliards de dollars du service de la dette mexicaine cette même année. Les bas salaires constituent une orientation profonde, grâce à la coalition des firmes nationales et multinationales qui soutiennent la politique du gouvernement.

26. Pour juger de l’impact négatif de l’ALENA sur les firmes mexicaines, il est important de prendre en considération leur taille relative, leur capacité à améliorer leur productivité, leur base technologique et leur capacité à mettre en œuvre des stratégies de marketing. Les limites des entreprises mexicaines se sont manifestées à tous ces niveaux dans les années 80.

27. L’ALENA provoquera de sérieux dégâts dans les secteurs où les firmes nationales sont petites ou moyennes et ont des niveaux de productivité et de qualité bien au-dessous des normes interntaionales : textile (vêtements de qualité), pièces pour automobiles, pétrochimie.

28. Certaines industries qui fonctionnent à fort coefficient de travail (labor-intensive) pourront être attirées au Mexique, mais les productions modernes qui exigent une haute technologie et une force de travail hautement qualifiée resteront probablement aux États-Unis.

29. Globalement, le travail non qualifié et manuel perdra le plus, que ce soit aux États-Unis, au Canada ou au Mexique.

30. La population totale du Mexique représente environ un tiers de celle des États-Unis mais son PNB est 25 fois plus réduit. Le décalage en productivité est dans une proportion de 1 à 8.

31. Néanmoins, les bas salaires combinés à la haute technologie rendent possibles, dans les usines d’automobiles situées au Mexique, à la fois d’excellents niveaux de productivité et des coûts de main d’œuvre 12 fois moins importants qu’aux états-Unis, grâce aux économies en salaires et en avantages divers.

32. L’ALENA ne renforcera les firmes mexicaines que dans les secteurs qui jouissent déjà d’avantages comparatifs : le verre, la bière, les ciments, certains produits de la sidérurgie, les équipements de bureau, ou bien les entreprises transnationales de l’industrie automobile et de l’électroménager.

33. Pour promouvoir les usines maquiladoras, le gouvernement mexicain offre aux investisseurs des bas salaires, l’absence de syndicats efficaces, des contrôles écologiques laxistes, des nomes de santé et de sécurité peu exigeantes, des règles spéciales en matière de tarifs douaniers et de taxation pour les usines situées à proximité du marché nord-américain. Si les « accords annexes » de l’ALENA étaient mis on oeuvre, ils n’apporteraient aucun remède à cette situation.

34. La production des maquiladoras a accéléré la restructuration industrielle aux États-Unis et a montré le chemin d’un développement similaire dans l’industrie mexicaine. L’industrie maquiladora est la deuxième source de devises pour le Mexique et produit environ 45 % des exportations du pays, ce qui explique pourquoi sa croissance et son évolution dépendent si étroitement des cycles économiques aux États-Unis.

35. La production des maquiladoras a permis aux firmes transnationales de rompre avec leurs schémas « tayloristes » et « fordistés » rigides et de mettre en place avec succès des formes « flexibles » d’organisation du travail et des technologies nouvelles dans des sites presque vierges, avec une force de travail « vierge » (sans expérience du travail industriel et de l’organisation syndicale).

Changements dans les conditions de travail

36. Dans l’industrie, les Pires conditions de travail au Mexique sont associées aux maquiladoras, système de production qui s’est étendue à l’industrie automobile dans les années 80.

37. Dans les maquiladoras, les directeurs (plant managers) sélectionnent leur main d’œuvre de façon draconienne, en éliminant les travailleurs les moins productifs et les moins dociles, et en recourant beaucoup au travail temporaire. Le roulement du personnel atteint parfois 15 % par mois, si bien que les directeurs doivent compter avec un remplacement complet de la foire de travail chaque année.

38. Le travail d’assemblage au Mexique, comme partout, est de nature monotone, exige peu de qualifications et est sujet à des accélérations constantes dans son rythme. L’absence de moyens pour faire respecter les fais en matière de santé et de sécurité signifient que les travailleurs ont une chance sur trois chaque année de pâtir d’un accident du travail.

39. Parmi les conditions les plus mauvaises : le bruit excessif, la présence de produits chimiques classés comme nocifs aux États-Unis, et les atteintes à la vue provoquées par les travaux manuels de détail.

40. Des enquêtes indiquent que les travailleurs des maquiladoras eux-mêmes classent la pollution dans l’entreprise et dus leur quartier parmi les problèmes les plus graves qui les préoccupent.

41. En général les ouvriers revendiquent non seulement des augmentations de salaires, mais aussi davantage de démocratie syndicale, puisque les bureaucrates syndicaux (les charros) sont souvent les premiers à écraser un mouvement de la base qu’ils ne contrôlent pas.

42. Les conditions de travail se sont dégradées de deux autres façons : premièrement, les attaques contre les contrats collectifs (suppression ou modifications importantes), avec prolongement rat réduction abusive de la journée du travail, la délocalisation ou la fermeture d’usines, tout cela étant provoqué par le rétrécissement du marché interne, la dérégulation et l’ouverture commerciale. Deuxièmement, l’automation des usines et la « simplification » des emplois, ce qui a provoqué une dégradation du marché du travail national (notamment disparition des postes qualifiés), une dégradation des relations entre patronat et ouvriers (prohibition des coalitions de grévistes, interdiction des pétitions en faveur d’une grève, d’autres formes de répression) et une réorganisation complète des processus de production (notamment dans l’électronique, le textile, l’automobile, les machines-outils, les télécommunications et les services bancaires).

43. Ces phénomènes ont rendu possible un contrôle patronal accru sur le lieu de travail et entminé des risques physiques nouveaux, une plus forte intensité du travail, une plus haute productivité et l’élimination de certaines catégories de travailleurs.

44. La stratégie du gouvernement consistant à miner les conquêtes sociales des ouvriers afin d’imposer des politiques d’austérité, s’est combinée parfaitement avec les stratégies des entreprises fondées sur des changements dans l’atelier. Le climat anti-syndical est basé on grande partie sur ces tendances.

Marchés du travail et grandes tendances des flux migratoires

45. Salinas de Gonati insiste sur l’idée que seul J’ALENA peut assurer que le Mexique exportera des produits de haute qualité et bon marché, plutôt que d’exporter des travailleurs. L’épouvantail d’une émigration massive est brandi pour déguiser le projet que Salinas nourrit pour le Mexique: en faim un paradis pour les firmes américaines et canadiennes qui pratiquent une politique de bas salaires.

46. L’intégration du marché du travail entre le Mexique et les États-Unis, déjà bien inscrite dans les faits sans aucun accord (la question a d’ailleurs été formellement exclue des négociations sur VALENA), révèle clairement quel rôle les entrepreneurs assignent au Mexique dans la restructuration de l’économie nord-anéricaine.

47. Durant les années 80, le gouvernement nord-américain a sciemment créé une zone spéciale des deux côtés de la frontière États-Unis-Mexique, dans les États de Californie, Arizona, Nouveau Mexique, Colorado et Texas et, du côté mexicain, en Baja California, Soutra, Chihuahua, Nuevo Leon, Coahuila et Tannaulipas. Cette région frontalière possède une force de travail importante mais fragmentée, connaissant un faible taux de syndicalisation et des écarts de salaires importants.

48. En raison du programme d’austérité, la migration saisonnière du Mexique vers les États-Unis est passée de 1,8 million en 1980 à presque 8 millions en 1992. Autrement dit, presque un tiers de la population active mexicaine (un total de 28 millions de travailleurs) est entré dans le marché du travail nord-américain (ou une partie de celui-ci) pendant au moins quelques mois chaque année.

49. Selon le recensement officiel des États-Unis en 1990, 3,5 millions de travailleurs hispaniques participaient à des activités industrielles, y compris le bâtiment et la mine. Ils représentaient 13 % de la force de travail totale employée dans ces activités.

50. On sait généralement que les ouvriers mexicains ont les emplois les moins bien payés et les plus difficiles, des deux côtés de la frontière.

51. Mais l’on sait moins que le Mexique a le plus grand nombre de citoyens U.S. à l’étranger : environ 500 000 ressortissants, (dont on suppose que beaucoup sont des professionnels et des retraités). C’est le double du nombre d’Américains vivant au Canada.

52. Même dans le cas d’une baisse graduelle des tarifs douaniers, environ 30 % des emplois industriels seraient perdus (dont presque un million d’emplois dans les entreprises petites et moyennes plus anciennes), ce qui stimulerait l’émigration. Les industries qui connaissent les plus grands problêmes sont l’alimentation, le vêtement, la chimie, la pétrochimie et les instruments de précision.

53. Dans l’agriculture, durant les années 80, les réductions des investissements publics et privés, combinées à la restriction du crédit aggravée pu des taux d’intérêt en hausse et des subventions en baisse, ont mené à l’augmentation du chômage et des migrations.

54. Ouvrir l’économie aux importations de nourriture et aux produits agricoles a déjà eu pour effet la suppression de cultures mexicaines traditionnelles telles que le soja, le haricot, le sorgho, le mais, le blé et les graines oléagineuses. La réforme des lois sur la propriété foncière a préparé le chemin pour que le capital financier et industriel établisse des maquiladoras agricoles qui substituent aux productions alimentaires pour le marché local, des exploitations qui fournissent le marché nordaméricain en viande de boeuf, en fruits et en légumes. L’ALENA ne fera qu’accélérer ces tendances en dêtruisant des emplois et en provoquant an nouvel exode rural.

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Bibliographie sommaire

ALVAREZ Alejandro, « Mexico 1988-1991 : A Successful Economic Adjustment Program ? » in Latin American Perspectives, 78, vol. 20, n° 3, été 1993.
ALVAREZ Alejandro et Alarcón Diana: « The Development of a North American Free Trade Area », in Latin American Review vol. 4, n° 1-2,1991.
VELASCO Edur: « Labor Markets, Productivity and Trade Unions in the North American Frec Trade Agmement Countries » in R. Grinspun et M. Carneron eds, The Political Economy of North American Free Trade, New York, St Martin’s Press, 1993.