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L’insurrection en Argentine et la déclaration du groupe Situacionès

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La pueblada des 19 et 20 décembre en Argentine a déterminé le premier rôle premier de la multitude en tant que puissance de refus. En ce sens, elle n’a pas eu d’auteur. Cette puissance, qui a déjoué l’état de siège ainsi que les opérations de récupération des appareils syndicaux et politiques, n’a résidé que dans la multiplicité de manifestations, de points de rassemblement, de toutes sortes de petites agrégations. Ni moment subordonné d’une stratégie politique, ni « situation de situations », la pueblada a mise au premier plan la réappropriation du lien social, sans se centraliser dans une organisation unique, mais, bien au contraire, en construisant de vraies expériences de contre-pouvoir. Voilà sa force, qu’il faut penser, élaborer et développer.La déclaration publiée ci-dessous se réfère à un événement intempestif et imprévisible dans histoire récente de l’Argentine, qui a mis en crise irréversible le régime issu de la fin de la dictature militaire en 1983 : il s’agit de ce qu’on a baptisé pueblada, ces deux jours de protestations, d’assauts contre les magasins, les supermarchés, les banques, d’affrontements avec les forces de l’ordre, d’attaques du siège du gouvernement et du parlement, qui ont tous eu un caractère spontané, avec des foyers proliférants non centralisés, avec des acteurs multiples et transversaux sans encadrement ni segmentation institutionnelle ou socio-économique. Cet événement a été grandement favorisé par les éléments suivants : trois ans et demi de régression économique, une diminution du PNB de 4,9 % en 2001, un taux de chômage officiel voisinant les 20 %, une dette publique de 132 milliards dollars dont le service s’approchait de la rupture en même temps que les dépôts bancaires en pesos passaient de 35 milliards en 1996 à 18 milliards en 2001.

Cette situation résulte d’une politique d’endettement public systématique qui remonte à la dictature, qui a été ratifiée par la politique de convertibilité (1 peso = 1 dollar) menée par le gouvernement de Carlos Menem, et qui s’est prolongée jusqu’à décembre dernier. Ce gigantesque mécanisme de transfert de la richesse et des revenus vers les propriétaires du capital financier mobile (les institutions financières internationales possèdent 80 % de la dette publique) n’a fait que s’accroître depuis 1976. Les obligations du service de la dette ont été le mécanisme objectif pour imposer une déréglementation sauvage : privatisations qui ont épuisé le patrimoine public argentin et dont la justification a été le haut niveau d’endettement des entreprises publiques, attaques contre le droit du travail et les droits sociaux (santé, retraites, école, université), avec des politiques très dures de diminution des dépenses publiques qui ont ravagé la texture des revenus du travail, en augmentant démesurément la misère (y compris la faim), l’insécurité, l’exaspération jusqu’à des niveaux inconnus dans l’histoire récente du pays.

Les mesures prises le 19 décembre par le gouvernement De la Rua-Cavallo ont finalement déclenché une explosion continue de protestations, de rassemblements, de pillages, notamment dans la capitale Buenos Aires. Les caceroladas (concerts de casseroles) sur la Plaza de Mayo et devant le Congrès ont été durement réprimées, tandis que le président De la Rua proclamait un état de siége dont l’effet a été presque nul. Les protestations se sont multipliées partout, magasins, boutiques, banques ont été saccagées (avec des affrontements mortels entre propriétaires et assaillants), tandis qu’avaient lieu des rassemblements sur l’Obelisco, sur la Plaza de Mayo et en d’autres endroits de la capitale fédérale. Malgré l’état de siége, les multitudes ont circulé librement partout dans la ville pendant la nuit, et plus encore lorsqu’elles ont appris la démission du gouvernement. Des manifestants ont incendié le Palacio de Hacienda, siège du Ministère de l’économie, après des affrontements avec la police. Au moins cinq personnes ont été tuées par la police et les forces militaires à Buenos Aires. Le 20 au matin, le nouveau gouvernement provisoire, à majorité péroniste, a ratifié l’état de siège, mais l’insurrection ne s’est pas arrêtée : la peur a été vaincue. Dans toutes les villes du pays, des milliers de personnes se sont révoltées contre le régime, contre les politiques et les bureaucrates, contre les organismes financiers internationaux, ont assailli le Congrès et la Casa Rosada, se sont battues avec la police et les militaires pendant des heures. Dans l’ensemble du pays, 33 personnes ont été tuées, pour la plupart à la suite des coups de feu de la police, des centaines ont été blessées, des milliers ont été arrêtées.
Un mois plus tard, la protestation et les caceroladas n’ont fait que continuer. L’auto-organisation se développe sous la forme d’assemblées. Les piqueteros, regroupant chômeurs et autres démunis, persistent à organiser des piquets métropolitains qui bloquent la circulation des marchandises et les villes en s’emparant des principaux moyens de communication, de leurs carrefours. Ce mouvement a commencé à se développer en 1996. Les piquets, estimés à 500 en 2000, ont d’abord touché les capitales provinciales avant d’atteindre les faubourgs de Buenos Aires. Plusieurs milliers se sont produits en 2001. L’une de leurs revendications principales est la création d’une allocation chômage pour tous les chômeurs.
Le mouvement a démontré sa puissance et poursuit sa croissance. Le nouveau gouvernement du président Duhalde, péroniste, qui doit rester en place jusqu’aux élections prévues en 2003, a supprimé la convertibilité du peso mais maintenu le “corralito” [[Le “corralito”, ou blocage des dépôts bancaires cherche à limiter le retrait de numéraire depuis les dépôts et livrets d’épargne. Cette politique s’accompagne de la mise en circulation de divers bons inconvertibles affectés au paiement des dépenses sociales (traitements, retraites, allocations), radicalement refusés par les victimes de cette politique. Ces bons ont été baptisés “papeles pintados” [papiers peints, ils incarnent la menace d’une nouvelle compression des retraites et du traitement des fonctionnaires., ce qui a entraîné une dévaluation du peso du 40 % par rapport au dollar ; il cherche à renégocier le service de la dette argentine avec le FMI après l’effondrement. L’état de siége n’a pas encore été réinstauré.

Pour plus d’informations voir : [www.argentina.indymedia.org->http://www.argentina.indymedia.org/

La force du NON !

L’insurrection d’un nouveau genre à laquelle nous, argentins, avons pris part au mois de décembre, nous apprend à quel point la puissance du peuple qui dit NON ! dans la rue pèse véritablement. Le pouvoir a montré toute son impuissance. Même si on dit maintenant dans les coulisses que c’est le Parti Justicialiste qui aurait tiré les ficelles, le fait est que les dirigeants de tous les partis et syndicats n’ont fait que courir après la multitude. Maintenant, il est fondamental de produire nos propres manières de comprendre les nouvelles modalités du rôle prééminent joué par le peuple, pour éviter que les dispositifs du pouvoir ne parviennent à exproprier le sens de la pueblada, “coup de peuple” et surtout pour apprendre à partir de nous-mêmes, afin de renforcer la résistance.

L’insurrection des 19 et 20 décembre est exemplaire : elle n’a pas eu d’auteur. Le premier rôle a été joué par la multitude selon des caractéristiques nouvelles. À l’encontre des versions qui commencent à circuler dans les médias, aucun pouvoir n’a poussé les manifestants en décidant à notre place. Ceux qui, depuis une position de pouvoir se présentent aujourd’hui comme les animateurs secrets de la pueblada savent avec certitude à quel point ils n’ont fait qu’arranger les événements a posteriori. Seule la duplicité des politiciens et des conspirateurs les autorise à se vanter d’avoir manipulé le torrent d’énergies vitales qui a parcouru le pays.

La pueblada a parlé avec netteté : elle a dit NON ! Certains disent que c’est peu, que cela ne suffit pas, que les luttes ne sont valables que lorsqu’elles proposent un modèle social alternatif. Soyons clairs : le NON de l’insurrection a été incontestablement frappant et positif, aussi bien par la force qu’il a pris que par les devenirs qu’il inaugure. Il ne s’agit pas simplement de la chute d’un gouvernement : ce NON rebelle pose des limites au pouvoir et affirme la résistance. Il ne s’agit pas plus d’un acte incomplet que d’une protestation sans portée. C’est l’acte d’une force qui s’auto-affirme et qui montre le niveau atteint aujourd’hui par la résistance populaire. Ce NON ne devient pas pouvoir étatique et n’a pas besoin d’être légitimé par des propositions. Il ne se plie pas à ces normes communicationnelles qui s’appuient sur des discours séducteurs et des images attractives. Il s’agit de la puissance du peuple en train de résister à l’oppression et d’un message clair aux peuples d’Amérique Latine et du monde entier quant aux possibilités d’en finir avec la domination impériale et avec celle des pouvoirs locaux, articulées au sein du néolibéralisme.

L’intelligence collective a dépassé les prévisions des intellectuels et des stratèges. Désormais, la possibilité de penser ce phénomène non à partir des interprétations et des catégories du pouvoir et de ses organisations, mais au contraire à partir du mouvement lui-même est devenue fondamentale.
Dans ce sens, il ne faudra pas oublier que :

1. La puissance de la base a montré clairement l’impuissance du pouvoir étatique dans sa prétention à devenir autonome par rapport à ce qui se passe en bas. L’état de siège et la répression ne fonctionnent que par la peur et l’isolement. De même que tout rapport de domination, le capitalisme opère en séparant les corps et en brisant les liens : il se nourrit de la tristesse et de l’impuissance en produisant des individus isolés, stimulant pour cela autant la peur que les faux espoirs.
Le cacerolaz puis la multitude dans les rues, ont réussi à désarticuler les capacités répressives du pouvoir. Un peuple auto-organisé et résolu est souverain, même face à l’appareil répressif de l’État.

2. Les organisations politiques et syndicales opèrent en administrant des micro-pouvoirs sur lesquels repose la constitution des pouvoirs centraux, dans la mesure seulement où nous n’arrivons pas à construire des espaces de gestion autonomes. Nul hasard à ce que ces organisations soient restées complètement à l’écart de l’insurrection. Face à la présence populaire, résolue, spontanée, celles-ci perdent toute prégnance. Lorsqu’elles cherchent à diriger les expressions de ce surgissement social et rebelle, elles s’illusionnent totalement. Leurs militants doivent réfléchir sérieusement : leur rôle n’est pas de chercher la direction, l’hégémonie ou la représentation du peuple, mais, au contraire, de l’accompagner et de se mettre au service des luttes et des nouvelles formes de démocratie directe, d’autonomie et de radicalité. Ces organisations, qui ont été l’expression d’un cycle de luttes ouvrières et populaires, empêchent souvent l’apparition d’éléments d’un contre-pouvoir qui imagine ses propres formes de souveraineté, sa propre manière de jouer le premier rôle.

3. La puissance du peuple dans la rue n’a pas résidé dans une organisation centralisée. À l’opposé de ceux qui veulent diriger la multitude, la pueblada nous a montré à quel point ce furent justement la multiplicité des manifestations, des points de rassemblement, des petits groupes, ainsi que la diversité des formes d’organisation, des initiatives et des solidarités qui ont rendu impossible une quelconque négociation, accord ou trahison. Chaque fois qu’au nom de l’efficacité, une direction, un délégué ou un représentant font leur apparition, les conditions sont réunies pour la paralysie, l’intégration et l’affaiblissement des luttes. C’est pour cela que la multiplicité – qui n’est pas dispersion – constitue l’une des clefs de la nouvelle radicalité.

4. Il nous faut maintenant être à même de résister à toutes les versions dominantes qui sont en train de se frayer un passage depuis la politique et les médias de masse, en essayant d’expliquer les événements en termes de pouvoir, en renversant le sens des faits, comme si la puissance de la multitude n’avait été qu’une “révolution de Palais”, comme si le gouvernement De la Rúa avait été renversé par le Parti Justicialiste, etc. Ces interprétations ne font que cacher et exproprier le rôle premier joué par le peuple. En diffusant cette croyance que ce serait l’État qui tire les ficelles, elles visent à nous faire oublier que le pouvoir s’affirme sur les tendances qui habitent la base. L’illusion de la “prise du pouvoir” ne fait que détourner du but primordial : la constitution d’un réseau de contre-pouvoir à même de démocratiser les espaces des pratiques d’en bas.

5. Une violence insurrectionnelle a été mise en pratique aussi bien lors des barrages urbains organisés par les piqueteros que lors des soulèvements populaires. La légitimité de ces actes ne dépend d’aucune approbation extérieure. L’autodétermination et la résistance constituent des éléments fondamentaux de la libre expression populaire, et sont la source d’élaboration de critères et de valeurs de justice. Ce caractère “auto-défensif” et insurrectionnel de la violence est à la base d’une asymétrie fondamentale par rapport à l’exercice de la violence du pouvoir, responsable aussi bien des morts provoquées par les forces répressives que de la psychose toujours utile à “l’idéologie sécuritaire” qui réduit les hommes et les femmes à des simples individus clos, craignant les autres, qui deviennent des ennemis potentiels, d’abord imaginairement puis dans la réalité. Des opérations de “guerre psychologique” sont destinées à renforcer ce mécanisme de pouvoir. C’est pour cela qu’il devient fondamental de distinguer la violence populaire, l’autodéfense, de la violence entre pauvres. L’auto-défense sociale se constitue lorsqu’elle est à même de rompre cet isolement, cette crainte de l’autre qui autorise la manipulation et la perte de toute autonomie. Elle compose une force commune, intégratrice et amplifiante, qui renforce la puissance et amplifie les forces et les désirs individuels à des échelles collectives.

6. La compréhension et l’élaboration par la base des catégories et des langages qui vont permettre de penser avec rigueur ce qui s’est passé deviennent fondamentales. Il est indispensable de construire des éléments de réflexion qui permettent de lire, à partir de la puissance, la nouveauté et la singularité des nouvelles formes du rôle premier joué par le social.

7. La multiplicité est l’une des clefs. Il n’y a pas de forme de lutte, de discours, pas même de voie de résistance qui soient supérieures ou exclusives. Voilà pourquoi il est important de poursuivre le travail qui s’est déroulé préalablement et postérieurement à la pueblada. Comme dans l’insurrection elle-même le mouvement de résistance est en train de se coordonner sans se centraliser : il se constitue sous cette forme mouvementiste, sans direction, sans élément organique, sans leaders, sans programmes ni modèles, sans structures qui étouffent la créativité populaire, mais avec des projets concrets, à travers de vraies expériences de contre-pouvoir.

8. L’insurrection, en tant que mélange de corps, d’idées, de cultures et de langages, constitue l’expérience du bouleversement de tout ordre qui exercerait sa souveraineté sur la multitude. Cependant, rien ne prouve que l’insurrection réponde aux attentes de la représentation révolutionnaire. En fait, la pueblada n’a pas été un moment subordonné d’une stratégie politique, ni la conclusion d’un processus d’accumulation. Elle n’a pas non plus été une “situation de situations”, c’est-à-dire un moment de centralisation où les morceaux dispersés prennent soudain sens, qui à son tour se dissout tout de suite dans la fragmentation impuissante. Par contre, la pueblada a bien été un moment d’auto-affirmation, de découverte de la puissance du peuple, de rencontre des différentes formes d’expression populaire, en même temps que le moment de l’affrontement et de la constatation de l’incapacité des pouvoirs à se “tenir en l’air”. Il est donc décisif de considérer le fait que la lutte pour la justice ne passe plus foncièrement par le politique (partis politiques, gestion étatique, etc.), mais par des pratiques qui produisent effectivement et en situation des nouvelles valeurs et de nouvelles expériences d’une socialité non dominée par le capitalisme.

9. La représentation politique n’enregistre que des échos, non l’essentiel qui se passe au niveau des corps et des situations réelles. C’est pour cela qu’il faut préserver le primat des expériences de production de nouveaux savoirs et de nouvelles valeurs. Prendre le biais de la lutte pour de “petits pouvoirs” nous détournerait vers la reproduction des formes d’existence du capitalisme, en substituant aux expériences matérielles leur représentation juridique, politique, ou médiatique.

10. Il est temps d’avoir le courage de résister à l’apparition de formes de leadership extérieures aux modalités et à la signification de ce “NON”, de ce “pronunciamiento populaire” qui s’est constitué sans convocation organisée, sans leaders médiatiques, sans promesses et sans faux espoirs.

11. L’une des valeurs mises en jeu pendant la pueblada est celle de la réappropriation du lien social : dans les rues chacun constate que chacun de nous appartient à la multitude, à une force sociale et matérielle. C’est pourquoi il ne faut pas perdre de vue les opérations d’expropriation de notre propre subjectivité individuelle et sociale qui sont en train d’être opérées par les média, par la société du spectacle, pour dissoudre leur caractère insurrectionnel. À l’encontre des versions qui ont été diffusées par les centres de pouvoir, les actions spontanées des 19 et 20 décembre ont surpassé toute tentative de contrôle et de manipulation par en haut : c’est la multitude elle-même qui s’est mobilisée sans promesses, sans dirigeants. Voilà sa force. Là réside l’énorme nouveauté du mouvement qu’il faut être à même de penser, d’élaborer et de développer.
Le grand défi consiste à produire des expériences de contre information, contre-culturelles, éducatives, concernant les droits humains, l’économie alternative, les groupes autonomes de recherche et les ateliers de production théorique et de pratiques collectives, ainsi que les luttes à même de nourrir des réseaux puissants qui, au-delà des structures représentatives, commencent à organiser tant la pensée que les pratiques de et par la base.

Traduit de l’espagnol par Marisa Pèrez et Raùl Sanchez.