Avril 1997: Lire Althusser aujourd'hui

L’interdit biographique et l’autorisation de l’oeuvre

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L’interdit biographique d’un individu sans œuvre

Althusser a fait l’objet d’une publication posthume. Celle-ci a révélé une oeuvre qui à son tour, entraîne une réévaluation de ses oeuvres anthumes. Ce paradoxe est redoublé si l’on ajoute l’interdit biographique qu’il a longtemps entretenu lui-même. La question classique de la légitimité d’une démarche biographique à l’égard d’un philosophe, se double d’un problème que nourrit le philosophe avec l’autorité et l’autorisation de sa pensée.
Quel auteur? quelle oeuvre? Les termes du problème changent selon la position prise a) par Louis Althusser, b) par l’école althussérienne. Mais cette division ne suffit pas, car il faut la subdiviser encore selon la position prise c) par Althusser avant et d) après 1980, et enfin e) par l’école althusérienne après 1980. Le biographique fait l’objet d’un double déni et d’un interdit qu’il convient d’abord d’éclairer en détail avant de voir comment il est levé sous certaines conditions.
Les arguments visant à disqualifier la démarche « biographique » sont trop connus pour qu’on y insiste longuement: de la modestie psychologique, de l’humilité au plan éthique à la critique plus politique de la dépréciation stalinienne de l’intellectuel bourgeois, ou celle plus tardive marxiste et léniniste de l’autonomie relative de l’artiste, du penseur, de l’intellectuel vis à vis de sa position sociale, de la classe ouvrière, etc.., à la critique philosophique dirions-nous métaphysique a) du concept de personne, b) de l’humanisme théorique, la conclusion est toujours la même: le biographique n’est pas concept, il nuit au concept, lui porte ombre. Il serait du côté des philosophies du sujet et non de celles du concept pour reprendre la distinction de Cavaillès.
Cette dernière argumentation peut se décliner par ses conséquences radicales sur le terrain de la subjectivité. Il n’y a pas d’auteur, pas plus qu’il n’y a d’oeuvre. La vie de l’individu Althusser ne présenterait aucun intérêt, si tant est qu’elle puisse être établie, ce qui est généralement nié par un renversement pascalien du contre (contre toute subjectivité) en pour (pour une subjectivité exacerbée): la vraie vie est absente et ne peut être dépeinte de son intériorité, à la fois parce que cette dernière est opaque au sujet et parce que sa richesse défie les pauvres moyens « psychologiques » ou « psychologisants ». Il ne peut y avoir d’histoire d’un individu Althusser (il est alors quelconque, banal, en tout point comparable à celle de « n’importe quel autre » d’entre ses équivalents sociaux, etc…, cf. la célèbre préface du Pour Marx )qui soit différente d’une paraphrase triviale de ce qui a déjà été énoncé par l’auteur du texte. Rien ne peut se glisser entre le texte, et l’individu appendice, codicille destiné à s’effacer dans la structure du texte. Il n’y a pas d’Althusser à la biographie que vous avez demandée. Tout simplement parce qu’il n’y a pas d’auteur, catégorie héritée de la construction romantique et bourgeoise du droit littéraire. Si la littérature et la philosophie doivent être analysées comme une production de texte, la forme auteur[[Par exemple dans L’avenir dure longtemps (références désormais dans l’édition de poche, p. 235) à propos du vol du concept, et de la querelle entre Saint Thomas et les Averroïstes sur l’autorité singulière d’une pensée, on voit apparaître une critique discrète de la thèse historique (et non de son bien fondé auquel Althusser semble se ranger) de M. Foucault de l’impersonnalité littéraire. est aussi mystificatrice que la forme salaire dans la production capitaliste[[C’est Pierre Macherey, auteur de Pour une théorie de la production littéraire, paru dans la collection Théorie, qui a exprimé les réserves les plus intransigeantes sur ce point..
Cette argumentation progresse d’un cran lorsqu’elle déconstruit ou critique radicalement le concept d’oeuvre qui voudrait accrocher l’auteur à une oeuvre et le faire échapper aux faiblesses conceptuelles du « sujet » de l’écriture. Il n’y a pas d’auteur, parce qu’il n’y a pas d’oeuvre. Le premier ne peut pas se construire sur la base de la seconde, pas plus que le mouvement inverse. Cela paraît simple et sans appel : exit le projet biographique disqualifié cette fois-ci de façon autorisée. Il n’y a pas de sujet autorisant une production autrement que sociologiquement (travail du militant politique, travail du professeur de philosophie, etc…) : ce sont les termes mêmes des prières d’insérer de la collection Théorie et du Montesquieu, la politique et l’histoire. Il n’y a donc pas non plus d’autorisation, de maîtrise de l’artisan sur sa production.
Résumons :
Thèse 1. Il existe un travail de l’universitaire communiste Althusser. Il s’agit d’un travail collectif, d’interventions dans une conjoncture théorique chaque fois déterminée. Corollaire 1. Althusser est un effet d’école, une notoriété[[L’expression « Untel est connu pour sa notoriété » constitue une pointe de Heinrich Heine à l’égard d’un de ses critiques. Althusser retourne lui aussi un compliment qui lui était souvent fait sous diverses formes (R. Aron, J. Julliard, etc…), et qui lui déniait toute oeuvre ou toute pensée; il n’aurait été qu’un gourou sans contenu sur les esprits, une belle mécanique tournant à vide. Il cite sans les citer ses adversaires et les prend au piège des mots; c’est pourquoi il faut n’avoir qu’un sens très émoussé des nuances pour prendre cette boutade à la lettre., pas un auteur, ni une personne. La discussion doit se limiter à ces effets d’une non oeuvre, et d’un non-sujet, en rester à l’efficacité d’une absence, de ce qui se dérobe en même temps qu’il se présente (le « se » étant à la limite de trop).
Thèse 2. Ce sont les positions contenues dans ce travail et ses effets qui sont à discuter, non leur construction généalogique ou l’épreuve de leur consistance interne (rejet du structuralisme simple), exclusivement philosophique ou exclusivement politique, mais leur correction par rapport à une pratique qui est définie comme lutte de classes dans la théorie.
Corollaire 1. L’autorisation de l’oeuvre par un auteur, par un sujet ne fait que constituer un assujettissement; en revanche le jugement du travail par des instances philosophiques pour la philosophie, du Parti communiste pour les effets politiques des positions prises en philosophie est lui, autorisé. Althusser est un classique, certes partisan des modernes, mais un classique: son Académie a changé, mais c’est elle qui détient l’autorité. En cela comme dans sa haine pascalienne du « moi », il s’affirme anti-romantique.
Corollaire 2. L’appréhension du travail d’Althusser comme une totalité structurée complexe à dominante, comme un sens, une téléologie, est sans objet. La coupure s’applique à Althusser comme à Marx. Il est donc légitime de l’appliquer en sens inverse de celle que l’on applique à Marx (au lieu de progrès, on a une régression).
Thèse 3. Les hommes ne font pas l’histoire (Réponse à John Lewis), ce qui correspond à l’anti-humanisme théorique; et en raison des deux thèses précédentes, toute démarche historiciste et/ou biographique est inutile, erronée, et à proscrire.
Corollaire 1. Althusser n’a pas de biographie, d’autobiographie encore moins.
Corollaire 2. Quand Althusser fait une auto-biographie, il se détruit dans son travail comme il s’était suicidé symboliquement.
Corollaire 3. Il ne saurait, s’il est conforme à son être, autoriser de biographie[[Il n’y a pas lieu ici de mettre un nom ou plusieurs noms derrière chacune de ces « positions de principe », mais il en existe chaque fois. Cela appartient au récit dans le récit, au film-recension de l’entreprise biographique et des obstacles qu’elle a dû vaincre ou devant lesquels elle a buté..
Ces thèses sont parfaitement logiques et articulées. Trop sans doute.

Le démenti des faits: l’oeuvre inachevée, la transgression de l’autobiographie, l’autorisation de la biographie.

Ce formidable dispositif anti-biographique et « anti-biographémique » (pour reprendre la distinction de R. Barthes), paraît inattaquable et sans faille. Mais si sa parfaite logique ne laissait pas déjà transparaître le déni typique, les faits têtus se chargeraient de la souffler comme un château de cartes. Althusser a une biographie bien remplie et extrêmement parlante, parce qu’ elle offre une véritable chambre de résonance de toutes les passions du siècle. Il a mené par deux fois une entreprise autobiographique (en 1976 et en 1985). Cette entreprise, qui ne s’est réalisée que de façon posthume, a profondément modifié la perception possible de son travail et loin de l’ensevelir, l’a fait resurgir. Si le meurtre de 1980 a constitué une victoire de la folie sur l’oeuvre, au point qu’elle a failli l’emporter corps et biens, L’avenir dure longtemps est une victoire fragile mais incontestable sur le délire et dans son échec apparent (parvenir à expliquer le meurtre d’Hélène comme dans un roman policier sur une trame de drame bourgeois, en fait de tragédie grecque) l’exact contraire d’un suicide artistique et littéraire.
Althusser a enfin, faute d’avoir pu publier son auto-biographie, autorisé un biographe à y travailler les quatre dernières années de sa vie. La réalité est donc moins simple que l’interdit biographique. Cherchons en les raisons.
La première explication qui vient à l’esprit et qui incite à prendre avec prudence, ou à tout le moins cum grano salis, l’interdit biographique, est qu’il s’agit d’une ficelle roublarde. L’humilité est ici l’application du « pour vivre heureux, vivons caché ». Caché de qui? Des institutions avec lesquelles on entretient un rapport de défiance, de réticence voire de refus complexe d’être purement et simplement manipulé, parce qu’on a peur (et c’est le plus souvent pertinent) de « se faire avoir ». Il s’agit évidemment du concentré d’une expérience aussi bien théorique que biographique : les positions théoriques sont battues dès qu’elles sont sorties trop tôt du bois, car en politique avoir raison trop tôt c’est avoir doublement tort; l’art du Parti politique quel qu’il soit, – qu’il soit communiste ne fait que rendre la démonstration plus lisible, plus idéal-typique – est de débusquer le gibier, de compromettre l’intellectuel, de le faire tomber d’un côté ou d’un autre. Il n’est que de se reporter à l’extraordinaire morceau de bravoure écrit par Althusser sur le larvatus prodeo : s’installer dans Dieu pour Spinoza pour avoir la paix, s’installer dans le vrai Marx pour vivre tranquille, etc… Morale provisoire: pour vivre heureux, il faut vivre caché du Parti, lui offrir le moins de prise possible[[N’ignorons pas la règle en vigueur au sein du Parti communiste des « biographies », fiches de renseignements que le candidat devait remplir. Nous savons que dans le cas de celle qui fut longtemps la compagne d’Althusser, Hélène Rytmann, avant de devenir tardivement sa femme, la question de la biographie joua un rôle capital dans son exclusion, puis dans son maintien à l’écart (Voir le tome I de notre biographie). L’interdit biographique revêt alors un autre sens: celui d’un recul devant un ou plusieurs épisodes troubles ou censurés de l’existence. L’insistance sur la « coupure » entre le Jeune Marx et le Marx de la maturité raconte la coupure entre l’Althusser anti-marxiste, de la droite catholique anti-républicaine, et celui de l’après-guerre.. Dans la deuxième phase seulement, lorsque tout aura été préparé, Althusser sortira du bois tardivement en 1974, 1978, et encore aura-t-il beaucoup de mal à supporter son geste.
Renforçant l’hypothèse d’une pure tactique vis à vis de l’extérieur, il y a le comportement d’Althusser, aussi bien public que privé, dont attestent les archives et les correspondances. La position officielle que tout travail théorique est collectif, corrigeable, amendable, censurable, est fortement contredite à plusieurs reprises. Même s’il y a un véritable travail collectif d’élaboration entre 1961 et 1967, chose pratiquement unique à notre connaissance dans les années soixante, travail collectif ponctué il est vrai, de quelques tiraillements (« l’affaire dite du vol de concept »), émerge à plusieurs reprises la question de l’auteur du texte au double sens de la question factuelle de « l’auteurité » du texte et de la nature de l’autorité qui seule autorise le pouvoir de signer, d’authentifier, comme celui de censurer ou de retenir dans l’anonymat protecteur. A niveau public et politique il y a heurt frontal à deux occasions sur la même affaire : La réunion du Comité de Rédaction de La Pensée (réunion du 30 novembre 1963) et son prolongement dans l’affaire P. Kessel. A l’origine de l’affaire, Althusser intervient par un long texte écrit, qu’il lut au cours d’une séance du Comité de rédaction de la revue théorique du Parti Communiste. Cette intervention soulignait avec une violence particulièrement froide et implacable la nécessité de préparer le travail de réflexion par des contributions écrites et développe une théorie époustouflante et quasi délirante de l’auteur ayant la maîtrise absolue, y compris celle des argument de l’adversaire[[Plusieurs autres textes dans les archives, notamment dans la correspondance avec Franca, témoignent de ce sentiment de conscience sur-aiguë, d’omniscience et d’omnipuissance. Ce que les « psychiatres » classent dans les états hypomaniaques. En fait la description la plus exacte de cet état de facilité absolue et de disparition de toute résistance du réel par rapport aux mots et à la pensée, fait nettement penser à l’aura qui précède la crise d’épilepsie chez Prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoeïvsky. Elle traduit un état fusionnel avec le monde, un plain-pied avec le réel qui supprime la difficulté de l’action et tout écart entre le mot et la chose. – il s’agissait en l’occurrence de Georges Cogniot qui avait lancé une attaque frontale contre l’anti-humanisme théorique et le pro-chinoisisme larvé dans le Parti, visant sans conteste leur inspirateur-auteur. L’affaire rebondit en 1972, lorsque P. Kessel, sur la base des archives personnelles de Gilbert Mury, qui lui avaient été léguées par ce dernier, cita quelques lignes de l’intervention d’Althusser à cette séance de La Pensée[[P. Kessel, Le mouvement « maoïste » en France, vol. I., UGE. l0/18,Paris, 1972, p. pp. 64-66.. Althusser chargea alors Georges Kiejman de poursuivre l’auteur et son éditeur, Christian Bourgois, exigeant que ces lignes soient retirées du volume, ce qui aurait été son droit à partir du moment où le texte était de lui et avait été reproduit sans son autorisation. Mais en même temps Althusser niait absolument que le texte fût de lui et entendait poursuivre P. Kessel pour attribution mensongère. La revue La Pensée alla même jusqu’à fabriquer pour la circonstance un faux prétendant qu’Althusser n’avait jamais assisté à cette réunion et que d’ailleurs un tel texte n’avait jamais existé. Jusqu’à ce que Patrick Kessel produise la pelure du tapuscrit d’Althusser, ce qui conduisit rapidement à un arrangement à l’amiable, facilité par une opportune virgule proposée par M° Matarasso et la promesse que les prochaines éditions ne comprendraient plus le texte litigieux. Les archives depuis lui ont donné raison: l’original de cette intervention existe bien[[Voir L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Stock-Imec, Tome 2, 1995, pp. 351-391.. Il s’agissait donc d’un déni de paternité de texte, déni transparent puisque l’auteur véritable, qui ne se voulait pas l’auteur, en appelait à la propriété littéraire et bourgeoise pour en interdire la reproduction. L’usage de l’anonymat ou du pseudonyme se retrouve à plusieurs reprises. Pierre Decoud[[Le pseudonyme Pierre Decoud comme tout message crypté était bel et bien signé : Pierre est le prénom favori d’Althusser de « clandestinité » puisqu’il correspondait à son second prénom d’état-civil. C’est celui qu’il utilisa dans ses relations avec Claire. Dans Découd, on entendre le verbe en découdre, défaire la nuit la tapisserie de Pénélope des concours universitaire. avait permis d’attaquer violemment l’épreuve du jury d’agrégation de philosophie et de tirer « sur le quartier général » du jury de cette même agrégation[[Y. Moulier Boutang, Louis Althusser, une biographie, vol. 1, La formation du mythe, Grasset, 1992, pp 467-469. Le texte n’avait pas paru dans Action mais selon toute probabilité dans Clarté.. Le texte Sur la Révolution Culturelle chinoise, paru dans les Cahiers Marxiste-Léninistes, n’a jamais été avoué durant les années soixante par Althusser, bien que cela constituât un secret de polichinelle. Dans la série des textes indubitablement d’Althusser dont la paternité est déniée, signalons enfin les textes publiés et publiables en langue étrangère, anglais, italien, allemand, hongrois, mais sous strict embargo en France. L’exemple le plus parlant est celui des Lettres de l’Intérieur du Parti, correspondance entre Maria Antonietta Macciocchi et Louis Althusser, au cours de la campagne électorale de la première à Naples au printemps 1969. La version italienne fut publiée chez Feltrinelli avec les lettres de son illustre correspondant français (et quelques incursions d’Hélène Rytmann dans les post-scriptum); la traduction française, que François Maspéro publia dans un délai très rapide sur l’insistance d’Althusser lui-même, parut finalement sans les lettres de ce dernier dont Hélène était venu retirer purement et simplement les épreuves à la veille de l’impression. Le prétexte officiel fut qu’Hélène se trouvait impliquée dans quelques considérations où elle manifestait sa compréhension de certaines réactions machistes des ouvriers napolitains. La véritable raison était autre: dans sa douzième et dernière lettre du 15 mars 1969, Althusser ne défendait pas seulement le Mai étudiant de l’appréciation dédaigneuse et peu compréhensive que portait sur lui Michel Verret dans un article paru en juin dans La Pensée[[L. Althusser, « A propos de l’article de Michel Verret sur Mai étudiant » in La Pensée, juin 1968,, il qualifiait les évènements de « révolution culturelle en Europe » et de plus grand événement révolutionnaire en Europe Occidentale depuis les années vingt, ce qui heurtait de plein fouet l’interprétation « ouvriériste », mais surtout anti-intellectuelle, donnée dans les colonnes officielles du Parti par Laurent Salini.
A l’inverse de cette paternité déniée, d’autres textes d’Althusser ou de son « double » mélancolique, Jacques Martin, ont bien été revendiqués par lui, mais ils fonctionnaient alors, tels ceux de la bibliothèque de Borgès, comme une référence mythique, puisque le texte lui-même était soigneusement soustrait à la lecture: ainsi la fameuse lettre à Jean Lacroix de 1950, mais aussi et surtout le texte de son mémoire et celui de Jacques Martin.
Il y a enfin les textes d’Althusser qui présentent le statut intermédiaire de non-textes ou de pas encore-textes, d’esquisses, de brouillons dans les limbes de l’existence, circulant largement sous forme ronéotypée, dans les années soixante, puis sous forme de photocopies dans les années soixante dix et quatre-vingt. La forme du texte, en l’espèce sa matérialité, permet alors des retraits diplomatiques ou une confirmation selon une conjoncture politique pesée avec un luxe de précautions souvent obsessionnelles. Cette démarche mal assurée se retrouve par exemple dans la publication des articles du Monde intitulés Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste en mars 1978. Althusser en effet, après avoir pesé longuement les termes pendant quinze jours, corrigea encore le texte au marbre sur les instigations pressantes de son ami Giorgio Fanti. Mais ces hésitations étaient aussi utilisées à la façon d’un leurre. Ainsi nous présenta-t-il longtemps Les Faits, dans nos entretiens, comme la version «déconnante » de la véritable autobiographie, tenue, elle, soigneusement secrète[[Ainsi André Tosel comme quelques rares amis, eut-il l’autorisation de lire une nuit le manuscrit sans prendre de notes, ni naturellement le photocopier. Si cela ne s’appelle pas le jeu typique de l’auteur jouant à cache-cache… (il s’agissait de L’avenir dure longtemps). L’affaire de brouillons la plus célèbre est sans doute la communication au colloque de Tbilissi dans ses deux versions complètement différentes. Après les critiques très fournies d’Élisabeth Roudinesco et de Jacques Nassif, Althusser renonça à donner son premier texte pour le Colloque et réécrivit un autre texte. Mais il ne désavoua jamais totalement le premier d’une façon radicale, c’est-à-dire en le détruisant et en le récupérant auprès de Léon Chertok, si bien que ce dernier put publier de façon illégale et indélicate, cette version originaire.
Qu’Althusser fût parfaitement « auteur » de ses textes dans ses hésitations mêmes et quelquefois ses « coquetterie », est attesté aussi par son rapport aux enregistrements de sa parole retenus ou modifiés, et souvent auto-censurés. Par exemple, lorsqu’Ulla Culioli réalisa un entretien avec lui et quelques jeunes peintres pour le Salon de la Jeune Peinture au printemps 1969, il s’exprima avec une rare liberté et une virulence surprenante à l’égard du Parti communiste, mais à la fin de l’entretien, effrayé par sa propre parole, il retint la cassette sous prétexte de la revoir sur des points de détails et ne l’envoya jamais bien entendu[[Nous avons montré (et à fortiori le referons-nous dans le second volume de la biographie) qu’Althusser en vint à se méfier (le poids de son entourage immédiat ne fut pas pour rien dans cette démarche) de ses premiers mouvements stylistiques, théoriques et politiques, soupçonnés d’appartenir au registre délirant de phases maniaques, ce qui était vrai parfois, mais d’autant plus affreux que ses grands textes furent aussi le produit de phases d’exaltation créatrice et maniaque durant lesquelles il ne dormait pratiquement pas pendant plusieurs jours de suite.. Autre épisode, lui comique : lors de son intervention au Collège de France au cours du Séminaire tenu par Jean Hyppolite sur Hegel, Althusser s’arrêta net au cours de sa conférence, parce qu’il avait aperçu un étudiant qui l’enregistrait au magnétophone, et qui donc lui « volait » sa voix. Il exigea que le fautif s’arrête immédiatement, mais également qu’il lui restitue la bande magnétique. L’auditeur pirate n’acceptait de le faire que contre paiement de la bande, ce qu’Althusser se refusa tout net à faire. Hyppolite dut payer de sa poche pour mettre fin à l’incident et que le cours reprenne. Les rapports d’Althusser avec ses éditeurs, avec les directeurs de revues furent aussi ceux d’un auteur professionnel fort à même de ses droits et aussi tatillon que peuvent l’être les « hommes de lettres ». Ce n’est donc pas à la lettre qu’il faut prendre ces incertitudes. Est-ce à dire qu’elles sont pure affaire de « coquetterie »? Encore moins.
Le rapport d’Althusser à ses textes n’est jamais simple. Mais en même temps il ne s’inscrit pas dans un refus au premier degré de la position d’auteur, ou d’individu biographable (par un autre ou par lui). La paternité ne va pas de soi. Elle n’a rien de naturelle. On peut montrer une variation dans le temps d’Althusser sur la question de la biographie. Il y a certes des retours, des chevauchements, mais indubitablement une évolution irréversible est à l’oeuvre qui de coupures en coupures construit non pas l’avant préhistoire (le biographique sans intérêt) et l’après (la science, la politique où le singulier individuel s’épuise tout entier dans la position de classe ou l’apport théorique), mais aussi un présent transformateur du passé (la tentative biographique comme essai de maîtriser la folie de soi et du siècle ou à tout le moins de la domestiquer, de vivre avec).

L’absence d’oeuvre comme façon de parler de la folie et du sujet

La clef de voûte de tout le refus théorique du biographique repose sur le bannissement de l’oeuvre et de l’auteur, mais il se trouve aussi qu’en mettant en avant l’argument le plus objectif, le plus théorique, Althusser avoue en même temps, sous la seule forme compatible avec la raison philosophique, l’inavouable en philosophie, ce qui en est exclu par définition: la folie, l’irrationnel par excellence. L’absence d’oeuvre est précisément en effet la définition donnée par Michel Foucault de la folie à l’âge moderne. Définition reprise par Althusser dans L’avenir dure longtemps[[L’avenir dure longtemps, (édition de poche, p. 40). Le contexte vaut le détour: Althusser parle de sa condition de mort-vivant et de disparu après 1980: « Même libéré depuis deux ans de l’internement psychiatrique, je suis, pour une opinion qui connaît mon nom, un disparu. Ni mort ni vivant, non encore enterré mais ‘sans oeuvre’ – le magnifique mot de Foucault pour désigner la folie -: disparu.». Cette caractérisation, citée au passage (et de façon approximative[[J. Derrida, dans sa conférence « Cogito et histoire de la folie » du 4 mars 1963, publiée dans L’écriture et la différence, Le Seuil, 1967, pp. 51-97. A la page 83, J. Derrida écrit curieusement: « Foucault dit : ‘La folie, c’est l’absence d’oeuvre.’ C’est une note de base dans son livre. » Expression condensée sans doute, du caractère fondamental de cette définition et de son apparition dans les quatre dernières pages de L’Histoire de la Folie (Ref. Gallimard, Tel, pp. 554-557). Auparavant, p. 68, il avait donné une toute autre interprétation de la folie, comme Grand Autre, inexprimable : « Dire la folie sans l’expulser dans l’objectivité, c’est la laisser se dire elle-même. Or la folie, c’est par essence ce qui ne se dit pas : c’est l’absence d’oeuvre, dit profondément Foucault ».) s’est trouvée longuement discutée par J. Derrida à propos du Cogito et du problème de la folie, – erreur, ou Malin Génie -, lorsqu’il a contesté l’interprétation qu’en propose L’histoire de la folie. Si l’on examine de près le texte de Michel Foucault, l’on s’aperçoit que cette phrase, devenue un lieu commun de l’anti-subjectivisme théorique[[Nous forgeons ce terme, car si la question de l’anti-humanisme ne constitue pas une ligne de clivage interne aux élèves d’Althusser, et plus largement à toute la frange intellectuelle « moderne » ou d’avant-garde, il n’en va pas de même de la question du sujet. Les élèves d’Althusser les plus influencés par Lacan et Freud, critiqueront de façon impitoyable le « moi », et le « je » de la psychologie, mais chercheront à reconstruire un nouveau concept de sujet., n’entend pas définir de façon générale la folie sur le mode de la logique aristotélicienne (celle de l’attribution d’un prédicat universel selon les règles du syllogisme), mais selon la logique stoïcienne des cas, logique singulière, historiquement enracinée dans une position et une situation[[J’applique ici au problème du statut de l’énoncé foucaldien (et althussérien, car Althusser cite lui très fidèlement Foucault) sur la définition de la folie, ce que le Père Stanislas Breton développe de façon lumineuse à propos du Prince de Machiavel et de la signification de l’aléatoire..
Foucault oppose en effet les rapports de la folie et de l’oeuvre dans l’« expérience classique » d’écrivains (folie du Tasse, mélancolie de Swift, délire de Rousseau[[L’allusion à Rousseau et à l’entreprise des Confessions figure explicitement dans le chapitre II de L’avenir dure longtemps, (Edition de poche, p. 47).), à la folie de modernes (un philosophe: Nietzsche, un peintre: Van Gogh, et un écrivain : Artaud). Dans la première, la folie fait signe vers le chaos incertain, « l’incertitude centrale où naît l’oeuvre ». Dans l’expérience moderne « leur jeu est de vie ou de mort », elles se chassent l’une l’autre. « La folie d’Artaud ne se glisse pas dans les interstices de l’oeuvre; elle est précisément l’absence d’oeuvre, la présence ressassée de cette absence, son vide central éprouvé et mesuré dans toutes ses dimensions. » Et peu plus loin, ces phrases qu’avait certainement Althusser en mémoire lorsqu’il qualifie de « magnifique » la définition foucaldienne, tellement sa propre expérience en paraît l’illustration mot pour mot: « La folie est absolue rupture de l’oeuvre; elle forme le moment constitutif d’une abolition qui fonde dans le temps la vérité de l’oeuvre; elle en dessine le bord extérieur, la ligne d’effondrement, le profil contre le vide. L’oeuvre d Artaud éprouve dans la folie sa propre absence, mais cette épreuve, le courage recommencé de cette épreuve, tous ces mots jetés contre une absence fondamentale de langage, tout cet espace de souffrance physique et de terreur qui entoure le vide, ou plutôt coïncide avec lui, voilà l’oeuvre ellemême: l’escarpement sur le gouffre de l’absence d’oeuvre. » La folie dont il est question est celle d’auteurs, penseurs, philosophes, artistes, écrivains. Pas celle de la psychiatrie en général[[J. Derrida reprochait à Foucault dans sa conférence de 1963, d’avoir retenu par devers lui une définition jamais donnée de la folie : « Tout se passe comme si Foucault savait ce que ‘folie” veut dire » (ibidem, p. 66). Mais la définition de Foucault est stoïcienne et sophistique: elle refuse la traditionnelle question socratique (selon Platon) : qu’est ce qui fait l’unité des folies chaque fois mises en évidence. Il n’y a pas d’idée de la folie, mais il y a des positions de folie que Foucault arpente comme un dasein historisé.. La définition vise d’autre part à sérier une situation limite, celle de la modernité, qui exclut une relation d’origine, ou de lieu de naissance, de terrain entre la folie et la création. Il n’y a plus d’expression réglée entre la vie (folle) et le travail de l’oeuvre. L’artisan du travail littéraire ou artistique est détruit, il souffre l’impossibilité, la destruction de l’oeuvre. Il ne s’agit plus de la crainte (peur) de la stérilité, mais de la déréliction de l’oeuvre elle-même, et dans la mesure où celle-ci a pour objet et sujet le vide, elle est ineffable, innommable; elle est l’angoisse par excellence. La définition de la folie à la fin de l’âge classique, n’est donc plus une expulsion de l’oeuvre et du sujet, mais le relevé de la position d’assujettissement total, mortel de l’individu dépossédé des outils traditionnels de la maîtrise et de l’autorité face au langage de l’oeuvre. Pas plus que l’alcool ne fait le grand peintre, la folie ne fait l’oeuvre, mais le penseur ou l’écrivain fou révèle une position, une qualité du monde qui lève la difficulté dont parlait Derrida: que la folie se parle ellemême, de l’intérieur, de sa singularité, de sa position de « devenir mineure » ou sous tutelle.
Le motif de l’absence d’oeuvre, connaît dans le cas d’Althusser d’autres variations multiples dont seule la biographie permet d’entendre les harmoniques et les assonances avec précision. L’impossibilité d’avoir avec les mots, avec l’oeuvre un rapport vivable, de reconnaître comme sienne sa propre pensée, de l’avoir engendrée, qui va de pair avec l’impossibilité de se nommer (Althusser à une épreuve de licence de philosophie) d’être sujet-auteur de son travail, de sa production (le thème de l’anonymat, de la disparition au fond d’un couvent le plus reculé), de supporter l’idée d’être père (avec toutes les femmes de sa vie sauf très tardivement), signalent de façon détournée, la
plus détournée, quelque chose du pli de l’être-là individuel. Quelque chose de secret, d’intime qui ne peut même plus se dire sur le mode de l’intériorité augustinienne de l’intimior intimio meo, ni sur celui du ou bien… ou bien kierkegaardien, ni non plus de l’alternative classique du cogito ou de l’insensé. En raison précisément de l’interdit de parler de soi, d’une censure de l’advenir du sujet, et du désir singulier, dans le moment où pourtant celui-ci est le plus thématisé ou objectivé comme le règne sans partage de la libido en général, où Althusser semble faire allégeance à la doctrine freudienne du sujet.
Il existe dans le texte même de L’avenir dure longtemps une autre occurrence du thème de la folie comme « absence d’oeuvre » qui traduit l’agacement d’Althusser devant une lecture semi-habile de son déni d’ouvrage, d’autorité et de paternité. Dans un fragment écrit probablement en 1985, intitulé « Deux mots », et qui devait servir de Préface ou d’avertissement à son autobiographie, promise d’abord au titre célinien, d’Une nuit l’autre, il définit ainsi le statut du retour en arrière sur sa vie qui constitue L’avenir dure longtemps: il n’écrit ni une autobiographie qui recenserait tous les détails de sa vie « qui n’intéresse personne », ni ne prétend restituer la réalité de ses parents, mais les faits qui « ont pris en (lui) », comme la glace[[« Deux mots », L’avenir dure longtemps, (Ed. de poche, p. 457). Il s’agit de ce qui est saisi après coup comme destin et qui, comme la Méduse, glace d’effroi.. Il s’agit de ce qui ne peut être saisi qu’après-coup comme destin (Sophocle et Freud l’ont « voulu », il s’agit donc d’Oedipe). Il avait pourtant furieusement bataillé contre le « destin », la téléologie rétrospective, et c’était à la destruction ou à la déconstruction de ce lieu commun de l’oeuvre littéraire que l’on devait reconnaître la modernité véritable. Et il enchaîne alors : « La folie, a écrit Foucault dans son oeuvre, est l’absence d’oeuvre. Certes, mais elle est peut-être surtout l’absence de surprise. Car qu’est la vie dite ‘normale’ sinon, au sens fort du terme, la possibilité de surprendre et de se surprendre soi-même? (…) Et je n’en veux pour preuve non ce jeu de mots mais cette ‘réalité’ qu’il n’est pas de ‘prise’ sans ‘surprise’». Passons sur l’ironie à l’égard de Foucault (déjà présente dans Les Faits à propos des « amis » et de la carrière de son ami) : c’est dans une oeuvre en bonne et due forme que la folie est définie comme absence d’oeuvre. Pour le reste, la correction apportée à une vulgate foucaldienne est claire. L’oeuvre est la mise en mot des prises; c’est elle qui surprend en redoublant, réitérant la prise des affects et produisant la surprise, terme qui est distingué de l’étonnement philosophique et attribué directement à la vie[[On dira en bon nominaliste, que la scène du désir n’a pas d’existence hors de la mise en langage, soit que l’on entende celle-ci comme la parole qui est censée s’instaurer dans la cure entre l’analyste et l’analysant et produit un effet de vérité, soit que l’on vise la mise en mot, l’écriture rivale, substitut ou complément de la cure. Hors du langage, l’inconscient n’a pas de consistance, de réalité.. La folie est l’absence de surprise, le quotidien, la vie sans surprise, le morne vécu du mélancolique, quelque chose de vécu dans la quotidienneté triviale asilaire et psychiatrique, le contrepied de la « folie romantique ». L’échec de la surprise, l’absence d’oeuvre se marquent au dérapage des mots qui deviennent incapables de restituer la prise: le délire, l’affect sans restitution de son caractère après-coup, de son irréalité. Ce qui nous importe ici, c’est que le biographique n’est pas expulsé ou méprisé, mais au contraire placé au centre et au sommet des préoccupations esthétiques et philosophiques. Certes ce n’est pas le biographique de Monsieur Hulot, ni l’anecdote; il n’y a d’histoire valant la peine d’être racontée, que celle qui se tient sur l’escarpement du précipice de la folie. Jusqu’en 1980, ces préoccupations pourtant présentes demeuraient souterraines et promises aux happy few. A peine en devinait-on les fulgurances masquées lorsqu’Althusser commentait El nost Milan (où la temporalité libérée est celle du meurtre) ou bien Cremonini ou Lam et leurs corps minéralisés ou torturés. Après 1980, les choses sont claires : Althusser (s’) est mis dans une situation où plus aucun énoncé théorique ne tient, qui ne prenne part à la configuration singulière qui contient l’énigme du meurtre.
Et puisque nous parlons de surprise, force est bien de soupçonner dans la posture anti-biographique, anti-auctorale, une im-posture (avouée mais s’épanchant ailleurs dans le paradoxe cousu de fil de celui qui n’a rien lu ou pas grand chose, qui ne sait écrire que de petits livres, le tout renvoyé au souvenir écran du bon élève « nul » trichant et devant au seul corrigé de copie de Guitton d’avoir réussi à le séduire). Une imposture cherchant à dérouter, à apparaître là où l’on ne l’attend pas, à occuper les positions encore chaudes de l’adversaire. Le refus de l’oeuvre et de l’auteur au sens plat du terme, peut en effet se lire comme un refus du récit, de la continuité du sens, de la téléologie historique; mais il peut aussi bien se lire comme un pied de nez aux catégories structurales de la création littéraire ou philosophique. Il n’y a pas d’oeuvre comme tout complexe structuré à dominante. Mais se trouve revendiqué le droit à l’incohérence, à la discontinuité entre les thèses et la vie aléatoire, entre l’Althusser d’une période et celui qui soutiendra exactement le contraire une dizaine d’années plus tard, entre le procès sans sujet sans histoire, et le sujet à part singulier, monstrueux du fait divers.
Quel statut faut-il donc accorder à l’énoncé de « l’homme sans oeuvre »? Deux conceptions s’oppose à mon sens radicalement. La première, fondamentalement hostile à toute entreprise biographique, je l’appellerai la version prescriptive. Nous en avons déjà largement exposé les contours. La seconde réintègre le biographème dans « l’oeuvre au noir », c’est-à-dire le sujet qui parle dans l’oeuvre réelle, dans cette zone de transgression trouble et joyeuse qui trompe la vigilance du Sur-Moi ou du refus du moi (ce qui est la même chose) et de l’oeuvre officielle[[Il ne faut jamais oublier qu’Althusser avait à côté de son oeuvre avouée, avouable, au moins autant de manuscrits non publiés, et qu’il était parfaitement ambivalent sur les esquisses ou les brouillons qu’il fallait et ne fallait pas publier. Lorsque cette dualité ne se situa plus simplement entre le travail autorisé par le Parti, par son sur-moi politique (Hélène) et ses imprudenes, mais revêtit la forme plus aiguë d’une opposition de genre, et de contrenu (l’aveu de l’indicible folie), « l’oeuvre au noir » était constituée. Et cette oeuvre devint dévoreuse de l’oeuvre avouée., de la jouissance de la création comme revanche sur le « moi étriqué » mais aussi sur l’appareil d’auto-censure lapsus et de sublimation, je la nommerai la version épiphanesque.

La version prescriptive

Pour la version prescriptive, l’impossibilité du sujet (thèse althussérienne) a une valeur normative non exempte d’un certain théoricisme intransigeant. Le sujet est purement et simplement interdit. On tire ainsi la thèse du « procès sans sujet » (l’anti-personnalisme et l’anti-humanisme théorique) a) vers le structuralisme de la mort de l’homme, mais aussi b) vers celui de la mort du prolétariat, ou de la classe ouvrière comme acteur, sujet, agent du grand récit de l’histoire; la lutte de classe devient un effet de structure (simple renversement du prométhéisme stalinien où l’homme était tout dans les mots, en fait rien, en théorie où l’homme n’est rien, parce qu’il ne devient plus nommable et en pratique tout[[Cette interprétation est très proche de l’existentialisme sartrien et de son refus d’une essence de l’homme.. Le « manque d’oeuvre » devient aussi un énoncé prescriptif: il est interdit de faire usage des catégories de commencement, d’origine, de sens, de totalité, d’auteur et de sujet, qu’il soit celui de la psychologie vulgaire ou celui de la métaphysique noble.
Une variante de cette solution prescriptive, qui plairaît bien à Philippe Sollers, serait celle de la casuistique mystique : pour faire oeuvre, feindre de n’en pas faire ou de n’en pas avoir. Le grain de folie, d’inattention permet ainsi d’échapper au diable qui se tapit dans la prière en apparence la plus assidue. Méfions-nous de tous les flux de conscience, surtout celui de la continuité de la conscience pieuse. Le Malin génie ne s’insèret-il pas précisément dans le temps? Seule la garantie divine de la création continuée permet d’échapper au diable qui se glisse dans l’interstice, si petit soit-il. Le sujet est alors l’illusion (toujours victime du diable) de la continuité, d’une assurance du temps qui n’est jamais sûre.

La version épiphanesque

L’autre solution consiste à n’accorder à la thèse de l’impossible sujet qu’une valeur d’énoncé descriptif, apophantique de la douleur, de la condition d’assujettissement. Le sujet, pur παθειν, est toujours agi par les appareils idéologiques d’Etat; le sujet de droit ne s’avère que la surdétermination marchande du droit. Jusque là tous les althussériens seraient d’accord, pourrait-on penser. Mais cette dépossession est vécue et traduite sur le mode des évidences absolues, comme les épiphanies joyciennes, singulières, non répétables. Le manque d’oeuvre exprime d’autre part, le constat de l’impossibilité individuelle de faire oeuvre, et de celle, collective, des idées justes à devenir toute puissantes. Ce que traduit le motif de l’absence d’oeuvre est une tension exacerbée et toujours battue, vers la pratique. L’oeuvre comme manque, porte la dimension de l’inachèvement ou de la tension libératrice. Ce qui se transformera dans la conférence sur Machiavel prononcée à l’Institut d’Etudes Politiques en juin 1977, par l’idée que ce qui n’est pas là agit par son absence même, par son manque: le Prince est l’efficacité non d’une cause absente, mais directement d’une absence, celle de l’unité de l’Italie. Dans le premier cas, il s’agit d’un effet de structure sans sujet, dans le deuxième cas il s’agit d’un effet de sujet barré, ce qui n’a pas grand chose à voir.
De ces deux « solutions » quelle est la bonne hypothèse? Il serait absurde de nier toute pertinence à la première qui tire son autorité d’une part d’Althusser. Mais il est tout aussi injuste de ne pas voir l’autre part qui ne cesse d’ autoriser l’autre lecture par tous les lapsus qu’elle produit. Le partage d’Althusser dans son travail même (évitons le terme d’oeuvre) ne se réduit pas à un avant et un après. S’il se coupe, c’est dans sa chair même, longitudinalement. La thèse normative dans ses deux conséquences (mort de l’Homme de l’Humanisme théorique, mais aussi mort du Grand Récit de la lutte de classe et du Prolétariat[[De ce point de vue le sujet post-moderne est un fils direct du « procès sans sujet », ruines obejctives d’une subjectivité morte, où erre un avatar (une citation) du romantisme, d’un romantisme minimal de la pensée faible.) domine largement chez Althusser de 1959 à 1976. Avant 1959 (de 1946 à 1958) ce n’est pas le cas, car l’humanisme chrétien et l’humanisme stalinien demeurent dominants. Avant 1945, l’anti-humanisme de facture pascalienne est au contraire aux postes de commande pour réapparaître dans les années soixante. Toutefois durant ces années de la maturité, dès 1966, la Révolution Culturelle, puis Mai 1968, affaiblissent sérieusement la thèse de la subjectivité comme pur effet-leurre de structure. L’émergence du problème du sujet sous la forme de la place de la lutte de classe dans la théorie conduira à la rectification de l’erreur théoriciste.
Parallèlement, sur le plan personnel, Althusser apparaît après la coupure politique profonde qu’a suscitée ou révélée Mai 1968, parmi ses élèves et disciples, comme chef d’école sans troupe[[Cela est bien montré dans les deux volumes de l’édition qu’a donné François Matheron des oeuvres philosophiques et politiques à partir des archives complètes.. Avec son isolement, relatif – car il est compensé par son rayonnement politique international, et par la dernière vague de jeunes communistes qui viennent à lui autour du cercle de philosophie de la Sorbonne et non plus de l’École Normale -, on assiste à une réévaluation du rôle de l’individu, sous une forme de théologie négative de l’individu solitaire. Ses textes font place croissante à des thématiques comme celle de la libération, mot qu’il avait longtemps banni au même titre que l’aliénation. A partir de 1975-76 Althusser amorce l’interprétation de la pensée comme oeuvre et non comme succession documentaire de témoignages, de positions collectives (sur le mode du Pour Marx. )Comme si avec la soutenance d’Amiens, un cycle s’était irrémédiablement clos. Dans Les Faits, il aborde la question du sujet et de la biographie non seulement sur un mode « intellectuel » (Eléments d’auto-biographie, seulement ce qui peut intéresser la théorie, )1977-1978[[Voir L’avenir dure longtemps, édition de poche, pp. 444-450. mais aussi sur un mode qui se présente sous la forme d’une auto-analyse.
A partir de 1978, la rupture avec le Parti, puis la crise de folie et le passage à l’acte de 1980, le caractère épiphanesque de la thèse de l’impossibilité du sujet, prend un pas décisif sur la proscription normative et méthodologique du sujet. Ce faisant, elle déstabilise totalement le programme de travail
annoncé dans les projets d’une théorie de la pratique théorique des années 1965-1967. On devrait dire, elle achève de détruire ce chantier où Althusser a laissé encore des disciples au travail et en désarroi. Mais si cette déconstruction, (piège selon E. Balibar)[[Voir E. Balibar, Écrits pour Althusser, 1991. Le terme de dispostif à retardement a été employé par lui pour qualifier le caractère monstrueux et indémontable de L’avenir dure longtemps, dont la publication lui avait paru tout d’abord préjudiciable à l’oeuvre « avouée » d’Althusser. s’opère de façon si ravageuse, c’est qu’en réalité les épiphanies de la subjectivité blessée étaient là depuis longtemps, depuis toujours; comme une structure, celle qu’arpentait précisément la folie, une folie qui se consolidait de sa méconnaissance.
Si nous penchons pour un statut non prescriptif de la thèse de l’impossibilité du sujet, c’est parce que, outre l’analyse des lignes de fracture internes à l’oeuvre, cette théorie de l’assujettissement rend admirablement compte sur le plan conceptuel d’une terrifiante période qu’Althusser nomme le stalinisme et qui correspond à une véritable mise à mort de la subjectivité révolutionnaire dans le moment même où l’humanisme stalinien l’exalte dans l’Etat, le Prolétariat et le Parti de la façon la plus grotesque. C’est la destruction du sujet collectif que Gramsci avait nommé l’intellectuel organique (entre autres destructions).
Le deuxième biographème qui intéresse l’histoire des classes d’âge, déjà contenu dans le premier et en amplifiant les effets, c’est celui de toute une génération « perdue » ayant eu 20 ans en 1940, génération de la défaite par excellence. Althusser a été défait une première fois comme catholique intégraliste par Pétain-Vichy, une deuxième fois comme catholique révolutionnaire par la condamnation de Jeunesse de l’Eglise, une troisième fois comme stalinien par l’expulsion d’Hélène Rytmann, une quatrième fois par le retour de De Gaulle en 1958. Les giffles infligées par la réalité, par le siècle, loin de s’espacer à partir des années soixante, s’accélèrent: quand la conjoncture mondiale tourne à « l’étincelle qui peut mettre le feu à la plaine », le ressort de la subjectivité révolutionnaire de la génération élevée dans le stalinisme se trouve brisé. Lassitude infinie d’Althusser chaque fois que l’action frappe à la porte. Il faut bien que ce trait de caractère dise quelque chose de l’époque, de la passion du siècle et du moment.
La théorie Althussérienne de la subjectivité qui ne peut être nommée que comme place barrée, blanche, vide, décrit parfaitement cette conjoncture très particulière : l’humanisme socialiste ou prométhéen stalinien s’étant trouvés tous deux disqualifiés, il reste celui de la pratique politique, mais là aussi l’échec pratique (parti et hors parti, orthodoxie, hérésie) n’aboutit qu’à la solution de l’hérésie interne au Parti, bref à un oxymore.
L’antihumanisme théorique arrive bien à caractériser le sujet comme pris dans les rapports, mais la qualité de ces rapports c’est qu’ils sont statiques, durs, figés, blocs (la première temporalité décrite dans le texte El Nost Milan de Bertolazzi, celle des pesanteurs, de la souffrance, du subir-souffrir pur); le sujet est un pur effet des rapports (de force), il est accablé; la lutte de classe est la présentation de ce blocage. La figure négative de cette articulation est le blanc, la cause absente. Mais il y a de par l’espace laissé à la surdétermination, le grain de sable, le nez trop long de Cléopâtre, le clinamen aléatoire, un espoir. Cet espoir c’est le vide, aussi vide que l’azur mallarméen. Pourtant cette place manquante de la subjectivité, traduite par la mélancolie de l’abattement interminable, fait place parfois à des éclairs, laisse plus l’impression d’un horizon allusif que d’un thème labouré philosophiquement. Il semble y manquer cette part constituante, positive du procès de subjectivation, ou plutôt ce qui dans ce procès échappe à la tristesse, à l’agi. Peuton dépasser cette indication liminaire?

Folie et subjectivité

Longtemps la seule figure chez Althusser qui échappe à ce cadre sinistre, est l’intellectuel tout puissant, créateur comme un artiste. Comment se manifeste-t-il? Tout d’abord par l’illusion opérante de la maîtrise absolue du jeu tragique des contradictions. C’est dans l’espace du service de deux maîtres[[Dans ce cadre non dialectique ou para-dialectique (parodique et subvertissant le sérieux du schéma dialectique), un se divise en deux avant l’agonistique classique du combat du maître et du valet-esclave ou travailleur dépendant. et non d’un seul, dans la qualité des forces qui sont issues de la tension qui les oppose que surgit un espace. Le fou n’est plus celui d’un seul roi, mais toujours de deux. Althusser reconstitue toujours deux pôles, l’Église catholique, le Parti communiste, l’École Normale, le lieu par excellence des habiles, et l’hôpital psychiatrique, lieu de rencontre des simples en esprit, le Parti communiste pro-soviétique et les gauchistes maoïstes, la logique et la mystique, toujours deux femmes en même temps (ce qu’il appelle « toujours garder deux fers au feu »), la bipolarité maniaco-dépressive. Seule la tension entre les deux maîtres, permet au fou de circuler, de se constituer en sujet du désir. La machine désirante d’Althusser sur le plan philosophique et sur celui de la conduite de sa vie, est ainsi faite. Il est l’homme du double jeu entre ces pôles qu’il cherche à annuler l’un par l’autre. L’indécision perpétuelle de l’entre… deux se conjuge au thème de la maîtrise absolue du jeu politique, de la stratégie. La capacité d’échapper à la tenaille de l’assujettissement, comme désir qui circule, danse, surfe à la surface de la contradiction sans jamais s’y émerger hégéliennement, d’où l’hostilité sourde au départ (marxisme orthodoxe oblige), de plus en plus affirmée à partir des années soixante, à l’égard des résidus de dialectique. D’où l’attirance d’Althusser pour des philosophèmes nietszchéen et deleuzien[[Deleuze, Foucault et Derrida sont les philosophes français pour lesquels l’Althusser des vingt dernières années éprouve le plus d’admiration. Dans le cas des deux derniers il s’agit d’une amitié née à l’École Normale; dans le cas de Gilles Deleuze, il s’agit d’une admiration non pas seulement pour le « technicien » de la philosophie, mais aussi pour l’« intercesseur » de Nietzsche et celui qui desserre l’étau dialectique et analytique.: transversalité, volatilité, pirouette dans une temporalité de la transgression; la libération jouée, la capacité d’accentuer de façon paroxystique encore plus les tensions du siècle au lieu de les amortir. De la figure du moine retiré, du vivre caché, l’on saute à l’acting out qui surprend le discours universitaire comme à l’automne 1968 lors de la cérémonie organisée à la mémoire de Jean Hyppolite à l’École normale, ou bien comme lors de l’agression en paroles du pape de la transgression freudienne, Lacan, à l’assemblée au printemps 1980 au PLM Saint-Jacques, traité de « pitoyable Arlequin »[[L’injure était en même temps un pathétique appel au secours auquel Lacan, s’il l’écouta jamais, ne pouvait plus répondre. Pour entendre ce qui s’y disait, il suffit se reporter à l’étonnant texte d’Althusser de 1963 sur le personnage d’Arlequin dans la Commedia del Arte, dans sa lettre à Paolo Grassi. « Je te nomme toi, Lacan pitoyable Arlequin et tu dois comprendre Lacan a pitié (mode prescriptif) d’Arlequin, c’est-à-dire de moi ». Jacques Lacan n’avait jamais cherché à compter Althusser parmi ses analysants, comprenant parfaitement l’injonction de non-recevoir marquée par le choix de René Diatkine à la place de Laurent Stévenin après le suicide de Jacques Martin. Althusser aux prises alors avec l’échec écrasant de sa relation avec Diatkine, avait-il compris qu’en se dérobant à la capacité d’écoute de la folie du Docteur Lacan, il avait en 1964, manqué l’occasion de désamorcer le dispositif mortel traduit dans le rêve d’août de cette même année, imprudemment nourri par l’interprétation sauvage d’Hélène du 26 juillet (édition de poche de L’avenir dure longtemps, pp. 410-422). Mais plus de quinze ans après Jacques Lacan n’entend plus rien. La catastrophe de novembre 1980 n’est plus qu’une affaire de mois.; Cet épisode combine tout ensemble, le canular, l’interpellation « gauchiste », l’embuscade, le coup-fourré, et le plus douloureux et indéchiffrable acting out. La thématique du rôle de l’imposteur devient celle de la jouissance, au tragique près que le trompeur est trompé lui-même, pris au mot. La folie est dionysiaque, mais en dehors de cette temporalité libérée de façon fulgurante, interstitielle, comme une transe, on retombe dans un temps dépressif des structures, des défaites où nul Apollon ne règne. Sur cet échec du fou, nous reviendrons pour finir; auparavant il convient de se demander quel statut conférer à la version prescriptive de l’impossibilité du sujet, à cette morale intransigeante du refus du « je ». S’agit-il d’une pure erreur de maturité, à défaut d’un péché de jeunesse? Non, car ce thème n’est jamais abandonné complètement: de deux choses l’une, l’une et l’autre à la fois: Althusser continue à ne pas abandonner la vieille maison, (son nom, l’École Normale, sa femme, son analyste, ses médicaments, son Parti), il ne peut pas se résoudre à faire le deuil de ce deuil mélancolique du sujet. Les psychiatres ne cessent d’ailleurs de lui conseiller de se méfier comme de la peste des phases maniaques dangereuses et de choisir la temporalité morne de la dépression stabilisée : les neuroleptiques, les anti-dépresseurs puis le lithium sont là pour cela. Le je doit abdiquer, s’en remettre à l’assujettissement thérapeuthique. Il y a sur ce plan un strict parallèle entre proscription du sujet et prescription médicale[[Si l’on veut une jolie démonstration du recul irrépressible du mélancolique devant le sujet de l’inconscient, et sa prise en charge médicamenteuse, voir Markos Zafiroopoulos, Tristesse dans la modernité, Economica Anthropos, Paris 1996.. Que veut dire donc cette rémanence de l’interdit méthodologique du concept de sujet?

De l’angoisse à la méthode ou le mirage de la science sans sujet.

Je ferai appel ici à l’analyse du phénomène du contre-transfert que Georges Devereux met en lumière dans De l’angoisse à la méthode[[G. Devereux, De l’angoisse à la méthode, Flammarion, Paris, 1980, (1967 pour l’édition originale anglaise). Je dois à Marc Soriano, disparu en juin 1995, merveilleux maître biographe de Perrault et de Jules Verne, de m’avoir fait lire ce livre si éclairant pour interpréter la névrose « d’objectivisme scientifique » qui innerve la vague structuraliste des sciences humaines dans les années soixante d’une façon plus satisfaisante que celle que propose l’histoire descriptive des modes intellectuelles qui n’explique rien du tout.. Selon l’ethno-psychiatre, le point fondamental pour les hommes qui étudient le comportement humain est la maîtrise de l’angoisse suscitée en eux par les données de ces disciplines qu’il nomme le contre-transfert, concept emprunté à la psychanalyse et étendu par la suite de son analyse à toute forme de savoir[[Dans Malaise dans la civilisation (1929)(PUF, 1971, pp. 18-19), S. Freud parlant de la difficulté de supporter la « lourdeur » de la vie distingue trois types de « sédatifs » de l’angoisse dont nous ne pouvons nous passer : la diversion de la science, la substitution (sublimation) de l’art et l’anesthésie des stupéfiants. A côté de la psychiatrisation de la folie on trouve également les deux autres « sédatifs ».. Le contre-transfert ici signifie que les contradictions du réel, l’appel qu’il suscite ne peuvent pas laisser l’observateur, le savant insensible et suscitent immanquablement volonté et désir. Plus la contradiction du réel qui se montre au chercheur est grande, plus violentes l’intensité du contre-transfert et l’angoisse suscitée. La théorie de Devereux, (nous ne nous intéressons pas ici à ses implications ni à ses limites théoriques dans le champ analytique), est que plus forte est l’angoisse (suscitée en particulier par l’écart entre la théorie et la pratique, par l’impuissance du chercheur à transformer), plus il est fait appel à une objectivisation de type scientifique, neutralisant, éliminant, refoulant la catégorie de sujet. Les critères de scientificité, d’élimination du sujet comme illusion, sont l’indice du refoulement de l’angoisse du contre-transfert. Si nous appliquons ce schéma à la période althussérienne de « science de la science », de théoricisme où l’impossibilité du sujet est une prescription de méthode et une éthique de comportement (neutralité par rapport à l’implication de type fusionnel illustrée par le gauchisme de l’établi ou de l’observation participante qui suppose que l’observateur s’assume comme sujet observant et s’expose à la haine ou au désir de l’observé), nous concluons qu’elle a pour pendant une phase particulièrement forte d’angoisse. Celle de l’impuissance de la pratique théorique à se faire politique et à transformer le réel selon un jeu qui conférerait alors sa place, dans la démarche de connaissance, au sujet connaissant-transformant.
Le structuralisme d’élimination systémique et systématique du sujet, marquerait ainsi l’élimination hors champ de la science, de l’agent connaissant; dans le cas d’une théorie qui se veut révolutionnaire, l’angoisse est redoublée par le fait que se trouve posée, à côté, hors cadre, hors science, la politique et l’histoire. Autrement dit, si le matérialisme dialectique laissait une place au sujet au coeur du procès de connaissance, une fois éliminé le matérialisme dialectique, le matérialisme historique des lois scientifiques conserve-t-il une place pour le sujet collectif? L’angoisse du chercheur se redouble de la charge d’angoisse du militant politique. La solution théorique vers laquelle Althusser se dirige à partir de 1975-76 est l’abandon du matérialisme historique, avec la crise du marxisme: l’appareil scientifique des lois de l’histoire (mode de productions, succession, transition), conjurateur de l’angoisse, est désinvesti, au profit d’une logique du cas singulier, de la pratique politique pure (Machiavel et nous) de la rencontre aléatoire.
Se pose alors une question corollaire: l’apparition croissante chez Althusser de l’agent de l’histoire dès 1968-1973 (de la conférence Lénine et le philosophie devant la Société de Philosophie à la Réponse à John Lewis à la « cantonade »), s’accompagne-t-elle d’une reconstruction positive d’une figure du sujet individuel ou collectif ou agent de l’histoire qui diminuerait la charge d’angoisse et maîtriserait le contre-transfert? Il faut répondre par la négative. Quelques symptômes de cet échec: la correction qu’apportait la Réponse à John Lewis à l’adage des « hommes qui font l’histoire » refusait de résoudre la difficulté de définir le « sujet de l’histoire », en prônant le passage d’un réformiste individuel bourgeois à un humanisme collectif communiste. Cela avait été en effet le double échec de l’humanisme humanisme social-démocrate (rawlsien avant l’heure) et de l’humanisme prométhéen stalinien. La pirouette d’Althusser dissolvait le sujet de l’histoire dans le jeu de mot du « sujet dans l’histoire », avalisant la greffe de Racine ou de Faulkner dans le « grand récit », tandis que la Vieille Maison s’écroulait pour de bon aussi bien en France qu’en URSS. Strictement contemporain, et sur le mode du canular érudit, le texte Sur le transfert et le contre-transfert au sous-titre petites incongruités portatives dont l’acronyme obscène (Pip(e)) est tout sauf innocent, posait comme axiome la réversibilité totale du transfert et du contre-transfert, (c’est la phrase fameuse sur le contre-torpilleur qui est aussi un torpilleur), visant à une identité fusionnelle analysant/analyste, Révolution/contrerévolution. « Je » n’est que le Grand Autre et tout ce Grand Autre. Ainsi arrive-t-il (quelque chose en lui le veut) que l’artilleur tire sur son propre camp. On pourrait multiplier les signes, autant de cailloux blancs qu’Althusser sème en pure perte, lui qui se dit si avare d’argent, de sexe, pour qu’on le retrouve enfin, pour qu’on le voit et qu’il se voit tel qu’il est. Pour se trouver, ce qui correspond à l’essor du projet autobiographiques des Faits en 1976. Pourtant cette autre cure, clairement conçue pour pallier l’échec de l’analyse, ne débouche pas. Le biographique qui se construit alors (qui est à L’avenir dure longtemps, ce qu’est la petite phrase de Vinteuil à la sonate) est aussi destructeur. Il joue là pour éliminer toute possibilité d’essor de cette subjectivité; barrée symboliquement, dans le thème développé de façon virtuose de la bâtardise du fils de personne, parce que père du père, elle devient barrée juridiquement, barrée amicalement (non réponse à cette « bouteille jetée à la mer ») . Le rapport de filiation de l’auteur à une oeuvre, lui est chaque fois interdite (comme l’analyste lui refuse le divan au motif qu’il ne supporterait pas la vérité), la publication de ses deux tentatives de se dire par lui-même, lui est interdite. Sans doute pour obtenir ce résultat y met-il chaque fois du sien. Le Pierrot mélancolique poursuit de sa haine Arlequin hypomaniaque des canulars. Peut-on en déduire que la voie amorcée ouvertement à partir de 1975-76 (mort du père en 1975, mariage avec Hélène Rytmann)?, en fait depuis beaucoup plus longtemps de façon sous-jacente ou privée, en particulier dans la correspondance avec Franca ou Claire, débouchait sur une impasse, sur une dead-end dirait-on beaucoup plus concrètement en anglais?

Si le sujet Althusser selon Althusser, celui qui se constitue dans L’avenir dure longtemps et dans Les Faits, ne contient pas le mot de l’énigme, la pliure réelle du sujet, celle qu’a pour mission de traquer la véritable biographie, l’impossibilité du sujet n’est pas à rechercher dans les « folies » analytiques du philosophe ou du couple Louis-Hélène; elles ne sont qu’un matériau, le contenu manifeste. C’est à la cantonade, ce mot de théâtre, pour lui fétiche, qu’il écrit, qu’il crie sa « confession ». Mais à l’inverse de celles du souffleur ou des apartés où la même parole est pré-dite dans le premier cas à l’insu des spectateurs, ou dite exclusivement aux spectateurs par convention à l’exclusion des autres acteurs, les phrases à la cantonade, tout en s’adressant, apparemment, au parterre, s’adressent en fait à un acteur de la pièce qui n’est pas en scène. Demandons-nous quelles sont les coulisses et quel est ce personnage?
Nul ne s’étonnera que la réponse figure dans la biographie (j’en ferai la démonstration dans le second volume de mon ouvrage), mais comme toujours lorsqu’il y a énigme à résoudre, elle se trouve aussi, claire comme le jour, dans les textes, en l’occurrence dans Machiavel et nous, cet état ultime de la pensée d’Althusser sur la question de la politique et du sujet de l’histoire. Je pense même que cette charge si âpre confère à ce texte (et déjà c’était perceptible dans la Conférence de juin 1977), une force rare qui ne se trouvait que dans Freud et Lacan ou dans El Nost Milan, notes pour une théatre matérialiste qu’Althusser jugeait dans nos conversations comme ce qu’il avait sans doute écrit de mieux.

Le devenir sujet ou le Prince absent.

C’est dans Machiavel et nous, qu’Althusser explique la singularité du discours de Machiavel; elle tient selon lui à ce que le point de vue adopté sur le Prince est celui du peuple, tandis qu’à la différence du Manifeste de Marx, l’agent est le Prince lui-même. « Il y a donc une dualité irréductible entre le lieu du point de vue politique et le lieu de la force et de la pratique, entre le ‘sujet’ du point de vue politique, le peuple, et le ‘sujet’ de la pratique politique, le Prince. » Le Prince étant uniquement une fonction, « par le vide historique qu’il doit remplir, » est « une forme vide, un pur possible impossible aléatoire. »[[L.Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Tome 2, Stock-Imec, 1995, p. 70.. Et cette phrase clé : « L’histoire doit être faite par le Prince du point de vue du peuple, mais le peuple n’est pas encore ‘le sujet’ de l’histoire ». La caractérisation du Prince comme un Manifeste révolutionnaire « mais utopique » (ibidem, p. 71) peut être lue de deux façons : 1) soit l’on insiste sur l’absence de lieu, la connotation négative de l’utopie chez Althusser du point de vue politique; et le sujet est une « idée directrice de la raison » à la mode kantienne; le sujet est un effet nécessaire, une illusion qui n’existe que comme manque de révolution et celle-ci advenue, il se dissout; sa positivité tient seulement à l’écart du désir, éteint dans son assouvissement . 2) soit l’utopie est la non fixité, le fait de ne pas tenir en place; la fondation n’est pas un point assignable, il y a toujours au moins deux lieux. Parce qu’il y a rapport de force, couple (du Prince, du Peuple). Le présent est disqualifié au nom du passé, comme le présent le devient au nom de l’avenir. Le présent vidé de sa détermination devient alors riche de tous les hasards, de la Fortune. La subjectivité de Machiavel, du chercheur, et d’Althusser, est de ne pas se laisser assujettir, assigner à une (seule) place (celle des Princes ayant existé, celle du Prince à venir si l’on met un nom derrière, le Pape, le Roi de France, l’Empereur du Saint Empire, les Médicis, celle du Peuple dans l’erreur de la théorie du sujet-reflet). L’agent, celui qui se meut dans l’agir, plutôt que le sujet, trop proche de l’assujettissement, ne se borne plus à enregistrer l’écart de la théorie à la réalité dans toute son étendue, sur le mode de la souffrance, de l’empathie .
Le sujet peut alors opérer son déploiement dans le vide ainsi constitué entre deux, dans l’abime béant du « conatus individuel » comme corps[[Louis Althusser, « 2. Machiavel », L’avenir dure longtemps, édition de poche, p. 490. Remarquons au passage que ce corps sans organe, est a-sexué ou androgyne. selon une véritable topologie du sujet. La virtù est par excellence chez Machiavel, souligne Althusser, la qualité propre aux conditions subjectives des agents dans l’histoire[[L.Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Tome 2, Stock-Imec, 1995, p. 90.. Elle ne saurait se confondre avec l’excellence de la capacité politique, la justesse de la prévision, bref la science objective qui s’est débarassée de tout résidu de subjectivité (p. 100). Elle consiste pour le Prince à se tenir à l’écart des passions Amour/Haine (qui sont celles du peuple), génératrices de grands désordres, alors qu’il doit pencher du côté du Peuple et non pour sur les Grands; il y a en effet deux libertés : celle qu’on réclame pour commander; celle qu’on désire pour être en sécurité. C’est à la fois l’aversion pour le risque et le refus de la libido dominandi. Dans le Peuple il y a « le désir seulement de ne pas être dominé, par conséquent plus de volonté de vivre libre »; chez les Grands il y a « un grand désir de dominer ».
Nous avons résumé dans un tableau en annexe[[Nous soulignons dans le commentaire du tableau en annexe, les conséquences implicites de cette position du sujet dans la relation analytique. Althusser s’identifie clairement à Arlequin et à l’analysant (Pierrot, Pierre jamais nommé car c’est son nom de code avec Claire) dans les phases dépressives, d’assujettissement, tandis que dans les phases hypomaniaques il occupe la position du Prince, c’est-à-dire du Sujet absolu qui retourne le contre-transfert de l’analyste situé résolument du côté des Grassi, des dominants. La position du Prince représente alors à la fois celle de l’auto-analyse maîtrisée, de la cure dépassée parce que terminée et réussie, et celle d’une fusion plus confuse de l’analysant analyseur de l’analyste. Ce qui correspond à la proposition d’une généralisation du transfert et d’une réversibilité absolue de la relation analysant/analyste contenue dans le texte Sur le Transfert et le contre-transfert, Petites incongruités portatives, qui date de 1973, date à laquelle Althusser est revenu à Machiavel pour son cours d’agrégation. les principaux traits de ce que doit être l’agent dans l’histoire, qui est aussi le « sujet révolutionnaire » : Althusser relisant Machiavel n’ignore pas la lecture gramscienne qui met, à la place de l’unification de l’Italie et de la fondation d’une Principauté nouvelle, la Révolution, et à la place du Prince, le Parti. Il n’est pas inutile de remarquer que le Prince est défini comme un monstre alliant la bestialité des Grassi, les loups, et la force du lion, à l’humanité purement négative du peuple. Le peuple est humain seulement en ce qu’il fuit la domination, Arlequin en ce qu’il est besoin alimentaire, sexuel, et découverte, jeu et jouissance, désir du désir, faim d’avoir faim pour reprendre les termes même du texte de la lettre à Paolo Grassi[[L. Althusser, Écrits philosophiques et politiques, Tome Il, Stock-Imec, 1995, pp. 535-539.La lettre est datée du 9 mars 1968. Texte aux accents… freudo-reichiens finalement assez proche de Marcuse, du Mouvement étudiant, de la révolte culturelle et de l’anti-psychiatrie.. Il incarne le principe de plaisir, l’innocence sans pulsion de mort. Le Prince, comme les héros et demi-dieux grecs, participe de deux natures; il est monstrueux et franchit les limites du licite dans chacun des deux ordres, celui des grands et celui du peuple. Il est les deux côtés à la fois, sacré pour cela, il a transgressé les limites du bien et du mal.
Voilà donc le sujet absolu, absolument nouveau de la politique, fondateur d’une principauté absolument nouvelle. Mais sa caractéristique la plus étonnante (ibidem, p. 129), celle qui permet de penser, entendons de tirer quelque chose d’universel du cas singulier de l’Italie centrale de la Renaissance, c’est qu’il n’a pas d’identité; il est laissé en blanc par Machiavel, dit Althusser. Il peut faire flêche de tout bois, et trouver le vecteur le plus inattendu, le raccourci plus surprenant (n’oublions pas que le thème de la surdétermination permet à Lénine d’accoucher de la révolution prolétarienne là où l’on attendait la révolution bourgeoise, à Mao d’accoucher la révolution paysanne là on l’on attendait la révolution ouvrière).
Mais pourquoi le Prince, ce sujet dans l’histoire, n’est-il pas encore? Pourquoi n’arrive-t-il pas à être? Pourquoi ce sujet qui possède enfin les attributs d’un sujet connaissant et agissant dans l’histoire, est-il un vide, un vide moteur certes, mais un vide? Parce qu’il faut la fortune et pas simplement la virtù, dit la sagesse commune. Mais qu’est-ce que ce grain de sable, cet aléatoire infime, cette surdétermination, qui manque au moment nécessaire?

L’impossibilité de franchir le Rubicon.

Pour comprendre cette impossibilité structurelle du sujet sitôt aperçu, il faut dépouiller de très près, non le texte de Machiavel, mais la lecture qu’en sélectionne Althusser. Les deux textes de Machiavel et nous et le chapitre séparé de L’avenir dure longtemps, consacré à Machiavel s’attardent toujours sur l’échec de César Borgia. Althusser cite Le Prince : « Mais s’il n’eût point été malade quand le pape Alexandre mourut, tout lui eût été facile. Et il me dit lui-même le jour que le pape Jules II fut élu qu’il s’était avisé de tout ce qui pouvait survenir à la mort de son père, trouvant remède à tout, mais que jamais il ne pensa que le jour de cette mort il se trouverait luimême à l’agonie »[[Machiavel, Le Prince, Ed. de la Pléiade, p. 311-312. Cité dans Machiavel et nous, p. 131-132.. La connaissance, si complète soit-elle, si elle n’est pas accompagnée de « la pensée de derrière la tête », court à l’échec. Machiavel, dit Althusser, est grand parce que pensant le politique, le sujet par excellence, il pense à la limite. Qu’est-ce que penser à la limite? Réponse : « c’est aussi penser et agir dans le risque, dans les ‘risques et périls’ d’une entreprise responsable et solitaire, c’est donc savoir être seul et le supporter avec toutes ses conséquences, comme l’a si bien dit Winnicott (et comme je n’ai longtemps pas su le faire: ‘être seul devant sa mère’) Seul, sans père comme tous les grands, comme Machiavel lui-même ». Le sujet existe, Machiavel a défini sa place, sa place nécessaire. Il est possible, mais il est vide, en blanc parce que chaque fois qu’il faut prendre le pouvoir, succéder au père, il butte contre l’échec; il n’est pas là au bon moment, il est absenté par la maladie. Il ne franchit jamais le Rubicon pour prendre Rome[[On se référera au complexe d’Hannibal évoqué par Freud analysant sa difficulté de se rendre à Rome. Il existe une autre trace chez Althusser, à part Machiavel et nous, de la référence à Rome et à la fondation de l’Empire dans le motif de la collection Théorie, voir notre texte Le Blason de Ravenne, in le N° spécial du Magazine Littéraire consacré à Althusser (1992). Il n’est pas présent à Rome lors de la mort de son père. Et les dés du sort ne seront pas jetés. L’homme pourtant doté de toutes les qualités du sujet de l’histoire, au faîte de sa puissance puisqu’il venait de conquérir la Romagne après l’ensemble des Marches, et qu’il avait méthodiquement réuni toutes les conditions de son succès, manque la fondation de l’Italie et celle de la dynastie familiale. Rien ne sera fondé durablement. On peut rapporter cet effondrement au grain de sable de la fièvre tierce qui le cloue au lit pendant plusieurs jours, le sujet n’est pas constitué (il échoue), parce qu’il lui a manqué la chance, à côté de la virtù. La platitude de l’explication qui se réduit alors à une paraphrase de l’anedocte rapporté par Machiavel, est pourtant bien grande. Tant de chemins, tant d’investissements pour en arriver là! Ne faut-il pas chercher à « la cantonade » le sens latent de ce véritable mot d’esprit?
Althusser insiste beaucoup sur le fait que l’absence de Prince laisse en blanc le nom du Prince. Mais de tous les échecs du sujet de l’histoire, il n’en retient qu’un seul, celui du l’échec même du Duc de Valentinois; il ne consacre aucune analyse aux Sforza par exemple. Mais César Borgia, ce presque Prince, est-il vraiment sans nom puisqu’on peut l’identifier, raconter son histoire? Les coulisses sont ici le reste du récit de Machiavel. L’histoire du Duc de Valentinois apparaît à plusieurs reprises chez Machiavel, qui impute la fondation de l’autorité du Prince au meurtre cynique de ses lieutenants[[Althusser paraît évoquer comme fondation réelle le rien de cause, d’essence et d’origine l’exécution féroce par César Borgia de Remy d’Orque, le bras droit de ses basses oeuvres à Cesena. Dans le texte il se trompe et confond cet épisode avec la liquidation traîtresse par le Duc de ses deux lieutenants Vitellozzo Vitelli et Oliverotto da Fermo, du seigneur Pagolo et du duc de Gravina Orsini à Sinigaglia (aujourd’hui Senigallia), dans les Marches près de Cesena, ce qui l’amène à parler du lieutenant Sinigalla. Comme dans le texte sur El Nost Milan, c’est encore la temporalité du meurtre qui est libératoire; mais c’est elle aussi qui est paralysante.? La place du Prince est vide, parce que celui qui avait tout pour la remplir est innommable. Il est si innommable que la cause de son échec devient inassignable; elle est surdéterminée et le grand effet de l’histoire résulte d’une cause infime, presque stupide. Le nez de Cléopâtre pascalien, est relayé ici par la fièvre tierce[[Nous avons déjà relevé dans notre tome I de la biographie, comment la maladie (varicelle en 1929 amenant à la séparation d’avec Georgette, scarlatine masquant la dépression de 1938, deuxième scarlatine en 1940, fièvre en 1943) avait partie liée avec des évènements essentiels qui se déguisent en maladie. A partir de 1947, avec la psychiatrisation de la mélancolie, chaque dépression permet au « malade » se « s’absenter » comme en un évanouissement.. Mais qu’est-il dit ici à la cantonade, vers les coulisses? Qui est César Borgia? Il est fils du Pape Alexandre VI, donc d’un homme voué en principe au célibat (premier objet de scandale). Mais il est surtout innommable pour Althusser, pour une autre raison beaucoup plus importante: il est coupable d’inceste avec sa soeur Lucrèce (deuxième transgression). Mieux, la rumeur ne lui prête-t-elle pas un fils avec elle, Giovanni Borgia (1498-1530), troisième transgression, celle de la consommation réelle de l’inceste symbolique?); Enfin il est fratricide: il a probablement fait assassiner son frère aîné Giovanni (1474-1497). César Borgia, le presque Prince, pourtant bel et bien nommé, est déclaré sans nom par Althusser qui identifie dans le texte de Machiavel la raison de l’impossibilité du sujet de l’histoire. Il ne s’agit pas ici d’un blanc qu’il aurait lu dans la structure du texte, il s’agit d’un blanc qu’il installe, dont il recouvre la transgression paternelle. Le père viole la loi, comme dans son histoire à lui, ou ce qu’il a forgé comme étant son histoire, son père viole quasiment sa mère; César Borgia est maudit car il est le fils non de personne, comme Althusser, mais d’un père qui ne devrait pas avoir sexuellement d’ enfant pour être le père spirituel de tous. La fièvre tierce occulte aussi, dans le blanc du vide, le meutre fratricide et l’inceste adelphique, suivi de l’abomination redoublée de la naissance d’un enfant de cet inceste. La « surdétermination » serait-elle la façon de dire à la cantonade ce que la scène globale du théatre des acteurs et des spectateurs ne peut pas voir, ou plus exactement ce qui la paralyse d’effroi et la fascine tout à la fois?

L’inceste adelphique : la ligne de fuite

Alors il vient l’idée que derrière le récit parfaitement au point comme un décor de théâtre, de la saga familiale et de la constitution du sujet Althusser dans le « lévirat maudit », il se raconte une autre histoire, plus faulknérienne, que la très intelligente mais très trompeuse et trop laborieuse « leçon de psychanalyse appliquée » fabriquée progressivement dans les années cinquante et figée en structure obsessionnelle à partir de la phase cruciale de 1963-1964, époque où Louis Althusser change de psychanalyste, Dans la réédition de poche de L’avenir dure longtemps, nous avons donné les textes à notre sens décisifs des lettres sur l’enfance échangées par Louis et Hélène et des deux rêves prémonitoires du meurtre. Ce qui frappait dans l’analyse sauvage à laquelle Hélène Rytmann se livre sur le cas de son compagnon, c’est que la trame du récit familial des Faits et de L’avenir dure longtemps se trouvait fixée, consolidée. Le deuxième facteur d’étonnement, par rapport à ce que la véritable biographie apprend de la vie et des faits établis, était qu’Hélène Rytmann avait éliminé sans s’en rendre parfaitement compte, et sans non plus que son interlocuteur s’en aperçoive, un personnage décisif qui passe dès lors en coulisse ou la trappe. Pourquoi l’avait elle éliminé? Parce qu’elle avait pris sa place. Et prenant sa place, elle consolidait la structure familiale en mythe maléfique, en cercle sans issue. Il ne pouvait sortir aucun effet de reconnaissance du sujet de l’inconscient, aucun effet de cure du ressassement indéfini par Althusser de son histoire devant les psychiatres et les analystes. Ni même de son écriture. « J’aime ma soeur », devenait « ma mère aime le frère de mon père, qui porte mon prénom ». Devant l’histoire cousue de fil blanc de l’autobiographie, (dis que c’est Oedipe ou tu auras une claque), Monsieur Jourdain qui fait de la psychanalyse comme il fait de la prose, conclut doctement que le petit Louis parvient à dire ainsi qu’il aime sa mère [dit à l’envers, sa mère n’aime pas son père, mais lui (le frère du père).
On réfléchira alors, pour comprendre l’énigme de la folie-Althusser, du côté de la mélancolie à deux qui biographiquement fut celle du frère et de la soeur[[Sur le thème de l’inceste delphique, outre les premières indications contenues dans le volume 1 de notre biographie et au volume 2 à paraître en 1998, nous renvoyons à W. Bannour et Ph. Berthier (sous la direction de) Eros philadelphe, frère et soeur, passion secrète, Editions du Félin, 1992., au rêve d’août 1964 qui annonce le meurtre au prénom près, un prénom auquel ni Althusser, ni Lacan, ni René Diatkine, ni ses proches, ni Hélène Rytmann surtout ne prirent bien garde. Pourtant les prénoms des autres femmes de sa vie étaient frappants Claire, Franca et pour finir Sandra, titre français du film de Visconti, un metteur en scène fétiche d’Hélène, Vaghe stelle dell’Orsa, tourné tout de suite après Le Guépard entre le 26 août et le 18 octobre 1964. Il ne sert à rien d’imputer à la seule tentative de psychanalyse sauvage d’Hélène, la responsabilité de cette cristallisation qui dissimulait autant qu’elle dévoilait le sujet. Pas plus que le choix de Diatkine comme analyste. Dans tous les cas, l’initiative de son compagnon ne fut pas mince. C’est lui qui l’entraîna dans sa pseudo-analyse. C’est encore lui qui la conduisit à prendre Diatkine comme analyste pour elle-même. Il lui était en effet, plus facile de reculer devant l’inavouable, en mettant Hélène à la place de sa soeur. Plus surprenant en revanche l’aveuglement des psychiatres et des deux analystes successifs devant le caractère pourtant singulier de cette mélancolie à deux unissant le frère et la soeur, signe clinique répété sans cesse. Les premiers payèrent cette bévue de toutes les couleurs que leur « malade » leur en fit voir; pour les seconds, ce fut encore plus radical: cet inceste qu’ils ne voulaient pas voir (en cela, le diagnostic du contre-docteur Althusser, à savoir que quelque chose ne devait pas aller dans leur contre-transfert à son égard, frappait juste), ils le traînèrent pourtant dans la relation avec leur patient qu’ils ne comprirent pas. Althusser sut en effet, avec un art consommé, placer la cure dans une position sans issue celle d’un inceste analytique. Avec Laurent Stévenin, choisi et maintenu pour son lien avec Jacques Martin, le double homosexuel refusant les avances de la soeur. Avec René Diatkine choisi pour avoir traité le fils de Georgette, et fixé à Hélène, comme double de Georgette. Le leurre était chaque fois double. Laurent Stévenin traitait Marc Soriano, autre normalien ami d’Althusser, qui avait été son témoin de mariage. La relation avec Martin, confirmée dans l’épisode extravagant de la guérison de la stérilité de Georgette par Stévenin[[Laurent Stévenin pratiquait la narco-analyse pour « vaincre la résistance » de l’inconscient. Il traitait Martin et Althusser. Lorsque Georgette se maria, elle ne pouvait pas attendre d’enfant. Les raisons étaient un problème physiologique au niveau des trompes qui fut réglé par une intervention chirurgicale. Telle est la vérité. Mais L’avenir dure longtemps fournit une version toute autre: Stévenin aurait procédé par injections de sérum de Bogomoletz, coktail de vitamines inventé par un médecin soviétique et vanté comme l’élixir de vie. Le mari de Georgette nous a confirmé qu’il s’agissait d’un mythe. Mythe parfaitement clair: le psychanalyste est ici le go-between d’un désir homosexuel et d’un désir incestueux. Mais l’homosexualité paraît jouer un rôle secondaire: elle défend Jacques Martin, le tenant-lieu de Louis, de céder à l’amour de Georgette., était donc largement dissimulée. René Diatkine présentait, lui, l’avantage non de ses succès en tant que praticien, mais celui d’avoir parricidé Jacques Lacan qu’Althusser recevait à l’École Normale en même temps qu’il le récusait comme analyste. L’on fit attention à la relation Althusser/Lacan et non à la cantonade où Georgette n’était pas loin[[Georgette qui présenta tous les signes cliniques de la mélancolie qui se consolida après la naissance de son fils, compliquée d’un recours toxicomaniaque aux médicaments, fut soignée par le Docteur Louis Bertagna, qui outre son prénom, présentait la particularité d’être le psychiatre auquel Althusser en tant que Secrétaire Littéraire, ayant affaire aux situations d’échec de scolarité (tentative de suicide, dépression, folie) envoyait les élèves de l’École Normale. En 1964 -65, Georgette allait d’hôtel en hôtel et de cliniques en cliniques : elle habitait non loin de l’École Normale, et Hélène fit de plus en plus barrage à ses visites à son frère. Althusser avait employé à propos du transfert et du contre-transfert la métaphore du torpilleur et du contre-torpilleur. Mais sa stratégie à lui était beaucoup plus sophistiquée, elle tenait des leurres électroniques destinés à égarer les têtes chercheuses des missiles.

(révision juin et septembre 1996)

Annexe: la topologie du sujet/agent de l’histoire

|Agents |Grands (Grossi) |le Prince |Peuple (Minuti) |
|Espace |espace plein
petit nombre
topique duelle |espace vide ou vidé
un seul
(u) topique |espace plein
le grand nombre
topique duelle avec fuite |
|Temps |Faux départ
Complot
Instant |Commencement
Fondation
Durée |Fausse fin
Rébellion
Récurrence |
|Relations |Dominer |Fonder durablement |Ne pas être dominé |
|Passions |Libido dominondi
Amour
Haine (Sforza) | libido sciendi
indifférence
Crainte |Libido amandi
Amitié – Amour
Respect-Haine (Savonarole) |
|Figures |Le maître et seigneur
Don Juan
Bête féroce
Les loups |Le Prince Roi
Centaure/mixte/monstre
Le lion |Arlequin
Le valet
Homme
Le renard |
|Moyens |La force
Conscience
Faire pencher la balance
Réciprocité
Paraître |Force de la ruse
Conscience instinctive
Jeu de bascule
Asymétrie
Vide/opacité |Ruse
Instinct
Faire pencher la balance
Réciprocité
Transparence |
|Analyse |Contre-transfert
Non maîtrisé
Analyste |Contre-transfert
Maîtrisé
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