Le fait monétaire[[Nous emploierons les termes de “fait monétaire” et d’ “institutionmonnaie’ de préférence au terme simple et habituel de “monnaie” pour montrer que la question monétaire ne saurait se résumer à sa seule dimension fonctionnelle (les différentes fonctions de la monnaie : unité de compte, moyen de circulation et moyen de réserve) mais quelle doit être appréhendée comme complexe institutionnel, porteur comme le souligne Comélius Castoriadis d’une composante fonctionnelle, certes, mais aussi (et surtout ?) d’une composante symbolique et d’une composante imaginaire. Cette perspective “institutionnaliste” nous conduira à traiter la monnaie comme un “fait institutionnel total”. marque la socialité contemporaine et la soumet largement à ses déterminations. Peu d’activités y échappent. Loisirs, culture, éducation : des moments essentiels de la reproduction sociale sont désormais gagnés par une monétarisation généralisée qui subsume systématiquement tous les contextes de vie sous la forme marchande. Les réalités du monde vécu s’objectivent ainsi en biens et services de consommation ; elles sont assimilées à des choses quantifiables, mesurables, en un mot, monnayables. Le langage du nombre et l’obsession de la quantification s’emparent de la socialité. On ne peut que constater “Les symptômes de réification qui émergent dans les sociétés capitalistes avancées par l’intrusion, grâce à la monnaie et à la bureaucratie, des sous-systèmes “économie” et “État” dans la reproduction symbolique du monde vécu”[[Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2 (pour une critique de la raison fonctionnaliste), Fayard, 1987, p. 391.. Avec l’omniprésence monétaire, c’est une manière d’être qui s’impose, un certain fonctionnalisme, un utilitarisme exacerbé. Profitabilité, rentabilité, mise en concurrence : un nouvel ordre de raison colonise la vie quotidienne. A l’intersubjectivité fondatrice de sens et fondamentalement axiogène se substitue un monde largement fonctionnalisé. La socialité s’assujettit à ces logiques. La famille se reconvertit en imité de consommation, la vie quotidienne en vivier de besoins susceptibles d’alimenter la consommation de masse. Ce qu’Habermas juge particulièrement grave, c’est cette déshumanisation de la vie, cette neutralisation du vécu dont le médium monétaire est un vecteur privilégié. Des aspects tout à fait fondamentaux de l’existence «’éducation, la culture…) échappent désormais à la dynamique de l’incompréhension ; ils ne dépendent plus d’une communication entre les hommes. Chaque acte de la vie quotidienne est ainsi requalifié (réifié) ; il devient objet et occasion de consommation. Ce vaste processus de réification (la transformation systématique des réalités vécues en choses monnayables) reformule donc en profondeur la conduite de la vie. Le temps d’un vécu collectivement partagé et discuté, ce qu’on peut nommer la structure communicationnelle de la vie, est annihilé progressivement sous les coups de boutoir de la monétarisation. C’est bien la qualité de l’être-ensemble qui se trouve ainsi impliquée. Sa substance expressive, morale-pratique, culturelle, se trouve dépréciée. Le monde vécu est peu à peu recomposé par l’intrusion de la monnaie (… et de l’intervention administrative qui lui est consubstantielle). II s’abstrait de sa réalité communicationnelle et devient un espace largement instrumentalisé, un lieu où s’élaborent les préférences de consommation, les dispositions d’achat et les orientations concurrentielles, un lieu où le consommateur se met en scène.
En traitant de l’ordinaire monétaire, nous souhaitons rendre compte de l’ensemble de ce processus de colonisation, comprendre en quoi la généralisation de l’usage monétaire affecte les possibilités de reproduction symbolique, culturelle de la société, en quoi elle infère immédiatement avec les manières-de-vivre-en-commun. Que cette omniprésence génère des effets pathologiques, les phénomènes de dé-socialisation le montrent de façon exemplaire… même si elle n’en est pas l’unique cause. L’excroissance du système étatique est tout aussi pathogène. Enfermement des individus dans des logiques concurrentielles, hypertrophie de l’échange marchand et appauvrissement de l’infrastructure communicationnelle du monde vécu (selon l’expression d’Habermas), survalorisation de l’objectal, du quantifiable et donc du monnayable, au détriment de l’intersubjectivité, nombreuses sont les dérives inhérentes à la monétarisation de la vie quotidienne. Une nouvelle réalité sociale se constitue, largement extériorisée par rapport aux dynamiques interrelationnelles, tout à fait indépendante des mécanismes de l’intercompréhension, une réalité qui s’abstrait du vécu immédiat, de l’expressivité et des référence morales-pratiques, en fait, de toute chose qui s’appuie peu ou prou sur une communication effective entre les hommes. La vie sociale s’épuise ainsi. Elle perd progressivement ses moments d’autonomie et finit par échapper à la maîtrise concertée de ses membres. Elle n’existe désormais qu’en référence au système économique qui la mobilise et l’assimile peu à peu. Le monde social devient alors le prétexte de l’ordre économique, le simple possible de sa reproduction.
L’institution-monnaie “travaille” donc en profondeur le social ; elle en est en quelque sorte constitutive. Pour appréhender cette réalité, nous introduisons la notion de fait institutionnel total. En effet, la monnaie est une totalisation exemplaire du social ; elle en transcende tous les particularismes. C’est un moment de cohérence essentiel. A travers elle, le social existe sur un mode unifié malgré la complexité qui est la sienne. Elle ordonne la société, la totalise. Aucune spécificité ne résiste à la logique impérieuse de la mise en équivalence et de la quantification. La monnaie est homogénéisante dans son principe même puisqu’elle est instituée comme équivalent général dans lequel toutes les particularités peuvent se traduire, se répondre et donc s’unifier. La société contemporaine, complexe et de plus en plus différenciée, réalise ainsi son unité. Mais à quel prix ? Que signifie et quelles sont les conséquences de cette mise en cohérence monétaire ?
La quotidienneté monétaire
Étudier l’institution-monnaie, c’est accepter de l’appréhender comme fait complexe et donc l’analyser en fonction de ses différents niveaux de réalité. Pour Henri Lefebvre, la notion de niveau[[Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne II (Fondements d’une sociologie de la quotidienneté), L’Arche éd., 1961, p. 122. permet de concevoir une institution, une société comme complexité différenciée. Le niveau désigne alors un aspect de la réalité. Il ne se limite pas à un simple point de vue sur le complexe, une perspective ; il en est une totalisation partielle, une de ses manières d’être. En cela, chaque niveau actualise (situe) la réalité en fonction d’une objectivité qui lui est propre.
Une première modalité de la présence monétaire (son premier niveau de réalité) est à rechercher bien sûr dans sa fonctionnalité économique, le niveau où se déploient ses trois fonctions : unité de compte, moyen de circulation et moyen de réserve. La monnaie est alors appréhendée comme instrument économique, un “objet” qui se manipule, s’agrège, se capitalise, un “objet” qui n’existe alors que comme fonctionnalité pure : peu importe qu’il soit or ou papier, signal informatique ou numéraire, l’essentiel réside dans sa capacité à représenter les tenues de l’échange. Cet “objet” est nié en tant que complexe social pour n’être reconnu que dans sa fonction. Il devient pur concept de l’échange (le concept d’équivalence), l’échangeabilité portée à sa perfection.
Et pourtant, cette instrumentalisation marchande – le fait de ne reconnaître “l’institution-monnaie” que dans sa fonctionnalité et d’en faire un simple instrument de l’échange marchand -, aussi impérieuse soit-elle, ne réussit pas à faire oublier que la monnaie renvoie (aussi) à des logiques symboliques. L’argent est une des plus anciennes institutions culturelles qui aient perduré par métamorphoses successives. Cet “objet” est une synthèse de sens tant il a été surinvesti symboliquement ; il s’actualise continûment à travers des projections inconscientes. A ce niveau de réalité (symbolique, fantasmatique), l’argent représente un formidable condensé d’énergie ; il cristallise en quelque sorte, par sa puissance symbolique, la force et la cohérence de la socialité. L’institution-monnaie correspond à ce “territoire du social” où les subjectivités s’enracinent, où les sentiments réussissent à s’objectiver. En effet, l’investissement dans l’argent, c’est symboliquement une manière de jouer son rapport au monde. Se cristallise ainsi l’expressivité inconsciente d’une époque : la volonté de puissance, les logiques de possession, la maîtrise de la nature, la relation aux divinités… Ce fait institutionnel s’est pérennisé comme composant affectif et symbole privilégié parce que l’argent représente une manière de jouer son rapport au monde (un jeu religieux, pulsionnel ou social).
Chaque niveau de réalité mérite d’être étudié en tant que tel parce qu’il possède une objectivité propre mais aucun n’a de sens hors de sa référence aux autres. Cette interdépendance apparaît de manière particulièrement explicite si l’on confronte deux termes que nous avons pour l’instant utilisés comme synonymes, argent et monnaie. “L’argent est la représentation symbolique de la monnaie”[[Pierre Lantz, L’argent, la mort, L’Harmattan, 1988, p. 34. ; il déborde largement la simple re-présentation (représenter les termes de l’échange). Il est plus expressif que significatif, et, à ce titre, il possède une efficacité émotionnelle immédiate. L’argent-symbole, c’est l’énergie sociale (le symbolisme cosmique, religieux…) qui transcende la simple instrumentation marchande. Quelle est l’origine de cette puissance symbolique ? Des archétypes fondateurs, des matrices émotionnelles originaires, le rapport à la Nature ? Question difficile mais l’on ne peut que constater sa permanence et sa réelle effectivité sociale. La monnaie n’a réussi à s’imposer comme outil économique qu’en neutralisant sa dimension symbolique ; la fonctionnalité monétaire marque l’expulsion du symbole-argent de la sphère économique et sa relégation dans les bas-fonds de la société ;1 ‘argent tombe ainsi dans le profane et se sécularise. Est ainsi annihilé un de ses niveaux de réalité, mais cette neutralisation économique ne sera jamais que partielle. On retrouve cette puissance symbolique, par exemple, dans les expressions populaires. “L’argent n’a pas d’odeur”, “payer en monnaie de singe”, “propre comme un sou neuf” : il faudrait en citer des dizaines. Cette richesse sémantique révèle la nature profondément sociale de l’argent : quelque chose qui se vit plus qu’il ne s’instrumentalise. On retrouve cette inépuisable puissance symbolique dans la frénésie actuelle des jeux télévisés. L’argent est mis en scène ; sa présence suffit à donner sens. Les questions et les épreuves ne sont que des prétextes, de simples ingrédients pour magnifier le pouvoir de l’argent et sans doute aussi les pouvoirs d’argent. Il pourrait paraître paradoxal de voir une société où règne l’hyperfonctionnalité économique manipuler ainsi la symbolique de l’argent. Il n’en est rien puisque sa mise en scène ludique réussit à en épuiser l’impact émotionnel. Comme l’écrit Pierre Lantz[[Op. cit., pour l’État, la monnaie ne doit pas être détournée en argent qui en est l’expression dangereuse. Le jeu réussit à circonscrire cette dangerosité ; il sert en sorte d’exutoire à l’énergie sociale qui traverse la réalité monétaire, aussi instrumentalisée/neutralisée soit-elle. La dimension fonctionnelle peut s’hypostasier, comme actuellement, et prétendre résumer la réalité monétaire ; elle ne réussira pourtant pas à éradiquer définitivement le niveau de sa symbolicité (de son expression, de sa spiritualité). La société se contente dès lors de le canaliser dans l’espace du jeu. L’argent est abstrait de la scène sociale et il est donné en spectacle (la forme moderne du refoulement) par média interposé.
Nous privilégierons dans ce texte une autre perspective : celle de l’ordinaire monétaire. Que recouvre cette notion ? Qu’apporte le point de vue du quotidien dans la compréhension du fait monétaire ? Si la monnaie mesure, quantifie et régule l’échange marchand, si le symbole-argent synthétise une expressivité et condense l’énergie sociale, l’ordinaire monétaire, pour sa part, représente un mode d’accès au monde qui est devenu quasiment exclusif, une forme privilégiée d’expérimentation de son environnement de vie ; en fait il qualifie une présence au monde, il dénote la manière d’être en société aujourd’hui.
Le quotidien représente un niveau de la praxis sociale. II correspond à ce moment de l’existence où l’individu manifeste ses besoins, découvre son environnement de vie. Ses désirs se métamorphosent alors en appropriations ; ses projets acquièrent l’objectivité d’une oeuvre, en fait, le niveau de réalité où l’individu réalise sa présence. Cette objectivation de l’être et l’institutionnalisation de sa pratique s’originent au quotidien dans un double mouvement : le dévoilement de soi et l’intériorisation/exploration d’un monde de possibilités. Dans la vie quotidienne, l’être humain devient une personne, c’est-à-dire qu’il synthétise par ses choix l’univers de possibilités du monde social, qu’il condense par ses projets les virtualités portées par son environnement. Le vécu représente ce que j’ai pu m’approprier du vivre social. Le quotidien, c’est le passage continu du vécu au vivre et du vivre au vécu, un lieu où l’individu coordonne de multiples rencontres, le moment privilégié du rapprochement entre le perçu et le conçu, entre le vécu et l’institué[[Nous nous référons à l’analyse de la vie quotidienne proposée par Henri Lefebvre, op. cit.. En mettant l’accent sur l’ordinaire monétaire, nous insistons sur le fait qu’aujourd’hui l’accès au monde, la dialectique vécu (ce que j’exprime) – vivre (ce que je peux m’approprier) suppose la présence monétaire. La manipulation monétaire est devenue le passage obligé de toute intériorisation/exploration de mon environnement de vie. En effet, la monnaie démultiplie la capacité pour chacun d’atteindre la chose convoitée et de l’insérer dans son mode de vie. Elle permet de transgresser indéfiniment les limites des expériences particulières. L’individu peut ainsi repousser continuellement les frontières de son appartenance. Que signifie cette démultiplication des possibilités d’acquisition ? Acquérir, c’est une manière de s’identifier. Dans une société massifiée, les objets s’utilisent comme des marqueurs ; ils aident chaque individu à se construire un monde à soi[[On peut dire que la monnaie élargit le “monde à portée” tel que le définit Alfred Schutz dans Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksieck, 1987.. La relation à l’objet (sous sa forme acquisitive, devenue hégémonique) favorise donc l’identification/délimitation des mondes de vie et ouvre largement le jeu des différenciations. La monnaie est bien évidemment au coeur de ce processus, elle en est le vecteur, la condition même.
L’ordinaire-monétaire représente donc le mode contemporain d’expérimentation du monde. L’institution-monnaie est devenue la forme dominante sous laquelle se construit la présence à la société. Les qualités sont assimilées à des compétences négociable, sur le marché du travail, tout produit (qu’il soit d’art, de culture, de formation…) devient objet de consommation, toute relation sociale est susceptible d’être monnayée (il en va ainsi des actes de solidarité)… Rien ne parait pouvoir limiter ce processus de monétarisation. En effet, il est dans la “nature” même de l’argent de pouvoir tout exprimer, tout traduire et donc tout subsumer. Sa fonction d’équivalent général le prédispose à exprimer chaque bien et à épouser chaque forme rencontrée. Il a vocation à se substituer à chaque produit de l’activité humaine et à se soumettre à tous les aléas des logiques d’appropriation. D’où vient cette labilité du fait monétaire ? Son usage parait sans limites. Il incorpore toute signification, assimile n’importe quelle forme parce qu’il n’est qu’une idée en acte : le concept agissant d’équivalent. Son support, sa matérialité sont seconds ; le fait monétaire s’abstrait de toute substance[[Voir à ce propos Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Presses universitaires de France, 1987.. La monnaie se dissout dans sa fonction. Elle est pur concept : la relativité des choses portée à son absolu, la mise en équivalence systématisée. La puissance monétaire vient de son abstraction, de l’irréalité de son essence : pouvoir paradoxal de cet objet vide de sens et donc capable de tout formuler.
Malléable et permissive à l’extrême, la monnaie est disponible pour toute acquisition. Elle s’est instituée comme mode dominant d’accès à l’objet et donc, en ce sens, comme la forme actuelle d’expérimentation de son environnement de vie. Plus fondamentalement encore, l’institution-monnaie s’affirme comme un mode d’entrer en rapport social.[[Selon l’expression de Jean-Joseph Goux, Freud, Mars – Économie et Symbolisation, éd. du Seuil, p. 11. La manipulation monétaire n’a de sens que référée à un processus de socialisation. Sous l’apparence d’une relation à l’objet, c’est bien un échange social qui se déploie. Tout échange suppose l’entrée en rapport des sujets et doit mobiliser un principe de régulation de cette inter-subjectivité. En effet, il ne saurait se développer sans fonder et légitimer un mode d’équilibre entre les volontés affirmées des uns et des autres. L’entrée en rapport social suppose une forme d’harmonisation des intentionnalités, ce qui ne veut pas dire leur neutralisation ou leur assimilation. Ce procès de régulation (la recherche d’un équilibre) relève de ce que Jean-Joseph Goux appelle une fonction de symbolisation. Nous parlerons plutôt d’une fonction de représentation. Pour cet auteur, la fonction symbolique s’apparente à un pouvoir de substitution. Elle correspond à la possibilité de substituer un invariant à la diversité des intentions, à l’hétérogénéité des pratiques. La monnaie participe à l’équilibre des échanges sociaux puisqu’elle a la faculté de retrouver le même dans l’autre, la capacité de penser la conformité d’un sujet à un autre. Elle est au coeur de la régulation sociale par la valorisation qu’elle fait de l’invariant, du même, face à la pluralité des formes et des actes. Dans cette recherche de l’équilibre, la monnaie a une place privilégiée car elle représente une mesure commune à l’ensemble des produits de l’activité humaine. Elle identifie un invariant (la valeur d’échange) face à la multiplicité des usages. Elle est donc à la base d’un mode privilégié d’entrer en rapport social. La rencontre des échangistes est ainsi favorisée puisqu’ils bénéficient d’un principe d’équilibration de leurs volontés.
Une phénoménologie sociale est esquissée. L’ordinaire monétaire produit une manière spécifique d’expérimenter le monde et un mode tout aussi spécifique d’entrer en rapport social. La manière d’être-au-monde s’exprimer dès lors, de façon hégémonique, sous la forme de la maîtrise individuelle de son environnement, dans une quête obsessionnelle de l’acquisition. La socialisation ne réussit à prendre sens que dans cette fuite en avant (de nature individuelle s’il en est). L’objet acquis devient l’aune à la mesure de laquelle l’existence est appréciée. On assiste ainsi à une réduction, un appauvrissement du rapport au monde, vécu désormais exclusivement dans sa dimension acquisitive. La socialité se réalise dans la collation d’objets. L’ordinaire-monétaire induit ainsi une mise en concurrence systématique. Le rapport à l’autre se construit sur un mode concurrentiel : se mesurer à l’autre et non pas s’accorder à lui. Le processus de monétarisation touche à des aspects fondamentaux de l’existence puisqu’il provoque une reformulation radicale de la manière-d’être en société. Le quantitatif fait loi ; l’autre est toujours celui qu’il convient de dépasser. Rien n’existe s’il n’a pas été possédé. L’ordinaire monétaire tire sa substance de cette double réalité : le rapport au monde s’enferme dans une volonté systématique d’acquisition, le consocié apparaît essentiellement comme un concurrent. Je n’entre en rapport que pour me mesurer et je ne m’y implique que pour posséder. Les effets pathogènes de la monétarisation trouvent là une de leurs sources.
La construction monétaire de la réalité
Comme tout fait institutionnel – qui plus est, aussi totalisant – la monnaie marque de son empreinte les comportements et les pensées des acteurs sociaux. L’universalité de sa fonction la prédispose à investir largement le champ des représentations collectives. Son emprise sur la vie quotidienne, que l’on peut qualifier de culturelle et de cognitive, impose une certaine vision du monde, une certaine catégorisation des faits sociaux. En tant qu’institution, elle développe un style de pensée qui lui est propre[[Nous nous inspirons de l’ouvrage de Mary Douglas, Ainsi pensent les institutions, éd. Usher, 1989., tout un ensemble de schèmes conceptuels dans lesquels vont se couler les comportements des échangistes. Elle tend ainsi à fonder un certain ordre de raison. La monétarisation de la vie sociale se réalise donc sous la forme de l’imposition d’un mode d’interprétation des choses : une manière d’appréhender le social, de le concevoir et donc d’y agir. Ce que l’on a pu qualifier de colonisation du monde social par les faits monétaires correspond ainsi à la généralisation d’un système de pensée. Des schémas d’interaction se sont stabilisés, des logiques opératoires se sont naturalisées. En fait, un style de pensée monétaire s’est institué. Il oeuvre à une normalisation des pratiques de l’échange et plus profondément à une reformulation de la socialité à partir de deux concepts fondamentaux : la mise en équivalence et la quantification. Une certaine vision du social s’impose ainsi. En se référant à la théorie de l’imaginaire de Cornélius Castoriadis, on peut dire que l’institution-monnaie, c’est d’abord un projet de sens, l’imposition d’une signification, en fait une façon d’instituer le social, de le faire être – un projet de sens qui engage la société à se voir, à se dire et à s’agir différemment. Comment caractériser un tel processus ?
– Le social se révèle réductible au quantitatif. Fi de l’extrême diversité des formes et des caractères des productions humaines. Chaque objet est reformulé dans l’ordre du quantitatif. Le social acquiert une nouvelle lisibilité ; il se donne à voir selon la règle du nombre. Aux disparités, fragmentations et ruptures que génère l’activité humaine, se substitue le flux continu et constant des évaluations quantitatives. La monnaie soumet à la loi du nombre le polymorphisme sociétal et le transcrit en une continuité rationnelle. La totalité sociale est susceptible d’être lue à l’aune d’une échelle de valeur quantitative. Une nouvelle vision du monde s’instaure qui substitue à la diversité des affects et des intentions l’uniformité de l’évaluation monétaire.
-L’échange se dépersonnalise. L’individualité se retire au point que les objets paraissent doués d’une autonomie de mouvement. Le processus subjectif qui détermine les volontés d’acquisition s’efface. L’équivalent général structure un espace où les objets peuvent se mesurer les uns aux autres, s’échanger les uns contre les autres. Entre l’individu et le bien convoité s’insère un intermédiaire, le champ clos de la normalisation monétaire. A l’échange social se substitue un non rapport entre choses. La socialité se donne à voir sous l’apparence objective d’une circulation marchande.
– L’échange paraît se clore. Une vision restrictive de l’échange s’impose. L’institution-monnaie enferme l’échange dans une recherche immédiate de l’équilibre, un effort de conclusion. C’est ainsi qu’elle exclut toute idée d’échange par don, de même qu’elle évacue de sa réalité les logiques de consumation, ce que Georges Bataille appelle le mouvement général d’exsudation[[Georges Bataille, La part maudite, éd. de Minuit, 1967.. En effet, dans un monde monétarisé, il ne saurait y avoir d’échange qui échapperait à la recherche systématique de la mesure commune, de ce qui permet d’équilibrer, donc de conclure. Une vision linéaire du temps s’impose, un temps social rythmé par la seule variation des transactions. L’effort de conclusion (équilibrer, retrouver le terme commun, valider la transaction…) devient obsédant.
C’est ainsi que la vie sociale s’enferme dans les logiques marchandes de la valorisation, qu’elle se soumet aux déterminations de la. loi de la valeur : dépersonnalisation (la mesure objective des objets), clôture de l’échange (l’équilibre systématique) et linéarité (le flux continu des évaluations quantitatives). S’esquisse ainsi ce que l’on peut appeler une construction monétaire de la réalité. L’expressivité, diffuse et conflictuelle, est laminée au profit d’une formalisation de l’échange, systématiquement équilibrée et quantifiée.
A cette construction monétaire de la réalité répond un mode tout aussi spécifique de constitution/interpellation du sujet : la désignation de l’individu comme sujet marchand. On retrouve là la portée, ô combien signifiante, de la monnaie, “fait institutionnel total”, capable de reformuler en profondeur le social mais aussi de constituer l’individu social qui lui correspond. Instituer le social et constituer l’individu sont les deux facettes d’un même processus. A la construction monétaire de la réalité répond la désignation (que nous qualifierons aussi de monétaire) des sujets appelés à agir dans ce “nouveau monde” largement monétarisé. En nous référant aux analyses de Louis Althusser[[Louis Althusser, “Idéologie et appareils idéologiques d’État’, in Positions, Éd. sociales, coll. essentiel, 1982., nous caractériserons donc l’usage monétaire comme un moment constitutif du sujet. Cette interpellation (désignation) opère selon trois modalités. A la suite de Carlo Benetti et Jean Cartelier[[Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchands, salariat et capitalisme, François Maspero, 1980., nous distinguerons l’autodéclaration marchande et la déclaration salariale. Nous y associerons aussi ce qu’il nous paraît désormais possible d’appeler une autodéclaration “consumériste”, une forme d’interpellation directement issue de la consommation de masse et des pratiques monétaires afférentes.
– L’autodéclaration marchande. La société marchande se caractérise par la séparation de ses éléments constitutifs. Chacun de ses membres, libre-échangiste, se distingue donc par nature de ses consociés. Leur association ne dépend pas d’une figure centrale, qu’elle soit étatique ou corporative ; elle ne peut se fonder que sur des logiques de reconnaissance mutuelle. Ces éléments séparés se socialisent par une procédure d’identification réciproque. En effet, chacun d’entre eux peut se créditer d’une quantité d’unités de compte. 1 s’autodéclare “en monnaie” et se situe ainsi dans l’ordre social. Par cette opération, appelée monnayage, les contemporains se désignent les uns aux autres. Des jeux de réciprocité conduisent à un équilibre a posteriori des autodéclarations. La société marchande se structure donc à partir d’un principe d’autodésignation monétaire et de processus collectifs de péréquation de ces monnayages individuels. Cette forme d’autodéclaration se retrouve aujourd’hui sur les marchés financiers. En effet, pour y opérer, l’essentiel n’est pas la matérialité de son avoir mais plutôt la crédibilité de ses déclarations. Le dire prévaut sur le fait. Convaincre de ses ressources est le préalable fondamental. Le monde de la finance se développe ainsi à partir de cette confrontation infinie d’autodéclararions.
– La déclaration salariale. La société capitaliste se caractérise par la présence d’éléments qui ne peuvent pas s’autodéclarer et qui ne participent pas aux opérations de monnayage. Elledoit donc se fonder sur un autre mode de socialisation. Sont ainsi introduites des procédures de déclaration, prescriptives et contraignantes. Les sujets économiques, les entrepreneurs, vont déclarer pour une quantité d’unités de compte les exclus du monnayage. Les salariés naissent de cette procédure. Incapables de s’auto-affirmer, ils ne seront reconnus que grâce au bon vouloir de leurs employeurs. La déclaration salariale relève donc d’une socialisation dérivée, contrainte. Les salariés n’acquièrent leur moyen d’existence que dans la dépendance. La société capitaliste fait donc coexister des éléments séparés, autodéclarés, et des éléments dépendants, déclarés. La procédure déclarative a acquis une nouvelle actualité avec la législation récente sur le revenu minimum (le R.M.I.). En garantissant un niveau minimal de ressources, litas s’approprie le pouvoir de déclaration. Une frange de la population n’est plus identifiée dans le cadre d’une salarisation, elle l’est désormais par l’intervention de la puissance publique. La désignation monétaire se réalise alors sous une forme étatique. Cohabitent donc des éléments institués par autodéclaration, d’autres constitués par une déclaration salariale et enfin, plus récemment, certains à l’existence garantie par déclaration étatique. Cette déclaration par l’État reste de nature substitutive… sauf si devait se généraliser une forme d’allocation universelle.
– L’autodéclaration “consumériste”. La société de consommation se caractérise par la généralisation du crédit aux particuliers et par une quotidienneté largement sous influence monétaire. Cet argent “facile” modifie les conditions de la désignation monétaire. L’endettement des ménages et les dérives inhérentes en sont un bon révélateur ; ils traduisent des tentatives incertaines, confuses d’autodéclaration. Chacun peut s’approprier, détourner, “faire avec” les techniques financières disponibles et ainsi afficher ses prétentions. Court-circuiter le préalable de la salarisation devient possible. Jouir immédiatement du statut de sujet-consommateur. Les cartes privatives (les cartes de crédit proposées par les grands distributeurs) et les crédits de trésorerie (permanent ou revolving) offrent des possibilités d’auto-affirmation qu’il serait difficile d’ignorer. Cette démarche tâtonnante d’autodéclaration n’a pas vocation à se substituer à la déclaration salariale. En effet, la question de l’origine du revenu reste posée même si de nouvelles techniques (monétique et crédit) permettent de jouer avec cette exigence première, de l’oublier momentanément. L’autodéclaration marchande est de nature stratégique ; elle assure la cohésion sociale, elle existe comme principe de socialisation. Rien de tel avec l’autodéclaration “consumériste”. Ce mode de désignation s’apparente plutôt à une tactique[[“J’appelle ‘stratégie’ le calcul des rapports de force qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un ‘environnement’. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte. (…) J’appelle au contraire ‘tactique’ un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre.” Michel de Certeau, L’invention du quotidien (1. arts de faire), réed. coll. Folio, Gallimard, 1990, p. XLVI. : le détournement à d’autres fins des techniques de crédit, le brigandage dans un espace financier devenu accessible, détourner, contourner, biaiser mais sans réelle possibilité de constituer une alternative au principe salarial d’interpellation monétaire.
L’ordinaire-monétaire nous révèle un monde où l’obtention d’une capacité financière est le préalable de la socialisation, un monde où l’individu doit d’abord être désignébnterpellé en termes monétaires. C’est à partir de cette désignation fondatrice (la salarisation pour le plus grand nombre) que l’individu intègre l’espace de consommation – il s’inscrit dans la normalité des logiques de consommation – et réussit à s’y exprimer – il pourra y développer ses stratégies distinctives en jouant des signes de consommation. C’est ainsi qu’il construit sa présence à la société.
L’ordinaire monétaire : une expérience de génération
L’ordinaire-monétaire est une réalité récente ; l’usage de l’argent n’a atteint une certaine quotidienneté que progressivement. Les générations de la croissance ont été les premières à bénéficier d’un large accès à la consommation. Elles se sont ainsi familiarisées avec une pratique monétaire de plus en plus prégnante. Cet “apprentissage” de l’argent généralisé s’est donc fait dans la durée, au fur et à mesure de la progression des revenus, au gré de la promotion sociale qui a permis au plus grand nombre d’accéder aux nouveaux biens de consommation. Ces générations instituantes ont ainsi expérimenté une vie sociale de plus en plus monétarisée. Leur culture monétaire s’est construite sur trente ans, en concomitance avec l’évolution des revenus, dans la dynamique des mutations du travail et de l’emploi, et donc, en lien étroit avec les appartenances salariales. Au seuil des années soixante-dix, notre société connaît donc une pratique monétaire inscrite dans une culture salariale. Les générations de la croissance nous ont ainsi légué un modèle qu’il est possible de décrire ainsi : la consommation est vécue comme contrepartie de l’effort de travail, la pratique monétaire ne se conçoit pas hors d’un cadre salarial strict, le crédit n’est que l’anticipation d’une progression prévisible des revenus (on parle à ce propos d’achat à tempérament).
Ce modèle entre explicitement en crise dans les années quatrevingt. Plusieurs facteurs permettent de l’expliquer. Les jeunes générations s’intègrent à une société désormais largement pénétrée par les phénomènes monétaires et largement structurée par les normes de consommation. Ces générations sont donc immédiatement confrontées au “monde de l’argent”… bien avant de se salarier. Les adolescents s’intègrent d’abord dans les pratiques monétaires (l’acte de consommation, la gestion d’un compte, la manipulation des machineries bancaires informatisées…) bien avant de s’intégrer dans un emploi. L’expérience de l’argent est très largement dissociée de l’appartenance salariale. On peut même dire que l’intégration dans l’espace de consommation est le préalable à une intégration salariale. Ces générations connaissent donc une autre expérience de l’argent. Le “social-monétaire” (le monde social monétarisé) représente pour eux la seule réalité. Ils apprennent à y vivre : la médiation monétaire est le mode “naturel” de leur socialité. Par ailleurs, la modernisation des outils financiers et monétaires (crédit et monétique) facilite l’obtention de ressources. Elle transforme en profondeur les usages monétaires. En effet, il n’est pas anodin de pratiquer l’argent sous sa forme billet, sous sa forme scripturale ou sous sa forme monétique.
-La forme billet. Le billet de banque est un signe[[L’examen de ces différentes formes de paiement s’appuie sur l’article de Jean-Joseph Goux, “Cash, check or charge ?”, in : Communication, n° 50, éd. du Seuil, 1989.. Il exprime la valeur, la représente. Un ensemble de figures emblématiques (portraits de personnages illustres, signature des trésoriers de la banque centrale, extraits du code pénal…) vient marquer du sceau de l’état l’universalité de ce signe. Ces figures symboliques officialisent le cours du billet. L’empreinte de la puissance publique garantit la valeur signifiée par ce rectangle de papier. Fondamentalement, le billet de banque reste l’expression fétichisée d’un trésor conservé à la banque d’émission. Même en régime de non-convertibilité, le billet reste le représentant, partiel, fractionné, d’une valeur légitime, l’instrument anonyme qui circule universellement et transmet le sens de valeur dont il est porteur. L’état se porte garant de la permanence de cette signification.
– La forme scripturale. Le chèque n’est pas stricto sensu un signe monétaire. Avec la monnaie scripturale, “les marques ne sont pas tant des signes de valeur (comme dans le régime de représentation où le trésor est encore présent à l’horizon comme garantie référentielle) que des signes d’opérations sur les valeurs”[[Id., p. 15.. Le chèque, à la différence du billet, n’a pas pour fonction de symboliser la valeur fondatrice. II correspond, en fait, à un échange nominatif d’informations entre trois partenaires identifiés : le banquier, le bénéficiaire et l’ordonnateur. La monnaie scripturale marque donc une forme d’individualisation/ privatisation de l’usage monétaire. C’est la signature, en tant qu’engagement de responsabilité, qui donne sens à cet autre rectangle de papier. Avec le chèque, l’utilisation de l’argent ne renvoie plus à une mise en scène de la puissance étatique mais se fonde sur l’exercice d’une responsabilité individuelle (une convention certifiée par la signature).
– La forme informatique. La carte bancaire parachève la privatisation du fait monétaire. La valeur n’a plus à être certifiée par la signature du chèque. La confidentialité d’un code suffit pour opérer sur des valeurs. L’usage de la carte bancaire revient à transmettre des signaux à une machinerie informatique. Rien n’est référé, seules des informations sont transmises et traitées par le système bancaire. L’usage monétaire ne relève donc plus d’un mode de signification de la valeur (le billet) ni d’une modalité conventionnelle d’opération sur des valeurs (le chèque), il s’apparente à un dialogue avec un système machinique (le distributeur de billets, par exemple). La monétique renforce l’individualisation de la pratique monétaire et s’accompagne d’un phénomène de déresponsabilisation. La monnaie renvoie désormais à un face à face entre un ordonnateur et un dispositif informatique. La monnaie n’est plus signe, elle n’est qu’information.
L’individu construit donc différemment son rapport à l’institution-monnaie selon qu’il le fera à partir d’un engagement de responsabilité (le chèque) ou de la souveraineté de ses décisions (le dialogue avec la machinerie bancaire). La manipulation monétaire n’est pas de même nature si elle s’exerce par le biais de la matérialité d’une valeur signifiée (le billet) ou par l’intermédiaire de la transmission d’informations à un système informatique (la portée informationnelle de la carte bancaire). Par l’informatisation, l’usage monétaire se détache d’un ordre explicite de responsabilité. Son usage n’est plus contraint par un régime de validation étatique : le billet comme ordre public de responsabilité. Il se libère aussi de la responsabilité conventionnelle qui, symbolisée par la signature de l’ordonnateur, lie les partenaires de l’échange le chèque comme ordre privé de responsabilité. Désormais, la manipulation monétaire s’individualise, elle s’intériorise dans la maîtrise d’un code confidentiel et repose ainsi sur la seule capacité de l’individu-sujet économique. Chaque personne profite donc d’un pouvoir monétaire laissé à sa libre disposition (les cartes à mémoire). Enfin, la monétique survalorise la dimension informationnelle de l’argent. Son mouvement s’apparente ainsi à une circulation infinie de signaux se répondant sans discontinuité. Une nouvelle pratique s’impose qui n’est plus exclusivement de nature marchande. La monnaie s’abstrait de sa fonction représentative être le référent immédiat de l’objet échangé. Signe de valeur, elle le demeure, certes, mais elle se déploie aussi comme vecteur d’informations (l’ensemble des signes transmis à la machinerie bancaire), une liberté des signes, autonomisés de leurs signifiés, qui inaugure donc une pratique monétaire de type informationnel.
On assiste donc à un remise en cause des interactions travai-lrevenu-consommation. La pratique monétaire gagne une large autonomie. L’individu peut créer les capacités monétaires qui lui sont nécessaires, en jouant des nombreuses opportunités que la monétique ne cesse de créer ; il peut alors opérer comme consommateur indépendamment de ses contraintes de salarié. Il devra bien sûr, à terme, justifier de ses ressources, mais la validation de ses anticipations financières ne se pose qu’a posteriori. La différence est tout à fait déterminante par rapport à l’expérience de l’argent qui était celle des générations précédentes. L’Ordinaire-monétaire reflète, traduit, cette autonomie acquise par les pratiques monétaires vis-à-vis du cadre salarial.
Le fait monétaire ne doit pas être traité comme un voile, comme un masque qui viendrait recouvrir une socialité dont le contenu resterait substantiel. Ce n’est pas une apparence qui masquerait la substance des choses. Parler d’un ordinaire monétaire, c’est reconnaître que la monnaie produit une réalité sociale, tout à fait spécifique, comme nous avons essayé de le montrer. En effet, le fait monétaire participe à l’interpellation/constitution du sujet dans notre société ; il initie aussi une sorte de phénoménologie du monde social, c’est-à-dire une certaine manière de réfléchir son rapport au monde et de l’appréhender. La question de la monétarisation de la vie sociale ne se pose pas exclusivement dans une dialectique apparence – contenu où la présence monétaire s’apparenterait à un reflet corrompu du réel. Plus fondamentalement, elle correspond à une nouvelle manière d’être-au-monde, bien réelle et tout à fait concrète. L’ordinaire monétaire, c’est l’expérience des générations de la consommation massifiée, du capitalisme de crise. Est-ce que, pour autant, on doit se contenter d’en prendre acte, au nom de je ne sais quel réalisme ? Bien évidemment non. L’ordinaire monétaire est loin d’être neutre et anodin. II implique une conception particulière de la socialité et génère un certain ordre de raison.
Alors, l’argent est-il à condamner ? Répondre à cette question, c’est réfléchir au sens de la vie sociale. Qu’est-il souhaitable de privilégier ? Peut-on accepter une socialité qui se fonde sur une mise en concurrence généralisée et sur une obsession de l’acquisition ? D’autre part, Habermas montre bien que la construction monétaire de la réalité met en cause les capacités de reproduction symbolique et culturelle de la société. L’ordinaire monétaire a des effets pathologiques qu’il est difficile d’ignorer. En excluant systématiquement les moments de communication, c’est-à-dire d’entrée en rapport social hors d’une problématique de concurrence, mais au contraire dans une dynamique d’intercompréhension, il remet en cause la structure fondamentalement communicationnelle de la vie sociale. Ces risques paraissent s’accentuer avec les nouvelles formes de crédit et de monnaie qui rendent la pratique monétaire de plus en plus indépendante des autres dimensions de la socialité, en particulier du travail, tout un ensemble de choses qui rendent pertinente une réflexion sur les risques que fait encourir à la socialité l’impérialisme de l’ordinaire monétaire.