Schmitt et Foucault, lecteurs de MachiavelLa confrontation de Machiavel avec Foucault et Schmitt, deux de ses
lecteurs majeurs du XX e siècle, met en évidence le fait que la thèse
d’un ordre conflictuel du politique peut-être affirmée en des sens
radicalement distincts : à un niveau d’extrême généralité, tous trois
pourraient reprendre à leur compte une telle vision du politique. Mais
les divergences apparaissent dès que l’on quitte ce niveau. La réflexion
de Machiavel s’oriente vers l’idée d’une liberté issue des tumultes
populaires qui débouche sur — et se perpétue grâce à — un ordre
institutionnel républicain. Schmitt et Foucault ne peuvent reconnaître,
ou du moins accuser réception d’une telle idée, en raison d’éléments
interprétatifs qui priment sur celle-ci dans leur lecture de Machiavel.
Il convient d’identifier ces éléments et d’élucider leurs effets
théoriques, afin de comprendre la non-rencontre de Schmitt et de
Foucault avec Machiavel à propos de l’ordre conflictuel du politique.
Althusser affirme que Machiavel est seul. Si l’on a beaucoup discuté et glosé sa pensée, on n’a pas pensé avec lui : « c’est peut-être là le point extrême de la solitude de Machiavel : d’avoir occupé cette place unique et précaire dans l’histoire de la pensée politique entre une longue tradition moralisante religieuse et idéaliste de la pensée politique, qu’il a refusée radicalement, et la nouvelle tradition de la philosophie politique du droit naturel, qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie montante s’est reconnue ».[[L. Althusser, « Solitude de Machiavel », in : Solitude de Machiavel, éd. de Y. Sintomer, PUF, 1998, p. 319. L’actualité machiavélienne et les tendances dominantes de la pensée politique du siècle tout juste passé donnent-elles raison à Althusser ?
Cette question sera posée ici à propos de la mise en valeur des discordes civiles et du jugement porté sur elles par Machiavel. Il affirme que l’élucidation des causes des haines et des divisions des cités est essentielle aux citoyens et aux gouvernants (Histoire de Florence, Préambule). Il insiste d’autre part – ce qui fit scandale en son temps et continue à provoquer des réactions de condamnation, suspicieuses et apeurées – sur l’idée que les lois favorables à la liberté ont émergé à Rome de la désunion des grands et du peuple, et plus précisément de l’opposition de la plèbe romaine au désir de domination des patriciens (Discours, I, 4). Il développe enfin une analyse extrêmement riche des différentes formes de discorde civile – diverses par leur intensité et leur mode d’expression – pour aboutir à une vision nuancée des effets de la discorde : tous les conflits qui agitent les cités ne sont pas bons. S’ils ont conforté la liberté à Rome, cela ne dura qu’un temps, et force est de constater – tel est bien le problème de Machiavel – qu’à Florence, les divisions ont surtout abouti à des meurtres et des exils, et induit une instabilité institutionnelle qui fragilise la cité. Bons ou mauvais, les conflits sont au cœur de la vie civile et politique. Ils sont « ordinaires » selon les propres termes de Machiavel.
L’annexion libérale de Machiavel
Miguel Vatter, dans un article publié l’an dernier par Multitudes souligne que le libéralisme politique se conçoit comme étant en guerre avec la guerre, c’est-à-dire, à des degrés divers, contourne, efface, nie la vision de la politique comme guerre.[[M. Vatter, « La politique comme guerre : Formule pour une démocratie radicale ? », in : Multitudes 9, mai-juin 2002, p. 101-102. Le fait que Machiavel ne soit pas une référence importante pour les libéraux est sans aucun doute lié à la centralité de la discorde dans sa pensée. Ce point mérite cependant d’être précisé. Machiavel n’est pas complètement absent de l’univers du libéralisme politique. Ainsi fait-il l’objet d’une importante référence de la part du juriste italien Nicola Matteucci. Ce qui manque, pour ce dernier, à l’éthique de la liberté développée par B. Croce, c’est une réflexion sur les institutions susceptibles de garantir la coexistence d’une pluralité de fins dans la société. Machiavel permettrait de combler ce manque, car sa pensée se concentre au contraire sur l’ordre institutionnel issu du conflit, et sur le conflit tel qu’il est canalisé par cet ordre.[[N. Matteucci, Il liberalismo in un mondo in trasformazione, Il Mulino, 1972. D’autre part, il faut également rappeler que Q. Skinner, dans son discours républicain fondé sur la référence à Machiavel, revendique aussi un point d’accord avec le libéralisme politique, à savoir la reconnaissance du primat du juste sur le bien, de la pluralité des fins poursuivies par les citoyens. Or, si Machiavel est l’auteur clé de l’« avertissement » formulé par Q. Skinner contre la libido dominandi des gouvernants, ce n’est pas seulement en raison de la pensée de la corruption développée dans les Discours ; c’est aussi parce que Machiavel, selon lui, reconnaît l’existence d’une pluralité de fins dans la cité.[[Q. Skinner, « Sur la justice, le bien commun et la priorité de la liberté », in : Communautariens et libéraux, textes réunis et présentés par A. Berten, P. de Silveira et H. Pourtois, PUF/ Philosophie morale, 1997, pp. 209-226. Matteucci et Skinner développent en fait une position suggérée par I. Berlin dans son essai sur la naissance de l’individualisme en Grèce ancienne : Machiavel aurait remis en cause l’un des fondements de la pensée politique classique, la conviction selon laquelle toutes les valeurs sont compatibles et qu’il y a une solution globale à l’ensemble des problèmes humains.[[I. Berlin : «The proposition that all values are compatible with one another, and that in principle there is a total solution of human problems, if only we discover it – there must, at any rate, be a method of searching for it – was questioned by Machiavelli, questioned to such effect that the old confidence which has lasted for more than two thousand years never returned», «The Birth of Greek individualism», in : Liberty, éd. par H. Hardy, Oxford University Press, 2002, p. 293. Or, la rencontre entre Machiavel et le libéralisme sur la question de la pluralité des fins ne peut se faire qu’à un niveau extrême de généralité. Dès que l’on tente de la formuler avec précision, s’ouvre un abîme : l’idée de choix de vie différents, fondamentale au libéralisme, n’est certes pas absente de la pensée de Machiavel – il déclare ainsi que le peuple veut être libre pour « vivre en sûreté », tandis que les grands le veulent pour « commander ». Mais elle n’est pas approfondie dans son œuvre et, en réalité, renvoie tout au plus à deux choix de vie, plutôt qu’à une pluralité de fins. Elle se trouve en outre reléguée au second plan par l’analyse du désir de commander/d’opprimer et du désir de ne pas être commandé/opprimé. Autrement dit, Machiavel conçoit certes que ces désirs n’expriment pas les fins dernières poursuivies par les grands et le peuple, mais il ne s’intéresse guère à celles-ci. Dans une optique libérale, la spécificité de la pensée machiavélienne – concevoir des rapports antagonistes au pouvoir – est perdue. La greffe de la pensée machiavélienne au libéralisme politique est de ce fait difficilement pensable.
Loin de la sphère théorique libérale, nous rencontrons Michel Foucault et Carl Schmitt, dont Miguel Vatter rappelle qu’ils sont rarement lus ensemble. Ils ont pourtant en commun d’être tous deux des lecteurs de Machiavel et d’avoir accordé une part importante à la question du conflit dans leurs œuvres. Un point les rapproche de Machiavel : ils n’ont pas cherché, à la différence de Marx et de ses héritiers, les conditions d’une résolution du conflit. Ces éléments donnent à penser qu’Althusser est en défaut sur au moins un point : la solitude radicale de Machiavel n’est-elle pas brisée sur la question de la politique comme guerre ? Foucault et Schmitt ne sont-ils pas, chacun à leur manière, ses héritiers ? Or, la réponse à ces questions est négative. Si Machiavel est présent dans leur réflexion à divers égards et selon des modalités variées, il ne contribue pas, étrangement, à leur réflexion sur la conflictualité du politique. Quelles sont les raisons de cette non-rencontre ? Quels sont ses effets théoriques ?
Schmitt face aux « troubles » civils : police et politique
Dans La Notion de politique, Carl Schmitt entreprend de fournir un critère d’intelligibilité du politique, qu’à ses yeux la science juridique de l’État n’est pas à même de formuler : « car le politique a ses critères à lui, qui jouent d’une manière qui leur est propre vis-à-vis des domaines divers et relativement autonomes où s’exercent la pensée et l’action des hommes, particulièrement vis-à-vis du domaine moral, esthétique et économique ».[[C. Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, tr. de M-L. Steinhauser, Flammarion, 1992 [1ère éd. fr. : Calmann-Lévy/ Liberté de l’esprit, 1972, p. 61. Ce critère, comme dans ces autres domaines, correspond à une distinction fondamentale. Au même titre que la distinction entre le laid et le beau pour l’ordre esthétique, la discrimination entre l’ennemi et l’ami est la distinction spécifique du politique : l’ennemi est l’étranger avec lequel des conflits sont possibles, et qui ne sauraient être résolus par l’intervention d’un tiers ou la référence à une norme pré-établie et supérieure. Elle permet d’exprimer le degré d’union ou de désunion, d’association ou de dissociation (entre États ou entre des groupes au sein d’un même État). La formulation d’un tel critère s’entend à la fois contre une vision irénique du politique, mais aussi contre la réduction du concept de politique à l’État : « le concept d’État présuppose le concept de politique » – ce sont les premiers mots de l’essai schmittien – et non l’inverse.[[C. Schmitt, Ibid., p. 57. Schmitt affirme que les notions d’État et de politique ont été en un sens justement identifiées dans le cadre de l’État européen classique, qui a instauré la paix intérieure et ne pratiquait de politique au sens véritable du terme qu’en politique extérieure, décidant des relations d’amitié ou d’hostilité avec les autres États souverains. Mais l’époque de l’État européen classique est révolue ou, du moins, l’ère de l’État est en déclin. Aussi convient-il de reprendre à nouveaux frais la réflexion sur la notion de politique.
Dans le cadre d’une telle réflexion, Machiavel n’apparaît que très brièvement et à titre quasi-anecdotique, dans le commentaire des fondements anthropologiques des théories politiques. Avec Hobbes et Fichte, il fait partie de ces auteurs qui ont su postuler « la réalité ou la possibilité effective d’une discrimination ami-ennemi ».[[C. Schmitt, Ibid., p. 109. Sans doute ce geste théorique n’est-il pas sans lien avec la position défensive dans laquelle il se trouvait au tournant du XVIème siècle, lorsque l’Italie se trouvait envahie par les armées allemande, française, espagnole et turque (et rajouterons-nous lorsque Florence traversait une grave crise institutionnelle et militaire).[[C. Schmitt, Ibid., p.110. À travers lui, Machiavel fait figure d’un penseur politique réaliste, concret, lucide. Parce que ce réalisme engendre une réaction négative des êtres humains, « anxieux de sécurité », il a suscité de nombreuses critiques.
Cette apparition fugitive de Machiavel dans la conceptualisation du politique à partir du critère ami-ennemi a de quoi surprendre. Comment l’expliquer ? Carl Schmitt ne s’est visiblement pas intéressé à la réflexion machiavélienne sur la discorde civile. Il réduit d’ailleurs significativement la discorde civile à des « troubles » dont le caractère politique est à ses yeux sinon relatif, du moins mineur. Son appréciation de la notion de police dans l’État européen classique en témoigne : « et en effet, au sein de cet État, il n’y avait plus qu’une police, la politique en était absente ; à moins que l’on ne désigne par ce terme les intrigues de cour, les rivalités, les frondes et les tentatives de rébellion des malcontents, bref, les “troubles”. Cet emploi du terme de politique est, bien sûr, également possible, et discuter de sa justification serait une querelle de mots. Il faut simplement noter que ces deux mots, politique et police, sont dérivés du même mot grec, polis. Mais à cette époque, seule était politique au sens plein, haute politique, la politique extérieure … ».[[C. Schmitt, Ibid., p. 43. Il est remarquable que C. Schmitt prête la même attention que Machiavel à la diversité des troubles internes, et qu’il emploie comme lui une expression renvoyant au mécontentement (la « malcontenzza » joue un rôle explicatif important dans la pensée machiavélienne des discordes). Cela ne le conduit cependant ni à se rapprocher de Machiavel, ni à affiner son analyse des dissensions internes. De manière significative, alors que chez Machiavel, la diversité des formes de « tumulte » trouve une unité dans l’analyse de l’antagonisme des grands et du peuple, nous demeurons, avec Schmitt, face à une multiplicité irréductible : des intrigues de cour aux rébellions des malcontents, les troubles recensés par lui ont pour seul point commun de ne pas créer de véritables ennemis et sont de ce fait mis de côté.[[Cette analyse, rappelons-le, ne porte que sur la discorde civile. Il faudrait la compléter en confrontant C. Schmitt et Machiavel sur la question de la guerre entre États.
Deux arguments peuvent être avancés pour rendre compte de ce désintérêt à l’égard de la pensée machiavélienne de la discorde civile. L’exégèse de celle-ci et l’affirmation de son actualité sont loin d’être systématiques. Elles sont en outre relativement récentes, en tout cas postérieures à La notion de politique. Le Machiavel de Schmitt est tout autre : c’est avant tout un penseur de la raison d’État, initiateur d’une vision technique du politique, ou encore d’une rationalité politique instrumentale et an-axiologique. Comme tel, il inaugure la modernité, quoique de manière incomplète car il est étranger au schème de la sécularisation. C’est aussi un théoricien qui a eu l’intuition du fondement décisionniste de l’agir politique, bien qu’il inscrive l’action du prince dans la durée alors que la décision naît dans l’instant. La réception de Machiavel par Schmitt, dominée par ces deux facettes, ne laisse guère de place à sa conception de la discorde civile. En outre, la nature de celle-ci aux yeux de Machiavel rend peu probable sa reprise par Schmitt. Chez Machiavel, le conflit civil oppose un désir de dominer, de commander, d’opprimer, à un désir de n’être ni commandé, ni dominé, ni opprimé. C’est un conflit qui, dans certaines conditions, est propice à la liberté : la résistance du peuple au désir de domination des grands débouche non seulement sur des lois qui satisfont son désir de ne pas être dominé, mais plus largement sur un régime républicain libre, dont la cité en tant que telle tire des effets bénéfiques (prospérité et puissance). On comprend qu’un auteur comme Schmitt, à la recherche d’un ordre qui soumette l’individu à une autorité absolue, ne puisse faire place, dans son œuvre, à une conception qui analyse les effets émancipateurs du désir de ne pas être dominé, à la fois pour celui qui le nourrit et pour la cité tout entière et, dans le prolongement de cette thématique, d’un ordre institutionnel qui, sans jeu de mots, fait la part belle au désordre.
L’histoire au service du prince : la vision foulcadienne de Machiavel
Une même enquête doit être menée sur les rapports entre Michel Foucault et Machiavel, a fortiori lorsqu’on connaît l’intérêt du premier pour les pratiques de résistance à l’ordre gouvernemental, intérêt qui pourrait le conduire à reprendre à son compte les analyses machiavéliennes du désir de ne pas être dominé. Dans son cours au Collège de France de 1976, Foucault se propose d’analyser le pouvoir comme un rapport de forces, « en termes de combat, d’affrontement ou de guerre », et dans le même temps, de tester la fécondité d’une telle hypothèse, qui retourne la proposition de Clausewitz – la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Cette hypothèse se déploie en trois temps : d’abord, elle suggère que le pouvoir politique réinscrit perpétuellement le rapport de forces, une fois la bataille livrée dans la guerre contre un ennemi extérieur, « dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans les corps des uns et des autres ».[[M. Foucault, Il faut défendre la société, Cours au Collège de France, 1976, Gallimard/ Le Seuil/Hautes études, 1997, p. 16. Elle signifie ensuite que les luttes politiques internes devraient être interprétées comme les continuations de la guerre. Enfin, elle dit que le rapport de forces est tranché seulement par une bataille. Cette entreprise s’inscrit dans une réflexion de longue haleine sur le pouvoir et le schéma lutte-répression. Elle est spécifiquement destinée, dans ce cours, à comprendre dans quelle mesure « le schéma binaire de la guerre, de la lutte peut être effectivement repéré comme le fond de la société civile, à la fois le principe et le moteur de l’exercice du pouvoir politique. »[[M. Foucault, Ibid., pp. 17-18.
Deux références viennent d’emblée à l’esprit de qui veut mener un tel projet : Machiavel et Hobbes. De fait, Foucault les mentionne aussitôt après avoir défini celui-ci, en tant que théoriciens de la guerre dans la société civile. Cependant, il affirme aussi vouloir les mettre de côté et les désigne comme de « fausses paternités » du problème qu’il veut traiter.[[M. Foucault, Ibid., p. 51. Pourquoi ? Selon lui, le discours sur la guerre civile perpétuelle apparaît afin de mettre à jour, sous le juste tel qu’il est institué, sous l’ordonné tel qu’il est imposé, sous l’institutionnel tel qu’il est admis, les luttes réelles, victoires ou défaites – bref il s’agit de retrouver « sous la formule de la loi les cris de guerre ».[[M. Foucault, Ibid., p. 48. Ce discours émerge en opposition à un autre discours, juridico-politique, qui accompagne la mise en place du pouvoir royal souverain de la fin du XVIème siècle au milieu du XVIIème siècle. Il est celui, contestataire, des forces populaires ou aristocratiques à l’égard de ce pouvoir royal. De ce fait, il ne peut considérer « le Prince que comme une illusion, un instrument ou, au mieux, un ennemi ».[[M. Foucault, Ibid., p. 51. Or, si Foucault repère bien dans l’œuvre de Machiavel une analyse du rapport de forces, il voit dans le prince son principal bénéficiaire. Machiavel formulerait une technique politique au service du souverain.[[M. Foucault, Ibid., p. 145. C’est dans l’opposition entre Boulainvilliers et Machiavel, proposée dans le cours du 25 février, que l’on peut saisir au mieux la raison de la mise à l’écart de Machiavel. À la différence de Boulainvilliers, Machiavel n’aurait pris le savoir historique pour objet qu’afin de formuler des stratégies de pouvoir destinées au prince. Les relations de pouvoir, à même la matière historique, ne sont pas analysées pour elle-mêmes dans son œuvre : « l’histoire, pour Machiavel, c’est simplement un lieu d’exemples, une sorte de recueil de jurisprudence ou de modèles tactiques pour l’exercice du pouvoir. L’histoire, pour Machiavel, ne fait jamais qu’enregistrer des rapports de force et des calculs auxquels ces rapports ont donné lieu. En revanche, pour Boulainvilliers (et c’est là, je crois, l’important), le rapport de force et le jeu du pouvoir, c’est la substance même de l’histoire».[[M. Foucault, Ibid., pp. 150-151.
La lecture que propose Foucault de Machiavel pourrait être aisément critiquée – sur la question des destinataires de son œuvre, implicites ou explicites, et sur la conception de l’histoire comme recueil d’exempla. Mais là n’est pas la question. Elle est décevante, insuffisante, autant qu’on voudra, mais elle n’en a pas moins ses effets : Foucault n’a pas lu Machiavel comme penseur du conflit civil. Michel Senellart a suggéré que si Foucault n’avait pas cherché à approfondir sa compréhension de l’œuvre machiavélienne, cela tenait à sa façon de concevoir la vérité d’une œuvre : « à cette idée d’une vérité totalisable après-coup, dans des textes affranchis de leur contexte bruyant et offerts à la lecture paisible et silencieuse, Foucault oppose, si l’on peut dire, le principe d’une réduction événementielle : la vérité, ce n’est pas ce qui se dévoile rétrospectivement, lorsque les batailles se sont tues, à celui qui croit pouvoir embrasser désormais du regard l’ensemble de la scène, mais ce qui se manifeste et fonctionne comme tel, à un moment donné, dans l’affrontement ou l’articulation concertée des discours. Il y a donc une “vérité” de Machiavel, distincte des significations de l’œuvre telles que peut les nouer le commentaire, et qui consiste dans la fonction historique de Machiavel ».[[M. Senellart, « Machiavel à l’épreuve de la gouvernementalité », in : L’Enjeu Machiavel, PUF/ Collège international de philosophie, 2001, p. 214.
Si nous suivons cette piste, nous devons définir le champ d’intelligibilité dans lequel Foucault lit Machiavel. Sans doute ce champ s’éclaire-t-il à travers la distinction entre deux conceptions de l’histoire et l’affirmation du passage de l’une à l’autre au début du XVIIème siècle. L’œuvre de Machiavel n’est jamais lue, dans ce cours, qu’en opposition à l’histoire qui émerge au XVIème et surtout au XVIIème siècle. De ce fait, Machiavel fait nécessairement partie des auteurs pour lesquels l’histoire est « le discours du pouvoir»,[[M. Foucault, Il faut défendre la société, Opus cit., pp. 59-60. le récit jupitérien de la souveraineté, fait du point du vue du prince en vue d’affermir son pouvoir. Le commentaire de l’histoire de Rome, à partir du récit livien, ne peut trouver place dans ce cadre interprétatif en ce qu’il envisage la distribution des magistratures dans une cité et ses évolutions, à partir du rapport de force entre deux désirs.
Penser ensemble ordre institutionnel et tumulte populaire
Peut-on, par delà cette lecture foucaldienne de Machiavel, affirmer qu’il existe un « air de famille » entre la vision machiavélienne du peuple et la plèbe définie par Foucault ? Chez Machiavel, le terme de « peuple » désigne ceux qui, dans la cité, recevant du désir de ne pas être dominé orientation et impulsion, passent du (non-)statut de foule anonyme à celui de membre à part entière du corps politique, et dans ce passage créent les conditions du « vivere libero ». Dans cette perspective, la pensée machiavélienne semble faire signe vers un sujet politique que plusieurs philosophes contemporains ont cherché à définir, sujet qui, à partir d’une position de dominé, rompt avec la logique de domination : on pense notamment à la « minorité » de Deleuze et Guattari, les « sans-parts » de Rancière et la « plèbe » de Foucault. Cette dernière se définit comme l’entité qui marque la limite de toute relation de pouvoir : « la “plèbe” n’existe sans doute pas, mais il y a “de la” plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en a dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir que leur limite, leur envers, leur contrecoup ».[[M. Foucault, Dits et Écrits, III, Gallimard/ Bibliothèque des sciences humaines, p. 421. Pour G. Deleuze et F. Guattari, cf. Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie, 2, Les éditions de Minuit, 1980, p. 134 et J. Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995, p. 64.
Si une telle filiation entre la pensée machiavélienne de la liberté et ces réflexions contemporaines sur les conditions de rupture des logiques de domination s’avère fondée, elle conduit à faire de sa pensée une remise en cause avant l’heure de la conception discursive ou délibérative de la démocratie. Celle-ci, en effet, envisage l’avènement et l’approfondissement de la démocratie à partir de l’émergence d’un consensus rationnel. Cela n’exclut pas, dans les faits, les conflits et les désaccords. Mais il reste que la liberté est conquise et maintenue grâce à un processus fondé sur « le principe de l’argumentation publique, selon lequel la légitimation d’une norme générale se fonde sur un dialogue rationnel et ouvert entre tous ceux qui sont concernés par cette norme ».[[A. Kalyvas, « La politique de l’autonomie et le défi de la délibération : Castoriadis contra Habermas », Les Temps modernes, juin-juillet-août 2000, n° 609, p. 72. Alors que pour Machiavel, le problème du peuple est précisément d’être reconnu par les grands comme un interlocuteur à part entière, la conception délibérative ou discursive de la démocratie suppose des interlocuteurs égaux. Certes, au sein d’une démocratie, les citoyens sont égaux en droit. Cependant, dans la pensée machiavélienne, l’émergence et le maintien d’une république ne mettent pas fin à l’antagonisme des grands et du peuple. Dans la mesure où le peuple doit toujours forcer l’ordre institutionnel établi pour conquérir une part des magistratures et lutter pour conserver cette dernière, la situation d’égale parole et le droit à participer aux affaires publiques ne sont jamais acquis, mais plutôt conquis et maintenus dans un rapport de forces sans fin et sans trêve.
Cependant, les affinités entre le peuple machiavélien et la plèbe foucaldienne sont plus apparentes que réelles : en effet, alors que Foucault cherche à concevoir les conditions d’une libération de soi, entendue comme travail culturel sur soi, et à cette fin entreprend de déterminer un espace aux marges de l’État, hors des frontières de la sphère contrôlé par l’État de droit, Machiavel tente de lier ensemble désunion des grands et du peuple et construction d’un ordre institutionnel libre. De la même façon, remarquons que la minorité de Deleuze et Guattari est « la formule des multiplicités »,[[G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 588. alors que la figure du peuple machiavélien trouve une unité dans le désir de n’être pas dominé. Le peuple fait bloc contre les grands, la minorité, de façon différente, fissure le modèle majoritaire de toutes parts, empêchant de manière indéfinie son ultime recomposition. Comme la plèbe, la minorité mène son action par delà les structures du « Pouvoir » ; or, si le peuple force les institutions dans la pensée machiavélienne, s’il a un mode de participation essentiellement extra-institutionnel, il n’en reste pas moins qu’il réclame aussi des lois. [[Cf. Par exemple, Machiavel, Histoire florentine, II, 12, in : Œuvres, tr. dir. Ch. Bec, Laffont, 1996, p. 712. L’écart entre Machiavel et la pensée politique exposée dans La Mésentente me semble être d’un autre ordre que celui décrit ici avec Foucault ou Deleuze et Guattari. Pour J. Rancière, les parties qui réclament le droit à faire part de la communauté n’existent pas – ne sont pas comptées – avant d’en formuler la revendication ; de la même manière, chez Machiavel, la plèbe romaine, ainsi que beaucoup plus brièvement, les Ciompi, ne se sont constitués comme membres de la cité qu’à partir du moment où ils ont revendiqué une part des magistratures. Dans les deux cas, la « refiguration » de la communauté ne marque pas seulement une modification de celle-ci, mais aussi la naissance de nouvelles parties. Cependant, le retour à la pensée des classiques dans La Mésentente, même s’il est fait sur un mode critique, détermine une représentation de la cité comme une communauté composée de parties. Or, le modèle du tout et de ses parties ne correspond pas au corps politique machiavélien, qui est un mélange aux frontières mouvantes. Remarquons d’ailleurs qu’à la lumière de la cité « perméable » conçue par Machiavel, cette représentation de la cité n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. En effet, l’émergence d’une part des sans-parts modifie la composition de la communauté, mais aussi sa forme. La communauté n’est donc pas un ensemble fixe. Dans ce cas, pourquoi formuler l’embarras de la politique dans un modèle dont les éléments sont des parties, puisque les temps de « refiguration » de la cité remettent en cause la distribution des parts et, du même coup, toute forme de communauté établie comme un ordre naturel ?
« Tumultes » qui débordent sans cesse l’ordre institutionnel, sans être anarchiques, chez Machiavel, résistance en dehors de l’ordre institué chez Foucault. Machiavel, à cet égard, n’est pas le parent de Foucault. Il ne l’est pas non plus de Schmitt. Entre une pensée de l’ordre absolu et une conception de la résistance libératrice aux marges de l’ordre, la porte est plus étroite qu’on ne pourrait le croire : n’est-ce pas la leçon à tirer de cette non-rencontre entre Machiavel et ses deux lecteurs, Schmitt et Foucault ? Nous la formulerons à travers une question : peut-on aujourd’hui faire place à une réflexion qui, en vue de la liberté, institue le conflit autant qu’elle investit les institutions des « tumultes » populaires ?
Marie Gaille-Nikodimov