Cet article explore l’intersection des thèmes de la gratuité et de la liberté dans la pratique de ce qu’on appelle à tort, mais non sans raison, le « free jazz ». A partir de la trajectoire exemplaire de Ken Vandermark, il analyse l’espace de gratuité/liberté ouvert par les college radios américaines pour la diffusion de la musique d’improvisation. Il ébauche ensuite le modèle socio-politique que projette la forme unique d’invention interactive qui prend place dans le collectif qu’est un groupe de jazz. La question des copyrights s’y retrouve à travers le statut problématique que prend la notion d’«auteur» dans le cadre d’une création dont les agents se multiplient à l’infini. En défiant les oppositions binaires habituelles entre contrainte et liberté, pour favoriser une approche en terme de pression (impression/expression), l’utopie Jazz ainsi reconstruite est finalement le lieu d’une réflexion sur le type de structures propices à l’auto-production des singularités.
Free Jazz : curieuse expression, déjà démodée, depuis toujours critiquée. La liberté qui s’y clame a certes été revendiquée de manière particulièrement intense et urgente au moment de la lutte pour les droits civiques dans les USA des années 1960([[ Voir sur ce point le livre classique de Philippe Carles & Jean-Louis Comolli, Free Jazz, Black Power, récemment réédité par Gallimard, Folio, 2001.) ; elle a même pu déboucher, dans une brève phase inaugurale, sur une jouissance éphémère de l’inconditionné (se laisser inspirer par le pur moment, jouer dans le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui du présent absolu de la performance). Mais ce n’est plus aujourd’hui, et depuis belle lurette, que dans les clichés les plus sommaires que l’on définit le « free jazz » par la liberté de jouer n’importe quelle note à n’importe quel moment, autrement dit par la liberté-de-faire-n’importe-quoi. Si nombre de musiciens tiennent encore à concevoir la part (variable) d’improvisation inhérente au concert de jazz comme un jaillissement de liberté créative capable de transcender tout conditionnement, la plupart des analystes extérieurs ont eu beau jeu depuis trente ans de déconstruire les prétentions d’émancipation d’instrumentistes osant se rebeller contre la souveraineté du compositeur : l’improvisation (collective), affirme par exemple Boulez, ne saurait remplacer l’invention (individuelle) ; elle reste prisonnière de schémas simplistes reposant sur une alternance parfaitement prévisible entre excitation et repos([[ Voir par exemple Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, Paris, Seuil, 1975, pp. 150-152.). Face à de telles condamnations, trois attitudes ont dominé.
Ou bien (a) on dénonce les schémas de domination qui structurent de tels propos, et l’on revendique l’émancipation de l’instrumentiste à l’égard du compositeur, parallèle à l’émancipation des peuples «primitifs» (Africains, Afro-Américains) à l’égard de blancs eurocentrés ; on pourra alors accepter d’inscrire le concert dans le cadre d’une pratique «rituelle», physique, de tension-relaxation collective, dont on se soucie peu de savoir si elle est «simpliste» ou raffinée, «prévisible» ou inventive. On s’expose bien sûr à ce qu’un petit malin démontre que la « liberté » de ce jazz n’est qu’une répétition aveugle de schèmes assez monotones, mais on n’en a cure puisque la finalité du concert se résorbe dans le rituel lui-même (non dans la preuve qu’il apporte, ou non, à une revendication de liberté). On pourrait placer ici – de manière certes très réductrice – le Sun Ra, l’Archie Shepp, le Peter Brötzmann de la fin des années 1960, ainsi que tout le revival du free blowing qui a traversé les années 1990 sur des labels comme CIMP ou Eremite.
Ou bien (b) on choisit d’affronter explicitement cette question de la liberté, et l’on cherche alors à mettre en place des conditions, des conditionnements, des structures qui permettront à l’improvisation de dépasser les schèmes « simplistes » et « prévisibles » qui s’installent spontanément si rien ne vient leur faire opposition. On peut évoquer ici les règles formelles strictes que s’impose dans ses solos un Anthony Braxton dès 1969 ou les modèles complexes de jeux interactifs composés par John Zorn dans les années 1980. On pourrait situer la plupart des musiciens des quarante dernières années au sein de cette seconde approche sur un continuum qui irait des contraintes structurales minimales (un bref thème esquissé en début et/ou en fin de morceau, imposant un registre harmonique/rythmique plus ou moins précis) jusqu’aux contraintes maximales de larges compositions où la part de l’improvisation a pu se réduire à très peu de choses.
Ou bien encore (c) on récuse l’opposition polaire entre liberté d’improviser et contrainte structurelle, et l’on s’efforce alors de penser et d’actualiser un mode original du (se-)faire-ensemble, convoquant non seulement les musiciens qui sont sur scène, mais aussi le public qui est dans la salle ainsi que les gestes musicaux du passé qui ont pu inspirer et les instrumentistes et les auditeurs. À nouveau Sun Ra et Peter Brötzmann, Anthony Braxton, John Zorn, mais également Cecil Taylor, Sam Rivers, Roscoe Mitchell, Henry Threadgill, William Parker, Tim Berne, Vinnie Golia, Louis Sclavis, Ellery Eskelin, Gerry Hemingway, Ken Vandermark, Amy Denio, Ben Goldberg, Benoît Delbecq, Susie Ibarra et tant d’autres – c’est dans cette troisième voie-là qu’il convient de les situer pour comprendre au mieux ce qui se trame dans les expérimentations et dans les beautés de ce que l’on appelle, improprement mais suggestivement, le free jazz. C’est ce modèle idéal du (se-)faire-ensemble – l’utopie Jazz – que tentera d’esquisser l’article qui suit.
Gratuité
On connaît l’anecdote qui circule depuis les années soixante : des affiches annoncent un concert de free jazz ; un spectateur se présente à l’entrée et refuse de payer, puisque l’événement s’était auto-proclamé free, soit « gratuit ». Ce Napsterien avant la lettre aurait pu évoquer la polysémie du français aussi bien que celle de l’anglais. Ce que certains reprochent à la free improvisation, n’est-ce pas justement sa gratuité ? Ça ne coûte (ni ne rapporte) rien de prendre un saxophone et de souffler dedans sans préméditation, sans « effort » d’«invention». Le scandale de cette gratuité touche à son comble lorsqu’un Ornette Coleman, qui avait au moins sué sur ses gammes au saxophone alto, s’empare d’une trompette ou d’un violon, qu’il ne « maîtrise » nullement, pour en tirer des éructations et des scratchs évidemment incontrôlés (ou lorsqu’il assied son fils de 12 ans derrière une batterie et enregistre avec lui un disque qu’il sort sur Impulse!). Parce que ça ne coûte (apparemment) rien, en termes d’effort, de sueur, d’aliénation, de discipline, ça ne vaut donc rien, en terme de mérite esthétique. Ce serait ainsi tout un pan du jazz post-1960 qui passerait à la trappe de l’insignifiance, du n’importe-quoi, de la fumisterie, du jeu gratuit. Reprenons cette question de la gratuité dans sa complexité.
Souffler dans un saxophone ou taper sur des tambours n’est nullement gratuit. Le free jazz est produit par des corps en mouvement qui ont besoin d’énergie pour fonctionner (calories pour souffler, faire vibrer, taper ; électricité pour amplifier les sons ; benzine pour se déplacer avec ses instruments sur les lieux de concerts, etc.). Le renouvellement de la force d’improviser nécessite donc un revenu, et la première chose à dire, sur la question de la gratuité, est que ce revenu n’est nullement assuré par les structures de production en vigueur dans nos pays « développés » : une enquête récente([[ Joan Jeffri, Changing the Beat. A Study of the Worklife of Jazz Musicians, National Endowment for the Arts Research Division Report # 43, 2003, Executive report, pp. 9-10.) signale que 66% des musiciens « professionnels » de jazz de la région de San Francisco gagnent annuellement moins de 7 000 US$ de leurs performances musicales. La situation est un peu moins calamiteuse à New York, et les membres du syndicat American Federation of Musicians s’en tirent généralement mieux. Toutes régions confondues, pourtant, sitôt que l’on dépasse le cercle des musiciens syndiqués à l’AFM, plus de la moitié des jazzmen américains n’ont accès ni à une caisse de retraite, ni à une assurance médicale. Encore ces chiffres sont-ils à réviser à une baisse drastique dans la mesure où ils confondent tous les genres de jazz, et où ceux qui se situent du côté de «l’avant-garde» ont beaucoup plus de difficulté à trouver des gigs décemment rémunérés. La Creative Improvised Music, comme l’appelle l’équipe du magazine Cadence, est donc bien, en fin de compte, gratuite, free (entendons : sans coût direct pour la société dans son ensemble) dans la mesure où les artistes en sont réduits pour la plupart à financer leur activité créatrice par un « travail de jour », qui lui seul est proprement rémunéré (enseignement, conseil informatique, petits boulots divers).
De cette gratuité-là, synonyme de galère, ils se passeraient bien. Est-ce à dire pour autant que c’est la gratuité de Napster qui cause la galère du musicien créatif ? On voit bien que non. Non seulement aucun lien de cause à effet n’a vraiment été établi entre la montée des transferts gratuits de fichiers musicaux sur Internet et la baisse des ventes de CD (à laquelle contribuent de multiples facteurs : essoufflement des rééditions de vinyles en CD, concurrence d’autres produits audio-visuels, transformation du paysage des media et de la distribution, etc.) ; mais, bien plus fondamentalement, même si chaque auditeur payait son «dû» aux compagnies de disques, la vaste majorité des musiciens créatifs n’en sentiraient presque aucun impact en termes de revenu. Le problème pour eux n’est pas tant d’éviter de voir leur musique être répliquée gratuitement que d’arriver à la faire entendre. Le marché de la musique, dans sa forme légale actuelle, avec ses copyrights, ses majors, ses moyens de diffusion commerciale (radio, TV, organisateurs de concerts), est incapable de nourrir l’immense majorité des créateurs, même ceux dont tout le monde s’accorde à reconnaître les mérites. Lorsque quelqu’un de l’envergure d’Ellery Eskelin n’arrive pas à assurer une couverture médicale à sa famille, lorsque quelqu’un avec la carte de visite de Gerry Hemingway échoue à trouver un distributeur d’envergure pour sortir ses nouveaux disques, on est très loin du (triste) réalisme clamant que la société ne peut se permettre de financer le premier gratteur de guitare venu, auto-proclamé improvisateur de free jazz… C’est tout le système de diffusion de la création musicale qui est en échec patent, et même les défenseurs du principe du droit d’auteur ne peuvent que se réjouir de voir Napster ou ses avatars esquisser un premier coup de pied dans cette fourmilière à balayer sans pitié. À y regarder de plus près, la gratuité pourrait toutefois apparaître comme l’allié, plutôt que comme le spoliateur, du créateur de jazz.
Trois leçons de liberté/gratuité
Dans le marasme de la fourmilière, il est une réussite récente qui a valeur exemplaire, celle de Ken Vandermark. En une dizaine d’années à peine, ce jeune saxophoniste est parvenu à construire non seulement une carrière et une œuvre, mais aussi bien toute une scène créative d’une vitalité extraordinaire dans sa ville d’adoption de Chicago. En plus de l’effort, du travail, de la sueur et des calories que cela lui a certainement coûté, un rôle essentiel a été joué dans sa trajectoire par les college radios dont disposent tous les campus américains de quelque importance. Financées par les universités (à un coût des plus modiques, quelques milliers de dollars par an), ces radios FM offrent un espace de diffusion complètement libéré de toute contrainte commerciale. D’où l’ouverture des ondes à des genres de musique (comme la free improvised music) totalement bannis des stations traditionnelles. Ces multitudes de college radios ont des capacités d’émission dérisoires (quelques dizaines de watts), mais couvrent les grandes villes d’un réseau aussi hétéroclite que serré (malheur aux populations des campagnes, condamnées à la country pop !). Malgré leur petite taille et leur dissémination, c’est d’elles qu’émergent les modes musicales dont s’accaparent ensuite les media commerciaux, qui les observent de près à travers le College Music Journal (CMJ) annonçant chaque semaine quels sont les titres les plus joués à l’échelle nationale. Ces college radios sont ainsi l’agent et le laboratoire d’un métissage entre les guitares de l’indie rock et les saxophones du free jazz, métissage rendu possible par les multitudes de mixed genres shows diffusés chaque semaine sur les campus par des étudiants-DJs dont la curiosité et les amours multiples ont été parfaitement libres de se déployer dans toute leur singularité.
Ken Vandermark, pour en revenir à son cas exemplaire, est à la fois un instigateur, un vecteur et un produit de ce métissage entre free jazz et indie rock, et ce à de multiples niveaux. Non seulement sa musique croise les références entre Sun Ra et Jesus Lizard, Charlie Mingus et Jim O’Rourke, mais son mode d’opération et de diffusion s’inspire du modèle de tournées en vigueur parmi les groupes de college rock : on se branche sur un réseau de minuscules organisateurs locaux, vivant exclusivement en marge des campus universitaires ; on rassemble quelques dates sur deux ou trois semaines dans une région des USA ; on enregistre un CD avec une petite compagnie sans guère de moyens de diffusion propres ; on fait entrer son groupe dans une camionnette, avec un stock de CD dont les ventes après le concert viendront doubler les quelques dizaines de dollars obtenus du prix (toujours modique) des billets.
D’où une première leçon de liberté/gratuité : dans la sclérose circulariste qui pervertit actuellement la diffusion commerciale des œuvres musicales, des espaces privilégiés de gratuité tels que ceux fournis par les college radios offrent aux auditeurs comme aux musiciens des potentiels d’émancipation infiniment précieux. La gratuité à elle seule n’est toutefois pas une condition suffisante de démarrage des processus d’émancipation. Les premières données statistiques sur l’usage de Napster et de ses avatars sont ici décevantes, en ce sens que cet espace de gratuité-là ne paraît pas contribuer à débloquer de manière significative les goûts des échangeurs de fichiers musicaux : le palmarès des morceaux les plus souvent échangés sur Internet reproduit pour le moment avec une désespérante fidélité le palmarès des ventes en magasin, des diffusions en radio, etc. L’effet émancipateur dont peut être porteur un espace de gratuité semble donc dépendre de la présence et des inflexions singulières d’un agent en position de jouer le rôle de filtre, de sélectionneur, comme le fait le DJ des college radios.
Une théorie de la liberté/gratuité devrait dès lors porter toute son attention sur cet opérateur de sélection. Contrairement à ce qu’un dogmatisme libertaire naïf pourrait penser, les champs les plus libres ne sont pas nécessairement ceux qui se passent complètement d’un tel opérateur de sélection (Napster, KaZaA, etc.), laissant les multitudes en rapport direct et immédiat avec les multitudes. Face aux flots et à l’éparpillement croissants des nouveaux enregistrements proposés au public, ce qui pourrait jouer un rôle beaucoup plus crucial, ce sont les paramètres définissant les contraintes dont est susceptible ce nécessaire opérateur de sélection : son mode de recrutement, la fréquence de son renouvellement, l’ampleur réelle du champ libre laissé à l’expression de sa singularité, la taille de l’audience qu’il est en mesure d’affecter, le nombre des autres agents qui remplissent un rôle comparable au sien. Sur tous ces paramètres, on peut opposer symétriquement la dystopie de la médiasphère commerciale à l’utopie des college radios: d’un côté, l’inamovible vedette médiatique, au salaire astronomique, dont la belle gueule/voix a suffi à transformer l’ignorance moutonnière en autorité d’expert, dont l’émission représente la source principale d’accès aux nouveautés pour de larges segments du public et dont les choix sont massivement dictés par la logique des playlists ; de l’autre, des multitudes de DJs anonymes, bénévoles et passionnés, en constant renouvellement (après 4 ou 5 ans d’études, ils quittent généralement le campus), ne passant sur les ondes que ce qui plaît à leur singularité aiguisée dans sa curiosité par l’émulation de collègues également passionnés, curieux et avides d’originalité, chacun d’eux limité par les 17 watts de son émetteur à une audience éminemment locale, au sein d’une multiplicité horizontale de micro-stations similaires.
Une telle utopie d’opérateurs de sélection multiples, égaux et libres, nous conduit à tirer une deuxième leçon de liberté/gratuité. Les DJs dont il est ici question ne sont pas moins soumis à des effets de mode que n’importe qui d’autre. Tout le petit monde des college radios se rue sur le nouveau CD du Vandermark Five tandis qu’au même moment un disque superbe de Graham Connah’s Sour Note Seven passe complètement inaperçu. Comme l’a amplement démontré Gabriel Tarde, la liberté ne se mesure pas par notre capacité à échapper aux modes et aux vagues d’imitation, mais bien plutôt par le nombre et par la diversité des vagues qui, en se multipliant et en se s’interpénétrant, nous ballottent, et nous laissent mieux nager, au lieu de nous emporter irrésistiblement et tous ensemble dans la même direction lorsqu’elles sont unanimes.
Troisième leçon : il n’y a dans l’absolu ni free lunch, ni free radio. Il faut bien que quelqu’un paie l’entretien de l’émetteur et des studios, les écouteurs ou les micros que les DJs endommagent ou se mettent dans la poche. La condition de la gratuité/liberté, c’est donc que quelqu’un soit en position de bien vouloir la payer. «Freedom is an expensive thing» aimait à répéter Martin Luther King Jr. Dans la mesure où tout coûte quelque chose (en terme d’énergie au moins sinon d’argent), le mot d’ordre de gratuité, s’il ne veut pas sonner creux, doit appeler la mise en place d’un cadre institutionnel qui se charge des frais dont le paiement constitue la condition de possibilité de cette gratuité. État, collectivités locales, communes, universités, fondations (privées ou publiques), voire, pour autant que des pare-feux structurels internes puissent être érigés, grandes entreprises, peu importe finalement : ce que l’expérience des college radios américaines peut nous apprendre, c’est que, devant l’impossibilité de toute autonomie absolue, une localisation dans le flanc d’un mammouth (comme une université), assurant un financement minimal stable sans trop se soucier du fonctionnement interne, peut encore fournir les meilleures garanties d’autonomie relative. En termes plus généraux : la liberté/gratuité gagne à être conçue comme une exception locale (plutôt que comme une propriété systémique) dont, dans l’état actuel des choses, les flancs de mammouth offrent les lieux d’implantation les plus prometteurs.
Sélection, imitation
Tout ce qui vient d’être suggéré quant aux problèmes de diffusion dans le paysage radiophonique touche au plus près de l’esthétique du free jazz. Les œuvres les plus marquantes de l’histoire récente du jazz semblent avoir émané d’un mode de création dans lequel un membre du collectif fonctionne comme opérateur de sélection, au sens évoqué ci-dessus. Ce qui caractérise le rôle d’un « leader » comme Anthony Braxton, Tim Berne ou Ellery Eskelin, c’est non seulement d’avoir composé le matériel thématique (contraint) au sein et autour duquel se construiront les improvisations (libres), mais c’est aussi, et bien plutôt, d’avoir sélectionné, parmi l’ensemble des musiciens disponibles, les singularités qui imposeront la marque unique de leur phrasé sur le morceau à jouer, et d’avoir sélectionné, sur la palette dont dispose chaque musicien, un registre particulier vers lequel le musicien en question est invité à diriger son invention. Miles Davis offre bien sûr l’exemple paradigmatique d’un tel opérateur de sélection, mais ce sont en fait la plupart des grands moments d’invention/libération du jazz qui reposent sur la sélection/connexion entre un leader et au moins un partenaire privilégié (Charles Mingus/Eric Dolphy, Ornette Coleman/Don Cherry, John Coltrane/Elvin Jones, Ellery Eskelin/Jim Black, etc.). Ici aussi, donc, la liberté/libération semble résulter moins de la mise en rapport immédiat d’individualités situées toutes sur le même niveau que d’une fonction particulière qui permette aux singularités de s’exprimer à travers des mécanismes de sélection. Un musicien est d’autant plus libre/empowered d’inventer sa voix propre qu’il est davantage poussé vers un cadre de sélection spécifiant la direction dans laquelle il est appelé à devenir lui-même.
Ici encore, cette invention d’une voix propre n’est pas à concevoir selon le modèle idéaliste et leurrant d’une originalité absolue et virginale, mais sur celui d’un frayage collectif où l’on ne s’approprie son petit territoire que dans les flancs d’un grand mammouth, et où le génie de l’invention se résorbe en une intersection singulière de vagues imitatives communes. D’où l’inanité des débats autour de Wynton-Marsalis-le-traître-néo-traditionaliste opposé aux fidèles-de-l’avant-garde-free : il peut y avoir une (néo)tradition conservatrice de l’héritage free (Charles Gayle) et il peut y avoir des néoboppeurs qui se forgent une voix propre (Ralph Peterson). Comme nous invite à le penser la sociologie tardienne, le « son » d’un musicien, de même que l’«identité» du sujet social, ne sont qu’un cocktail d’imitations sédimentées ; le problème, lorsqu’un jeune saxophoniste a l’air d’imiter Coltrane, n’est pas qu’il imite Coltrane, mais qu’il n’imite que lui. L’«originalité» n’est donc à concevoir ni comme quelque chose de donné « à l’origine », ni comme le contraire de l’imitation, mais bien comme le résultat d’une imitation assez riche et complexe pour que les traces des influences multipliées produisent du nouveau en se chevauchant de manière inédite.
Dissémination de l’auteur et groupe de pression
Ce qui vient d’être dit vaut bien entendu pour tous les arts. S’il y a une spécificité du jazz en la matière, elle tient à la dimension immédiatement collective de cette invention de soi dans le cadre du groupe. Que sa durée de vie soit de quelques mois ou de plusieurs décennies, qu’il s’organise autour d’un leader-compositeur unique (les quartets d’Anthony Braxton) ou que les rôles circulent entre les membres (l’Art Ensemble of Chicago), le groupe de jazz projette un modèle du faire-ensemble, ou plus précisément un modèle du devenir-soi-en-commun, dont on peut s’étonner qu’il n’ait pas davantage inspiré les théoriciens du social et de la politique([[ La meilleure réflexion sur ce point est offerte par le livre d’Alexandre Pierrepont, Le champ jazzistique, Marseille, éditions Parenthèses, 2002. Voir la discussion de ce livre dans cette même mineure.).
On peut analyser ce modèle en partant de deux angles morts de la critique émise par un Boulez à l’égard de l’improvisation collective. D’une part, en se vantant de pouvoir prédire le développement d’une improvisation, et donc en soulignant à quel point la revendication de liberté propre au free jazz serait aveugle à son asservissement à des schèmes simplistes et restrictifs, Boulez réduit l’expérience musicale à ce que permet d’en traduire par écrit la notation d’usage. Or ce qui fait d’Eric Dolphy, de Tony Williams, de Bill Dixon, de William Parker des musiciens que l’on reconnaît immédiatement échappe largement à ce type d’analyse. Au-delà des constantes harmoniques ou rythmiques dont on peut caractériser leur style, chacun de ces musiciens tire son identité sonore d’un phrasé, d’un type d’attaque, d’un timbre, d’un toucher, d’un souffle, d’une énergie qui font sa singularité. Il n’est pas indifférent que le jazz se soit développé à l’époque de l’enregistrement et de la reproduction directe du son : au-delà des tierces et des syncopes, au-delà même de notions plus subtiles et plus souples comme celles de ritournelle et de galop, le jazz est d’abord l’affaire des tics corporels que le musicien développe petit à petit en un style propre. La singularité de Cecil Taylor, tant que ses enregistrements survivront, sera liée au corps de Cecil Taylor ; sa manière est plus littéralement que jamais auparavant liée à ses mains. L’être ensemble projeté par le jazz est donc ancré dans cette singularité première et ultime qu’est celle du corps humain. S’il est vrai de tout instrumentiste qu’il consacre sa vie à répondre par l’acte à la question deleuzo-spinozienne « Que peut un corps ? », le musicien de jazz est, de tous les instrumentistes, celui qui est en mesure de pousser sa réponse le plus loin dans le domaine de la singularisation absolue.
Or, et c’est le second angle mort de la critique de Boulez, le clivage entre inventeur et instrumentiste, entre composition et exécution, perd une grande partie de sa pertinence dans le cas du jazz. Il est bien entendu brouillé dès le départ par le fait qu’un morceau enregistré par un groupe, même dans l’hypothèse où son matériel thématique n’est composé que par un seul de ses membres, inclut toujours une double invention de la part de ses instrumentistes, celle de leur son singulier (style, phrasé, manière) et celle des plages d’improvisation qui leur sont laissées. Plus fondamentalement toutefois, dans la mesure où l’on ne joue généralement pas a capella, l’invention est par essence collective puisqu’elle résulte de la synergie propre à cette collection singulière de singularités qu’est le groupe. Ici encore la différence que l’on voudrait clairement marquée entre contrainte (le thème noté par le compositeur) et liberté (free improv) ne résiste pas à l’analyse. Les compositions s’écrivent souvent pour un groupe donné, de manière à refléter et à mettre en valeur le potentiel singulier de tel ou tel instrumentiste ; l’improvisation est non moins souvent une fabrique où se forge le matériel qui fera la base d’un thème futur ; l’interprétation se plaît généralement à pousser le thème au-delà de lui-même, à le réinventer sous des variations multipliées à l’infini. Dans tous les cas, le résultat est le produit d’un entre-deux ou d’un entre-multiple, le résultat d’une interaction et non d’un auteur.
Lorsque Misha Mengelberg lance en 1995 son Instant Composers’ Pool dans un thème écrit par Herbie Nichols en 1955, qui est « l’auteur » de ce qu’on entend ? Les conditions mêmes de la pratique du jazz nous aident à voir à quel point le mythe de l’autorialité est absurde, et doit être explosé en une myriade de participants : non seulement (a) le compositeur, (b) l’arrangeur et (c-j) les membres individuels de l’ICP, mais aussi bien (k) Art Blakey et (l) Max Roach, qui ont donné leurs cassures originelles aux premiers enregistrements (et donc à la musique) d’Herbie Nichols, ainsi que (m1-mm) tous les partenaires avec lesquels Han Bennink, le batteur de l’ICP, a développé son style unique, et ainsi de suite pour chaque instrumentiste (n1-nn, o1-oo, etc.) – sans oublier (u) le public du concert de 1995 dont les réactions au quart de tour ont, ce soir-là, poussé les musiciens dans leurs derniers retranchements… La fabrication du jazz n’est sans doute pas gratuite, on l’a souligné, et il faut réclamer pour les créateurs le droit à un revenu décent; mais on peut douter que la notion d’un « droit d’auteur » soit la plus apte à leur rendre justice. C’est peut-être plus qu’un hasard si de nombreuses langues connotent de l’idée de fragment leur référence à l’objet musical (« morceau », « piece », « pezzo », « Stück ») : tout événement musical – comme tout événement artistique, et comme tout événement – n’est que la concrétion singulière d’une infinité de causes et d’agents pris dans un devenir total dont nous entrevoyons ainsi un éclat éphémère.
Médiation entre la totalité de l’Histoire et l’individualité du corps, le groupe constitue un collectif dont la virtualité se laisse peut-être le mieux cerner à travers la notion de pression. De même que l’émancipation de l’attraction terrestre requiert de dépasser le seuil critique d’une « vitesse de libération », de même le collectif d’improvisation doit-il générer entre ses membres une certaine pression de libération, dont dépendra son degré de puissance créative, selon la logique d’individuation par « tension » et « résonance interne » mise au jour par Gilbert Simondon. Qu’il s’agisse de marquer ensemble un repère thématique, d’envoler un solo sur/contre la base d’une section rythmique ou de construire en improvisation simultanée plusieurs lignes mélodiques, la réussite peut toujours se mesurer en termes de pression qu’il s’agit de maximiser entre les parties composantes de la création collective. Boulez n’avait pas tort de mettre la tension, l’intensité, au cœur de l’improvisation ; en l’enfermant dans la répétition binaire et monotone tension-relaxation, il s’empêchait toutefois d’y reconnaître à la fois unesource de variations infinies et une dynamique productrice de singularité. En tant que groupe de pression, le collectif d’invention/improvisation est en effet à concevoir comme un lieu privilégié – utopique – où les impressions qu’y reçoit chaque membre de la part de ses partenaires l’incitent continuellement à singulariser ses propres capacités d’expression, en une spirale vertueuse qui permet à chacun de devenir soi sous la pression d’autrui.
L’utopie Jazz
Une grande partie de ce qu’on a dit plus haut à propos du « jazz » vaut aussi bien pour le rock, voire pour la musique classique. En passant de l’orchestre symphonique à la musique de chambre et à la performance d’un soliste, on voit la singularité des tics de l’instrumentiste jouer un rôle qui se rapproche de celui qu’on a évoqué tout à l’heure. Reste pourtant une différence sur laquelle il faut revenir, puisqu’elle fait l’essence de cette « liberté » dont se targue traditionnellement le jazz : du fait de la circulation des enregistrements, au lever de rideau d’un concert classique (et de nombreux concerts de rock, de chanson, etc.), les musiciens, et certains membres du public, ont une idée prédéfinie de chaque note, attaque, nuance, qui va être jouée ce soir-là. La marge d’indétermination laissée ouverte par le concert classique, si elle n’est jamais nulle, est réduite à un minimum absolu (idem souvent, malheureusement, dans le domaine du rock et de la chanson.) En faisant au contraire de cette marge d’indétermination un élément central de sa réalisation, modulable à souhait, le jazz ouvre certainement un champ original dans les pratiques musicales occidentales. Résumons-en les leçons principales sous forme de thèses brièvement esquissées :
1. On ne naît pas libre, ni doté d’une voix singulière ; on le devient, et on ne le devient jamais que partiellement. Aussi vaut-il mieux parler de processus de libération/singularisation (infini) que d’état de liberté/originalité (impossible).
2. On ne se libère, on n’apprend à trouver sa propre voix que par l’entremise de structures collectives et d’interactions singulières. La capacité d’ex-pression est fonction de la diversité des im-pressions (imitations) par lesquelles ces structures et ces interactions in-forment l’individu.
3. Ce processus de libération/singularisation sera d’autant plus réussi et puissant qu’il nous permettra d’exprimer les propriétés singulières de notre corps et de notre situation unique dans la concaténation des causes.
4. Le groupe de jazz donne une image idéale du groupe social dans la mesure où son degré de puissance créatrice sera d’autant plus accompli qu’il mettra en place des agencements collectifs laissant chacun aussi libre que possible de construire et d’exprimer sa singularité.
5. L’organisation interne optimale d’un groupe créatif ne peut faire l’objet de prescriptions universelles, mais dépend des développements historiques dans lesquels s’inscrivent ce groupe et les singularités qui le constituent.
6. Quelle que soit sa structure interne, c’est en tant que le groupe implique des procédures de sélection qu’il constitue une médiation indispensable de la libération/singularisation des individus.
7. En dépit des inégalités qui la traversent, la macro-communauté constituée par l’ensemble des groupes de jazz donne elle aussi une image idéale de la société de par la mobilité qu’elle reconnaît aux agents, de par la multitude de critères et de procédures de sélection qui y coexistent, et de par la multitude de rôles que chacun peut y jouer (leader de son trio, membre discret d’un big band, participant d’une jam session éphémère.)
8. Contrairement à la manière dont on voit habituellement le monde social dans son ensemble, les différences qui articulent le monde du jazz apparaissent le plus souvent pour ce que sont toutes les différences : des variations d’intensité et de pression plutôt que de nature, variations dont la raison est à chercher à l’échelle moléculaire plutôt que dans de grandes contradictions molaires.
9. La création/réalisation d’un morceau de jazz donne une image idéale du faire-ensemble qui constitue l’essence de l’agir humain en ce qu’elle tente d’organiser les conditionnements qui définissent chaque agent dans le cadre d’un projet dont on reconnaît la part d’indétermination pour l’intégrer comme un atout capable de porter le résultat au-delà du projet prévisible. Contrairement à la logique de l’échange marchand classique, mais bien en accord avec la conception moderniste de l’art, le jazz fait l’objet d’une demande que l’offre n’a pas pour fonction de satisfaire, mais d’outrepasser et de relancer.
10. En ce sens, par contraste avec l’anti-modèle d’une musique classique où dominerait, chez l’instrumentiste, la crainte de la « fausse note », le jazz tirerait sa puissance et sa joie de faire de l’indétermination – inéliminable des pratiques humaines – un lieu d’espoir.
11. La critique courante dénonçant le free jazz comme « une musique pour musiciens » (et par conséquent vouée à rester impénétrable au non-initié) révèle en fait, sous forme négative, une dimension essentielle de ce faire-ensemble : davantage que la plupart des autres musiques, le (free) jazz appelle une écoute participative de la part de ses auditeurs. D’une part, la salle intervient plus directement et plus étroitement qu’ailleurs dans la production sonore (reflux massifs d’applaudissements en réponse à un solo particulièrement réussi) ; d’autre part, l’auditeur est souvent appelé à inventer (in-venire : découvrir, pénétrer, investir) par lui-même la cohésion d’un matériel thématique que des solos tiraillent dans tous les sens, ou l’unité d’une construction souvent éclatée et généralement élusive (les superpositions de compositions chez Anthony Braxton, les structures en méandres de Tim Berne, la présence fantomatique de thèmes structurants chez Benoît Delbecq) ; mais surtout, à l’image de la culture rock, et en dépit de la barrière constituée par la virtuosité requise et exhibée par la pratique de l’improvisation, l’utopie jazz appelle tout auditeur à se transformer en musicien : elle fait rayonner l’image d’un monde où l’impression appelle l’expression, où l’incomplétude fatale du donné s’affiche comme telle, pour engager chacun à la fois à y remédier et à se réjouir de tous les possibles qu’elle laisse ouverts.
12. L’utopie Jazz nous donne ainsi accès à un monde débarrassé de l’exigence d’un sens, mais par là-même mieux en mesure de se rendre sensible à la complexité du donné. La jouissance propre au free jazz tient à la saisie-ensemble (à la syn-thèse, à la com-pression) instantanée de multitudes de lignes singulières qui se développent simultanément et dont rien ne garantit jamais l’unité finale – surtout dès lors qu’à partir des années 1980 on rejette de plus en plus souvent le schème classique et rassurant thème-solo-thème. En émane un défi à notre puissance de con-ception, doublé d’un appel aux joies de la perception de la singularité de chaque geste, toujours en devenir de ritournelle et en emportement de galop.
Pour rester fidèle à l’incomplétude constitutive de cette utopie, présentée ici sous un jour dangereusement triomphaliste, terminons toutefois ces remarques sur un trou bien réel et bien propre à dégriser les rêveurs. Comment expliquer que le « free jazz » – cette célébration de la singularité, de la différence des corps, de la mutabilité des rôles, de la participation contagieuse et de l’émancipation des voix propres – inclue si peu de femmes parmi ses adeptes, musiciens et publics confondus ? Rarement plus de 20% pour les USA et pour tous les genres de jazz([[Joan Jeffri, Changing the Beat, op. cit, p. 7.), l’«avant-garde» se caractérisant sans doute par des chiffres encore plus tristes… Cette forme de liberté (comme pas mal d’autres d’ailleurs) reste encore, dans une mesure désespérément large, une affaire de mecs. L’utopie a décidément besoin qu’on lui casse les couilles…