Les étudiants italiens ont occupé, entre décembre 1989 et mai 1990, cent cinquante facultés. Le mouvement, qui a touché toutes les universités en commençant pu Palerme et qui a été très actif surtout dans les universités du sud et du centre de l’Italie, s’est appelé la « Panthère ». Ses méthodes de lutte ont toujours été pacifiques. Les objectifs autour desquels le mouvement s’est formé et qui ont constitué les finalités de sa lutte sont : 1) le retrait d’une loi qui envisageait la privatisation d’une partie de l’université ; 2) l’opposition à la concentration monopoliste de l’information (à la fois de la presse écrite et de la télévision) telle qu’elle existe en Italie depuis les années 80 ; 3) le retrait de la nouvelle loi contre les stupéfiants, qui pour la première fois criminalise les drogués. La critique de la didactique et la proposition de sa réforme démocratique ont aussi été au cour de l’initiative des étudiants. Le mouvement a cherché la solidarité des comités de base des grandes entreprises et des autres mouvements sociaux, 6 trouvant surtout parmi les travailleurs des transports et dans le secteur tertiaire. Le mouvement, qui a trouvé un large écho dans les lycées, a également été appelé « mouvement des fax » eu le premier endroit occupé, dans toutes les universités, fut le bureau du téléfax et la première initiative la connexion en temps réel de toutes les occupations. A la fin du mois de mars, de ses assises nationales, le mouvement a décidé une suspension de l’action d’occupation. Au moment où cet article est écrit ses structures d’organisation sont encore intactes.
Les mouvements sociaux qui marquent politiquement la fin de la phase néo-libérale posent immédiatement le problème de la communication comme condition fondamentale de leur propre existence et de leur développement. Et cela à la fois d’un point de vue interne et d’un point de vue externe à ces mouvements.
A l’intérieur des mouvements sociaux, la question de la communication dépend d’un contexte de démocratie très radicale et directe qui n’admet aucune division entre social et politique, entre économique et politique, entre individuel et collectif.
Tournée vers l’extérieur la communication se pose comme un problème de stratégie de lutte et d’affrontement face au système de l’information, qui est ressenti spontanément comme adverse et dangereux.
Ces mouvements se sont complètement familiarisés avec le « nouveau » de la communication. Les nouvelles formes de perception, les nouvelles qualités du « corps » et de l’« âme » liées à ce nouveau savoir et à ces nouvelles pratiques, font désormais partie du patrimoine anthropologique de ces nouvelles subjectivités. Ce qui fait encore défaut c’est la maîtrise collective de ce processus et surtout la définition d’une stratégie politique par rapport au système politico-médiatique.
Les mouvements ont procédé par tâtonnement et tentatives successives, par essais et erreurs. Cela ne pouvait se passer autrement, tout étant à inventer.
Les étudiants italiens et la communication
« Et qu’est-ce qu’un mouvement sans émotions, sans rage, sans transgressions, sans affrontements, sans inventions… Personne n’a le courage d’affirmer, d’une manière sereine, que tout véritable mouvement n’est qu’illégal, puisqu’il aspire à des changements radicaux, donc à de nouvelles formes de légalité. »
Ces mots ne sont pas ceux d’un « nostalgique » des mouvements révolutionnaires et de leur symbolique mais ceux d’un paisible journaliste du plus important quotidien de la bourgeoisie italienne.
L’événement politique dont il parle est le mouvement d’occupation des facultés italiennes qui s’est développé entre décembre et mars de cette année.
Si notre journaliste avait écrit cet article, il y a seulement dix ans, il aurait immédiatement été catalogué comme « fiancheggiatore » (complice) du terrorisme, « cattivo maestro » (maître à penser immoral pour avoir essayé de comprendre d’un point de vue sociologique et politique un mouvement dont l’image ne devait renvoyer qu’à la violence). Quelque juge aurait constitué un dossier sur sa personne, incluant un séjour dans les prisons de la république pour lui permettre de mette de l’ordre dans ses idées et d’avouer…
Qu’est-il arrivé à ce journaliste jadis hardi défenseur de l’immobilisme du système politique italien, pour qu’il vienne à donner aujourd’hui des leçons d’éthique révolutionnaire ?
Qu’est-ce que cet hymne à l’illégalité (« Les jeunes du mouvement sont hantés et bâillonnés par la légalité), après qu’au nom de la légitimité et de la légalité du pouvoir, on eut tout justifié (« suspension de l’Etat de droit » et de la liberté de presse, torture, persécution judiciaire, exil).
La presse italienne serait-elle finalement sortie de la période de l’émergence (période qui s’est poursuivie jusqu’à maintenant car la société italienne continue de refouler le mouvement des années 70) pour commencer à faire non seulement son devoir démocratique, mais aussi révolutionnaire ?
Je crois plutôt que ce virage de cent quatre-vingt degrés du journaliste est représentatif de la panique qui a saisi le système politique italien face à l’éclosion d’un mouvement « imprévisible », pour lui incompréhensible et qui le met directement et radicalement en question.
En effet, ce mouvement pose au centre de la discussion et au fondement de son existence le problème de la communication, et en même temps se soustrait au devoir du dialogue médiatique.
A la base du mouvement il y a un refus : le refus massif et collectif de communiquer avec le système institutionnel de l’information, le refus de rentrer dans la dialogique démocratique des médias.
Journalistes et équipes de télé sont tenus soigneusement à l’écart des assemblées du mouvement, ou attentivement sélectionnés. Toutes les informations, avant d’être livrées à la presse, sont rédigées et strictement contrôlées par les étudiants organisés en agences de presse.
Le bloc que les étudiants opposent à la circulation de la parole médiatique n’est pas un refus extrémiste, mais un acte radical qui dévoile la nature de la communication et qui, dans cet écart, la réarticule selon d’autres agencements.
Que cette critique ne soit pas faite dans les formes « ritualisées » de la pratique révolutionnaire, mais dans une forme qui renvoie ironiquement aux médias la figure de l’homme moyen médiatique, c’est ce que le journaliste ne peut pas comprendre. IU ne peut pas imaginer que dans un monde trop plein où tout doit être parlé et où tout doit être visible, un mouvement choisisse le silence et l’invisibilité par rapport aux médias.
Pourquoi cette méfiance « naturelle » de la part de ces jeunes qui n’ont rien connu d’autre que la télé de Berlusconi et l’apologie médiatique du « made in Italy » ?
Il ne s’agit pas seulement de la nature actuelle du système de communication qui a connu une concentration capitaliste sans précédent dans l’histoire italienne : toute la presse écrite est entre les mains de deux ou trois industriels italiens (Fiat contrôle à lui seul 25 % de la presse écrite) et la télé est entièrement contrôlée par le tandem Etat/Berlusconi. IU ne s’agit pas non plus de « l’évidence » du rôle de la communication : d’abord dévastation des mouvements des années 70, puis de normalisation et d’effacement de toute trace d’alternative politique et culturelle. Les raisons sont plus « ontologiques ». Notre journaliste se donne à lui-même « une » bonne réponse « Les assemblées sont faites de gens qui ont la terreur d’être homologués (et même décrits par les journaux)… » – (souligné par le journaliste même).
Ce refus pose une foule de problèmes que faute de pouvoir développer on tâchera au moins d’énumérer.
Le refus comme écartement qui permet l’émergence d’une subjectivité collective
Le refus de communiquer instaure un vide qui permet l’émergence d’une forme collective de « séparation » touchant un domaine que tout le monde avait prévu être celui du contrôle, de la normalisation, de la perte de sens et de l’indifférence.
Du point de vue formel, ce refus ressemble étrangement au refus ouvrier de continuer à travailler. Et, comme dans la grève, l’acte du refus et ses conséquences pour la subjectivité sont plus importants que le contenu « revendicatif » de la lutte. Ce qui change radicalement c’est, d’une part, la qualité de cette « force-de-travail », dont le savoir-faire est essentiellement un savoir-faire communicationnel et, d’autre part, le rapport que ces nouvelles qualités permettent d’instaurer entre individus et collectivité.
Mais la différence la plus remarquable par rapport aux ouvriers traditionnels concerne les relations que cette jeune force de travail entretient avec les technologies, plus particulièrement les technologies de communication et ses langages. Plutôt qu’au rapport avec les machines ces nouvelles relations ressemblent aux rapports que les hommes entretiennent avec l’argent et les objets en général dans les sociétés capitalistes.
Quant à la qualité de ces relations, on pourrait les définir de « distanciation » et de « proximité ». Ces deux termes sont empruntés à Simmel, à qui on se référera pour comprendre l’attitude de ces jeunes par rapport à la communication.
La communication et le « réservoir de la subjectivité »
En développant la catégorie marxienne de « monnaie », Simmel démontre comment toute forme de médiation se pose comme expropriation de la subjectivité et en même temps comme instrument puissant de son développement. Entre le sujet et ses fins il y a une série de formes de médiation que l’on pourrait qualifier d’« universels concrets » (l’argent, les technologies, les langues, les codes, les institutions, etc.) qui tendent à détruite toute forme « d’altérité » par l’abstraction de leur généralité. Mais la destruction de toute identité liée à la définition traditionnelle du rapport social (liens familiaux, liens symboliques, liens communautaires), peut être vécue comme suspension des codes moraux et de ses responsabilités, donc comme liberté et pas seulement comme perte du sujet.
Si l’on interprète la communication comme un de ces universels concrets, elle introduit une séparation (« distanciation ») entre le sujet et ce qui lui est très proche (objet et rapport sociaux) pour le mettre en contact avec ce qui est plus loin et plus abstrait (l’imaginaire, le temps et la simulation, et donc avec les conditions de la création).
Distanciation et suspension du sujet non seulement par rapport à l’« autre », mais aussi à « soi-même ».
La communication (qui est fondamentalement une technologie de la subjectivité), est donc la possibilité d’un approfondissement et une transformation de la subjectivité (Simmel parle à ce propos d’un « réservoir de subjectivité ») qui se constitue dans la dé-liaison du rapport social.
Simmel démontre donc l’indépendance et la séparation de la subjectivité dans le « social » (l’« âme » s’oppose à « l’esprit » comme esprit objectif), par rapport au pouvoir et au savoir constitués.
A l’abri donc des écrans de la communication (technologie qui développe complètement la possibilité propre à toute médiation de « mettre en contact et d’éloigner » en même temps) s’est constituée une subjectivité qui sous la forme d’une adhésion superficielle à la dialogique médiatique a, au contraire, creusé sa constitution individuelle et collective. L’acte de refus a éloigné la proximité obsédante du système de la communication et a collectivisé et constitué comme « espace public » la distanciation aux rapports sociaux dominants.
Critique du symbolique
Très méfiants par rapport à la société médiatique et son système politique, les jeunes ont continué à utiliser cette méthode de « la proximité » et de la « distanciation » qu’ils ont très bien maîtrisée au niveau individuel (ce que les sociologues ont interprété comme « individualisme » et « anonymie »), en essayant de lui donner une forme collective et socialisante.
Cette méthode a été appliquée de façon très cohérente même au symbolique et à ses fonctions.
En effet, qu’est-ce qu’il veut, notre journaliste, sinon que le mouvement rentre très rapidement dans les moules classiques du politique (masse/délégation/représentation démocratique) et de ses formes de communication. Quand bien même ce serait sous sa forme extrémiste et terroriste.
La société médiatique ne peut pas supporter ce trou dans ces réseaux de communication, ne peut pas admettre ce refus de prendre la parole émanant d’une couche sociale qui fait de la parole et du savoir sa profession, car elle comprend qu’il s’agit d’une mise en discussion de sa forme de représentation (aujourd’hui elle est mieux symbolisée par la démocratie cathodique que parlementaire).
L’abstraction du téléspectateur et sa parole médiatique accompagnent et complètent l’abstraction du « citoyen » et de son modèle de participation.
La communication doit donc être rétablie coûte que coûte.
Aujourd’hui ce sont les réseaux de communication qui prétendent que les masses parlent, avouent, délèguent, s’expriment. Il y a des centaines de sociologues, d’experts en communication, d’enquêtes téléphoniques… le minitel… « droit de réponse », qui s’emploient à informer les gens sur ce qu’ils sont.
Il faut que les masses parlent.
Le journaliste a besoin de la « représentation », d’une symbolique. C’est la condition pour pouvoir décrire le mouvement, pour pouvoir le parler.
Il s’agit d’un renversement par rapport au mot d’ordre du droit à l’expression qui a participé aux moments forts de la bataille contre la société « répressive ». Aujourd’hui, dans les sociétés « permissives », il ne suffit pas de prendre la parole, car la communication est « pourrie », la communication est immédiatement un réseau de pouvoir.
Face au refus des étudiants, le journaliste a presque une nostalgie et un regret de la « géométrique » clarté de la bataille qui l’opposait aux « terroristes » des années 70 avec qui il partageait de façon renversée, mais spéculaire, la même conception et la même pratique de la communication. Il a la nostalgie du stéréotype du « révolutionnaire » qu’il avait largement contribué à dégrader dans le désespoir terroriste.
Mais les étudiants ne veulent pas se laisser décrire, ne veulent pas se faire parler, comme s’ils avaient la mémoire du « récit » que ces mêmes journalistes ont fait du mouvement des années 70.
Au contraire, ils renvoient aux médias l’image ironique d’une masse anonyme, sans aspérités, sans contrastes. Une caricature de l’homme cathodique, du téléspectateur tel que l’a créé l’audimat.
Et cette image de foule anonyme et compacte, ou alors son renversement spectaculaire (le terroriste), sont les seules images que les médias et sa structure de perception peuvent recevoir.
Un étudiant du mouvement déclare, au contraire : « Notre but immédiat est de détruire ces icônes mimétiques derrière lesquelles le monde de l’information a l’habitude de cacher nos revendications. »
Il s’agit d’une véritable bataille autour des discours et des récits pour la production du « réel ».
Le rapport au symbolique que ce mouvement semble développer (même à sa propre symbolique), est, encore une fois, celui de la « distanciation » et du jeu, plutôt que celui de l’identification.
Je crois (et c’est une chose qui, par exemple, aurait plu à Marx) que c’est l’un des rares mouvements qui n’a pas cherché son imaginaire et ses symboles dans le passé. De ce point de vue, le mouvement s’est installé dans un état « d’absence de mémoire ».
Et cela non pas parce que les étudiants manquent d’imagination et de maîtrise du processus de communication ; au contraire, avec le symbole de la panthère (qui est devenue synonyme de mouvement), ils ont produit une synthèse communicative et symbolique qui rappelle l’« efficacité » publicitaire.
Attitude ludique même par rapport à sa propre dénomination, d’un mouvement insaisissable dont les identités et les appartenances sont « mobiles et qui refuse de se renfermer dans une symbolique absolue ».
La panthère donc qui dans la banlieue de Rome a échappé pour plusieurs jours à la chasse des forces de l’ordre et dont, sur les écrans télé, on n’a pu apercevoir que quelques bonds rugissants.
Le panoptique renversé
Cette critique du symbolique n’interrompt pas seulement la communication, le pouvoir d’informer (dans le sens de donner forme) et donc le pouvoir d’intervenir dans le réel, mais elle instaure aussi une espèce de panoptique inversé.
Le mouvement reste invisible à tous les moyens les plus sophistiqués de prises de vue et d’enregistrements. Par contre les journalistes et les médias (et aussi tout le système de la représentation) sont obligés d’être continuellement exposés et visibles. Une visibilité de moins en moins efficace.
Les étudiants et les médias
Le journaliste est donc obligé de penser ce mouvement comme inessentiel et inefficace politiquement : « et qu’un millier de jeunes intellectuels réunis depuis des mois dans des assemblées permanentes auraient le devoir d’inventer des nouveaux langages, des nouveaux comportements et des nouveaux canaux de participation politique… »
Mais en même temps, il est obligé d’admettre que cette masse anonyme et apparemment inarticulée rivalise avec le système médiatique dans la gestion de l’information.
Le mouvement a en effet fait alterner le refus de communiquer et une utilisation très fine et très subtile de l’espace médiatique. L’utilisation des médias n’a jamais été conçue pour faire de la « propagande » au mouvement, mais toujours pour répondre coup pour coup aux attaques portées par le système politique et les médias.
Une fois sur le terrain des médias et de l’opinion publique les étudiants ont très bien maîtrisé la confrontation avec les journalistes. Ils ont toujours eu la capacité de repousser les attaques de médias, qui ne perdaient pas une occasion pour employer les terms de violence, de terrorisme et d’infiltrés.
Si journaliste monte sur ses grands chevaux c’est qu’il n’arrive pas à comprendre comment cette masse « normalisée », sans organisation, et sans porte-parole, puisse fonctionner. Il ne parvient pas à imaginer de forme politique qui fonctionnerait sans transfert de pouvoir, délégation, médiation abstraite, intérêt général et communication hiérarchisée ou systémique. Qu’une gestion démocratique de la communication puisse être tout aussi efficace que la communication institutionnelle, c’est justement ce qu’on ne veut pas voir.
On ne peut pas accepter qu’il y ait « communication » contre « communication ». C’est pour cette raison que les médias ont tout fait pour réduire le mouvement des années 70 à violence et non-communication. Le raccourci terroriste a été l’alibi pour tout le monde (organisations combattantes comprises) pour ne pas se confronter avec une autre « rationalité » communicative que la société italienne exprimait à ce moment-là.
Mais il a maintenant en face de lui un mouvement qui utilise une tactique différente lui enlevant jusqu’à sa dernière légitimation : la répression : Et il est furieux à juste titre, car, comme dit l’un des étudiants en parlant de la communication « la vérité est que nous sommes en train de retourner contre le «pouvoir » les instruments mêmes dont il se sert pour son affirmation ».
Subjectivité
Le refus des étudiants n’a jamais été le désir nostalgique et impossible d’un retour à la communication directe. Au contraire, ils sentent que d’une certaine façon la technologie communicative est une technologie adéquate à leur anthropologie, à leur forme de perception, à leur subjectivité.
S’ils n’ont jamais été des esclaves de ces technologies, ils ont parfaitement saisi la signification politique de sa forme actuelle, modelée par la communication institutionnelle, et ils essayent de la réarticuler selon une forme politique qui convienne à leur forme de coopération sociale.
Une fois bloquée la communication avec le système de l’information, ils ont déployé toute la panoplie médiatique pour envisager une démocratie qui puisse garantir la spécificité de chaque individualité avec le « projet » collectif. Une forme de communication qui ne se constitue pas comme médiation abstraite, mais qui ait la mobilité, la plasticité et la révocabilité de leur démocratie.
L’utilisation des fax des secrétariats (le mouvement s’appelait aussi mouvement de fax 90 !) des facultés, qui a été le moyen de constitution d’un réseau de communication continue et en temps réel entre toutes les occupations, a été seulement le symbole plus médiatisé de la communication alternative. En réalité le fondement de la communication « alternative » a été la forme politique que le mouvement a instaurée immédiatement (la forme de la discussion, de la prise de décision, de la participation, de l’organisation).
A la base de cette démocratie existe une critique de la forme de la représentation « bourgeoise » (mais aussi socialiste) qu’ils expriment par le concept d’« homologation » (déjà repris par notre journaliste). Ce qu’ils refusent en effet c’est une triple homologation : l’homologation sociale, l’homologation politique, l’homologation médiatique.
La critique de l’homologation sociale vise la double présupposition qui existe entre le groupe social et son leader pour la définition de leur identité : le groupe exprime son leader, qui à son tour permet l’institution du groupe (par exemple le rapport de représentation socialiste entre les ouvriers et leurs syndicats ou le rapport religieux entre les fidèles et les prêtres).
L’homologation politique est une mise en discussion de la séparation entre social et politique. La représentation politique se fonde sur un effacement de la diversité de la singularité sociale, aussi bien par le modèle du « citoyen » et de son parlement, que par le modèle du « centralisme démocratique ».
L’homologation médiatique est ressentie comme extérieure et adverse parce qu’elle utilise et combine les deux formes d’abstraction (sociale et politique) pour la constitution du « spectateur » et de ses qualités.
De façon quelquefois un peu « naïve », ils cherchent à constituer de nouvelles formes de représentation et de participation : démocratie directe, participation et prise de décision consensuelle.
Sur cette « réarticulation » de la forme politique et donc de la forme communicationnelle, ils ont implanté le processus de constitution d’une subjectivité collective, dont une des premières tâches a été la reconstruction de la mémoire de l’alternative politique et culturelle italienne. Mémoire de luttes que les médias avaient largement contribué d’abord à détruire et par la suite à effacer et à refouler de la mémoire collective.
Ces jeunes étudiants sont en réalité une mémoire « anthropologique » du « refus du travail » des années 60 et 70 et à peine ont-ils amorcé le processus de subjectivation collective par leur acte de refus, qu’ils ont ressenti immédiatement la nécessité aussi d’une mémoire « chronologique ».
En quelques jours ils ont réouvert la possibilité de rattraper dix ans de refoulement politique et culturel de l’Italie politique et médiatique.
Du point de vue de la communication ce mouvement a donc hérité de toute l’expérience des mouvements qui l’ont précédé : détournement de la communication, communication alternative, utilisation de la communication non seulement comme propagande, mais comme moment constitutif de la subjectivité (tous éléments qui déjà, à la fin des années 70, étaient présents à l’intérieur du mouvement). En même temps ce mouvement a pris acte des erreurs des mouvements précédents et des pièges dans lesquels ils étaient tombés. Je veux parler de l’utilisation spectaculaire des médias et de la communication comme « propagande » qui a entraîné des ambiguïtés lourdes de conséquences.
Le système institutionnel de la communication
Les jugements que les étudiants ont donnés sur les médias sont des jugements très réalistes et non pas idéologiques : étant donné la forme de la communication du système de l’information, étant donné sa nature et donc l’impossibilité de maîtriser la circulation et la distribution de l’information qu’eux-mêmes produisent, ils ont préféré tenir à distance les journalistes. Si le système est défini de cette façon, il n’est pas pour autant vu monolithiquement comme un bloc et ils ne se privent pas de l’utiliser quand il faut.
Par sa double négation de l’« événement » (l’interdiction de l’accès aux journalistes) et du mouvement comme « public », les étudiants ont mis à nu la fonction de la communication comme constitutive du « réel » et ont dévoilé le dispositif médiatique de cette constitution.
En ce qui concerne le premier aspect, le mouvement a saisi le jeu de renvoi et de présuppositions réciproques entre médias, pouvoir et public. Les médias, en effet, sont au centre de la constitution d’un double simulacre : donner cohérence et rationalité (qu’il n’a pas) au pouvoir et constituer un public.
A la fragmentation du réel et à la diversité de logiques qui l’animent, la « fiction » médiatique donne ainsi un référentiel commun. Cette double simulation permet la constitution d’un espace public où les médias sont à la fois défenseurs de l’opinion publique et conseiller du prince.
Deuxièmement l’attitude des étudiants fait surgir ce que « l’évidence » de la communication s’emploie soigneusement à cacher : la forme de sa production. L’information en effet ne montre pas qu’elle est le résultat d’une institution socioéconomique sélective et d’un appareil technique codificateur (presse écrite ou télé). S’il ne s’agit plus d’une structure qui exclut et censure, ses mécanismes de « participation » et « d’inclusion » sont des instruments redoutables de sélection, de filtrage et de construction de l’information.
Quand les étudiants refusent l’accès direct aux journalistes et veulent eux-mêmes contrôler les informations qui les concernent, ils essaient d’opposer un instrument efficace au pouvoir d’intervention des médias dans le réel.
Plus fondamentalement la négation de la « naturalité » de l’événement, la problématisation du « fait brut », enraye le mécanisme de légitimation du système de la communication. Les étudiants veulent en effet « négocier » l’objectivité du fait, car le récit d’une assemblée et de son débat qui apparaît dans les médias est « traité » dans un laborieux processus de « production ».
Le blocage de l’accès à la source de l’information saisit encore un autre élément du fonctionnement des médias.
La simulation médiatique est efficace seulement à condition que le journaliste soit à « côté » du public et qu’il connaisse ses caractéristiques, son imaginaire, ses qualités. Il ne suffit pas de parler le réel, de le nommer. Il faut aussi (pour l’informer, pour lui donner forme) que l’information trouve des relais, par exemple, à l’intérieur du mouvement. Des sujets qui véhiculent le message, qui le répandent comme un cancer à l’intérieur du corps.
Si le récit médiatique « signifie comme signifie un ordre », il faut que cet ordre corresponde à des « tendances » réelles au sein du social. Il nécessite une opération chirurgicale sur le corps du mouvement, qui sélectionne certaines qualités, en en éliminant d’autres, pour construire un discours qui soit performatif. Les médias ont puissamment contribué à la constitution du « terroriste » à la fin des années 70, pas parce qu’ils ont imposé du dehors cette catégorie, mais parce qu’ils se sont savamment appuyés sur des caractéristiques « extrémistes » assurément présentes dans le mouvement, en les mettant en évidence et en leur donnant cohérence et légitimité. Cette culture « extrémiste » présente dans le mouvement a été jouée (pour des raisons complètement « opposées » par les médias et par les organisations combattantes) contre les alternatives politiques autonomes qui existaient dans le mouvement.
Autrement dit, la diffusion de la communication par irradiation d’un centre (ou de plusieurs centres) comme celle des médias, risque de glisser sur la surface des masses indifférentes et opaques, si elle ne s’enchaîne pas avec la diffusion par contagion. Communication typique de la communication sociale faite de petits réseaux et de communication informelle.
Le manque d’ancrage (d’internité) au mouvement a fait baver de rage le système médiatique, car l’« infection » du mouvement avait pleinement réussi sur les mouvements des années 70.
De ce point de vue le mouvement se nie comme public et reste « imperméable » à l’intervention médiatique.
Management de la communication et liberté d’expression
Il semble que les différentes expériences du mouvement sur le terrain de la communication tendent à le constituer comme source « indépendante » et « autonome » d’information, qui produit des matériaux efficaces (n’ayant pas peur d’utiliser les techniques les plus modernes) et par conséquent comme « sujet » à part entière dans le rapport avec le système institutionnel.
Cette séparation, cette autonomie (et aussi la possibilité technique de l’exprimer) c’est le seul espoir de réinventer et de réimposer la liberté d’expresion et de parole dans la société médiatique. Il s’agit sans doute d’une indication précieuse pour tous les mouvements sociaux qui veulent constituer et garder leur autonomie politique par rapport à la société capitaliste.
Tant ils semblent « naïvement » démocrates dans leur définition de la méthode « consensuelle », tant ils semblent avoir une stratégie de managers par rapport aux systèmes de la communication. Les étudiants ont montré de véritables qualités « d’entrepreneurs » de la communication.
La théorie de la communication des années 80 et le mouvement
Dernière remarque. Sous l’action du mouvement c’est toute la théorie post-moderne de la communication qui s’effondre.
« Le simulacre a englouti le réel et il en a fait une puissance dépourvue de sens », c’est la devise de tous les post-modernes. Le monde est ainsi réduit à la circulation d’images et des signes qui ne renvoient qu’à eux-mêmes. Il s’agit là de la traduction audiovisuelle de la fin de l’histoire. « Rien ne peut plus arriver. »
La société dépolitisée vit donc assise dans son fauteuil au rythme un peu morne de la démocratie cathodique.
Quelle panique alors de voir sur la simulation du réel, sur l’image d’une image, sur le vide du discours médiatique qui renvoie toujours à lui-même, se décrocher des processus de subjectivation indépendants du pouvoir et du savoir institués.