Entretien paru dans Le Monde des débats, novembre 1999
Le Monde des Débats : Quel est votre jugement d’ensemble sur la conférence de Peter Sloterdijk
Henri Atlan [[Henri Atlan (EHESS, facultés de médecine de Paris et de Jérusalem) est membre du Conseil consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Il vient de publier Les Étincelles de hasard, Seuil, 1999.
: Peter Sloterdijk associe abusivement une certaine histoire de l’humanisme avec l’écriture, et il projette la fin de l’écriture sur le problème des biotechnologies, passage contestable qui a pour effet de noyer les problèmes. Plus grave encore, mais on ne sait pas si l’amalgame est de son fait ou de la bagarre qu’il a déclenchée, il confond les problèmes réels que posent les biotechnologies, son interprétation de l’humanisme, et le problème de la mémoire pour les Allemands. On peut s’occuper des biotechnologies sans tout ramener au nazisme et à la mémoire de ce passé – ce qui ne veut pas dire qu’il faille ignorer ce passé.
Il associe trois philosophes, Platon, Nietzsche et Heidegger aux problèmes contemporains, alors que le seul qui pourrait se justifier ici est Platon, et que, face à des questions qui sont inouïes, la philosophie reste à faire.
Il ne voit pas la vraie nouveauté : la conjonction entre des biotechnologies désormais efficaces et l’économie de marché. Le marché est anonyme, et c’est lui qui régule le développement des biotechnologies, exerçant sa mainmise sur la vie sociale. Or, il est plus difficile de résoudre les problèmes que pose le marché que de mettre à la raison un dictateur fou. Les sources de l’aliénation sont les mécanismes boursiers, financiers, économiques, ce dont Sloterdijk ne dit pas un mot: il préfère nous renvoyer aux gardiens de la cité de Platon.
Toutefois, Sloterdijk dit une chose intéressante, qui a d’ailleurs déjà été dite de différentes façons : « Le lecteur moderne qui tourne son regard tout à la fois vers l’éducation humaniste de l’époque bourgeoise, vers l’eugénisme fasciste et vers l’avenir biotechnologique reconnaît inévitablement le caractère explosif de ces réflexions. »
Les réflexions auxquelles il fait allusion sont celles de Nietzsche sur le fait d’être voulu et de vouloir. Évidemment, pour la philosophie humaniste bien-pensante – allemande, mais pas seulement – associer l’éducation humaniste, l’eugénisme fasciste et l’avenir biotechnologique est choquant. Mais ce n’est pas nouveau. L’éducation humaniste de la période bourgeoise, conséquence de la philosophie des Lumières, a produit une civilisation à la fois de libertés et d’oppressions – démocraties parlementaires mais aussi oppressions coloniales et régimes totalitaires. Ces régimes ont été justifiés par des idéologies pseudo-scientifiques, marxistes et national-socialistes, purs produits de cette éducation. Elle a donné lieu aux régimes totalitaires, même involontairement, même si c’est par réaction. Par conséquent, trouver une continuité de civilisation entre l’humanisme bourgeois, l’eugénisme fasciste et les dérives possibles de la science – la biotechnologie maintenant, l’énergie nucléaire, il n’y a pas si longtemps – cela me semble renvoyer à un problème incontestable, à une remise en question de choses qui semblent aller de soi dans ce qu’on appelle l’humanisme.
Il y a en effet beaucoup d’ambiguïté dans cette mouvance qu’on appelle l’Humanisme, avec un grand « H ». Qui est cet Homme? Je comprends de quoi on parle quand on parle des hommes et des femmes, mais l’Homme, on lui fait dire ce qu’on veut, on projette sur lui beaucoup de choses.
Le Monde des Débats :C’est donc là que Sloterdijk a pu susciter un débat véritablement d’idées ?
Henri Atlan : Même cela n’est pas évident. Ce qui peut expliquer l’intérêt qu’on a pu lui porter, et les réactions violentes qu’il a déclenchées, c’est son usage de certaines expressions choquantes, empruntées à Platon et à Nietzsche sans que l’on sache vraiment s’il les reprend à son compte ou pas. C’est peut-être aussi qu’il souligne le caractère dépassé de toutes les philosophies idéalistes, kantiennes, postkantiennes ou vitalistes, toutes les philosophies de la vie, qui ont pu se développer dans un contexte où il était encore possible de séparer les sciences biologiques des sciences physiques. Le courant idéaliste, vitaliste continue d’être extrêmement prégnant pour la raison très simple que presque personne n’imagine, y compris parmi les philosophes, qu’il puisse y avoir une morale quelconque en dehors de ce cadre, en dehors de l’idée que l’homme est séparé du monde d’une certaine façon – c’est aussi ce que dit Heidegger.
Si l’on veut sortir de ce cadre et penser les problèmes que posent la biologie actuelle et ses applications, c’est ailleurs qu’il faut chercher des sources d’inspiration; dans un courant très minoritaire de la tradition philosophique européenne, celui des stoïciens, d’Épicure et surtout de Spinoza.
Mais Sloterdijk est loin de tout cela. Il reste dans la tradition idéaliste et sa critique de l’humanisme n’ouvre pas une voie nouvelle. Tout cela a été dit par d’autres depuis longtemps : la remise en cause de ce qui était la voie royale de la philosophie, de la morale et de la politique occidentales, a commencé au début du XXe siècle, et n’a fait par la suite que s’accélérer. on peut comprendre que Sloterdijk choque un certain nombre d’esprits un peu sensibles, mais ce qu’il exprime n’est pas original, et il est difficile de le mettre à son crédit. D’autant qu’il entretient l’ambiguïté, laissant parfois entendre qu’il est lui-même d’accord avec l’évolution qu’il décrit, parfois, au contraire, qu’il n’est pas d’accord, qu’elle lui fait peur. Mais par ailleurs, il dit qu’on ne peut pas l’éviter.
Il voudrait bien être normatif, ne serait-ce que pour s’opposer à Habermas, mais d’un autre côté, cela peut lui faire un peu peur. Et il semble regretter le temps des luttes idéologiques, comme on peut le lire dans son article paru dans Le Monde du 9 octobre. [[ art506 Visiblement, il a la nostalgie des batailles entre la droite et la gauche, entre les fascistes et les communistes, etc. Moi, je ne regrette pas du tout! Je ne veux pas dire que le libéralisme, le consensus, la pensée unique, c’est bien. Mais la bataille entre des folies meurtrières, ce n’est pas mieux.
Qu’il puisse y avoir de nouvelles oppositions autour des espoirs ou des terreurs que font naître les nouvelles technologies, oui. Et il faut des outils pour réfléchir à ces questions, qu’il faut analyser au cas par cas, dans le détail. Mais beaucoup de philosophes, de juristes et aussi de biologistes ne l’acceptent pas. Ils veulent une idéologie.
Le Monde des Débats :Et donc lui aussi?
Henri Atlan :Dans un entretien au Nouvel Observateur, Sloterdijk lui-même déclare qu’il ne s’occupe que de philosophie et ne s’est jamais intéressé aux questions éthiques que posent les biotechnologies, ce qui est exact. En fait, dans sa conférence, il ne fait que jeter des mots tels que « parc humain », «élevage » empruntés à Platon, et « anthropotechnique » inventé pour l’occasion, qui semblent servir de chiffon rouge pour exciter Habermas et les autres. Le fait qu’il ne se soit pas intéressé aux problèmes posés par la biologie réelle ne veut évidemment pas dire qu’ils n’existent pas. Mais il est beaucoup plus facile pour lui d’invoquer Platon, Heidegger et Nietzsche que d’entrer dans les mécanismes du clonage ou de la thérapie génique, et dans le détail des problèmes que posent ces techniques, associées aux représentations produites par les discours plus ou moins vulgarisés qui les décrivent.
Je crois que le grand tapage autour de Sloterdijk tient beaucoup au fait que ce qui est enjeu dans la bataille, bien plus que les biotechnologies, c’est la mémoire de l’eugénisme nazi, c’est la mémoire en Allemagne de toute cette période, c’est l’hypermoralisme comme il dit, par rapport à tout cela. C’est une question importante, qui concerne tous les Allemands au premier chef, et les Européens au deuxième. Mais qui n’a rien à voir avec les biotechnologies de demain.
La question de l’eugénisme en général est extrêmement confuse. Partout. Y compris chez des chercheurs, des biologistes, des philosophes, français et évidemment aussi allemands. Beaucoup, mais pas tous, associent eugénisme et génétique, parce que le mot « gène » s’y retrouve, et pour des raisons historiques. Les généticiens de tous les pays, américains, anglais, français, allemands, de droite comme de gauche, depuis les débuts de la génétique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ont été eugénistes. Pour eux, la génétique était un moyen d’améliorer la race humaine, comme ils disaient, ou l’espèce humaine. Le programme de Platon, autrement dit, se trouve repris par tous les généticiens, soit explicitement, soit implicitement.
L’eugénisme des nazis, c’est celui qui a été appliqué, et de plus, sur la base d’une génétique inexistante, fantasmatique. Aujourd’hui, la génétique est moins fantasmatique, et le problème des biotechnologies et des applications de la génétique à l’homme, n’est pas nécessairement celui de l’eugénisme. Encore une fois, il faut forger des outils de pensée, philosophique et technologique, qui permettent de mener une réflexion à la fois vigilante et sereine.
Propos recueillis par Pierre Bouretz et Michel Wieviorka