Article publié dans Le Monde des débats, décembre 1999
Peut-on[[Jean-Paul Galibert enseigne la philosophie. Il est l’auteur de Socrate, une philosophie du dénuement, L’Harmattan, 1998 penser au-delà de l’humanisme? Sloterdijk se propose de le dépasser comme « l’idéologie », qui interdit, à ses yeux, de poser un problème réel : nous n’avons jamais eu autant de moyens de transformer notre propre nature et si peu de débat sur les choix nécessaires ; convient-il d’accepter certaines transformations, mais alors dans quel sens ? ou de refuser toute modification, mais alors pourquoi ? Il serait paradoxal, et peut-être fatal, que les valeurs humanistes, dont nous nous méfions si volontiers par ailleurs, ne pèsent ici, avant toute réflexion, au point de nous faire refuser tout débat.
Pour ouvrir de force ce débat, il a choisi une stratégie très risquée : nous permettre d’imaginer un nazisme de type nouveau qui serait moins meurtrier, mais transformerait plus radicalement notre espèce : je propose de nommer « hypernazisme » un projet de production biotechnologique « eugéniste », dont l’inspiration néo-nazie serait cautionnée par des références « désinhibées » aux grands philosophes.
Dans un contexte de liberté d’expression, de relativisation des valeurs, de disparition des témoins de l’Holocauste, de multiplication des expérimentations applicables à l’homme, nos tabous moralisateurs, de moins en moins admis par les jeunes générations, et notre humanisme implicite, fonctionnant du fait de notre négligence, comme un préjugé, sont-ils capables de faire longtemps obstacle au projet d’une « anthropotechnologie » qui saurait prendre les traits du bébé désiré ?
Une rhétorique paradoxale et fascinante, tirant de la désuétude les passages les plus inhumains des grands philosophes, ne peut-elle sembler l’autoriser ? Si nous acceptions de sortir de l’humanisme pour débattre de l’« élevage humain », pourquoi ne pas suivre Platon, et montrer les tueries aux enfants[[La République, 466e-467e, puis exhumer les justifications aristotéliciennes[[Politique 1, 3-7., augustiniennes[[Lengellé: L’Esclavage, p. 14. ou thomistes[[Traité de la justice. Quest. 57 an. 4. de l’esclavage ?
Alors que le nazisme historique était destructif, génocidaire, l’hypernazisme serait productif. Il pourrait pallier l’absence de race qui privait le nazisme, comme tout racisme, de fondement objectif, en produisant industriellement de véritables races. Sloterdijk pose en «devoir du sur-humaniste » « la planification des caractéristiques de l’élite, que l’on devrait reproduire par respect pour le tout ». Il n’ose pas évoquer la nature du « troupeau » humain qu’elle sélectionnerait: on peut imaginer des espèces de synthèse, strictement « adaptées » à leurs fonctions économiques ou militaires, par clonage, croisement d’humains et d’animaux, ingénierie prothétique.
La stratégie morbide de Sloterdijk produit un texte au mieux insondable, et toujours ambigu : feint-il d’être favorable à l’hypernazisme pour mieux réveiller notre vigilance, ou lui est-il réellement acquis? Si l’on replace, à la fois dans son contexte philosophique et dans l’histoire, la phrase où il fait du fascisme « une figure de la désinhibition de la métaphysique», la critique ne peut-elle résonner comme une apologie ? Au fond, nous n’avons pas besoin de percer les intentions secrètes de Sloterdijk pour le juger: une telle ambiguïté, sur de telles questions, constitue en elle-même un risque injustifiable.
En outre, la force d’un style peut-elle cacher la faiblesse d’une pensée ? Pour étayer sa proposition d’élevage humain, Sloterdijk multiplie les métaphores animalisant l’homme, au point d’éviter constamment la question, si délicate pour lui, du langage comme propre de l’homme. Lorsque Aristote définit l’homme comme « animal rationale », on peut toujours rayer le mot qui, traduisant logos, signifie à la fois raison et langage, mais comment croire que cela suffit à supprimer les êtres parlants, et la contradiction interne à laquelle ils condamnent toute « ontologie » antihumaniste ? Car Sloterdijk ne peut sans contradiction poser l’être et le langage tout en niant l’être parlant. Comment pourrait-il convaincre, s’il préfère rendre sa propre ontologie contradictoire plutôt que d’admettre l’humanisme ? Que signifie, dès lors, l’audace de définir les hommes comme « des animaux parmi lesquels certains sont éleveurs et les autres élevés » ? Le paradoxe, lorsqu’il se croit la force de se passer d’argument, et de surmonter les contradictions internes d’une ontologie, serait-il le dernier refuge d’une pensée qui se sait impuissante ?
Hélas, il ne suffit pas de renvoyer Sloterdijk à son inconsistance pour supprimer tout risque d’hypernazisme plus important.
Tant que notre humanisme fonctionne implicitement, notre position paraît sans recours : la moindre allusion à Nietzsche semble suffire à ridiculiser l’indignation morale, et quelques précautions oratoires à déjouer l’application des lois.
Mais ne suffit-il pas, au fond, d’expliciter notre humanisme, pour mesurer la valeur de ses fondements ? Tentons-le, en montrant que l’être parlant, qui rend l’antihumanisme contradictoire, est au fondement de l’humanisme.
1- L’humanisme peut être défini comme l’exigence d’admettre et de respecter en chaque homme une égale liberté (on ne demande ici d’admettre qu’une définition nominale, qui résume la plupart des définitions courantes du terme).
2- En philosophie, on ne saurait nier ce que l’on suppose nécessairement.
3- Or la philosophie suppose nécessairement le langage, et celui-ci des êtres parlants.
4- Donc la philosophie ne saurait nier l’existence d’être parlants.
5- Or il suffit d’être parlant pour être l’égal de tous les êtres parlants, au moins en tant qu’être parlant.
6- Et il suffit d’être parlant pour être libre, au moins de combiner une quantité finie de mots pour former une infinité de phrases.
7- Donc il suffit d’être parlant pour être humain (au sens de la définition humaniste du terme). Il résulte de l’ensemble de ces points que :
8- Toute philosophie est nécessairement humaniste (car elle ne saurait nier le respect dît à l’égale et infinie liberté en chaque homme sans supprimer sa propre condition de possibilité: l’existence d’êtres parlants).
Concluons donc que l’humanisme, pour peu qu’on l’explicite, n’est ni une idéologie, ni même une philosophie contestable, mais bel et bien la condition de toute philosophie. Voilà pourquoi Sloterdijk, en sortant de l’humanisme, est sorti de la philosophie. Nul ne peut être parlant sans avoir une valeur infiniment égale: telle est la condition humaniste de toute philosophie possible.