Article paru dans Le Monde des débats, décembre 1999
Tandis[[Pierre Bouretz est corédacteur en chef de la revue Esprit que la publication de « Règles pour le parc humain » de Peter Sloterdijk a suscité en Allemagne une vive polémique, elle ne, semble traitée en France que comme l’expression d’un symptôme. Toujours méfiants vis-à-vis de ce voisin, mais désormais confiants quant à son attachement à la démocratie et son arrimage à l’Europe, nous regardons avec un intérêt mâtiné d’un peu de condescendance cette discussion tout à la fois proche et lointaine. Il faut sans doute pourtant s’attacher à comprendre la stratégie de Sloterdijk, une stratégie intellectuelle éminemment politique et peut-être plus menaçante encore par son nihilisme de principe que parles propositions avancées. Celle-ci pourrait se résumer en deux temps : faire table rase des différentes positions qui structurent l’espace public de la discussion sur les questions de l’éthique, de la politique et du sens de la modernité; puis tenter d’imposer sur cette terre brûlée l’idée selon laquelle tout débat devrait désormais se situer sur le terrain de l’auteur et à partir de ses positions.
On peut immédiatement opposer à cette prétention le fait qu’il ne suffit pas de paraphraser en les radicalisant Nietzsche et Heidegger pour devenir aussitôt le nouveau Nietzsche ou le nouveau Heidegger. Le procédé est quelque peu grossier d’une rhétorique terroriste-visant à terroriser de prétendus terroristes (les tenants de « l’ambiance fondamentaliste de l’après-1945 » ; les inventeurs d’une « political correctness » de la culpabilisation vis-à-vis du passé nazi…). Sous une copie de philosophie somme toute assez pâteuse, Sloterdijk avance deux propositions éminemment réfutables. L’une, d’un point de vue éthique, parce qu’elle est évidemment contraire à l’idée même de la dignité de l’homme: la perspective d’un « dressage » de l’espèce qui serait l’impensé de l’humanisme depuis ses origines. L’autre, dans l’ordre politique, pour autant qu’elle est délibérément antidémocratique : la vision d’une sélection quasi biologique de l’élite dirigeante.
Chacune de ces propositions dogmatiques peut immédiatement se voir contestée. Ce n’est pas faute de place ou de temps que Sloterdijk ne peut démontrer comment l’humanisme est incapable de penser «la planification des caractéristiques de l’élite », mais parce qu’il sait que c’est précisément contre cette perspective que s’est construite et développée sa forme politique. En ce sens, il peut bien mobiliser Platon pour plaider la cause d’un « sur-humanisme », sa position sort volontairement des cadres de la discussion démocratique avec ses alternatives (démocratie directe, représentative, délibérative…). De même, il a parfaitement conscience que la « domestication » du « zoo humain » par une élite n’est pas le refoulé de l’humanisme, mais la perspective que ce dernier tient à distance, en cherchant à penser les conditions d’un libre gouvernement de l’homme par l’homme.
Pour tout dire, de ces deux points de vue; Sloterdijk relève d’une catégorie bien identifiée : un ultra-gauchisme recyclé en néo-conservatisme radical et qui maintient sa passion dominante dans une haine fondamentale de la société bourgeoise, un rejet catégorique de la vie démocratique.
Il reste que la stratégie rhétorique, de Sloterdijk et son argumentation contournée tendent un piège où pourraient tomber deux discours bien visibles dans l’univers des idées contemporaines. Celui de la critique heideggerienne de l’humanisme, s’il ne voit pas que Sloterdijk radicalise la position de Heidegger sur ce point, mais s’éloigne de lui lorsqu’il déduisait de cette critique celle de l’emprise d’une technique perçue comme conséquence de la conception moderne de l’homme: « maître et possesseur de la nature ». Mais celui également d’un scientisme sans réserve; qui pourrait voir ici l’occasion de faire sauter les verrous que font peser sur l’usage sans contrôle de la technique les prudences de l’humanisme.
Face à un antihumanisme tenté de suivre la première démonstration de Sloterdijk, quitte à être choqué par la seconde; puis à un scientisme volontiers séduit par cette dernière tout en restant indifférent à l’autre, il faut percevoir en quoi les deux arguments sont profondément liés. Brièvement dit, l’espace de la discussion sur les questions en cause est structuré par deux schémas: une position de type kantien, qui propose une critique interne de la technique par l’humanisme, autour de l’idée selon laquelle le sujet humain est capable de penser les conditions de satisfaction de ses propres fins; puis un modèle de type heideggerien, développant une critique conjointe de l’humanisme et de la technique, au nom d’un débouché inéluctable des idées du premier dans le déchaînement de la seconde. C’est alors un schéma de troisième type qu’avance Sloterdijk: parce que l’humanisme se dévoile comme une illusion dans sa prétention à limiter l’usage de la technique, il faut admettre celle-ci comme un destin et mettre l’humanité en conformité avec lui, afin d’user des possibilités inédites de maîtrise du vivant à des fins de domestication.
Une fois encore, la ficelle est un peu grosse. Il ne suffit pas de renvoyer tous ses adversaires au « centrisme mou » pour incarner à soi seul « le risque de penser » [[ art506 . On voit bien en effet que lorsque Sloterdijk feint de regretter le temps de l’humanisme littéraire, où le livre était une lettre envoyée à un ami, le pathétique de la plainte dissimule une autre intention. Dans le contexte de l’Allemagne d’aujourd’hui, elle est une fois encore éminemment politique : tuer les pères de la génération de l’après-guerre – qui avaient lié la reconstruction démocratique à une responsabilité vis-à-vis du passé nazi – afin que les fils, puissent enfin « normaliser » leur histoire. Des positions d’Ernst Nolte dans la querelle dès historiens de la fin des années 80 au discours de l’écrivain Martin Walser l’an dernier; cette attitude a elle-même déjà une histoire : celle de la volonté d’en finir avec l’autoculpabilisation qui aurait été imposée à la conscience allemande. On peut aussi penser qu’elle cherchera à mobiliser le symbole de la « République de Berlin » opposée à celle de Bonn, ce que même certains propos de Gerhard Schrôder ont parfois suggéré.
Ajoutons enfin que, contrairement au rêve de Peter Sloterdijk, l’humanisme n’est pas désarmé devant les réalités qu’il décrit et lés provocations qu’il avance. Sur le plan éthico-philosophique, il est capable de penser et de fonder la limite entre une technique légitime, lorsqu’elle reste conforme à la poursuite des fins de l’homme (médecine prédictive, connaissance des processus viraux ou immunitaires… ) et celle qui franchit cette barrière, au moment ou précisément elle risquerait d’induire une modification de l’espèce. Sur le plan politique, il sait aussi inventer des procédures de délibération nouvelles, qui permettent de chercher un accord raisonnable sur l’usage acceptable des biotechnologies. Manière de dire que nul n’est contraint d’entrer sur le terrain de Sloterdijk pour pouvoir discuter de ces questions. Ce, d’autant plus que sa proposition politique récuse radicalement le principe même de la discussion démocratique.