Politique et sujet chez SimondonEst-il possible d’extraire des écrits de Gilbert Simondon les linéaments d’une pensée (de la) politique ? On esquissera une réponse affirmative en portant notre attention sur trois aspects de la philosophie de Simondon: 1. la façon dont le concept de Nature ou de pré-individuel déplace les débats sur le rapport entre action politique, nature humaine et capacité biologique; 2. l’importance de l’excès du sujet sur l’individu comme matrice d’une politique du transindividuel; 3. la possibilité d’envisager la notion de disparation, surtout dans sa lecture deleuzienne, comme un apport essentiel à une philosophie politique de la différence, c’est-à-dire à une pensée non-dialectique de la construction et du conflit. On terminera avec une considération sur les limites de Simondon, limites concentrées dans la notion équivoque et irénique de « culture » ou de « culture technique ».
The power of a word lies in the very inadequacy of the context in which it is placed, in the unresolved or partially resolved tension of disparates.
Robert Smithson
Il y aurait maintes raisons pour juger une lecture politique des écrits de Simondon illégitime et stérile, ou au moins foncièrement problématique. D’abord, on pourrait observer que la pensée simondonienne, bien qu’elle développe des concepts tels que société, communauté ou culture, n’accorde aucune spécificité à l’activité politique. Mieux, on peut trouver dans sa démarche théorique, en particulier dans sa conception du rapport social ou transindividuel, une forte charge anti-politique, si l’on définit « politique » soit comme administration souveraine et représentative de la chose publique, soit comme activité de répartition des places et des pouvoirs, soit comme interruption et dissensus. On répondra que, dans une époque où « l’ontologie a absorbé le politique »[[Antonio Negri, Kairòs, alma venus, multitude, Paris, Calmann-Lévy, 2001, p. 162., c’est seulement vers les penseurs qui ont évité les lieux communs de la politique qu’on peut se tourner pour forger les outils conceptuels qui nous permettront d’articuler notre présent, ses enjeux, ses luttes, ses inerties. Peut-être, mais un usage de Simondon ne peut ignorer la façon dont ses travaux sur le social et la culture technique constituent un effort pour neutraliser le lien entre antagonisme et productivisme qui marquait la politique de la guerre froide ; un effort fondé sur le diagnostic du refoulement de l’invention par le travail, et de l’objet technique par la bien nommée « morale du rendement »[[L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 288.. D’où son interprétation du Marxisme comme une philosophie consubstantielle à la domination hylémorphique de la nature par le travail, dont les concepts d’antagonisme (lutte de classe) et de capacité (nature humaine) n’arrivent pas à suivre véritablement les complexes des matériaux et des forces, les lignes d’invention et les procès transindividuels qui structurent le social. On doit lire le travail sur l’objet technique comme un essai de soustraction au discours du capitalisme et au discours sur le capitalisme au moyen d’une pensée qui refuse le paradigme du travail pour chercher dans l’activité technique et scientifique de l’invention la clef d’une nouvelle genèse de la vie collective. « Travail et capital », écrit-il, « sont en retard par rapport à l’individu technique », qui « n’est pas de la même époque que le travail qui l’actionne et le capital qui l’encadre »[[Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989 (1958), p. 119. Je souligne.. Les enjeux d’une réactivation « conjoncturelle » de la pensée de Simondon sont évidents, dans la mesure où sa force d’anticipation, qui nous permet de penser les figures de la vie collective dans le dépérissement d’un modèle industriel et travailliste de la politique, est aussi sa faiblesse : en isolant une option machinique et inventive vis-à-vis des outils analytiques du Marxisme, Simondon semble bloquer l’accès à une compréhension immanente de la capture de l’invention et de la machine par le capital. Pour le dire autrement, en traitant la subsomption comme formelle et non pas réelle ou ontologique, il n’a pas les moyens de penser une indiscernabilité tendancielle de l’invention et du travail (ou du designer et de l’user) ; indiscernabilité qui ne peut se passer d’une intelligence des transformations dans les moyens d’extraction de la plus-value.
L’inégal, ou De la politique comme synthèse asymétrique
Au-delà de ces questions de conjoncture, quels sont les effets d’un passage « forcé » du niveau de la spéculation ontologique à celui de l’expérimentation politique ? Isabelle Stengers rappelle le danger d’un usage homogénéisant de la notion capitale de transduction. Derrière l’impératif de se tourner vers la zone obscure des opérations, en écartant les préjugés dogmatiques et les opinions prélevés sur les individus constitués, il y a toujours le danger de réduire toute opération à une contagion structurante, et donc d’éliminer les risques de l’aventure spéculative et de l’analyse concrète. La fonction « politique » la plus intéressante de la pensée de Simondon tient plutôt à la façon dont elle peut devenir elle-même le champ d’épreuve et de divergence entre différentes approches de la politique. À mes yeux, le cœur (métaphysique) de la question est le statut accordé au concept de préindividuel[[Ou, en usant un quasi-synonyme, au concept de nature. Les trois voies esquissées ici nous donnent aussi trois versions du « naturalisme » en politique, en définissant nature comme (1) nature humaine ou capacité biologique; (2) inhumain-commun-dans-l’homme (apeiron) ; (3) champ transcendantal métastable. À mes yeux, pour comprendre ce naturalisme paradoxal pour lequel l’ouverture au monde et le contact avec la Nature serait donné par la machine, on doit suivre la troisième voie, la leçon de l’Inégal proposé par Deleuze.. Ici on a (au moins) trois lectures possibles. La première interprète le préindividuel en tant que charge non résolue, portée par l’individu comme potentiel, liant cette notion à celles de nature humaine et de travail vivant. Ici le préindividuel nommerait une capacité naturalisable non-réflexive, à savoir la capacité linguistique à produire des énoncés nouveaux. Les circonstances du capitalisme contemporain, et de la subjectivité qui le sous-tend, seraient aptes à faire monter le préindividuel, et la politique pourrait donc être envisagée comme expression de cette capacité contre les mesures de domination imposées par le capital et ses mécanismes de contrôle. Une deuxième lecture voit le préindividuel comme pris dans une relation transindividuelle (ou sociale) qui passe simultanément entre (1) un individu et ce qui dans celui-ci est plus que celui-ci, et (2) un individu et un autre par le moyen de leur charge affective, et préindividuelle non-résolue. Muriel Combes a bien nommé ce rapport : l’intimité du commun. Ces deux orientations dans la lecture politique de Simondon, que l’on pourrait appeler naturaliste et relationnelle, partagent une certaine latence de la (ou du) politique, qui s’éclaire par contraste avec la lecture deleuzienne de Simondon. Deleuze recourt à celui-ci dans un moment clef de Différence et répétition, au commencement du chapitre V. Ce texte de pure métaphysique véhicule une puissance politique considérable. Il dit d’abord que l’on doit distinguer soigneusement entre différence et diversité. Le divers est ce qui est donné, il est le phénomène, mais tout « phénomène renvoie à une inégalité qui le conditionne », « à une différence qui en est la raison suffisante ». Cette « inégalité irréductible », cette injustice transcendantale, est liée par Deleuze à la notion d’un système signal-signe, dans lequel le phénomène est défini comme un signe qui « fulgure » entre des séries disparates et incommensurables, donnant lieu à un événement (de) communication qui compose (et voile) l’hétérogénéité dont il émerge. Deleuze conclut: « La raison du sensible, la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas l’espace et le temps, mais l’Inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’intensité, dans l’intensité comme différence »[[Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 287.. On a ici une leçon inestimable pour toute politique de la différence. C’est une leçon proprement ontologique, qui, en traçant la ligne de séparation entre potentiel et virtuel[[Quand Deleuze, dans Logique du sens, parle d’ « énergie potentielle » dans le système métastable des séries divergentes, il étale une critique des notions négatives ou anthropomorphiques du potentiel., interprète le préindividuel comme champ transcendantal peuplé par singularités et séries disparates, plutôt que comme réservoir de créativité qui pourrait s’exprimer dans une occasion politique. Pour Deleuze, le préindividuel ne s’identifie ni avec la nature humaine (dans ses versions néoténiques ou innéistes), ni avec le commun. Dans les deux cas, cela voudrait dire « égaliser » préalablement l’Inégal, s’embarquer dans un optimisme spéculatif qui regarderait le préindividuel comme préindividuel-de-l’homme, latence d’une vie collective, et non pas comme quelque chose qui nous mène à la politique précisément par son côté inhumain, inconscient et proprement invivable ; par ce « qui déborde tout matière vivable ou vécue… un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu »[[« La littérature et la vie », Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 11. . La notion de métastabilité apparaît dans toute sa vigueur. Lisons Deleuze : « ce qui définit essentiellement un système métastable, c’est l’existence d’une ‘disparation’, au moins de deux ordres de grandeur, de deux échelles de réalité disparates, entre lesquels il n’y a pas encore de communication interactive »[[« Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.. Peut-on qualifier cette métastabilité disparate de « commun » ? J’en doute, à moins de proposer un concept de commun-sans-communication qui indiquerait le problème même de la communication comme ce qui est « partagé » (mais par qui ?). Simondon, avec Deleuze, offre une conception de la politique (de son événement) comme invention d’une communication entre séries initialement incompossibles ; comme invention d’un commun qui n’est pas donné par avance et qui surgit sur fond d’inégalité ontologique.
Énergétique ou dialectique ?, ou Comment penser la révolution
Simondon conduit une réflexion très originale sur le social qui se déploie sous le signe d’une ontogenèse de la relation. Est-on donc contraint à admettre une identification du politique et du transindividuel (ou collectif) ? Le discours sur la subsomption réelle et la primauté de l’ontologie sur la politique pourrait soutenir une telle identification, mais il vaudrait mieux être attentifs aux disjonctions possibles entre le social et le politique. Sauf à nommer tout processus constitutif, toute genèse sociale, comme ipso facto politique, on ne peut sauter de la thèse d’une disposition (biologique ou ontologique) à la socialité, à l’affirmation d’une disposition à la politique. Ou mieux, une prise en considération des rares remarques « politiques » dans l’œuvre de Simondon nous indique le lieu où le préindividuel montre son excès à l’égard de toute disposition, capacité, ou notion de commun. Dans son intervention au colloque à la Société française de philosophie en 1961 (repris dans L’individuation psychique et collective), Simondon propose, par un saisissant court-circuit analogique, et contre l’usage des théories probabilistes dans les sciences sociales, de transduire la théorie énergétique de la métastabilité au domaine « social » et de penser l’état pré-révolutionnaire comme objet (ou milieu) privilégié pour l’entrée « en politique » d’une pensée de l’individuation. C’est une provocation paradoxale, propre à une théorie « n’accordant aucun privilège aux configurations stables » : la révolution (ses conditions, son événement) est le seul laboratoire de la pensée sociale en tant que science. Simondon renverse la thèse classique du caractère irréductible du fait politique en utilisant son élément central, la notion d’événement. Ce faisant, il déplace la fausse alternative entre densité causale et mystère décisionniste à travers le couplage imprévisible entre disparation pré-révolutionnaire et invention politique. L’état pré-révolutionnaire est le « type même » de l’état psycho-social qui s’offre aux enquêtes d’une science politique de la métastabilité, « un état de sursaturation [… où un événement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir ». Ce qui rend cet état plus-que-potentiel et asymétrique par rapport à sa résolution est la nécessité d’un germe structurant, d’un germe révolutionnaire. Cette nécessité est déterminée par un excès (d’échelles, de séries disparates, d’énergies) et non pas par une manque. Simondon laisse indécidée la question de savoir si le germe (ou le signe, pour parler comme Deleuze) qui structurera le domaine dispars de la situation pré-révolutionnaire dépend d’une idée préexistante ou d’un pur hasard. Il s’agit non de l’expression d’un potentiel mais de l’invention d’une communication en réponse à la naissance de nouveaux potentiels, de nouvelles énergies dans le domaine social[[L’illustration n’est pas sans intérêt : « Dans la colonisation, par exemple, pendant un certain temps, il y a cohabitation possible entre colons et colonisés, puis tout à coup ce n’est plus possible parce que des potentiels sont nés, et il faut qu’une structure nouvelle jaillisse ». L’individuation, pp. 63-64.. L’élément de la politique comme pensée (analyse et intervention) n’est pas la genèse et la concrétisation de relations sociales, mais la métastabilité (ou la disparation) « comme telle » et l’événement-invention qui la cristallise dans une nouvelle structure (avec sa charge propre de métastabilité). La disparation pré-révolutionnaire n’est pas possédée en commun. Bien qu’elle doive tôt ou tard susciter les affects des sujets, elle n’est pas là comme un fond obscur à structurer dans les rapports sociaux – et ceci pour la simple raison qu’elle est définie par son incompossibilité, son inégalité de base. C’est pour cette raison que l’on doit prendre au sérieux la caractérisation de cette science humaine (une science de la révolution ?) comme « fondée sur une énergétique humaine »[[Ibid., p. 63. . Cette définition écarte l’idée d’une disposition politique, d’un partage originaire, à la faveur d’une étude de la contingence conditionnée de l’invention politique. Mais comment penser la thématique du conflit à l’intérieur de ce cadre théorique ? Prolongeant l’idée d’une science humaine attentive à l’instabilité psychosociale, Simondon remarque que l’on devrait considérer les groupes sociaux selon leur côté métastable, c’est à dire selon les moments où « ils ne peuvent conserver leur structure » et « deviennent incompatibles par rapport à eux-mêmes, [… se dédifférencient et se sursaturent »[[Ibid. Cette attention à la dédifférenciation ne signifie pas une ignorance du caractère constructif de l’événement politique. Expliquant la thèse que le robot ou la machine est incapable d’insurrection, il précise : « La révolte implique en effet une profonde transformation des conduites finalisées, et non un dérèglement de la conduite », p. 272. . Pour épouser le devenir d’un état pré-révolutionnaire, les groupes doivent donc se désadapter, se désindividuer. On pourrait dire qu’une des conditions nécessaires pour l’invention d’une solution révolutionnaire susceptible d’amplifier et intégrer les nouveaux potentiels apportés par un état métastable est précisément celle de défaire les lien anciens, d’affirmer la différence au cœur du social. S’il y a une subjectivité « révolutionnaire », elle est liée à cette contre-effectuation de la metastabilité à l’intérieur du groupe, qui vise à ouvrir de nouveaux potentiels, de nouveaux germes, de nouvelles structurations. Le choix d’opposer une théorie des groupes inspirée par la sociologie de l’interactionnisme symbolique (en particulier, semble-t-il, par Stigmates de Goffman) à une pensée de la lutte des classes est très importante ici (elle résonne avec d’autres recherches, de Sartre à Guattari). Elle manifeste le souci d’éviter une conception dialectique ou structurelle de l’antagonisme, avec les individuations massives (les « ensembles sociaux purs ») qu’elle comporterait. Pour le dire autrement, Simondon voit dans l’antagonisme substantialisé en classes une dissimulation des nouveaux potentiels suscités par les disparations et les résonances internes d’un système social en devenir. En emboîtant le changement social dans un antagonisme préfiguré, la pensée marxienne manquerait l’enjeu véritable d’une « science humaine ». La métastabilité peut bien déterminer des antagonismes mais l’invention d’une nouvelle configuration sociale n’est jamais transitive à une quelconque logique de système. Il y a toujours une discontinuité hasardeuse entre l’Inégal et le Commun. La disparation permet donc de penser une conflictualité sociale, mais toujours relative à un champ métastable. Bref, énergétique contre dialectique.
Vers une politique de l’invention
L’invention, cette « zone obscure [qui subsiste entre le travail et le capital »[[Du mode d’existence, p. 254, percerait le voile substantialiste qui cache la processualité du social, et contribuerait donc à l’émergence du transindividuel. Elle fonctionnerait comme foyer de rayonnement dans la formation de collectifs qui échappent à la rigidité normative d’une vie communautaire interindividuelle. Pourtant, la présence d’une dimension collective dans l’expérience de l’invention n’élimine pas la nécessité de penser une refonte du rapport homme-technique qui aurait d’inévitables conséquences politiques et économiques. La micro-politique de l’invention au niveau de l’objet technique doit être doublée d’une vraie transformation au niveau de l’ensemble technique. C’est ici que Simondon introduit la thématique d’une finalité technique, une « auto-valorisation » née dans l’invention et se propageant par les machines. L’un des premiers lecteurs de Simondon, Herbert Marcuse, a donné une tournure singulière à cette question. Dans L’homme unidimensionnel, il cite Du Mode d’existence pour cerner la rationalité totalitaire au cœur de l’ensemble technique du capitalisme industriel (la « philosophie autocratique des techniques »). Simondon renouvelle la téléologie politique à partir de la technique contemporaine. Marcuse y discerne la pensée d’une « nouvelle technologie » qui serait aussi l’avènement d’une nouvelle rationalité, une sortie hors de toute dialectique de l’Aufklärung. Simondon, penseur de la « catastrophe de la libération », introduirait la possibilité d’une véritable conversion de signe dans le rapport entre techniques, pouvoir et devenir humain. Partant de l’idée simondonienne que l’inachèvement des techniques requiert de « faire de la finalité », Marcuse appelle à une inversion politique de la technologie, à un « devenir politique » de la science qui permettrait une maîtrise de la transformation des valeurs en besoins. On pourrait alors se passer d’une éthique supplémentaire à la rationalité technique, pour « traduire les valeurs en tâches techniques – matérialiser les valeurs ». L’erreur de Marcuse dérive très directement de sa formation dans la dialectique négative de Francfort (qu’il cherche à renouveler aussi avec Bachelard et Whitehead). Elle lui empêche de tirer les leçons de cette pensée de la technique. Il ignore que la « nature » chez Simondon, a un tout autre rapport à la réalité technique que la nature hégélienne, qu’elle déplace tout le problème du rapport politique-technologie-nature, s’installant déjà dans une idée « inobjective» (Combes) du fait naturel. Marcuse manque le rôle d’articulation et de discontinuité événementielles donné par Simondon à l’invention et aux objets techniques. La finalité simondonienne est ponctuée par ces intercesseurs, médiateurs, convertisseurs, et doit être pensée en dehors de la dialectique de la maîtrise. On est appelé à libérer la machine en tant qu’elle peut fonctionner, paradoxalement, comme un contact avec la nature disparate, bien plus direct que n’importe quelle intuition, comme une ouverture de nouveaux potentiels pour la formation de groupes et les révolutions des rapports sociaux, et non plus comme « un domestique qui ne proteste jamais »[[Ibid., p. 279.. Voici une belle définition de la politique : « un couplage entre les capacités inventives et organisatrices de plusieurs sujets »[[Du mode d’existence, p. 253..
Y a-t-il une théorie du sujet chez Gilbert Simondon?
À moins de considérer que la subjectivité est en elle-même politique, on doit constater qu’il n’y a pas chez Simondon de pensée explicite du sujet politique. Le sujet, en tant qu’individu pour qui le préindividuel fait problème (voir les belles pages sur le Zarathoustra de Nietzsche), est hanté par le social, mais il n’est pas constitué dans ou pour une expérience qu’on pourrait qualifier de politique. La phase d’être qu’on appelle collective est, comme toute phase, ontologiquement créatrice, mais elle est mieux définie comme sociale que politique, et son immanence « en cours » aux sujets, bien qu’elle intègre, à un niveau « plus haut », les disparités dont ils souffrent, ne représente pas l’émergence située d’un foyer d’action qui pourrait fonctionner tel quel comme source de nouveauté. Nous avons vu que la métastabilité politique (« l’état pré-révolutionnaire ») est conçue premièrement comme moteur de dédifférenciation, déterminé par une disparation des échelles et par la présence de nouveaux potentiels requérant l’insertion d’un germe structurant doué d’une « capacité de traverser, animer et de structurer un domaine varié, des domaines de plus en plus variés et hétérogènes »[[L’individuation, p. 53.. L’invention, ici, est davantage invention d’un sujet (surgissement, synthèse asymétrique) qu’invention par un sujet (son produit plus ou moins intentionnel). Inversement, on peut considérer le sujet chez Simondon comme condition nécessaire mais non suffisante pour une activité politique quelconque. Le sujet, qui ne serait jamais « en soi » politique, nous donnerait donc la clef du rapport ou de l’événement politique, lui-même prolongé par des groupes spécifiques et des dynamiques transindividuelles. On pourrait donc articuler a) l’ouverture paradoxale du sujet sur « sa » charge préindividuelle, b) le processus de « collectivisation » qui fait passer le préindividuel dans le transindividuel et qui commande à la formation des groupes, et c) les événements et disparités qui définissent les problèmes ou situations politiques. L’expérience du sujet ouvre à la politique, en tant qu’il apporte sa charge déterminable d’excès préindividuel. La synthèse disjonctive entre individu et sujet est doublée par la synthèse asymétrique du sujet et du collectif transindividuel. Prenons un « sujet » paradigmatique pour Simondon, le technicien ou l’inventeur comme « individu pur ». Le caractère (pré)politique de ce sujet est signalé par sa forte impulsion anti-communautaire, par la socialité transindividuelle à laquelle il donne lieu en se soustrayant, avec l’aide des machine et réseaux techniques, à la normativité inerte de l’interindividuel. Le technicien comme « individu pur » construit, dans l’invention, une rupture du lien communautaire, une déstabilisation créatrice qui double et contre-effectue la métastabilité, qui prépare l’événement « révolutionnaire ». Il injecte son excès dans le social par la médiation de l’objet technique, préparant le collectif en amplifiant sa propre charge préindividuelle. C’est pour cette raison que « la communauté accepte le peintre ou le poète, mais refuse l’invention »[[Ibid., p. 266.. Pour conclure, paraphrasant une remarque d’Alain Badiou à propos de Canguilhem, on pourrait dire du sujet chez Simondon qu’il est un vivant quelque peu instable[[Alain Badiou, « Y a-t-il une théorie du sujet chez Georges Canguilhem », Georges Canguilhem. Philosophie, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993, p. 304. Badiou parle du sujet de Canguilhem comme « un vivant quelque peu déplacé », qui articule l’errance méthodique et anonyme du sujet de la science avec la centration normative du sujet biologique. Le rôle accordé par Simondon à l’invention et la technique donne lieu à un nouage tout autre (et bien plus « politique ») de vie et norme que celle proposé par Canguilhem.
. C’est dans le risque de l’invention confrontée aux hasards de la disparation, et non pas dans un surgissement du commun (anthropologique ou inhumain), qu’on peut tirer des leçons « politiques » de la pensée de Simondon. « L’être humain est un automate plutôt dangereux, qui risque toujours d’inventer et de se donner de nouvelles structures ».