Drôle de paix, disions-nous en octobre 2002 pour caractériser l’atmosphère d’attente de la guerre et l’état d’exception décrété après le 11 septembre, auquel le numéro suivant de Multitudes a consacré sa Majeure : « Guerres et paix dans l’Empire ».
Avant de basculer vers mars dans le sillage de la nouvelle invincible armada, le fléau a paru hésiter de décembre à février – un espoir profondément politique (le contraire d’un espoir fou qui aurait parié, lui, sur un éclair de conscience chez les puissants) est né avec la montée d’un mouvement pacifiste sur toute la surface de la terre. L’arc-en-ciel des No Global est devenu l’étendard du non à la guerre. Certains, peu nombreux, ont tôt fait de crier à une capitulation munichoise devant le tyran et boucher de Bagdad et de stigmatiser le pacifisme incorrigible, les alliances douteuses dans les manifestations de rue avec quelques débiles antisémites auxquels était assimilée toute attaque contre la politique de Sharon.
Quand la troïka franco-russo-allemande du non à la guerre s’est constituée et que l’Europe s’est coupée en deux, les nouveaux coalisés et leurs sympathisants ont ricané, non sans quelques biscuits, avouons-le : la France de Total Fina-Elf, de la vente par le jeune Chirac du réacteur Osirak, l’Allemagne qui avait conclu de juteux contrats d’armes chimiques, la Russie des massacres de Grozny qui avait largement organisé l’État baasiste, valaient bien les odeurs de pétrole anglo-américaines et les ventes d’armes biologiques à Saddam pour résister à la déferlante de la révolution iranienne.
Deux événements sans précédent
Pourtant, face à ce jeu de vilains, deux événements sans précédent nous ont permis de ne pas nous réfugier dans la tour de Baudrillard : celle de la guerre qui n’aurait pas plus lieu qu’en 1991.
Premier événement : la naissance d’un nouveau pacifisme planétaire. La génération de Seattle, née en 1995, parlait jusque là d’un autre monde possible, de la dette du Sud, de l’injustice, de l’inégalité ; elle n’avait pas eu à faire ses comptes avec la guerre à l’échelle globale. La Yougoslavie et son agonie, l’Algérie et sa guerre civile larvée étaient des conflits régionaux, comme le Sud n’avait cessé d’en connaître depuis 1945 ; la nouveauté était qu’ils frappaient dans la maison Europe ou à ses portes. L’épouvantable saga palestinienne, bien mondiale, elle, était devenue une maladie endémique. Et les maladies endémiques, c’est bien connu, on vit avec. Depuis le 11 septembre et la deuxième guerre d’Irak, c’est à la politique de la force, à la puissance nue de la mondialisation impériale que l’on se trouve partout confronté. Un nouveau pacifisme a émergé, qui ouvre peut-être une ère de véritable politique des multitudes, jusqu’ici dans les limbes.
Deuxième événement qui n’est pas, lui non plus, passé inaperçu : l’éveil d’une opinion publique européenne remarquablement homogène, par-delà la vieille stratification étatique et nationale entre atlantistes d’abord et « Europe First ». Le « peuple européen » que la Convention européenne cherchait à la lanterne dans la nuit confédéraliste (avec Giscard d’Estaing en Maréchal de Soubise) est apparu sans ambages. Certes son cortège était bariolé, du Pape aux anarchistes, des vieux nostalgiques de la patrie du socialisme aux fédéralistes européens, des écologistes exaspérés par la non ratification du protocole de Kyôto aux juristes raffinés du droit international interloqués de la grossièreté et de l’inculture du nouveau grand Mongol installé à la Maison Blanche, sidérés de l’attitude liquidatrice de l’esprit rooseveltien des Nations-Unies.
Pourtant ni le pacifisme mondial, ni la « vieille Europe » de la diplomatie ne sont parvenus à arrêter le bras armé. Tout juste ont-ils gagné quelques semaines (le temps pour Saddam de mieux préparer sa fuite). La leçon est violente. À écouter Condolezza Rice, on ne peut s’empêcher de penser à l’arrogance d’Athènes enjoignant aux Méliens de se soumettre[[Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 84-111. Le leçon est humiliante à souhait : non seulement l’ONU est ridiculisée, mais toutes les puissances européennes ont été humiliées méthodiquement. Du côté des coalisés : le gouvernement italien même pas invité aux Açores ; le gouvernement portugais (celui du pays hôte) même pas mentionné ; l’Angleterre traitée comme le valet de pied. Du côté des anti-guerre : la Russie dédaignée, l’Allemagne et la France désignées comme coupables de nourrir de noirs desseins hégémoniques sur le grand marché que devrait, désormais, demeurer l’Europe pour les États-Unis.
Il manquait à l’Europe un ressort pour passer à la dimension de la politique commune et du fédéralisme franc de ses institutions. La deuxième guerre irakienne a achevé la leçon du Kosovo : l’Europe fédérale n’est pas une option parmi d’autres scénarios au supermarché de l’histoire. Le pacifisme allemand qui, comme au Japon, possède une base constitutionnelle et classe ces nations déjà au-delà de la souveraineté moderne, a rencontré le tiers-mondisme institutionnel français. La fronde des « petits pays » de l’ex-aire soviétique qui répètent l’attitude de l’Allemagne de l’Ouest, jadis viscéralement atlantiste, l’éternelle inconstance anglaise devraient achever de rallier la France, jusque-là très hostile à ce nouvel abandon de souveraineté, à un fédéralisme fort prôné depuis longtemps par J. Fischer dans son discours à l’Université Humboldt de Berlin.
Les manœuvres clairement anti-européennes de l’administration républicaine semblent avoir ridiculisé la « vieille Europe », mais il se pourrait bien que la seconde guerre irakienne force l’Europe à trancher le nœud gordien des institutions. L’avenir de l’Otan et de l’Onu se joueront finalement dans l’enceinte de la Convention chargée de rédiger le projet de constitution de la grande Europe. Les nouveaux Athéniens raillent la faiblesse européenne qui aurait, selon Robert Kagan, déserté les contraintes du monde du Léviathan. Mais quand Sparte a disparu, le pouvoir de la faiblesse pourrait s’avérer bien plus pertinent. La non puissance n’est pas l’impuissance. Logique du tiers inclus, auprès de quoi la dialectique de l’esclave et du maître paraît bien binaire. L’Europe n’est pas tenue à la voie de la puissance d’une nouvelle grande Nation. Court-elle le risque de sombrer dans un nouvel hyper nationalisme essentiellement anti-américain ? C’est l’une des questions que nous aborderons dans le numéro 14 de Multitudes, qui reviendra sur la question européenne.
Zone de faille
La guerre a donc eu lieu. Asymétrique et obscène à souhait : les pertes sont incommensurables. Sur les doigts d’une vingtaine de mains pour les coalisés, chiffre inconnu de l’autre (plusieurs dizaines de milliers) . Les Irakiens ont connu l’humiliation symbolique de l’entrée impériale dans Bagdad ; il ne leur restait plus que la parole vantarde pour ne pas perdre la face devant la vivisection télévisuelle. Mais pour que cela soit compris urbi et orbi , sur les bords du Louvre et du British Museum, les généraux ont laissé la soldatesque contempler le pillage des musées irakiens dépositaires d’un passé chaldéen aussi vieux qu’Abraham Quant aux armes, elles se sont évanouies. Comme celle des Méliens face aux Athéniens, les forces irakiennes étaient « insignifiantes », même si elles étaient capables de terroriser les Chiites, les Kurdes, les Kowaitis. Alors, où veut en venir l’administration américaine ?
Thomas P.M. Barnett, (de l’US Naval War College), régulièrement consulté par le Ministère de la Défense américain, livrait ses pensées dans le numéro de mars 2003 de la revue Esquire[[Thomas P.M. Barnett, (2003), « The Pentagon’s new map, it explains why we’re going to war, and why we’ll keep going to war », Esquire, March. . Expliquant pourquoi les États-Unis feraient la guerre à l’Irak et continueraient sur leur lancée, il traçait la carte du monde et de ses périls. Il vaut la peine de le citer : « Montrez-moi là où la mondialisation est solide, et repose sur une connectivité de réseaux et des transactions financières, où les médias émettent librement, où règne la sécurité collective, et je vous montrerai des régions caractérisées par des gouvernements stables, un niveau de vie croissant et plus de morts par suicide que par meurtre. » Il opposait à ce « centre qui fonctionne » les régions du monde où « la mondialisation est faible ou totalement absente », « dévastées par le fléau des régimes politiques répressifs, par la pauvreté et les famines largement répandues, le meurtre routinier à une échelle massive et, chose déterminante, des conflits chroniques qui font mûrir la prochaine génération de terroristes globaux ». Ces zones, il les appelle le fossé ( gap), la zone de failles qu’il compare au trou de la couche d’ozone . Le régime de Saddam Hussein, qui n’avait pas encore été balayé, était qualifié dans ce texte de « hors la loi » et de « dangereusement coupé du monde en train de se globaliser, de son ensemble de règles, de lois et de tous les liens qui rassemblent les pays les uns avec les autres dans une dépendance mutuelle sûre ». Voilà une vue plus réaliste que les prêches évangélistes de G.W. Bush sur le bien et le mal. Barnett explique que la coupure pertinente ne passe pas entre adversaires ou partisans de la mondialisation, mais entre les zones où la mondialisation s’est enracinée et celles où elle ne l’est pas encore.
Les raisons d’éliminer Saddam ne tiennent pas seulement, selon Barnett, au fait qu’il est « un dictateur stalinien prêts à couper la gorge à tout le monde pour rester au pouvoir », ou que « son régime n’a cessé de soutenir des réseaux terroristes. La véritable raison d’une guerre en Irak est que l’investissement militaire de long terme qui en résultera obligera finalement l’Amérique à s’occuper de la zone de faille (gap) comme d’une menace stratégique pour l’environnement ». Vous avez bien lu. Les fonctionnaires d’État ont parfaitement entendu ce que beaucoup leur ont dit après le 11 septembre, parfois amicalement et le plus souvent sans aménité: il n’y aura pas d’éradication du terrorisme global sans un traitement du trou dans la couche d’ozone de la sécurité pour la mondialisation – ce que Barnett nomme sa nouvelle théorie du containment non plus du communisme mais des zones dangereuses de failles (2 milliards d’individus sur 6). Autrement dit : il faut se mettre au développement (libéral cela va sans dire) des zones à risques et cela requiert un « travail de Léviathan à plein-temps »[[Notre stratège emploie cette expression à propos du conflit israélo-palestinien. Mais après avoir classé l’Inde, la Chine et la Russie parmi les pays en voie de consolidation dans la zone centrale de la mondialisation, il se montre inquiet de leur possible régression vers la zone instable.
On est loin du pétrole comme ressource matérielle stratégique. Il se pourrait en revanche qu’on soit plus proche du circuit impérial de l’argent. L’Irak avait commencé depuis un an à réclamer que son pétrole soit payé en euro[[Cf . W. Clark, « The Real Reasons for the Upcoming War with Irak», http://www.ratical.org/ratville/CAH/RRiraqWar.html
. Il s’agit là d’une déconnexion impardonnable avec les flux financiers chers à Thomas Barnett. Qui lira, dans ce numéro, l’analyse pénétrante que Yoshihiko Ichida fait du circuit impérial du dollar dans le système des changes flottants, comprendra que la question de la monnaie de réserve de l’Empire est un enjeu majeur de la crise sécuritaire actuelle.
L’arc en ciel du nouveau pacifisme
Mais revenons sur l’émergence d’un nouveau pacifisme ou plutôt sur sa composition multiple. Ce n’est pas pour rien que son étendard a repris le drapeau arc-en-ciel utilisé, selon les pays, par les Verts, par les gays, par les No-Global. Quatre formes de pacifisme se trouvent réunies dans le mouvement qui s’est révélé avec la seconde guerre d’Irak, mais qui réapparaîtra lors de tout nouveau conflit. Deux d’entre elles appartiennent à l’histoire du mouvement ouvrier, la troisième à la naissance d’États post-modernes, et la quatrième au mouvement écologique et à la nouvelle rationalité alternative. Ce qui complique le dispositif, c’est que deux de ces composantes peuvent être définies comme des pacifismes stratégiques, alors que les deux autres ont surtout une dimension tactique, essentiellement instrumentale et conjoncturelle.
Première composante : le pacifisme anti-autoritaire, anarcho-syndicaliste, de la fraternisation de l’armée avec les rebelles ou les grévistes sur lesquels elle est censée tirer. C’est la tradition du 17° régiment d’infanterie en 1907. C’est aussi celle de la désertion, du sabotage durant la première guerre mondiale, du blocage au port des navires chargés de troupes coloniales. La tradition socialiste avant la guerre de 14 s’y est rattachée. Celle du communisme utopique également. On la retrouve dans ce couplet de l’Internationale « Les rois nous soûlaient de fumées / Paix entre nous, guerre aux tyrans!/Appliquons la grève aux armées/ Crosse en l’air et rompons les rangs! / S’ils s’obstinent, ces cannibales / À faire de nous des héros / Ils sauront bientôt que nos balles / Sont pour nos propres généraux. »
Deuxième composante, très active dans l’histoire du pacifisme politique, mais à éclipses : le pacifisme tactique de la Troisième Internationale et du Lénine de l’Appel de Zimmervald ou de la paix immédiate en 1917. C’est aussi celui de l’accord germano-soviétique. Il est plein d’arrière-pensées. Loin de s’interdire la guerre comme horizon stratégique, il fait du pacifisme la meilleure arme pour attendre des circonstances meilleures. C’est ce qui décide Lénine, contre l’avis de Trotski, à accepter l’armistice de Brest-Litovsk. Cette composante se détermine en fonction des circonstances, toujours singulières, et tente généralement de se servir de la naïveté de la première composante qui a, selon elle, abouti à la « trahison » de la social-démocratie en août 1914 ( son ralliement au chauvinisme).
Troisième composante : un pacifisme également tactique mais qui, au lieu de relever d’une tactique révolutionnaire, naît dans les États post-modernes. En 1945, la question du sort des deux pays les plus belliqueux de l’Axe s’est trouvée posée. La reconstitution de leur État national autonome, et non plus occupé, a été rendue possible par une innovation constitutionnelle majeure : l’Allemagne Fédérale comme le Japon se sont interdit de recourir à la guerre. Cette perte de l’un des attributs majeurs de la souveraineté classique présentait un caractère tactique : elle permettait de faire accepter cette solution tant à l’Union Soviétique qu’à la population elle-même. Le parapluie américain de l’Otan permit à ces pays un relèvement rapide et une mise sous tutelle politique. Cette forme de pacifisme est apparue quand l’Allemagne réunifiée s’est abritée derrière sa constitution pour refuser de prendre part à la coalition anti-irakienne.
La quatrième composante renoue avec un pacifisme stratégique. Elle est déjà contenue dans la Charte des Nations Unies et dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948). Elle dit dans l’ordre du droit international que l’Onu possède seule la faculté d’autoriser des guerres de riposte à une agression (cas de la première guerre d’Irak) et répudie tout droit d’un État membre à déclarer lui-même la guerre à un autre membre. L’évolution de la position de l’Église catholique, longtemps favorable aux guerres justes, va dans le sens d’un rejet beaucoup plus systématique des motifs de guerre. Mais la composante la plus nouvelle du nouveau pacifisme stratégique est celle qui s’appuie sur le paradigme écologiste, et en particulier sur le rejet des armes nucléaires, chimiques et biologiques, au nom du risque systémique qu’elles font courir à l’ensemble de la population du globe. Les femmes sont plus nombreuses dans les composantes du pacifisme stratégique que dans les pacifismes tactiques.
Si l’on examine la composition multiple du mouvement pacifiste apparu avec la seconde guerre d’Irak, on y repère la superposition et l’entremêlement de ces quatre composantes, dont aucune n’a complètement disparu. La boucherie de la guerre suscite le même dégoût que celui éprouvé par Jacques Thibault dans la fresque de Roger Martin du Gard. Nombre de ceux qui défilent contre la guerre, sans soutenir la tyrannie de Saddam, défendent un peuple du Tiers-monde écrasé par l’impérialisme américain. Le pacifisme du Chancelier Schröder, s’abritant derrière la constitution allemande, lui a permis de gagner les élections législatives. Un appui général (de l’ordre de 75 % des populations interrogées dans de multiples sondages) a été donné à une solution de désarmement technique par les inspecteurs de l’Onu. De nombreux arguments se réclamaient d’une rationalité écologiste soulignant les dégâts millénaires que provoque l’usage de l’uranium appauvri en contaminant durablement les sols et les eaux, sans compter les dangers de mise à feu des puits de pétrole, et des stocks d’armes chimiques si elles existaient.
L’alchimie la plus intéressante est celle qui s’est exprimée dans la position belge, française et allemande au sein de l’Union Européenne. L’Allemagne avait toujours compté un mouvement pacifique très puissant : en fait il se nourrit des quatre composantes. Avec un ministre des Affaires étrangères appartenant au Parti des Verts, un chancelier social-démocrate, une forte influence des anciens communistes dans l’ex-RDA, des mouvements alternatifs très vivants, et plus de 70 000 soldats américains stationnés sur son territoire, l’Allemagne a pesé lourd au Conseil de Sécurité. Le ralliement de la France à un pacifisme tactique et conjoncturel a suscité des tiraillements à droite. Mais l’enjeu réel de ce ralliement n’est pas seulement tactique. Il s’agit en fait de la relance du moteur franco-allemand sur un programme d’intégration et, derrière, de la façon dont l’Europe définira, dans sa constitution, sa relation à la guerre, au statut des armées, aux industries d’armement. La puissance de l’Union européenne doit-elle fatalement se mesurer à ses divisions et à son potentiel de projection à des milliers de km ?
Dans son opposition à l’unilatéralisme américain et aux théoriciens du Léviathan que l’on trouve chez les faucons américains, l’Europe est largement poussée vers un pacifisme à l’allemande, complété d’une mise à disposition de l’Onu de contingents dans des opérations de rétablissement de la paix. La fécondité politique du nouveau mouvement pacifiste dépendra largement du poids respectif que parviendra à acquérir chacune de ses composantes dans cette alliance nécessaire. Plus la quatrième composante sera organisée et puissante, plus elle fera sa jonction avec la première, plus les risques de manipulation du désir de paix des multitudes comme levier de la création d’une hyper-puissance européenne seront faibles. Meilleures seront aussi les chances qu’une constitution européenne permette de redéfinir une Onu très mal en point et de plus en plus mise sur la touche par l’Empire.