La Pax americana promise par Bush senior au sortir de la guerre du Golfe est-elle effective ? À en juger par la transformation de la guerre, cette paix est une drôle de paix. Après la rhétorique de la guerre totale contre la drogue, toujours à refaire, voilà un an que nous sommes dans « la guerre sans fin contre le terrorisme ». Qu’il soit chaotique, combattant ou les deux à la fois, l’ordre impérial est passablement instable, avec dans le rôle du chœur tragique qui voit, commente tout et ne fait rien, l’Europe des vieilles Nations.
Si Al Quaeda est toujours là dans le rôle du méchant, si l’Irak assis sur des barils de pétrole et quelques détonateurs nucléaires et sociaux (la question kurde, la question chiite) fait figure d’Etat voyou (il y a eu Cuba, la Syrie, la Libye…), c’est que le monde n’est pas plus pacifique depuis le 11 septembre. Business as usual : 15 millions de personnes paupérisées dans une Argentine vouée au sort du Brésil, Nigeria au bord de la cessation de paiement amusant sa galerie intérieure en lapidant les femmes adultères, gouvernement sud africain persistant dans son déni du virus du sida et son refus de développer un plan massif de prise en charge de la population séropositive par des programmes d’accès aux trithérapies et, à quelques encablures de l’Europe, des femmes bombes humaines du désespoir palestinien.
Rien de nouveau sous le soleil ?
Tout le monde n’est pas Keynes, mais la crise boursière et financière (la sixième au moins depuis 1985) redonne des couleurs à ceux qui voient le capitalisme aller dans le mur à l’échelle globale. Les partisans d’une « autre mondialisation » sortent des marges de la contestation. Après Georges Soros, le spéculateur qui fit tomber la livre sterling, devenu soudain très inquiet, c’est l’un des grands argentiers du sérail de la Banque Mondiale, Joseph Stiglitz, qui écrit un brûlot sur les conséquences économiques de la dette du Sud et des politiques du FMI. Dans nombre de têtes, et pas seulement chez les révolutionnaires romantiques, la messe du libéralisme est dite.
Ceux qui voient l’écroulement au coin de la rue sous-estiment les capacités d’autocorrection du capitalisme, qui ne sont pas dues à on ne sait quelle loi « naturelle » du marché, ou respect de grands principes intangibles défendus par les vestales de l’école de Chicago, mais à l’étendue des compromis qu’il est capable de passer avec la société quand cette dernière sait se défendre comme disait Foucault. Mais en même temps, ils appréhendent mieux les transformations en cours que ceux qui se contentent de leur certitude qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil de l’exploitation.
Nous penchons méthodiquement, par plaisir et par souci éthique, du côté de ceux qui voient le changement dans les grains de sable. Trois raisons peut-être à ce parti pris. Tout d’abord l’hypothèse différentialiste (surtout en histoire où rien ne se répète jamais) est plus proche des savoirs dont nous avons besoin que le repérage des invariants qui conduit, lui, à un surplace pratique et à la paresse déguisée en érudition.. La deuxième raison est que le capitalisme se transforme en profondeur. S’il va dans le mur, c’est faute de se transformer, ce n’est pas la transformation qui l’y conduit. Le néolibéralisme n’est que l’habit usé de cette mutation du dragon. Ne jamais perdre de vue cette mutation. L’article de Naxos dans ce numéro est une véritable leçon à l’usage des militants du XXI° siècle : quoi qu’on pense du boycott des produits israéliens, il est essentiel de comprendre comment l’économie de l’Etat hébreu s’est transformée en direction d’un capitalisme reposant sur la connaissance et sur l’anti-terrorisme.
La troisième raison, plus générale encore, est le souci d’augmenter la puissance d’agir et non l’étendue du désespoir, si mauvais conseiller. La conjoncture que brasse ce numéro nous offre plusieurs occasions d’illustrer ce parti pris. Il définit un peu le style qui unit ces contributions qu’elles traitent de la crise du politique et de la représentation « républicaine » et « partidaire» après l’effondrement de la gauche plurielle française, du nationalisme en Afrique du Sud, de la monnaie « nationale » au Brésil et en Argentine, ou de la composition d’une trans-classe sociale inventant, consommant et fabriquant l’une des premières industries du monde, celle des logiciels de jeux électroniques.
Quelques mots sur la crise financière
Nous devons nous réjouir de l’échec retentissant des grandes firmes de la communication dans leur tentative d’annexer purement et simplement les biens connaissances à la logique de l’accumulation marchande.
La production de biens connaissances en réseau possède une vertu magique-diabolique, une sorte de légende de Midas à l’envers. Elle produit des merveilles, mais dès qu’on veut la transformer en or, le réseau se change en cendres. Contrairement à ce qu’ont prétendu les analystes financiers, prophètes a posteriori, les carnets d’adresse vendus aux ogres de la communication, n’étaient pas du vent; mais les réseaux de coopération gratuite ou désintéressée ne se changent pas impunément en listings pour le virus marketing.
Les barons et grands ducs de la « bonne vieille économie » (tout aussi spéculative, prenez les pertes des compagnies aériennes, de la sidérurgie, de la construction automobile) pensent que la chute du Nasdaq est le triomphe du réalisme sur tout ce qu’il y avait d’utopique, et disons de libérateur, ou au moins de sympathique, dans la « nouvelle économie ». Ils croient à un retour de cette bonne vieille économie, avec des vrais et bons droits de propriété, des brevets, des droits d’auteurs enfin respectés. Mais il se pourrait que le dégonflement en cours de la bulle financière témoigne justement du contraire : d’une incapacité de l’économie capitaliste à avaler par le marché (la carotte) ou par la hiérarchie (le bâton) la puissance consolidée du travail immatériel, de l’innovation et de la coopération par réseau. C’est cette puissance qui empêche une marchandisation banale d’Internet.
Cette défaite des méthodes soft d’absorption de la coopération explique que les méthodes dures pointent le nez (interventionnisme croissant de l’État dans l’Internet non pour consolider les aspects innovateurs des nouveaux biens publics, mais pour réaliser une accumulation primitive avec une idéologie de « sécurité » et d’ « antiterrorisme »). Mais la répression de l’ Internet et sa réduction à un pauvre intranet, mais le bridage des ordinateurs personnels et privés tuent la poule aux oeufs d’or.
Si bien que la nouvelle équation du capitalisme, son grand dilemme est maintenant : ou bien on revient à la vieille économie, et c’est la stagnation, ou bien on choisit résolument la croissance et les nouveaux besoins cognitifs, et cela implique une libération vis-à-vis des vieux rapports de production (droits de propriété, structure du salariat du XIX° et XX° siècle). En ce sens, la défaite de l’ e-economy liquide les espoirs de l’aile réformiste du capitalisme de passer de façon douce (et démocratique) au troisième capitalisme. Est en train de s’ouvrir une divergence, moins stratégique que tactique, entre l’aile conservatrice et l’aile marchante de l’accumulation.
Aujourd’hui l’incapacité des marchés à s’accorder (à former une opinion commune) sur une estimation des principaux outils productifs (entreprises, réseaux, nouvelles technologies, normes comptables) correspond à une montée du risque global. Le terrorisme et le 11 septembre ne sont que la pâle représentation, le corrélat mineur du risque qui devient systémique, non seulement au niveau financier, mais surtout au niveau directement politique. La guerre fait partie de la gouvernance économique, car il semble apparemment plus facile de forger une opinion commune ou majoritaire autour du terrorisme qu’autour de la valeur d’Enron, de France Telecom, de Vivendi, d’AOL.com, etc…). Mais en apparence seulement, car sur la guerre banalisée, il n’y a plus systématiquement accord. En revanche, sur la guerre intérieure, l’accord est là : interdiction de Batasuna, projection d’une fantasmagorie antiterroriste sur des mouvements sociaux bien ciblés, extradition de Paolo Persichetti…
Pour sa dixième livraison, Multitudes change de présentation. La précédente était due à Aris Papatheodorou qu’il faut saluer ici pour l’impulsion décisive qu’il sut donner à la fondation de la revue. Dès le numéro 5, comme il l’avait annoncé, Aris avait passé la main pour se consacrer à l’absorbante et indispensable tâche d’animation du collectif. Dès lors que son concepteur n’était plus impliqué directement dans la préparation de la revue, la maquette courait le risque de se figer.
Entre-temps Ludovic Burel et Regular, artistes et graphistes avaient rejoint le comité de rédaction. Ils ont imaginé une nouvelle Icône, une nouvelle couverture et une nouvelle mise en page qui nous ont séduits. Le lecteur, lui, devrait y trouver une amélioration technique de la revue, une plus grande cohérence des thèmes abordés par les images, mais aussi et surtout la recherche évolutive d’une forme matérielle de Multitudes au diapason de son contenu.
Dans ce numéro, Ludovic Burel et Regular ont voulu explorer visuellement et conceptuellement, tels les commissaires d’une petite exposition, une invitation à la recherche sur un thème éminemment présent dans la société de l’information et de l’informatique : celui du bug. Le bruit, le parasitage ou mitage des flux de données, l’incertain, l’indéfini dans l’univers numérique, les mythes et les histoires réelles que se sont construits autour du bug se trouvent suggérés sous des points de vue brouillés à leur tour. Le bug s’invite en couverture, désormais en rabat de la couverture, en quatrième, et un peu partout dans le numéro.