Compléments de Multitudes 8

La fabrique de l’infélicité

Partagez —> /

Article prévu pour rub11, rub57, non publié faute de place.La New economy est entrée dans une crise irréversible née du conflit, de la dissonance, de l’incompatibilité entre la puissance productive infinie de l’intelligence collective en réseau et les limites du marché de l’attention: entre cyberespace virtuellement illimité et cybertemps socialement et physiquement limité.

L’économie est de plus en plus directement investissement d’énergie désirante. Ce que l’historicisme idéaliste nommait aliénation, c’était l’authenticité de l’humain échangée contre le pouvoir abstrait de l’argent. Nous, nous ne parlons plus d’aliénation, parce que nous ne croyons plus qu’il existe quelque authenticité que ce soit de l’humain. Pourtant nous faisons quotidiennement l’expérience d’une infélicité diffuse, parce que les êtres humains, en y consacrant des pans de plus en plus considérables de leur existence immédiate, investissent la marchandise virtuelle de mirages. La dévastation capitaliste de l’environnement naturel et la médiatisation de la communication réduisent quasiment à zéro la jouissance immédiate de la vie. Et l’existence dé-sensualisée accepte sans résistance de s'”investir”, investissement essentiellement émotionel, intellectuel, psychique.

Le passage au post moderne a été marqué par un déchainement de la libido, par le renoncement à une grande partie de la sécurité bourgeoise en échange d’une liberté qui, de plus en plus, se concrétise uniquement sur le plan économique.

La dite révolution sexuelle des années 60 et 70 ne s’est pas réduite, ou ne s’est pas seulement réduite au plus grand nombre de corps disponibles à faire l’amour. Ce fut surtout une mutation de la perception du temps vécu. Le temps de la vie était le temps de la rencontre des mots, des corps, sans autre finalité que celle de la gratuité de la connaissance.

Je ne sais pas si on baise aujourd’hui plus ou moins que dans ces années-là. Il me semble qu’on baise beaucoup moins mais ce n’est pas le problème. Le problème, c’est que la sexualité n’a plus aucun rapport avec la connaissance, aucun rapport avec la gratuité. C’est une décharge d’énergie rageuse, l’exhibition d’un statut, et surtout consommation. La prostitution n’est plus comme au temps passé une dimension marginale, vicieuse, mais une activité industrielle régulée, la principale soupape de sécurité de l’agressivité sexuelle d’une société qui ne sait plus rien de la gratuité.

La dérégulation de l’économie achève l’accomplissement d’un procés de dérégulation existentiel dont les cultures anti-autoritaires avaient donné le coup d’envoi. Mais pour les cultures anti-autoritaires la liberté était un exercice essentiellement antiéconomique et anticapitaliste. Désormais la liberté se trouve prise en otage à l’intérieur même de l’économie capitaliste et réduite à n’être rien d’autre que la libre compétition dans un cadre imposé; la liberté n’est plus qu’un désert gris, celui de l’infélicité.
Dans la sphère de l’économie digitale nous voyons se développer une forme de sensibilité frigide: le rapport à l’altérité est artificiellement euphorisé, mais aussi substanciellement désexualisé. L’autre n’existe pas sinon comme lointain, et l’unique interaction concrète est celle du business, de l’échange économique.

Genèse de la notion de cognitariat

Pourquoi la félicité frigide que nous promet la new economy est-elle une fausse félicité? Parce qu’elle ignore (ou plutôt déplace, sans pouvoir l’ignorer) la corporéïté: non pas celle d’autrui, mais précisèment celle du travail mental, celle de la sexualité et du caractère périssable de l’esprit.
C’est précisèment de cette considération que je vois découler le besoin d’une notion nouvelle, qui permette de parler de la classe virtuelle en termes corporels, sexuels et sociaux.
La notion de classe virtuelle a un caractère paradoxal qui me plaît beaucoup, justement parce qu’elle met en lumière le caractère socialement fugace, ou plutôt allusif de ce flux de travail qui produit le Semiocapital. La classe virtuelle est la classe de ceux qui ne sont pas une classe, parce qu’ils ne se déterminent pas matériellement et socialement, dans la mesure où ils se définissent précisément en éludant leur propre corporeïté sociale.
Mais nous avons aussi besoin d’une notion complémentaire de celle de classe virtuelle, qui nous permette de définir le caractère charnel (déplacé) et la socialité (éliminée) du travail désormais mental qui se trouve à l’oeuvre dans la production du Semiocapital. C’est pourquoi je parle de cognitariat. Le cognitariat est le flux de travail sémiotique socialement diffus et fragmenté, considéré du point de vue de sa corporeïté sociale.
La classe virtuelle n’a pas de besoins, le cognitariat si. La classe virtuelle ne souffre pas du stress dû à l’exploitation permanente de l’attention. Le cognitariat si. La classe virtuelle ne peut donner vie à aucun processus collectif et conscient autre que celui de l’Intelligence collective. Le cognitariat peut se reconnaître comme communauté consciente. C’est cette différence qui est décisive, même si elle ne décrit pas un fait mais dégage une possibilité. La notion de cognitariat est l’aboutissement d’une réflexion qui traverse tout le processus de transformation productive, technologique et sociale de la modernité avancée.
Le travail cognitif c’est le procés de travail de l’activité connective du cognitariat. Que signifie le mot cognitariat? Il est évident que ce mot-valise porte en soi deux concepts: celui de travail cognitif, et celui de prolétariat.
Cognitariat, c’est la corporéïté sociale du travail cognitif.
Et quand j’utilise le terme corporéïté sociale je ne prend pas cette parole à la légère. Ce qui est en question dans la définition sociale du travail cognitif c’est proprement le corps, la sexualité, le caractère physiquement périssable, l’inconscient.
Dans son livre le plus connu Pierre Lévy propose la notion d’intelligence collective. Le théologien qui se cache en lui élabore dans ce livre une construction théorique fascinante, en partant de la philosophie d’Al Farahbi et en renversant la notion platonicienne d’émanation en une notion symétrique de fusion des intelligences dans l’Intelligence de l’Un. Grâce au réseau télématique, argumente Pierre Lévy, la possibilité d’imaginer la collaboration de toutes les intelligences humaines à la création d’une intelligence collective, qui soit création du monde dans les conditions permises par les technologies digitales et virtuelles se concrétise.
Mais l’existence sociale des travailleurs cognitifs ne s’épuise pas dans l’intelligence: les cognitaires, dans leur existence concrète, sont aussi des corps, c’est à dire des nerfs qui se tendent dans l’effort d’attention constante, des yeux qui se fatiguent à fixer un écran. L’intelligence collective ne réduit ni ne résout l’existence sociale des corps qui produisent cette intelligence, des corps concrets des cognitaires des deux sexes.
Et l’intelligence collective réduit ou résoud encore moins la complexité et la souffrance du corps planétaire, qui se recroqueville, là au-dehors, sans intelligence, ni richesse, ni paix.

Travail digital et abstraction

Que signifie travailler aujourd’hui? Tendanciellement et de plus en plus généralement, le travail a une caractéristique désormais uniforme : nous nous asseyons devant un écran, et nous pianotons sur un clavier: nous digitalisons.
Le travail est devenu à la fois plus uniforme du point de vue physique, ergonomique et plus différencié, spécialisé en ce qui concerne les contenus élaborés. L’architecte, l’agent de voyage, le programmateur et l’avocat accomplissent les mêmes gestes physiques, mais il leur serait impossible d’échanger leur travail parce que chacun d’eux développe une tâche spécifique, locale et intraduisible pour qui n’a pas suivi cette formation particulière, pour qui n’est pas familier de ce contenu complexe de connaissances.
Quand le travail était caractèrisé par une forte dose d’interchangeabilité et de dépersonalistion, il était perçu comme quelque chose d’étranger: une tâche attribuée automatiquement et imposée par une hiérarchie, et qu’on accomplissait uniquement en échange d’un salaire. La définition du travail dépendant et du travail salarié convenait de manière tout à fait adéquate à ce type d’activité sociale, une prestation de temps.
Les technologies ouvrent une perspective complètement nouvelle au travail. Avant tout elles font muter le rapport entre conception et exécution, donc le rapport entre contenu intellectuel du travail et son exécution manuelle. La tendance est au travail manuel accompli par des machineries à commande automatique, et le travail créatif, celui qui produit effectivement de la valeur c’est le travail mental. La matière à transformer est simulée par des séquences digitales. Le travail productif (le travail qui produit de la valeur) consiste à exécuter des simulations que les automates informatiques transfèrent ensuite sur la matière.
La notion d’abstraction, et de travail abstrait est à redéfinir. Que veut dire “travail abstrait” pour Marx? Cela signifie prestation de temps qui produit de la valeur sans prise en compte de sa qualité, sans mise en relation avec l’utilité spécifique et concrète des objets qu’elle met au monde. Le travail industriel était tendanciellement abstrait parce que sa spécificité et son utilité concrète n’avait aucune importance par rapport à sa fonction de valorisation économique.
Peut-on dire que cette réduction abstraite continue à opérer à l’ère de l’infoproduction? Dans un certain sens oui, et on pourrait même dire que cette tendance atteint sa puissance maximum, parce qu’aujourd’hui tout résidu de matérialité et de concrétude de l’opération de travail disparaît, et que seules demeurent des abstractions symboliques, les bit, les digit, les différents niveaux d’information, sur lesquelles s’exerce l’activité productive. Nous pouvons dire que la digitalisation du procés de travail a rendu tous les travailleurs égaux du point de vue physique et ergonomique. Nous faisons tous la même chose: nous nous asseyons devant un écran informatique et nous tapons sur les touches d’un clavier, et notre activité se trouve transformée par l’agencement des machines dans un projet architectonique, une mise en scène télévisuelle, une opération chirurgicale, le déplacement de quarante caisses de métal ou l’approvisionnement des restaurants de la riviera de Romagne.
Du point de vue physique il n’y a pas de différence entre un agent de voyage, un ouvrier de la pétrochimie et un écrivain de romans policiers, quand ils accomplissent leur travail. Mais en même temps nous pouvons affirmer le contraire. Le travail est devenu une partie d’un processus mental, d’une élaboration de signes denses de savoir. Il est devenu beaucoup plus spécifique, beaucoup plus spécialisé : l’avocat et l’architecte, le technicien informatique et le commis du supermarché sont devant le même écran et frappent sur les mêmes touches, mais l’un ne pourrait jamais prendre la place de l’autre parce que le contenu de leur activité d’élaboration est irréductiblement différent et non traduisible.
Un ouvrier de la chimie et un ouvrier des constructions mécaniques effectuent des travaux complètement différents du point de vue physique, mais un ouvrier des constructions mécaniques met peu de temps à acquérir la connaissance des opérations de travail de l’ouvrier de la chimie et vice et versa.
Le travail digitalisé manipule des signes complètement abstraits, mais son fonctionnement de recomposition est d’autant plus spécifique qu’il est plus personalisé et donc de moins en moins interchangeable.
En conséquence les travailleurs high tech ont tendance a considérer le travail comme la partie la plus essentielle de leur vie, la partie la plus singulière et la plus personalisée. Exactement le contraire de ce qui se passait pour l’ouvrier industriel, pour lequel les huit heures de prestation salariée étaient une sorte de mort temporaire dont on se réveillait seulement avec la sirène de la fin du travail.

Entreprise et désir

Dans son acception capitaliste le mot entreprise a gardé le sens d’une action libre et constructive, mais en créant une opposition entre entreprise et travail. L’entreprise est investissement de capital qui produit du nouveau capital, grâce à la valorisation que le travail rend possible. Le travail est prestation salariée, qui valorise le capital, mais dévalorise le travailleur. Que reste-t-il aujourd’hui de cette opposition, et comment se modifie la notion d’entreprise, sa perception dans l’imaginaire social?
Nous le savons bien : entreprise et travail sont de moins en moins opposées dans la perception sociale, et dans la conscience même des travailleurs cognitifs, c’est à dire dans la conscience de cette aire qui représente le niveau de productivité et la capacité de valorisation les plus élevés, et qui incarne la tendance générale du procés de travail social. Qui accomplit un travail à contenu cognitif élevé, et donc à basse interchangeabilité, n’oppose pas son travail à la création d’entreprise; au contraire il tend à considérer son travail, même quand il est dépendant du pont de vue formel et même substanciel, comme l’entreprise à laquelle on dédie le meilleur de sa propre énergie, indépendemment de la dimension économique, juridique dans laquelle elle se manifeste.

Pour comprendre cette mutation dans la perception de l’entreprise il faut tenir compte d’un fait décisif : tandis que le travailleur industriel consacrait son énergie mécanique à sa prestation salariée, selon un modèle répétitif, dépersonalisé, le travailleur high tech implique dans la production sa compétence singulière, son énergie communicationnelle, d’innovation, créatrice, en bref le meilleur de ses capacités intellectuelles.
En conséquence l’entreprise (independamment de la relation juridique entre propriété et travail) tend au coeur de de la pulsion du désir , l’objet d’un investissement non plus seulement économique, mais psychique, désirant.
Ce n’est qu’en tenant compte de cela que nous réussirons à comprendre pourquoi, dans les deux dernières décennies, la désaffection et l’absentéïsme sont devenus des phénomènes tout à fait marginaux, alors qu’ils étaient devenus l’élément décisif de la relation sociale de l’ére du capitalisme avancé.
Les recherches effectuées par Julet Schorr (The overworked american) démontrent que dans les années 80 (et plus encore, comme nous le savons, dans les années 90) le temps de travail moyen a augmenté de manière impressionnante.
La prévision selon laquelle le développement des technologies informatiques, en favorisant l’automation, déterminerait une réduction du temps de travail social, se sont révélées vraies et fausses en même temps, mais en dernière analyse fausses.
Comment expliquer la conversion des travailleurs de la désaffection à l’adhésion? Cela s’explique certainement par la défaite de la classe ouvrière dés la fin des années Soixante dix, à cause de la restructuration technologique, du chômage qui s’en est suivi et de la répression violente contre ses avant gardes; mais cela ne suffit pas.
Pour comprendre à fond le changement psychosocial à l’égard du travail, il faut tenir compte d’une mutation culturelle décisive, qui est liée au déplacement du baricentre social de la sphère du travail ouvrier vers la sphère du travail cognitif.
Que se passe-t-il en effet dans le contexte du travail cognitif? Pourquoi ce type de travailleur nouveau considère-t-il le travail comme la partie la plus interessante de sa vie, et ne s’oppose donc plus au prolongement de la journée de travail, et tend même à prolonger le temps de travail de son propre chef?
La réponse à cette question doit tenir compte de plusieurs facteurs, dont certains sont difficiles à analyser dans le cadre de ce texte.
Par exemple au cours des dernières années la communauté sociale et urbaine a perdu progresivement de son interêt, et s’est réduite à une coquille vide avec des relations sans humanité et sans plaisir. La sexualité et la convivialité ont été progressivement transformées en mécanismes standardisés homologués, eux-mêmes devenus marchandises, et au plaisir singulier du corps a été progressivement substitué le besoin anxiogène d’identité.
La qualité de l’existence s’est détériorée du point de vue affectif et psychique en conséquence de la raréfaction du lien communautaire et de sa stérilisation sécuritaire, comme le montre Mike Davies dans ses livres comme City of quartz et comme Echology of Fear…
Il semble qu’on trouve de moins en moins de plaisir dans la relation humaine, dans la vie quotidienne, dans la communication affective et qu’on s’y sente de moins en moins en sécurité. Mais nous pouvons en même temps observer qu’une conséquence directe de cette désérotisation de la vie quotidienne c’est l’investissement du désir dans le travail, entendu comme le lieu unique d’affirmation narcissique pour une individualité habituée à concevoir l’autre en fonction des règles de la compétition, c’est à dire en tant que péril, appauvrissement, limitation plutôt que comme expérience de plaisir et d’enrichissement.
Dans la vie quotidienne, c’est un effet de désolidarisation généralisée qui s’est manifesté durant les dernières décennies. L’impératif de la compétition est devenu dominant dans le travail, dans la communication, dans la culture, à travers une transformation systématique de l’autre en concurrent et donc en ennemi.

Le travail cognitif sur la toile

Pour comprendre comment la perception sociale du travail a muté au cours des dernières décennies, et comment s’est déterminée la condition de dépendance culturelle et psychique des travailleurs, il nous faut analyser les investissements de désir dans la sphère de l’infoproduction, et sur les caractéristiques formelles de la relation de travail.
La transformation technologique digitale a entrainé deux procés différents mais intégrés. Le premier est la mise en réseau, ou encore la coordination des différents segments de travail dans un flux unique d’information et de production, rendu possible par les infrastructures du réseau télématique. Le second est la dissémination du procés de travail en un archipel infini d’ilots productifs formellement autonomes, mais coordonnés et en dernière analyse dépendants.
La fonction de commandement ne se caractèrise plus comme imposition d’une autorité hiérarchique localisée dans l’usine, mais a le caractère d’une fonction transversale déterritorialisée, qui pénètre tout segment de temps de travail, sans pourtant s’identifier à un lieu spécifique, à une personne ou à une hiérarchie. La formule juridique du travail autonome tend alors à se diffuser et à proliférer dans le circuit productif global. Avant tout, naturellement, dans ses dimensions productives digitalisées, celles qui consistent dans l’élaboration d’informations. Mais par la suite, aussi, dans ses autres dimensions, y compris celles de la transformation des matières physiques, qui sont de plus en plus confiées à des travailleurs formellement autonomes, qui dépendent d’un palimpseste informatif commun, et rendent compte à un tableau indicateur automatique impersonnel mais inexorable .
De plus en plus souvent, donc le travailleur se considère comme un entrepreneur de lui-même, et sur le plan juridique l’est réellement. Sur la plan substanciel l’autonomie de cet entrepreneur-travailleur est fiction pure et simple, en tant que ce n’est pas lui qui décide des plans à long terme, des modalités de développement de l’activité, et ainsi de suite.

Mais les conséquences de cette dissémination pseudo-impréditoriale sont multiples : du point de vue économique elle rend possible une destructuration de l’ensemble du statut du salariat. A la différence du travailleur salarié classique, auquel l’entrepreneur doit garantir une couverture sociale, une retraite, et des congés payés, le travailleur autonome doit s’occuper de sa protection, déchargeant le capitaliste des coûts indirects du travail. Du point de vue culturel, ensuite, le travailleur autonome est poussé à s’identifier psychologiquement à sa tâche, à considérer son travail comme la mission essentielle que la société lui a confiée, et à investir sa réussite ou son échec d’une signification qui n’est pas seulement économique. La désaffection du travailleur salarié vis à vis de son travail et de son usine, se trouve ainsi supprimée à la racine, parce que le travailleur est poussé à agir comme le gardien de lui même, et à considérer le travail comme le cadre de son affirmation principale dans la vie. Dans l’idéologie du travail autonome nous trouvons des traces évidentes des cultures de la créativité qui animèrent le mouvement anti-industriel des années soixante et soixante dix. Mais travail autonome et travail créatif ne sont pas nécessairement la même chose. Nous pouvons définir comme autonome le travailleur qui entretient un rapport direct avec le marché, celui qui s’engage à vendre directement le produit de son travail à celui qui le lui a commandé, et qui en conséquence assumme les fonctions économiques et financières de l’entreprise. Mais dans la majeure partie des cas le travailleur de l’info met sa créativité et ses connaissances au service d’un patron, selon les modalités classiques du travail salarié, même s’il n’est pas identifiable personnellement comme le vieux patron de forges, mais a les connotations d’une société anonyme et que ses décisions ne sont ni discutables, ni contestables parce qu’elles apparaissent comme le produit d’automatismes technologiques ou financiers. La coopération sociale trouve dans le réseau digital l’environnement qui semble le mieux adapté, quand le travail tend à devenir dans sa généralité travail cognitif. Le travail cognitif se manifeste en tant que infotravail, c’est à dire comme une recombinaison infinie de myriades d’informations, circulant sur un support de type digital. Quand la coopération sociale devient transfert, élaboration et décodification d’informations digitalisées il est clair que le réseau fonctionne comme son environnement naturel.
Le caractère non hiérarchique de la communication de réseau devient prédominant dans tout le cycle du travail social. Ceci contribue à une représentation du travail de l’info en tant que travail indépendant. Mais comme nous l’avons déjà vu, cette indépendance est une fiction idéologique, sous laquelle se constitue une nouvelle forme de dépendance qui a de moins en moins à voir avec la hiérarchie formelle, avec le commandement volontaire et direct sur l’action productive, tandis qu’il s’incarne de plus en plus dans la fluidité automatique du réseau : interdépendance de segments subjectifs séparés mais objectivement dépendants d’un procés fluide, objectivement dépendants d’une chaîne d’automatismes externes et internes au procés de travail, qui en règlent chaque geste, chaque segment. Ceux qui accomplissent des tâches d’exécution pas moins que ceux qui accomplissent des tâches de type entreprenariales décrivent avec beaucoup de précision la sensation de dépendre d’un flux ininterrompu et auquel on ne peut se soustraire, sans payer le prix de la marginalisation : le contrôle sur le procés de travail n’est pas effectué par une hiérarchie de chefs et de petits chefs, comme cela se passait dans l’entreprise tayloriste, mais est incorporé dans le flux. Le téléphone portable est probablement le dispositif technologique qui illustre le mieux cette forme de dépendance réticularisée. Le portable que la majorité des travailleurs de l’info laissent ouvert en permanence, même pendant les heures où ils ne travaillent pas, joue un rôle décisif dans l’organisation du travail en tant qu’auto-entreprise formellement autonome et substanciellement dépendante. Le réseau télématique constitue la sphère à partir de laquelle la globalisation spatio-temporelle du travail est possible : le travail global est re-combinaison permanente de myriade de segments de production-élaboration-transmission et décodification de signes, et d’unités informationelles de tout type. Le travail est une activité cellularisée sur laquelle le réseau opère une recombinaison incessante. Le portable est l’instrument qui rend cette re-combinaison possible.
Tout travailleur de l’info est porteur d’une capacité d’élaboration d’un segment sémiotique spécifique qui doit rencontrer d’innombrables autres segments sémiotiques et s’intégrer à eux pour composer le cadre d’une combinatoire qui est info-marchandise, le Semiocapital.
Mais pour que cette combinaison devienne possible, il ne suffit pas que le segment productif singulier soit flexible de manière illimitée (et réponde à tout moment à l’appel du Semiocapital). Il faut un instrument capable d’effectuer l’appel et de mettre les différents segments en relation entre eux, un instrument de coordination permanente, capable de localiser en temps réel les segments de l’inforoduction. Le portable, dont le crétinisme consumériste a fait la publicité en tant qu’instrument permettant d’appeler sa mère à tout instant, remplit exactement cette fonction. Le travailleur industriel était obligé de se trouver huit heures par jour à un poste déterminé s’il voulait recevoir son salaire en échange d’actes productifs accomplis de manière répétitive dans une zone territoriale précise. La mobilité du produit était rendue possible par la chaîne de montage, et le travailleur restait immobile, dans l’espace et dans le temps. Le travailleur de l’info, au contraire, se déplace en permanence, dans toutes les dimensions de la sphère cyberspatiale, largeur, longueur, profondeur, il se déplace pour repérer des signes, élaborer des expériences, ou simplement suivre son bonhomme de chemin dans la vie. Mais il est joignable à tout moment et en tout lieu, et on peut le rappeler pour accomplir sa fonction productive, et le réinsérer dans le cycle global de la production de l’info. Dans un certain sens le portable réalise le rêve du capital qui consiste à pouvoir sucer (aspirer, extraire le moindre atome de temps productif possible au moment précis où le cycle de production en a besoin, de façon à disposer de toute la journée du travailleur en ne lui payant que les moments où on l’appelle. Le producteur de l’info (ou neuro-travailleur) configure son système nerveux pour que cette fonction d’appareil récepteur actif soit effective le plus longtemps possible. Toute une journée de vie devient ainsi disponible pour l’activation sémiotique, qui ne devient directement productive que quand c’est nécessaire. Quel est le prix émotionnel, psychique, existentiel du stress permanent cognitif de l’électrocution productive permanente?

Traduit de l’italien par Giselle Donnard