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La fin de la grande illusion Les sciences sociales, la modernité et l’État

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[[Cet article est la traduction d’une conférence prononcée en anglais aux journées organisées par le CNRS-IRESCO sur les “Sociologues et le débat social en Europe” du 30 septembre au 3 octobre 1991.Il y a quelques années la revue Esprit organisait un débat entre sociologues sur l’état actuel de leur discipline. Alain Caillé souleva le problème du lien entre les sciences sociales et la société moderne en disant que le projet d’une société (unifiée par le marché, l’État et la raison) ayant été réalisé, il ne fallait pas s’étonner de ce que les sciences sociales se trouvent vidées de toute mission politico-éthique leurs idéaux avaient triomphé depuis long temps.[[Ce débat a été publié dans Esprit, 8/9, 1986, p. 122. Alain Caillé dit ailleurs : “Là va le grand vent de l’histoire et là vont les sciences sociales qui sont ses messagers.” (Alain Caillé, Splendeurs et misères des sciences sociales, Genève et Paris, Droz, 1986, p. 42). Un des autres sociologues présents, Bruno Latour, pensait au contraire que la modernité n’avait pas existé comme projet, et a fortiori que ce projet ne pouvait pas avoir réussi peu ou prou… Pour lui les sociologues restaient prisonniers d’un cadre de perception qu’ils ont installé eux-mêmes, et qui entrave chez eux des associations libres plus fructueuses.[[Esprit, 8/9, 1986, p. 123. Cela a été écrit en 1986, il y a cinq ans. Peu de temps pour des développements sociaux importants pourrait-on penser. Mais ces cinq années ont été un moment de changement accéléré, de dégel pour utiliser une des métaphores courantes. Un an avant ce débat, j’assistais à Paris à une rencontre internationale en sciences politiques où tous les universitaires présents représentaient quasiment leurs États respectifs, des États qui étaient vus comme autant d’exemples particuliers du progrès et de la modernisation, et dont l’un a cessé d’exister depuis. De façon significative, la chute du socialisme réel, et son remplacement en cours par des entités beaucoup moins organisées et beaucoup plus hétérogènes, (sans discours ou mission en commun), peut sembler confirmer les vues de Caillé ou de Latour, ou des deux. Caillé et Latour établissent tous les deux un lien étroit entre les sciences sociales et la modernité, y compris l’État moderne. Pour le premier, cette relation est rêvée au sens d’orientée vers un futur désirable, et ce futur a maintenant été atteint. Pour le second elle est rêvée au sens d’illusoire, une construction sans racines dans la réalité, une fixation qui détourne l’attention d’enjeux plus fondamentaux, un rêve dont il est grand temps de se réveiller. Ces deux points de vue, avec l’étendue du désaccord qui les sépare, bornent l’espace dans lequel le débat autour des sciences sociales et de l’État devrait être conduit.
Les sciences sociales font partie de la tentative des êtres humains d’arriver à une compréhension discursive des sociétés dans lesquelles ils vivent. Sous leur forme moderne, elles font partie des révolutions scientifique, industrielle et politique par lesquelles est advenue la société moderne, et elles portent des marques de naissance. Si les sciences sociales se sont développées comme partie d’une connaissance réflexive de la modernité, cela signifie que leurs catégories sont profondément imprégnées par la modernité, à un point qui les rend incapables de saisir autre chose, y compris peut-être la transition de la modernité à une autre formation sociale post-moderne[[Comme Jean Baudrillard le soutient dans A l’ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Paris, Denoël-Gonthier, 1982. De plus la distinction entre l’État, l’économie et la société qui a été une des pierres d’angle de la compréhension de la société par elle-même au dix-neuvième siècle, en est venue à servir d’outil de base aux sciences sociales, y compris comme fondement de la division entre les nouvelles disciplines émergentes. Une fois qu’on commence à douter de l’existence de la société ou de l’unité de l’État, comme il est de bon ton aujourd’hui, il faut se demander dans quelle mesure les sciences sociales étaient bien fondées sur une telle tripartition[[Ceci est bien sûr exactement la question de Latour dans le débat précite.. Enfin, à l’intérieur de cette distinction ternaire, l’économie et la société ont souvent été dotées conceptuellement de leurs propres lois de développement, de dynamiques autonomes, plutôt bénéfiques de certains points de vue, destructrices d’autres. L’État cependant a été conçu différemment. Il a été opposé à l’économie et à la société, comme capable d’intervenir dans leurs activités, là encore pour le meilleur ou pour le pire, suivant le point de vue de l’analyste. Cette position spéciale de l’État comme gardien, harmonisateur ou régulateur, et l’assomption qu’une bonne connaissance devait être placée à sa disposition, ont donné aux sciences sociales un rôle très éminent pendant deux siècles.
A travers tout le dix-neuvième siècle, la position des mandarins intellectuels a glissé d’une vision optimiste selon laquelle la société bourgeoise pourrait pour l’essentiel prendre soin de son propre destin jusqu’à l’intuition sceptique que le développement économico-industriel en même temps que socio-politique était capable de créer plus de problèmes qu’il n’en pouvait résoudre[[Voyez par exemple Pietro Rossi (la sociologie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle), Il pensiero politico, vol. 15, n° 1, 1982, p. 209) : “Après 1870 il est apparu évident que le développement de la société industrielle ne serait pas capable (comme Comte et Saint Simon l’avaient deviné) de résoudre les problèmes qu’elle avait créés elle-même, et encore moins ceux nés entre les entrepreneurs et les travailleurs de la grande industrie, mais au contraire que cette société générerait plus de conflits qu’aucune société passée.. On peut considérer que les révoltes et les crises de 1848 marquent le moment où les doutes à propos de l’harmonie naturelle de la société moderne se font jour[[Comme le font par exemple David Harvey, dans The condition of post-modernity, Oxford, Blackwell, 1989, p. 28 et Jacques Donzelot dans L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984.. On peut aussi considérer que c’est la construction et la reconstruction des États-nations en Europe autour de l’année 1870, quand des initiatives nationales de formation comme l’École libre des sciences politiques ou le Verein für Socialpolitik ont démarré avec l’objectif de fournir un étayage analytique et discursif aux activités de l’État pour augmenter la prospérité du peuple et de la nation.
Où que l’on veuille situer les points d’inflexion, les sciences sociales modernes et l’État moderne, interventionniste et contrôleur, guidant et prenant soin à la fois, ont grandi ensemble. Et en particulier depuis la seconde moitié du dix-neuvième siècle, l’émergence et le développement des deux ont suscité de grands espoirs. Un savoir bon et vrai, utilisable pour l’amélioration sociale, a été placé entre les mains de politiciens et d’administrateurs éclairés. Que cela ait été un trait constitutif des sciences sociales a souvent été négligé.

Histoire des relations entre sciences sociales et État

L’écriture de l’histoire des sciences sociales est souvent motivée par le désir de démontrer la force épistémologique et la validité de leurs projets intellectuels, non moins que par l’objectif de défendre la position académique des disciplines actuelles. Un moyen rhétorique de cette démonstration est d’insister sur la purification progressive de la pensée des sciences sociales, sa graduelle émancipation de la pollution par les problèmes bassement politiques, et sur sa persévérance subséquente dans la marche vers le progrès scientifique. Mais dès qu’on abandonne ces considérations stratégiques, il est relativement aisé de montrer (et d’argumenter en termes de philosophie des sciences) que les spécialistes de sciences sociales ont toujours fait leur le savoir social existant dans la société et qu’ils ont lié leur travail aux enjeux politiques du moment[[Parmi les recherches faites dans cette perspective il faut mentionner le travail épistémologique de Michel Foucault dans Les mots et les choses. Parmi les contributions plus récentes : – Peter T. Manicas, A history and philosophy of the social sciences, Oxford, Blackwell, 1987 ; -Robert Wuthnow, Communities of discourse, Cambridge, Mass. Harvard University Press, 1989 ; -Johan Heilbron, Het ontstaan van de sociologie, Amsterdam, Promotheus, 1990. – Dorothy Ross, The origins of American social science, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 ; – Peter Wagner, Sozialwissenschaften and Staat, Frankreich, Italien, Deutschland, 18701980, Francfort/Main, Campus, 1990 ; – Peter Wagner, Björn Wittrock et Richard Whitley, eds. Discourses on society, the shaping of the social science disciplines, Dordrecht, Kluwer, 1991 ; – Peter Wagner, Carol Hirschon Weiss, Blörn Wittrock et Helmut Wollmann, eds., Social sciences and the modern States. National experiences and theoretical crossroads, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. . Cependant la relation entre les sciences sociales et l’État a pris des formes très variées et a connu de nombreuses crises profondes.
Le cas le plus évident est celui de la science qui contient le mot État dans son nom : la statistique. Dans ses premières années au XVIIIe siècle c’était une activité descriptive, qui rendait compte textuellement de la situation d’un État. Son orientation quantitative et mathématique ultérieure est souvent décrite en termes de rupture méthodologique et de découverte de régularités et de probabilités. Cependant ces activités pourraient être vues plutôt comme la création de régularités et l’émergence d’une perspective probabiliste, du point de vue d’un État de plus en plus régulateur et interventionniste qui essayait de traiter un grand nombre d’êtres humains divers comme des sujets. Le changement cognitif fondamental qui a été fait a consisté à isoler les individus les uns des autres, à ignorer les relations sociales qui pouvaient exister entre eux, et ensuite à opposer cette masse atomisée à l’État. Fondamentalement le même paradigme vaut pour la recherche sociologique empirique qui a été poursuivie en dehors du royaume strict de la statistique et qui, après la seconde guerre mondiale, a été intégrée dans le corps des sciences sociales académiques, mais qui a continué à imposer cette notion très particulière, et réductrice, du social dans la tradition sociologique. Pour reprendre des propos récents d’un autre participant au débat évoqué ci-dessus : “L’hypothèse sous-jacente à la statistique sociale et à la recherche sociale… est que les êtres humains singuliers peuvent être traités comme des individus reliés entre eux de façon externe. L’État et l’individu sont des notions dont statistique sociale et recherche sociale dérivent toutes les deux.”[[Dag Osterberg, Metasociology. An inquiry into the origins and validity of social thought, Oslo, Norwegian University Press, 1988, p. 44. Sur le développement des statistiques voir le travail d’Alain Desrosières, notamment “How to make things that hold together ; statistics, social science and the state”, in Wagner et al. Discourses, op. cit. Aussi Wolfgang Bonss Die Einübung des Tatsachebblicks, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982.
Si cela est vrai des statistiques et de la recherche sociale la tradition sociologique, en particulier les classiques comme Durkheim, Simmel et aussi Weber, n’a-t-elle pas a contrario été marquée par une attitude critique envers une notion trop moderniste, bureaucratique-rationnelle de la société[[Pour un essai récent de reprendre cette tradition, voir Alain Wolfe Whose keeper ? Social science and moral obligation, Berkeley, University of California Press, 1989. ou même par une négligence indue des institutions politiques[[Pierre Favre, “L’absence de la sociologie politique dans les classifications durkheimiennes des sciences sociales”, Revue française de science politique, vol. 32, n° 1, 1982, pp. 5-31. ? Quoique cela soit vrai, la sociologie du tournant du siècle néanmoins doit être considérée comme un projet essentiellement politique, que l’on peut appeler post-libéral. La sociologie classique peut être considérée comme la dernière grande tentative pour sauver, en la reformulant, la théorie sociale implicite des Lumières. Durkheim, Weber et Pareto, par exemple, aussi sceptiques qu’ils aient été (le dernier plus que les précédents, le second plus que le premier), n’ont pas complètement abandonné l’idée de trouver des voies pour réconcilier les objectifs d’autoréalisation de l’individu avec les exigences d’un certain degré de cohésion sociale, un degré tel qu’il garantisse au moins les libertés individuelles. Même si l’expérience historique les avertissait qu’il n’existait pas de mécanisme inné qui fournirait ce lien, ils se sont engagés dans l’étude empirique de leurs sociétés à la recherche de phénomènes spécifiques qui pourraient conforter ou infirmer leurs hypothèses quant à la cohésion sociale de type libéral[[J’ai traité ce point plus en détail dans “Science of society lost : on the failure to establish sociology in Europe during the “classical period” in Wagner et al. Discourses…, op. cit. Voir aussi Geoffrey Hawthorn, Enlightenment and Despair, A History of Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1976 ; et Steven Seidman, Liberalism and the origins of European social theory, Oxford, Blackwell, 1983..
Si les sociologues classiques avaient une attitude sceptique par rapport à l’État, le considérant plutôt en termes de nécessité que de vertu, la sociologie moderne a réaffirmé son rôle bénéfique. Par sociologie moderne, j’entends les approches dominantes durant la seconde éclosion de la sociologie dans les années 1960[[Johan Heilbron, Sociologie in Frankrijk, Amsterdam, SISWO, 1983.. Cette sociologie était fondamentalement une fusion des techniques empiriques quantitatives, du raisonnement théorique fonctionnaliste et systémiste, et d’une théorie sociale évolutionniste de la modernisation. Elle allait main dans la main avec la grande expansion des activités de l’État, qui a été appelé État-providence, keynésien ou interventionniste. Elle entraînait des alliances discursives inattendues en faveur de la modernisation entre les chercheurs en sciences sociales et les politiciens réformateurs, et en tant que telle favorisait une transformation fondamentale du rôle des intellectuels, qui passaient de l’observation distante et critique à l’élaboration politique et technique active[[Voir pour plus de références : Peter Wagner, “Reform coalitions between social scientists and policy-makers” in Stuart Blume et al., eds., The social direction of the public sciences, Dordrecht, Reidel, 1987, pp. 277-306.. Cette période a été marquée, de source française à nouveau, par un optimisme prononcé quant à l’accomplissement d’une maîtrise cognitive de la société.[[Interview de Robert Fraisse, auteur de “Les sciences sociales et l’État”, Esprit, n° 2, février 1981, pp. 23-27. Fraisse, qui fut administrateur de la recherche en France, nous a dit aussi : “L’utilisation fonctionnelle que l’administration voulait faire des résultats de recherche, comme l’optimisme qui conduisait les responsables administratifs à croire à une croissance forte et continue, faisait baigner cette recherche dans une ambiance de complétude. A ce moment on raisonnait en termes de trous dans le savoir qui devaient être bouchés. L’objectif général était une sorte d’exhaustion du réel, comme les textes d’appels d’offres en témoignent…” Il n’y a pas de doute que le chemin vers cette maîtrise cognitive a été poursuivi au service du grand bienfaiteur, l’État-providence, c’est-à-dire pour conforter la maîtrise politique de la société[[Pour une analyse de l’exemple suédois voir Katrin Fridjonsdottir. “Social science and the Swedish model : sociology at the service of the welfare state” in Wagner et al., Discourses, op. cit., pp. 247-270..
Cette interaction reposait clairement sur des hypothèses très fortes concernant tant l’État que les sciences sociales comme la formation sociale tout entière dans laquelle ils étaient pris. L’État devait être considéré comme unitaire, cohérent et capable d’action ; les sciences sociales devaient être pensées comme méthodologiquement et épistémologiquement sûres, capables de fournir un savoir positif ; la société devait être vue comme plus ou moins organisée, c’est-à-dire caractérisée par une structure plutôt fixe et identifiable.
Toutes ces hypothèses ont été ébranlées ces dernières années. Nombreux sont les livres où sont discutées les frontières mouvantes de l’État et de la société, du public et du privé, du social et de l’individuel. Claus Offe, Scott Lash et d’autres mettent en évidence la désorganisation de la formation sociale dominante. Dans le travail de Jean Baudrillard, nous trouvons une thèse, assez obscure, sur le collapsus du social dans l’économique et le politique, et vice-versa, ou sur le collapsus des trois dans quelque chose de complètement différent. Jean-François Lyotard parle de l’atomisation du social transformé en réseaux flexibles de jeux de langage[[Charles S. Maier, ed. Changing boundaries of the political. Essays on the evolving balance between state and society, public and pri
vate in Europe, Cambridge, Cambridge University Press. Pierre Rosanvallon, La crise de l’État-providence, Paris, Seuil, 1981. Claus Offe, Disorganized capitalism, Cambridge, Mass, MIT press, 1987. Scott Lash and John Urry, The end of organized capitalism. Cambridge, Polity press, 1987. Scott Lash Sociology of postmodernism, London, Routledge and Kegan Paul, 1990. Jean Baudrillard, op. cit., Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Minuit, 1979.. Beaucoup de ces débats, mais pas tous, peuvent être résumés en deux thèses, l’une sur l’impossibilité d’une science sociale face à une réalité sociale fugitive, l’autre sur la dissolution du seul acteur qui avait pu poursuivre des stratégies politiques fondées sur les sciences sociales, à savoir l’État unitaire et universaliste. N’est-ce pas la première fois depuis deux siècles que le concept d’une science sociale liée à l’État est radicalement remis en question?
Le débat auquel je me réfère a un nom, que tout le monde connaît maintenant, c’est la post-modernité. Certains essaient de soutenir que le grand édifice de la post-modernité n’a pas de fondations propres en dehors de celles qui consistent à enlever les fondations de tout ce qui existe par ailleurs dans le monde, et devrait être déconstruit lui-même. Il faut être attentif à ne pas choisir cette voie prématurément. Même sans utiliser la notion de post-modernité, de nombreuses études en sciences sociales ont contribué à miner les hypothèses les meilleures.
Les analystes de la politique et de l’administration doutent de la possibilité d’une intervention planificatrice. La politique, en réalité, est très différente des modèles de la plus grande partie de la littérature de science politique ou d’administration publique, dès que quelqu’un s’intéresse à la manière dont les politiciens et les bureaucrates s’orientent dans des contextes concrets. Des récentes études de sociologie de la science questionnent la nature du savoir. La science, en réalité, ressemble peu aux portraits tracés par la sociologie de la science traditionnelle. Les savants, au lieu de poursuivre le projet digne d’estime de rechercher un savoir valide, sont engagés dans des marchés, des négociations, des luttes de pouvoir, comme tout le monde. Et la philosophie récente revendique une nouvelle épistémologie, ou à tout le moins de mettre fin à l’épistémologie. Comme le recommande Richard Rorty, en résumant sa propre interprétation de deux siècles de philosophie, nous devrions en finir avec la conviction “que certains vocabulaires représentent mieux le monde que d’autres, nous devrions abandonner l’idée que les langages sont des représentations”[[Richard Rorty, Contingency, irony, and solidarity, Cambridge, Cambridge University press, 1989, p. 21..

La représentation cognitive et politique

Parlons donc de la crise de la représentation si souvent évoquée[[La préface de Frédério Jameson à la traduction de La condition post-moderne de Jean-François Lyotard aux États-Unis, 1981, p. VIII. Terry Eagleton, “Capitalism, modernism and post-modernism”, New left review, n° 152, juillet-août 1985, p. 70. Roy Bone et Ali Rattansi, “The theory and politics of postmodernism. By way of an introduction” in Boyne et Rattansi, eds. Postmodernism and Society, New York, Saint Martin’s press, 1990, p. 12.. Évidemment, comme l’a montré Umberto Eco, philosophiquement, la notion de représentation est entrée en crise du jour où elle a été inventée[[Umberto Eco, Travels in hyperreality, États-Unis 1991 et Italie 1975.. Sociologiquement la crise a parfois été profonde, mais à d’autres moments il ne semblait pas y avoir de crise du tout. Pour débattre de ce problème il faut introduire l’idée d’une relation entre la représentation cognitive de la réalité sociale et la représentation politique de cette même réalité. Cette relation fonde la relation entre les sciences sociales et l’État.
En renvoyant dans cette perspective les conceptualisations des sciences sociales et de l’État dont j’ai parlé plus haut, on constate que la vision statistique d’une société formée d’un grand nombre d’individus isolés est une représentation cognitive qui entre en résonance avec la représentation politique d’une société tenue en main par une bureaucratie rationnelle et universaliste, ou par un parti de masse organisé pour la compétition électorale. Les sciences sociales sont ici du côté d’une conception rationaliste de la modernité et trouvent un de leurs principaux moteurs dans l’État légal-bureaucrate. L’un des plus chers désirs des modernisateurs était que la conduite des sujets soit rendue indépendante de leurs motivations, afin que leur volonté puisse être négligée[[Zygmunt Bauman, Legislators and interpreters. On modernity, post-modernity and intellectuals. Cambridge, Polity press, 1987, p. 47..
Les sociologues de l’époque classique ont continué cependant à se soucier des êtres humains, de leurs motivations et des effets collectifs de leurs actions. Ils ne voulaient pas faire leur l’adéquation politique des représentations cognitives propagée par beaucoup de leurs prédécesseurs. Leurs travaux ont coïncidé avec, ou ont contribué à, une réélaboration de la faisabilité du projet politique et social d’une société industrielle, capitaliste et démocratique. Les thèmes de la massification, du déclin culturel, de la solitude, des menaces sur la moralité, etc. étaient communs dans les débats généraux de l’époque comme dans les écrits académiques sur la société. Un vent de scepticisme prévalait dans ce domaine, qu’on peut appeler la première crise intellectuelle et culturelle de la modernité. Un moyen de mettre en évidence la nature de cette crise est de dire qu’il semblait de plus en plus improbable de faire coïncider les représentations cognitive et politique et encore moins de les faire s’harmoniser[[Cette ambiance de fluidité et d’insécurité dans les débats intellectuels est bien rendue dans H. Stuart Hughes, Conscience et société. La reconstruction de la pensée sociale européenne, 1890-1930, New York, Knof, 1958. Et plus récemment, David Frisby, Fragments and modernity, Cambridge, Polity press, 1985..
Dans cette perspective, et je demande qu’on me pardonne le caractère quelque peu schématique de cette brève présentation, on peut considérer l’enthousiasme pour la planification des années 60, comme une réaffirmation de la conception rationaliste de la modernité, et comme un nouveau lien entre représentations cognitive et politique. Le scepticisme quant à la possibilité d’un savoir social et quant à la diversité des intérêts individuels a été mis de côté. La question a été résolue par une organisation supérieure, l’organisation devenant la courroie de transmission entre l’individu et la société, et cette dernière, grâce à des moyens mathématiques d’agrégation, a été ramenée à une conception réductrice des désirs de l’individu et de la formation de désir. Cette société organisée s’est vu donner de nombreux labels, dont celui de société post-industrielle ou keynésienne, celui d’État-providence social-démocrate. Depuis peu on considère cela de plus en plus comme une époque révolue, et les labels sont plutôt de haute modernité ou de quelque chose d’approchant.
La notion de clôture d’une époque a accompagné le renouvellement des doutes sur les représentations et la représentabilité dont j’ai parlé plus haut, un phénomène qu’on a appelé la seconde crise de la modernité. Parler de seconde crise de la modernité plutôt que de post-modernité signifie qu’il y a d’autres crises à venir encore, et, entre ces crises, de nouvelles réaffirmations du projet moderniste. De fait, je vois une telle réaffirmation de la modernité à l’horizon, qui mettra fin temporairement au débat sur la postmodernité. Elle comportera une globalisation de nouveaux marchés, une rationalisation économique nettement accrue et de nouvelles fragmentations sociales, un manque encore plus grand d’acteurs politiques capables de faire face à ces dynamiques d’une manière adéquate. Elle comportera aussi une renaissance de la théorisation sociale avec une conception extrêmement réductrice de l’action humaine. Je vois cette nouvelle époque arriver par deux voies opposées seulement en apparences, celle de la théorie rationaliste individualiste et celle des systèmes autopoétiques.
Et c’est là que je retrouve le débat entre Caillé et Latour. La modernité, en tant qu’époque historique longue de deux siècles, marque l’espace dans lequel les sciences sociales se sont développées. Mais les sciences sociales ont émergé et se sont développées comme une part de la conscience autoréflexive de cette époque, ce qui veut dire exactement qu’elles ont contribué à construire la modernité, non pas comme pure fiction mais dans un échange constant avec des événements de la vie réelle. D’un autre côté ni les sociologues ni les acteurs politiques n’ont achevé la modernité, et ne le feront jamais. Les promesses comme les menaces d’une société complètement modernisée sont si pleines de tensions sociales que nous pouvons bien espérer que les luttes continueront. La question décisive reste de savoir comment les comprendre et comment y intervenir.

Trois perspectives pour les sciences sociales

Retournons à la situation des sciences sociales dans la configuration présente de l’État et de la société. Comme j’ai essayé de l’indiquer, à mon avis, beaucoup de sciences sociales contemporaines ne mènent pas aux problématiques de la société actuelle. Les réponses qui sont proposées le plus souvent reflètent la crise de l’État, de la représentation politique, mais n’offrent pas grand chose en termes de réappréciation des possibilités d’action des sciences sociales. D’un côté les changements sociaux sont perçus comme soutenant la renaissance de l’individualisme méthodologique, qu’il s’agisse de l’économie néoclassique ou de la théorie des choix rationnels. D’un autre côté la théorisation systémique et fonctionnaliste se continue d’une façon à peine modifiée appelée néofonctionnalisme ou théorie de l’auto-organisation, sans cependant remettre en cause les hypothèses de fond plus anciennes. Enfin le débat post-moderne discrédit tous ces courants et, en introduisant, quelquefois à propos, la notion d’une fin des sciences sociales, dénie la possibilité de continuer d’avoir le projet de comprendre vraiment les sociétés contemporaines. A l’opposé, je soutiens que toute conclusion en ces termes des crises actuelles de la représentation est à la fois non nécessaire et indésirable. Je vais essayer de formuler ma propre hypothèse en discutant à nouveau trois des contributions récentes au débat sur les sciences sociales.
Zygmunt Bauman distingue les pratiques intellectuelles modernes qui ont caractérisé les sciences sociales de l’époque des Lumières jusque récemment, et les pratiques intellectuelles postmodernes qui sont apparues peu à peu depuis le tournant du siècle, et qui sont devenues prédominantes ces dernières années. Les premières insistent sur la possibilité d’un savoir objectif et relient cette conviction à celle de la possibilité d’un contrôle de l’ordre social. Les intellectuels modernes se conçoivent comme les meilleurs législateurs pour une société bonne et bien ordonnée. Les intellectuels post-modernes, au contraire, se voient comme des traducteurs entre communautés et pratiques différentes, dont aucune ne peut être dite en rien inférieure ou supérieure à l’autre. Tandis que les uns se focalisent sur l’autorité et l’arbitrage, les autres insistent sur l’autonomie et la communication[[Bauman, op. cit. Sur le changement du rôle des intellectuels voir Jean-François Lyotard, Tombeau de l’intellectuel et autres papiers, Paris, Galilée, 1984..
Bauman associe étroitement le mouvement historique des deux types d’intellectuels au développement de l’État. De son point de vue l’émergence de l’intellectuel moderne est le produit conjoint de deux développements : “l’émergence d’un nouveau type de pouvoir d’État avec des ressources et la volonté nécessaire pour donner forme et administrer le système social en accord avec un modèle d’ordre préconçu : et de l’autre côté l’établissement d’un discours autogestionnaire, relativement autonome pour engendrer le modèle complet à partir des pratiques que requiert sa mise en oeuvre…” Il fait aussi l’hypothèse que le divorce qui en résulte entre l’État et le discours intellectuel, en même temps que les transformations dans les deux sphères, a conduit aujourd’hui à une vision mondiale et à des stratégies associées qu’on appelle souvent post-modemité…” (p. 3)
Ses conclusions quant au futur restent largement ouvertes, et il hésite à faire des recommandations. Mais il est clair que de son point de vue nous devons accepter de passer de la production d’un savoir objectif et supérieur à l’interprétation et à la réflexion, bien que ce nouveau mode de travail intellectuel n’ait pas complètement remplacé ou réfuté les pratiques des intellectuels modemes[[Dans une perspective plus appliquée et plus proche de la décision, un point de vue proche a fréquemment été exprimé par Martin Rein et Donald Schon. Voir par exemple : “Frame-reflective policy discourse” in Wagner et al., Social sciences., op. cit..
Pendant que Bauman insiste sur les modes de raisonnement, l’évaluation critique des sciences sociales par Alan Wolfe est cognitivement beaucoup plus spécifique[[Cf. Wolfe, Whose keeper ?, op. cit., pp. 262-289.. La modernité est également son point de référence, mais c’est une modernité beaucoup plus aimable que celle de Bauman. Au lieu de renforcer systématiquement le contrôle, cette modernité nous a donné, avec l’économie capitaliste, et la politique libérale et démocratique, la liberté de ne pas nous poser beaucoup de questions aussi bien sur l’économie que sur la politique. Et il discute à fond du marché et de l’État soit des principes d’organisation sociale qui ont permis cette liberté et fondé deux grands types de raisonnement dans les sciences sociales, l’individualisme utilitariste et la pensée collectiviste.
Cependant, son principal objectif est critique : l’État et le marché n’ont nullement fourni cette liberté en accroissant l’interdépendance des individus au sein de la société que ce soit par rapport au temps ou entre régions distantes. Leurs modes d’opération n’ont pas fourni les moyens de comprendre et de connaître les obligations envers les autres à distance qu’une telle organisation sociale implique. “Sevrés de leurs traditions et des liens du lieu, les citoyens des pays libéraux et démocratiques sont libres de choisir comment conduire leurs vies sans respect pour l’action des autres, parce qu’ils vivent dans des sociétés complexes organisées par de grands États et des économies encore plus vastes, ils sont dépendants de chacun autour d’eux pour faire marcher leurs sociétés.” Comme le montre Wolfe dans ses analyses d’une société plus basée sur le marché, celle des États-Unis, et d’une société plus orientée vers l’État, celle de la Suède, dans les deux pays, les citoyens “n’ont pas l’esprit clair quand il leur faut reconnaître les obligations sociales qui rendent leur liberté possible.” (p. 2)
De ce point de vue, le manque de moralité qui caractérise la société actuelle, est dû notamment aux mauvaises conceptualisations du discours sur la société, notamment le “triomphe de l’homme économique” (p. 27) et la “disparition de la société civile de la théorie libérale de la politique…” (p. 120), dans laquelle l’État prenait la place théorique d’un agent moral général, alors qu’en fait il renforçait une attitude de groupe d’intérêt instrumentaliste vis-à-vis de lui-même, érodant ainsi les bases morales de la société civile.
La troisième science sociale, la sociologie, est née différemment, d’après Wolfe, avec une préoccupation normative pour la morale et l’éducation morale, et une insistance analytique sur les liens sociaux entre les êtres humains. Cependant une grande partie de la sociologie a abandonné cette perspective, et adopté progressivement une vision centrée sur l’État ou sur le marché, dans le contexte d’un marché et d’un État devenant toujours plus forts historiquement… “Quand les individus, gênés par des décisions morales enracinées dans des intérêts égoïstes ou des obligations forcées, ont cherché des réponses dans les sciences sociales (ou ont cherché à populariser leurs théories) ils ont rencontré le vide dans lequel la sociologie devait être.” (p. 139) A partir de ce constat Wolfe argumente pour un renouveau de l’intérêt pour la moralité en sociologie, un renouveau qui aurait à se confronter à un choix difficile, lui-même une construction sociologique, entre la moralité et la modernité, mais essayerait d’être moderne et moral en même temps.
Comme les deux autres, le récent livre de Charles Lindblom traite du pouvoir et de la connaissance dans la société contemporaine, et il prend la perspective post-moderniste au sérieux, sans employer ces termes[[Charles E. Lindblom, Inquiry and change, The troubled attempt to understand and shape society, New Haven and New York, Yale University press, and Russel Sage Foundation, 1930.. L’auteur engage une longue discussion contre toute revendication des sciences sociales d’expliquer et d’améliorer le monde, et contre la vision ingénue selon laquelle éclairer les politiciens rationnels au sommet des institutions de l’État centralisé serait la clé pour résoudre les problèmes sociaux. Son principal intérêt, si j’ai bien lu, est la réification, qu’il voit plutôt comme affaiblissant que comme facilitant l’action humaine, à la fois dans les théories de sciences sociales et dans la réalité sociale des institutions.
Il démarre donc ses considérations en abandonnant les concepts bien établis de préférence, de savoir, de science et les remplace par ceux de volonté, enquête, preuve, en insistant sur leur caractère social et opératoire. Ensuite il procède en posant quatre questions cruciales et troublantes de science sociale. Comment les gens arrivent à savoir ce qu’ils veulent ; comment on peut empêcher les gens de savoir ce qu’ils veulent ; comment les sciences sociales jouent un rôle pour permettre ou contraindre les gens à savoir ce qu’ils veulent ; comment une compréhension différente de la société pourrait réduire les ratés dans la formation des désirs. En poursuivant ces problématiques, il développe une théorisation sociale qui se centre sur les pratiques humaines d’interaction et de communication et essaie d’engager tous les grands domaines à l’échelle de la société tout entière, comme la science et l’État, dans cette direction.
De façon non surprenante, cette stratégie de discussion le conduit à des conclusions étranges par rapport aux notions conventionnelles sur les relations entre sciences sociales et politique. Lindblom affirme que le principal courant des sciences sociales a effectivement limité la capacité des êtres humains à mieux comprendre leur situation. Cela est dû à un affaiblissement professionnel (p. 192) soit, dans mes propres termes, à l’imposition d’une perspective aliénée, négligeant le savoir des observés, obsédée par la rigueur, l’opérationnalisation et la cohérence aux dépens d’une pénétration des contextes de l’action et du sens que les acteurs donnent aux situations qu’ils vivent.
Par conséquent, dans bien des aspects, une société scientifique (p. 213), si elle est basée sur une telle conception de la science, est une utopie plutôt négative. Lindblom recommande d’aller plutôt vers une société autoguidée, dans laquelle la principale tâche des spécialistes de sciences sociales serait de réduire tout affaiblissement de la formation de désirs, et donc de rendre les gens capables de découvrir ces désirs. “Dans cet univers froid, le seul visa pour l’utopie ou pour toute amélioration humaine est ce que les êtres humains eux-mêmes ont dessiné, et le chemin à parcourir peut être plus long que le chemin déjà parcouru.” (p. 28)

Réflexivité, historicité, action

Ces trois livres ont en commun d’offrir des critiques radicales, et que certains trouveront dévastatrices, des sciences sociales. Et dans ces trois travaux, au moins une des bases de la critique est l’ancienne alliance de l’État avec les spécialistes des sciences sociales. Mais aucun des trois auteurs ne recommande d’abandonner complètement les sciences sociales, aucun ne les regarde comme une entreprise mal conçue ou impossible dès le départ, ou ne pense que les conditions historiques de leur possibilité ont cessé d’exister, comme certains théoriciens de la post-modernité le disent.
Au contraire ils insistent sur la possibilité et le besoin de sciences sociales, mais différentes de la plupart de celles que nous avons. Les notions clés sont l’interprétation et la communication chez Bauman, la moralité et la société civile chez Wolfe, l’autogestion et l’ouverture infinie chez Lindblom. Je ne vais pas essayer ici d’analyser ces différences, et peut-être les incompatibilités entre les trois approches. Je vais plutôt souligner leurs similarités qui sont en abondance.
Je veux juste illustrer ce point par trois citations. Bauman, bien que soucieux de ne pas offrir de conclusion unique, soutient que la stratégie des intellectuels post-modernes, dont l’influence augmente est “au lieu d’être orienté vers le choix du meilleur ordre social… de faciliter la communication entre les participants souverains et autonomes” (p. 5). Wolfe insiste sur le fait qu’il n’en appelle pas nostalgiquement à une moralité de type communautaire, mais que c’est vraiment une fâcheuse tendance des sciences humaines de négliger que les hommes ne sont pas tant gouvernés par des règles, que constamment en train de créer des règles. Et “la sociologie devrait, en bref, donner la parole aux gens ordinaires, qui se battent dans leur réalité vécue pour agir en agents moraux… Elle devrait se moquer si, au moment où la complexité de la décision morale demande un plus grand respect pour les capacités quotidiennes des individus à utiliser leurs capacités sociales comme acteurs moraux, les sociologues, quelque peu envieux des autres sciences sociales avec leur rigueur plus terne, et leur pouvoir d’abstraction, sont sur le point d’abandonner leur tradition…” (p. 234). Et Lindblom conclut en faisant l’hypothèse que si ses descendants “font leur chemin jusqu’à une société autogérée, ils ne le feront pas parce qu’une enquête professionnelle aura découvert la route vers cela pour eux. Etant donné la constante remise en question des moyens et des fins, il n’existe pas de route à découvrir, les seules routes sont à créer.” (p. 302)
Tous les trois sont donc d’accord en principe sur le fait qu’une science sociale est possible si elle est autoréflexive, historique, appropriée par les acteurs sociaux, et qu’elle surmonte toutes les insuffisances du courant principal actuellement dans les sciences sociales tout en maintenant les fondations du projet.
La théorie sociale et la science sociale historique devraient à mon avis, et au leur, partir de la question de la constitution de la société dans l’interaction entre les êtres humains en société, entre leurs capacités de connaissance et d’action, et de la question de la constitution de leurs “moi”s dans cette interaction sociale elle même[[La place manque pour poursuivre en ce sens. Il faudrait se référer aux travaux d’Anthony Giddens, Pierre Bourdieu et Alain Touraine, entre autres.. Les catégories clés seraient les types de savoir que les êtres humains ont développés à propos d’eux-mêmes[[Les technologies du soi, comme l’a montré Michel Foucault. et à propos des structures de la vie quotidienne[[Telles que les développent Agnès Heller et Dorothy Smith par exemple, à côté des auteurs déjà cités.. Une telle approche ne devrait pas être confondue avec une approche microsociologique. Les conditions de la vie humaine dans la modernité ne peuvent pas être analysées indépendamment de phénomènes sociaux très étendus dans l’espace et dans le temps. Mais ces phénomènes ne devraient pas être vus comme suprahistoriques ou suprahumains mais au contraire comme produits et reproduits dans la pratique humaine quotidienne.
Laissez-moi conclure par une idée de Michel Foucault dans un de ses derniers écrits[[Michel Foucault, “Un cours inédit”, Le magazine littéraire, Mai 1984, n° 207, pp. 35-39, Paris.. Il est toujours nécessaire et pas moins urgent qu’à aucun moment de ces derniers deux siècles de défendre l’esprit des Lumières. Ceci implique et même demande une critique illimitée des institutions qui ont été érigées au nom des Lumières, parmi lesquelles figurent en bonne place les sciences sociales et l’État moderne. Ces institutions, telles que nous les trouvons dans nos sociétés aujourd’hui, ont souvent très peu à voir avec l’idée d’un savoir validé et d’un bien commun, qui était parmi leurs fondements, quoique ce ne fussent pas les seuls. Ce sont ces principes et non ces institutions qu’il nous faut défendre, d’une manière adéquate à notre situation historique celle de la fin des grandes illusions.

(Traduit de l’anglais par Anne Querrien)