Dossier : les travailleurs sociaux

La gestion de l'”assisté”

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Analyse des savoir-faire des travailleurs sociaux mobilisés pour venir en aide aux sous-prolétaires
La plupart des études consacrées au milieu ouvrier précarisé et sous-prolétaire – ceux que l’idéologie politico-administrativo-journalistique fragmente sous l’appellation de « sans-domicile » – constituent des analyses positionnelles ou ethnographiques (socio-démographie, trajectoires, monographies, nouvelles classes) ou de sociologie politique (mobilisation syndicale et politique, participation électorale, droits sociaux). De leur côté, les travaux relatifs au travail social se condensent autour d’une perspective positionnelle (catégories d’intervenants, transformation des fonctions) ou organisationnelle au sens large (fonctionnement d’un centre social dans son contexte local, politiques sociales et dispositifs initiés).
Par contre, il est peu fréquent de prendre pour objet les relations entretenues entre ces deux populations. Comment se gèrent en pratique les face à face entre « l’offreur » et le « demandeur » ? Comment plus généralement les professionnels de l’aide sociale entendent-ils définir la situation ? Inversement, comment expliquer que des agents sociaux de milieux très différents puissent se rencontrer et s’accepter ? Dans quelle mesure la personne reçue sait dans quel univers elle entre et plus encore de quel univers elle est en mesure de sortir ?

Cet article propose une contribution à l’étude de quelques propriétés de la représentation qui « lie » les protagonistes. Approche qui tente de poser l’analyse des face à face (entretiens formels, visites…), en fonction d’une « chaîne logique des pratiques » : entrée dans l’échange, premières demandes, offres de suivi, problèmes de sortie, effets pervers du travail social, production de lien social. L’analyse sera conduite en donnant à voir ce cadrage social à partir d’entretiens formels et de discussions orientées réalisés auprès de travailleurs sociaux[[Ce travail est fondé sur plusieurs travaux. D’abord, un travail sur deux ans en maîtrise et DEA sur les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux : Corinne Lanzarini, Les familles sous-prolétaires et leur prise en charge par le service social. L’exemple du travail social d’une circonscription, Mémoire de maîtrise d’anthropologie sociale à Paris V, 1990. La gestion du pauvre, les pratiques professionnelles des assistantes sociales d’une circonscription de banlieue parisienne, Paris VIII, 1991. Du même auteur, une enquête effectuée pour le Conseil général de Seine Saint-Denis auprès d’assistantes sociales sur le signalement des enfants en danger. Ensuite une enquête menée à Cergy Pontoise par P. Bruneteaux sur « la prise en charge sanitaire et sociale des adolescents en difficulté ». Enfin, du même auteur, un travail de groupe avec des travailleurs sociaux d’une association caritative nationale sur le thème explicite des pratiques professionnelles. qui visaient explicitement, dans le premier cas, à discuter avec eux les procédures de réception et de séparation engagées avec les sous-prolétaires. Trois sites majeurs sont exploités : la polyvalence de secteur, des services sociaux spécialisés (PJJ, Placement) et les services sociaux d’une grande association parisienne (GAP) mettant à disposition de sous-prolétaires toute une gamme de centres d’hébergement.

La sélection imposée et revendiquée

L’arrivée dans un service d’hébergement (du centre d’urgence à l’hôtel social en passant par les CHRS) de la GAP est, outre l’origine de la désaffiliation qui aboutit au dénuement presque total, le fait de critères internes juridiques (montage d’un dossier RMI en sous-traitance des BAS de Paris), institutionnels (envoi par un autre service) ou sociaux (foyers pour familles ou célibataires…). L’attribution réelle d’une place dépend d’une seconde sélection qui est la rareté des places et aussi, plus subrepticement, le niveau de « socialité » du sous-prolétaire. Il existe ainsi des situations d’exclusion secondaire lorsque l’intervenant doit tenir compte du niveau d’insertion de l’impétrant qui marginalise de fait le plus grand nombre : « Ce qui est choquant c’est au niveau des ressources. On te dit de prendre des gens qui ont un travail. Alors les autres on les met où ? Ce qui est le fait des CHRS aujourd’hui, c’est de prendre des personnes qui ne vont pas poser de problèmes de relogement. Les autres, ils restent sur le pavé. »
Cependant, les travailleurs sociaux ont toujours la possibilité d’effectuer une troisième sélection, à partir de critères personnels d’évaluation, au regard des qualités présumées des personnes lors d’un « entretien de passage ». Les personnes les plus dures – « toxicomanes, dealers, personnes agressives » – mais aussi les personnes moralement condamnables – « les profiteurs » – sont refusées par la plupart des intervenants des CHRS : « Moi je ne sélectionne pas. Je prends le premier venu sauf une personne qui est dans un discours de profiteur ou très agressif ». Propos confirmé par un autre : « T’es obligé que les gens puissent vivre ensemble. Un dealer qui casse tout…il y a des limites aussi ».
Une fois sélectionnée, la population est reçue. En polyvalence, il y a peu de sélection mais beaucoup de cadrage dans la réception. Les personnes prennent rendez-vous avec le secrétariat et vont rencontrer un travailleur social « autant de fois qu’elles le souhaitent » mais toujours en fonction d’un rituel de la rencontre très formalisé : entretien dans une salle déterminée autour du mobilier bureau-cratique ; temps d’échange lui aussi planifié et échelonné, comme pour une visite médicale ; modalités d’échange articulées à une officielle présentation de soi qui se poursuit tout au long de la relation : « votre dossier est à l’étude » ; « la commission n’a pas encore statué » ; « je vais me renseigner sur la situation de votre dossier mais les délais de versement sont longs… c’est l’inspecteur qui décide » ; ce qui correspond souvent à l’inculcation du sens de l’attente, version pratique du principe méthodologique de « l’intolérance à la frustration » de gens qui « n’ont pas de sur-moi » et qui « n’ont pas appris à différer leurs plaisirs ».
Inversement, dans les associations d’hébergement, les filtres jouent à l’entrée, les personnes pouvant par la suite rencontrer de manière informelle et fréquente les travailleurs sociaux qui travaillent toute la journée sur les lieux de vie : « Le premier entretien est décisif. On a une image très forte de la personne, on sait presque tout de suite si on va pouvoir bosser ou pas, par rapport à la perception de l’autre, si c’est une contrainte pour lui, s’il estime devoir rendre des comptes, si la relation d’aide est obligatoire, la rétention d’information. Si la personne s’ouvre trop, c’est le pire. Car il n’y a pas de distance et de ce fait la personne n’a pas le respect d’elle-même. Il y a des gens qui te racontent tout, qui n’ont pas de réserves, qui entrent de leur fait dans le copinage. D’emblée, ils livrent tout. Après, ils veulent prendre ta place ! Ils se proposent d’éduquer tout le monde. Après on a des : ” J’ai formé des gens comme vous ” ; ” C’est pas avec une petite jeune comme vous… ” ». Le cadrage d’entrée semble plus structuré que le cadrage de sortie qui est peu évoqué dans les entretiens. Parfois même, dans les opérations de fermeture d’un suivi, l’action sociale devient incertaine de ses frontières : « Si tout va bien, ils croient qu’on a plus besoin de les voir. Il faut leur dire qu’on peut aussi se voir pour dire que ça va bien ». En fait, dans la GAP – mais cet aspect vaudrait sans doute pour toutes les associations caritatives – les relations entre les travailleurs sociaux et le public peuvent devenir très conviviales puisque le milieu de vie est relativement clos et collectif. Inversement, plus la rencontre avec le professionnel se resserre à l’objet social, comme c’est le cas en polyvalence ou dans toutes les structures qui fonctionnent sur la déterritorialisation[[Le secteur se dit territorialisé mais il ne l’est pas du point de vue des lieux de vie immédiats. (Placement, SIOE) et plus le contact est « sérieux » et relativement protocolaire. Au centre de cet espace se trouvent des dispositifs mixtes comme l’AEMO qui engage une relation de proximité mais sans partage de lieux de vie, au contraire des foyers (PJJ, Sauvegarde, grandes associations caritatives).

Les premiers échanges : une demande d’argent

La première « demande », quand il y a demande des personnes reçues[[Sur 60 familles étudiées, 98% avaient des « difficultés financières ». 31% des cas relèvent d’un chômage immédiatement responsable de la pénurie ; environ 30% rencontrent des dettes de loyer ; 18% subissent un surendettement par crédit. Les familles sous-prolétaires et leur prise en charge par le service social. L’exemple du travail social d’une circonscription, op cit., p 44 et s., est directement ou indirectement financière. Les allocations mensuelles représentent la grande manne du « secteur ». Dans les associations rencontrées, des biens en nature sont très souvent octroyés. Et trouver du travail est toujours l’objectif tant des professionnels que des résidents venus initialement pour « un logement ». La dignité et le sentiment de l’autonomie se trouvent davantage confirmés, à l’intérieur même de l’assistanat, par l’obtention de moyens fiduciaires plutôt que matériels[[Cette idée est suggérée par Max Weber à propos des hommes politiques dont la fortune les rend « indépendants ». Le savant et le politique, UGE, 1982, p 114. Plus profondément, l’extension de l’usage de la monnaie à révélé qu’elle est un instrument social individualisant modifiant « la conception de l’avoir personnel, la représentation de ce qui est à soi et qui ne regarde pas les autres ». Philippe Ariès et Georges Duby (sous la dir. de), Histoire de la vie privée, Seuil, 1985, tome 2 : De l’Europe féodale à la Renaissance, p 13.. « Ils perçoivent la manière dont tu les considères, la manière dont tu leur fais confiance. Ils préfèrent par exemple recevoir de l’argent plutôt que des tickets services. Quand ils paient avec dans les magasins, c’est une humiliation. C’est pour ça que, pour les personnes qui ne veulent pas passer par un vestiaire, on recourt plutôt à une demande financière au CCAS ou bien encore on fournit nous-mêmes les vêtements. En fonction des vestiaires, le stigmate est plus ou moins prononcé. Au Quai de la gare, le lieu te renvoie à ta condition. A Neuilly-Plaisance c’est mieux, à Charonne aussi ou à Montreuil ».
Mais en retour, payer en argent est une prise de risque, un contrat de confiance avec la personne qui peut ne pas dépenser l’argent en fonction de la demande initiale. « Un des aspects particuliers concerne les isolés étrangers. Avec le RMI, ils sont considérés comme les Américains à Paris plein aux as. Pour un oui pour un non il faut envoyer des ronds. Tu peux discuter mais ça dépasse le relationnel. Ils doivent répondre au moment présent. Pour là-bas, en France, on ne meurt pas. Il n’y a pas le côté survie comme en Afrique. Ce qu’ils envoient c’est même un luxe pour eux. les allocations souvent ne profitent pas aux gamins car le fric est envoyé là-bas. Finalement la seule solution c’est de filer des fringues ».
C’est sans doute cette volonté de contrôle social du bon usage de la prestation qui fait dire à un assistant social : « On est pas une banque mais un service ». Sous entendu : on n’a pas à leur donner de l’argent pour qu’ils l’utilisent comme bon leur semble, même s’il est bien rare que les banques donnent de l’argent, sauf erreur de leur part. Autrement dit, s’il y a humiliation d’un côté, il y a aussi gêne de l’autre parce que l’argent rappelle trop crûment une condition misérable sur laquelle le service social n’a pas de prise. Pire, la relation monétaire ouvre sur les dénonciations de « clients » qui rétorquent, quand on leur fait sentir que les allocations mensuelles ne sont pas des libéralités sans contreparties, que ce sont eux qui nourrissent le service social : « Ils nous renvoient qu’on se fait du fric sur leur dos ».
Le rapport à tout ce qui a une valeur – c’est-à-dire tout – est généralement un rapport de force dans lequel les travailleurs sociaux ont fréquemment le sentiment d’être manipulés : quand, par exemple, de la nourriture est disponible, les résidents vont individuellement « prendre tout. Ils disent que ” c’est toujours ça d’économisé “. De manière générale, ” si on répond toujours oui “, ils commenceront par demander du sel puis après 50 francs ». Il existe un noeud très fort entre argent et récit du malheur. Mais à côté de la prolixité orientée coexiste toujours une méfiance qui incline au silence. Les informations recueillies par les professionnels sont ainsi de deux sortes : les histoires de vie pré-formatées pour travailleurs sociaux et les contenus parcellaires brouillés. Stigmatisés par une « misère » bureaucratiquement profanée par l’« AS », les sous-prolétaires ripostent en roulant autant que possible dans la farine l’interlocuteur[[Pour une analyse théorique de cette pratique de brouillage, Corinne Lanzarini, « Un exercice de santé mentale, ou les pratiques de survie identitaire : pauvreté extrême et onirisme social », in Prévenir, n° 31, en mars 1997. Pour une séquence détaillée d’interaction manipulée, J.F. Laé et N. Murard, Les récits du malheur, Descartes, 1995, p 79/90. ou en parlant en en disant le moins possible. « Il y a des personnes à propos desquelles on ne sait rien. Il y a des demandeurs et d’autres pour lesquelles on provoque la demande. Si on va voir les gens, ils ne demandent rien parce qu’ils ne veulent pas rendre de compte ou bien ils ont honte de demander. Une dame m’a dit : ” ce n’est pas vous qui allez me trouver du boulot. À quoi ça sert qu’on se voit ? ” Je l’avais appelée au bout du fil après qu’elle ait perdu son boulot. C’est vrai, je ne vais pas lui trouver un boulot. Pour elle on est un bailleur c’est tout » (service social dans le cadre d’un relogement dans un immeuble réquisitionné).

Un suivi à vie

Si les logiques d’entrée sont relativement codifiées – et ce d’autant plus que la mesure est judiciaire – les logiques de sorties, quant à elles, ne sont pratiquement jamais pensées comme telles par les travailleurs sociaux. Sur le plan des principes, la finalité du service social est l’autonomie de la personne puisqu’il vise « l’insertion », « la régulation sociale » (Grandjean), « la promotion des groupes vers l’intégration sociale » (A. Thévenet et J. Désigaux). Pourtant, en pratique, le suivi ressemble à une sorte d’« aimantation » à vie. Parce que les situations économiques ne peuvent jamais être transformées sous l’effet du seul travail social, parce que les effets psychiques de la marginalisation (violence, alcoolisme, fugue, TS…) ne peuvent être « traités » par un cadre bureaucratique fuyant (pas de couplage des rythmes de la personne et de ceux de l’aidant, temps pour obtenir des moyens financiers, protocole de distanciation avec les « usagers »…) et insuffisant (l’aide psychologique n’est pas la demande première des gens et l’aide financière est toujours erratique et peu élevée), le suivi ne peut pas à proprement parler avoir de fin. En polyvalence, les générations des familles « assistées » se succèdent dans les fichiers. Dans le monde caritatif, les professionnels affirment pouvoir « sortir » 1 % des personnes reçues mais 0% de celles qui sont toxicomanes. De sorte que le travail social, toutes spécialisations confondues, équivaut à un replâtrage permanent des situations, une gestion des désaffiliés sur des aires de stockage. Dans ce type d’État providence, les gens ne meurent plus de faim – mais encore de froid – et sont condamnés à vivoter en recourant à des expédients : sur-exploitation et auto-exploitation (travail au noir, boulots d’Intérim) sollicitation des spécialistes de la petite redistribution (aides ponctuelles du service social public et privé, en nature ou en argent), action directe à usage privé (vol, deal, rackett…) et plus rarement mobilisation collective.
Dans cette succession de contextes de demandes – ce qu’on pourrait appeler la réduction à l’indexicalité en l’absence de statuts opposables aux tiers et universalistes qui incline les sous-prolétaires à vivre dans une sorte de va-tout permanent – les travailleurs sociaux deviennent des « assiégés » pour reprendre l’expression de J.C. Thoenig. Les services sociaux sont « confrontés »[[Sur ce thème, cf. le remarquable travail de Vincent Dubois, Des conditions de l’entente administrative. Les interactions au guichet dans deux Caisses d’Allocations Familiales, CERIEP, mars 1996. à des « usagers » qui, selon eux, « tombent dans la dépendance ». Ces personnes, dans le cadre de la GAP, s’accrochent dans un service (d’où des dépassements de délais pouvant aller du simple au double, par exemple deux ans dans un CHRS qui légalement est subventionné par la DASS à hauteur de un an maximal par personne), ou entrent dans un circuit (Urgence avec toutes ses strates, puis CHRS, puis Urgence à nouveau).
L’épuisement dérive pour partie d’une attitude ambivalente de l’intervenant. À la fois attentif à l’expression de la souffrance et contraint de se ménager, le travailleur social est pris dans un double bind : « Les personnes doivent être libres de donner leur avis sur l’accueil qu’elles ont eues. Il n’y a pas tellement de lieux où elles peuvent gueuler. En plus c’est les gens pour lesquels tu t’es pas mal mobilisé. Je me dis aussi comment j’aimerais qu’on m’accueille. Il faut un minimum d’empathie, ne pas les considérer comme relevant d’un autre monde. Tu as aussi des transferts négatifs à l’égard des personnes agressives. Mais je me dis que ce qu’il a encaissé… Mais il y a aussi des moments où tu ne peux plus supporter ».
L’épuisement dérive aussi et surtout d’un travail où l’agent est, tout au long de ces années de contact, mais plus fortement dans les premières prises de contact, le fusible de la violence sociale subie par le sous-prolétaire. « Tu es là pour encaisser » a dit un jour une « personne difficile » à un médecin d’une boutique-solidarité. Les premières prises de contact avec une institution (que ce soit une structure d’aide sociale, une unité médicale, un acteur de prévention) deviennent un moment clé de test, d’évaluation de « l’autre ». Si l’autre – perçu comme « un carroteur supplémentaire » – réagit bien, une relation avec le monde ordinaire s’ancre et peut devenir le support d’autres échanges. C’est ce qui fait que tendanciellement, tous les débats organisés autour de la santé et de la prévention du VIH, dans la GAP, débutaient par l’agressivité ou le silence et évoluaient vers un débat classique. « On vient nous parler du sida parce qu’on est déjà dans la merde et qu’on est pour vous irresponsable » ; « on a d’autres choses à penser que ce problème là » ; « vous ne servez à rien parce que la prévention, c’est dans la tête de chacun » ; « nous on a pas besoin de tout ce que vous dites parce qu’on est pas un public à risque ». La gestion de la violence, de cette entrée en matière, devient le préalable à tout échange futur.
Se dissimuler face à un médecin généraliste ou à un psychiatre (être malade, n’est-ce pas inacceptable pour une personne encore une fois « responsable », « sujet »), inventer des fausses pistes, « se raconter » devant un travailleur social, provoquer, ne pas venir, sont autant de relations récurrentes que l’on observe dans la population des sous-prolétaires mais aussi chez les adolescents en difficulté qui sont d’ailleurs de même origine sociale que les premiers. Perdre ses papiers est par exemple un symptôme de cette attitude. À côté du vol, il y a place aussi pour une analyse de la dissimulation (pour ne pas être inquiété par la police, pour profiter de l’aide offerte par plusieurs services de différentes associations…) et de la mise en échec (faire craquer l’aidant, entrer dans une relation subtile de dépendance négative mais aussi de sociabilité indirecte).
Étant donné qu’une des prestations latérales du travail social se réduit souvent, en l’absence de capacités réelles d’intégration sociale (retrouver du travail, un logement ou, mieux, empêcher les licenciements ou les expulsions), à assurer la bonne tenue de la relation – « il montre qu’il fait des efforts, des démarches » -, un des critères d’excellence dans le face à face devient la possibilité de disposer de « beaucoup de sérénité, d’humour et de sens de la dédramatisation de la situation ». Un « objecteur de conscience » peut de ce fait faire preuve de professionalité. « Il avait un super contact relationnel par rapport à des gens assez violents, il sortait des trucs où il faisait rigoler. Donc après la personne n’est plus en colère ». Une bonne partie du temps de rencontre est utilisée à désamorcer les situations de conflit. Celui qui a du « feeling », de « l’instinct » ou une « personnalité spécifique » devient de ce fait une sorte de héros interne.
Une des spécificités de chaque organisation est de voir émerger des figures marquantes, des petits chefs charismatiques, par opposition au leader historique, souvent fondateur, et ayant une audience extérieure à l’organisation. Le petit chef charismatique, quant à lui, n’a pas cet impact extérieur ou à un niveau bien moindre qui ne dépasse guère la sphère de quelques spécialistes (comme par exemple dans la GAP tel chef de service reconnu qui obtient la médaille du mérite). Pour autant, ces personnes peuvent acquérir une forte légitimité interne : « Il y a des gens qui sont sans faille, appréciés par tout le monde. Mais les gens le cultivent ça aussi… C’était le dieu. Une situation, il la réglait en deux minutes ». La capacité à assurer en toutes circonstances (« Il a fait les nuits dans (des centres d’urgence) pendant les grands froids. Il s’en vante. »), à avoir une grande gueule et à ne pas craindre une confrontation qui menace de glisser au règlement de compte physique[[Un exemple de ce type est offert par Tennah Belmiloud, éducateur technique déguisé en SDF pour recruter des « gars » dans son association d’insertion. SDF, histoires de s’en sortir, Le Cherche midi éditeur, 1996, p 34/41. Les histoires de bureaux renversés et de vases brisés sont fréquentes aussi bien en polyvalence de secteur que dans le milieu associatif. Beaucoup plus rares sont les situations de vengeance physique., permet à certains salariés, pas forcément travailleurs sociaux patentés mais exerçant une « mission de service social », de devenir chef de service et de sortir ainsi de la gestion des relations où ils étaient les plus efficaces. Preuve s’il en est que l’échange est tout de même perçu comme une épreuve épuisante et usante. Mais cette autorité ne repose pas uniquement sur la compétence. Le capital symbolique résulte aussi d’un jeu subtil de capitalisation sociale qui définit la personne/base d’appui comme un ascenseur énergétique mobilisant la force du haut (« relations ») pour/contre le bas (clientélisme) et inversement : « C’est le pote à (un ministre actuel)… Il a beaucoup de relations… (Parmi les salariés) Il y en a qui font tout pour lui. Ils ne pourraient pas travailler sans lui… Il t’écrase comme il te porte »[[Il reste à effectuer tout un travail de compréhension de ces grandeurs. Sur quelles bases d’expériences peuvent-ils revendiquer un leadership ? Et qui fonctionne à partir de ce « besoin » d’être couvert par un héros ? Pour ce dernier, est-ce une prétention qui se dégage d’une position de pouvoir forçant le respect ? Est-ce à partir d’une manière de travailler, d’innover ? Est-ce un niveau de résultat dans l’insertion des personnes ? Est-ce l’énergie déployée qui soude une équipe autour d’une dynamique commune ?.

Le passage de relais et les portes de sortie

À moins d’accepter un échange « pour la vie », le blocage fréquent des situations secrète le sentiment qu’il faut passer le relais. À ce moment, un des travailleurs sociaux rencontrés explique qu’« il y a ceux qui ont un déclic quand il y a un changement de structure ou lorsque l’on passe le relais ». À cause de l’épuisement dans le suivi – le travailleur social qui ne croit alors plus en la personne et rationalise son échec : « lui il est fainéant » – ou lorsque la situation devient tendue, un aidant passe le relai à un autre aidant. « Il y a des gens barjots qui ne supportent plus les travailleurs sociaux. Si on est plusieurs dessus, on dit : ” c’est bon, c’est ton tour ! ” »
Plusieurs autres portes de sorties ont pu être enregistrées, proches de la vie d’entreprise ou de la fonction publique : tentative de conciliation, avertissement ou menaces, enfin le renvoi. Dans le « social », la culpabilité statutaire des professionnels de l’aide incline ses agents à rechercher d’autres structures d’accueil pour « l’exclu » exclu d’un centre d’hébergement. Dans la GAP, il existe par exemple « un contrat de non abandon », norme éthique qui oblige le service de départ à trouver une porte de sortie honorable à la personne qui quitte la structure. Mais, en pratique, la loi morale trouve rarement des débouchés, ne serait-ce que parce qu’un goulot d’étranglement classique empêche les résidents d’un CHRS de retrouver facilement un autre CHRS, ce qui les conduit à retourner la plupart du temps dans un centre d’urgence ou dans la rue.

Le « social » anti-social

Ces temps fragmentés de l’aide sociale privée comme publique (déplacement de la demande matérielle vers le psychologique et le volontarisme d’insertion, conflits interactionnels qui limitent par « épuisement » « l’efficacité » du travail social), n’épuisent pas les effets « dysfonctionnels » d’un travail social qui, dans un système capitaliste régulé par un État social, ressemble plus à une inclusion périphérique qu’à une véritable politique d’insertion des sous-prolétaires. Gérant à la marge un public précarisé qui ne peut de toute manière pas accéder au droit commun, les professionnels recentrent leurs actions sur des aspects de la vie des pauvres (vivant en situation extrême) qui les conduisent à exercer sur ces derniers trois effets « pervers » majeurs : la polarisation, l’infantilisation et la stigmatisation.
Comme c’est le cas avec le travail thérapeutique en psychiatrie ou les affaires en justice à propos desquelles L. Boltanski avait spécifié le caractère invivable pour le plaignant enfoncé dans l’objet qui le fait souffrir, le travail social encourage involontairement une polarisation sur la « partie » du client qui l’autorise le moins à se concevoir comme une personne autonome. Par un effet non voulu de la spécialisation qui exerce un effet de loupe – comme les entretiens de vie des sociologues qui, assénés à des sous-prolétaires saturés par les souffrances, les font pleurer fréquemment pendant l’échange – les agents du « redressement social » accentuent leur action sur tous les aspects jugés négatifs (dettes, alcoolisme, violences intra-familiales, achats « irrationnels »…). En ce sens, ils injectent pour la cause certainement plus de prescriptions dans la situation « contractuelle » que ne pouvait le penser le « demandeur » lors de sa première prise de contact. L’intensité des démarches (entretiens, accompagnement, appels téléphoniques, visite à domicile, assistance lors d’achats…) par rapport aux activités routinières, suscite un exercice permanent de la mémoire rappelant la condition d’assisté.
L’infantilisation se perçoit nettement à partir des rapports des « réunions de synthèse » du secteur. Elle consiste en une dépossession de la gestion de certains aspects de l’existence qui autorise plus ou moins les adultes à se sentir autonomes, responsables. L’accompagnement, l’assistance pratique des AS, des conseillères en économie sociale et familiale et des travailleurs familiaux, rappellent les micro-pouvoirs détaillés par M. Foucault : « Il a été dit à Madame par l’assistante sociale qu’elle pouvait être plus coquette. Avec l’aide de la travailleuse familiale, elle a fait une permanente et se fait des mises en plis (…) L’assistante sociale a pu aborder les problèmes de Madame chez elle. Elle se plaint de son manque de meubles. Madame, Henry (son fils) et la travailleuse familiale sont donc allés à Conforama afin de choisir. Il leur a été expliqué qu’il y avait des choix de première nécessité (…) Madame était fatiguée. La travailleuse familiale lui a proposé d’aller voir un médecin et lui a proposé plusieurs méthodes d’amaigrissement. Madame doit maigrir car elle est gonflée. Monsieur semble avoir envie de prendre sa place de père. L’intervention d’un moniteur serait-elle possible ? Il faudrait cadrer ce projet de travail » (rapport de 1990).
L’infantilisation est un enjeu souvent visible du travail social. Faut-il laisser les gens vivre comme ils l’entendent ou bien faut-il intervenir dans la plupart des achats dans la mesure où les gens doivent rendre des comptes sur la manière dont ils utilisent l’argent public qu’ils demandent ?
« Une famille ne paie pas le loyer, l’EDF mais s’abonne au câble : ” on nous a obligé “. Et donc elle nous demande de faire une aide financière derrière pour la dette de loyer ». Certaines personnes se mettent en position de faire des choix de consommations alors qu’elles sont affrontées à une nécessité qui leur imposerait de ne vivre que pour payer des taxes. Du point de vue du ménage, il peut être plus avantageux de s’offrir une télévision de luxe et de vivre dans un certain imaginaire de train de vie plutôt que d’être rivé aux obligations de remboursement qui digèrent les revenus. Dans ce scénario, le travailleur social éprouve des difficultés à cautionner ce type de pratique. D’abord parce qu’il connaît la stratégie de la famille qui, au regard des canons de la profession, est une conduite à la fois irrationnelle et manipulatrice. « C’est une question d’honneur » ; « Il y en a qui se foutent de notre gueule et on en a marre de se faire avoir… tu ne bosses pas dans un truc de confiance. Alors après tu te méfie de tout ». Le premier aspect est donc statutaire et renvoie au malaise de conduites qui imposeraient le mensonge en cas de demande d’aide mensuelle. Le second problème est lié à l’efficacité du travail social. La famille ne peut s’en sortir financièrement en accumulant les dettes tout en dépensant les maigres revenus disponibles dans des achats de plaisir. « Ils demandent une aide et ils achètent autre chose » ; « Il est clair que pour le câble, Cételem et Cofinoga, c’est leur meilleure clientèle ».
Se pose alors une question de fond du suivi social : comment faire la part des choses entre la légitimité du principe de plaisir et la légitimité du principe de réalité ? On placer la frontière entre les attitudes nécessaires au bien être et celles qui relèvent d’une volonté de balayer les arriérés ? Deux modes de réaction en découlent. Le premier est de feindre la naïveté. « Je préfère ne pas savoir ». Le second signifie une riposte de l’intervenant : « Tu en a qui sont dans la culture de l’échec. Tout foire, ça ne marche jamais ; ça renvoie à la dépendance ».
Il est essentiel de prendre en compte les dimensions des conditions de vie extrêmes qui portent les « sans-abris hébergés » à des comportements d’enroulement dans une relation de vengeances. Dans un monde qui les a exclu, un des pouvoirs qui leur reste est de mettre en échec le travailleur social. Autrement dit, de mettre en échec ceux-là même qui viennent en aide et qui représentent, qu’ils le veuillent ou non, ce monde ordinaire qui les a rejeté. Tout se passe comme s’il y avait une « surdose de violence subie » par le monde environnant qui affecte toutes les nouvelles structures rencontrées. Il faut tenir compte de ce label « institutionnel » et de la volonté pour les personnes démunies « de faire payer » « les gens qui travaillent grâce à nous » et ce d’autant plus que :
– les intervenants cherchent à produire un retour au droit commun : accès aux soins, démarches administratives… Il y a ainsi un paradoxe à gérer : c’est le monde dont on est exclu qu’il faut reconquérir à partir de la propre volonté de la personne.
– Le retour au droit commun est presque toujours imparfait (travail précaire, logement obtenu mais pas dans la région demandée). Certes les papiers, les soins peuvent être recouvrés mais ce sont généralement des espaces « d’à peu près » (l’insertion au droit commun du CDI est presque toujours impossible) qui sont proposés. Dans le monde associatif, cette distance des sous-prolétaires est tout aussi réelle. Une des rumeurs (recueillie dans une discussion collective informelle) laisse entendre que l’association est cotée en bourse grâce à l’argent non versé aux résidents.
L’infantilisation ne débouche pas toujours sur une posture de stigmatisé. Ou plutôt, l’infantilisé est davantage stigmatisable, c’est à dire stigmatisé pour lui-même[[Être accompagné dans une démarche de consommation par une conseillère en économie sociale et familiale relègue encore le public dans une zone d’extériorité, le sous-prolétaire « assisté » pouvant rester anonyme même dans un cadre public, à l’opposé du handicapé physique porteur du regard de l’autre sur son « stigmate ».. Pour qu’il y ait posture de stigmatisé, frappé par le regard des autres, encore faut-il que la dépendance s’exprime dans des situations où le « non-statut » est perçu par « l’assistance », où il y a visibilité et publicité de l’aide. Par exemple, la stigmatisation découle paradoxalement de l’usage des biens sociaux pour « cas sociaux ». D’où la gêne de se rendre dans les vestiaires, la honte de ne pouvoir inviter une petite amie dans un foyer CHRS qui accueille des « plus dégradés que soi ». Cette honte du stigmatisé se repère a contrario dans l’indifférence ostensible à l’égard de produits pour le moins extérieurs : « Dans l’immeuble réquisitionné, tout leur était installé, le frigo, les plaques chauffantes. les gens sont arrivés clés en main. Mais le rapport au mobilier n’est pas le même. Si ça tombe en panne, ils nous appellent. En plus tout le monde avait le même mobilier ». L’implication affective sur des biens étrangers est aussi socialement impossible que le sens de la responsabilité dans un univers qui échappe. Les lieux aménagés sont des lieux intermédiaires, transitoires. Ils n’ont pas la propriété d’un bien possédé ou d’une prestation offerte en échange d’un loyer dans une démarche individuelle d’acquisition d’un logement. Même quand il y a un loyer payé, le lieu reste « attribué par le service social » et dans le cas particulier, ce label infamant peut être renforcé par l’identité d’hébergé dans un « immeuble réquisitionné ». Pour anticiper l’effet stigmatisant des signes infamants, la GAP n’affiche pas toujours son label ou utilise des noms dérivés (concept nouveau comme « Maison de la rue », nom propre d’un mécène ou d’un fondateur, nom de la rue…).
La notion d’honneur – ou de honte sociale – est consubstantielle au travail social. Des adultes mis en dépendance du fait de la relation d’aide peuvent vouloir limiter leur sphère d’implication dans les structures pour « pauvre ». C’est ainsi que « selon les familles, j’adresse pas toujours au vestiaire. C’est pas parce que les gens viennent au service logement qu’ils vont apprécier d’aller au vestiaire. Ils préfèrent payer plutôt que d’aller chercher des chaussures ou des vêtements qu’ils ne peuvent pas payer. Quand tu fais leur budget c’est ” superflu ” les vêtements. Avec le RMI tu peux à peine bouffer donc les vêtements… Et pourtant ils préfèrent payer ».

Le social producteur d’identité

Pour autant, il serait faux de réduire les « effets » du travail social à ces trois dimensions pourtant très importantes, ne serait-ce qu’à cause de l’aveuglement des intermédiaires sociaux issus des classes populaires et moyennes à saisir la violence qu’ils administrent en toute bonne foi aux « ménages précarisés ». On ne peut par exemple parler de l’infantilisation des parents à qui on enlève des enfants sans ajouter que cette violence en préserve d’une autre sur le corps de l’enfant. Sans même aborder ces pratiques majeures de « la protection de l’enfance en danger », beaucoup de professionnels font preuve de doigté dans leurs relations avec les personnes reçues : les laisser raconter leur vie, pleurer, se confier ou même se confronter, taire des secrets qui pourraient avoir des incidences financières ou pénales, avoir une attitude de proximité dans toutes sortes d’activités ludiques ou d’insertion. Rendre possible, jour après jour, dans le flux des interactions ordinaires, un rapprochement social entre les deux milieux, est d’ailleurs une des spécificités majeures de la GAP par rapport au secteur public. Les échanges territorialisés, rendus possible par la vie communautaire des hôtels sociaux, des CHRS et de certains centres d’urgence, sécrètent souvent des liens plus profonds entre intervenants associatifs (bénévoles, objecteurs, salariés sans statut, professionnels statutaires salariés ou bénévoles…) et « personnes hébergées ». Au point justement que certains sous-prolétaires se voient proposer de passer de l’autre côté de la barrière, en devenant salariés (« permanent de nuit » ou salarié accompagnateur social dans différents services, depuis l’aide à la rédaction d’un CV jusqu’au suivi social classique).
Cette capacité des travailleurs sociaux à se rendre compte de la nécessité d’ajuster certains de leurs comportements, afin de laisser des marges de manoeuvres (comme les chants des plus âgés pendant les « bouffes collectives » autrement écrasés par la prise de parole des plus jeunes) à ceux que d’aucuns appellent « les cas lourds » dans les coulisses, rencontrent parfois la demande de ces derniers. La vie « collective » (espaces partagés comme les sanitaires, les lieux de passage, les informations collectives) ou de cohabitation (proximité des chambres) se rappelle quotidiennement aux hébergés des centres. Comme dans tous les foyers, « les relations de voisinage sont assez tendues ». Une des manières de produire sa place consiste à se rapprocher du travailleur social et à « étiqueter gueulards, sales ou agressifs » certains hébergés. En foyer, les discussions avec les travailleurs sociaux sont fondés sur davantage de proximité dans le suivi quotidien, ce qui autorise parfois dans les échanges une volonté de démarcation avec les « autres » : « ils nous font une vie pas possible » ; « il communique avec personne » ; « moi j’habite là c’est tout, je ne suis pas comme eux ». En attribuant une figure repoussoir à certains, des sous-prolétaires vont chercher la différence sociale qui leur permettra de ne pas se trouver « le plus bas ». Le suivi avec un assistant social autorise alors l’édification progressive de soi. Inversement, l’existence sociale s’échafaude à travers une complicité implicite liant « l’assisté » devenu héros pour autrui et le travailleur social qui laisse cette seule porte de sortie vers l’honneur social : « Une AAH qui ne sait pas remplir un dossier pour elle-même va remplir un dossier pour la retraite de ses parents. Donc elle vient me voir. Si on lui enlève ça, on la tue ». Autrement dit, un des indicateurs de l’intégration sociale est la capacité empathique de l’intervenant à l’égard des « personnes reçues », impliquant parfois des dédoublements de rôles. Ne pas voir tout en intervenant, être professionnel tout en étant proche : dans les centres d’hébergements pour jeunes ou pour « SDF » de l’association, les intervenants recourent plus facilement au tutoiement (ce qui est impensable dans le secteur public, exception faite des éducateurs de rue), sont entourés de quelques « intermédiaires » à qui sont confiés des petites responsabilités. Parfois même, lorsque la « personne suivie » révèle des qualités ou un niveau de déchéance où la part de l’accidentel ou de l’involontaire est grande (femme battue ayant quitté le domicile et se retrouvant seule avec des enfants), le travailleur social dissimulera des faits de nature à la compromettre (travail au noir, vols commis, actes qui feraient baisser certaines prestations). Et pour obtenir une aide financière, s’emploira-t-il à insister fortement sur les faits exemplaires de la personne, comme on le voit dans ces demandes diplomatiques d’allocation à l’administration : « Madame s’engage à faire d’actives recherches d’emploi » ; « Elle va régulièrement à la maison des chômeurs » ; « Il a trouvé un stage rémunéré qui ne manquera pas de déboucher sur un emploi rémunéré ».
Cette capacité d’ouverture est dialectique. Elle advient lorsque la personne n’est plus plongée dans son urgence matérielle ou psychique propre ou qu’elle parvient à la mettre à distance, avec le soutien en médiation du travailleur social. « Les personnes qui vont mieux ou bien avec les autres sont celles qui ont des relations régulières. Ils peuvent appeler quand ça va pas en gros ». On remarque que ceux qui ont des bases d’appuis, des supports, peuvent potentiellement « dépenser » cette énergie positive en faveur de personnes qu’ils estiment en détresse. D’où ce paradoxe de l’action sociale : il faut redonner confiance, à l’origine, à des personnes qui ne peuvent pas forcément immédiatement entrer en relation, qui se recroquevillent sur elles-mêmes et peuvent se protéger par l’agressivité contre l’intrusion ressentie de l’aide extérieure. Et l’on peut se retrouver dans le scénario de départ où le professionnel coupe les ponts avec un personnage avec qui « rien ne peut se construire ».