Articles

La grève SNCF au triage de Woippy

Partagez —> /

Le 24 Novembre, au matin, une manifestation, une de plus, se déroule à Metz, à l’occasion de la grève nationale contre le Plan Juppé. J’y vais et je la regarde passer, recherchant un ami travaillant à la gare de triage de Woippy. Je réponds à des signes de la main, j’en serre quelques unes, j’échange quelques propos avec des amis, des connaissances. Une manifestation, c’est aussi un lieu où se retrouvent des militants qui se sont connus dans des grèves, des réunions, d’autres manifestations, dans un autre travail… elle permet des rencontres et des retrouvailles avec des amis que l’on a perdus de vue… Les tracts y remplacent les cartons d’invitation, la rue se substitue à la salle, et comme dans une auberge espagnole, le menu est composé avec ce que chacun y apporte… Aujourd’hui “des milliers d’invités” m’ont déjà côtoyé, venant essentiellement du service public.
Les deux tiers de la manifestation sont déjà passés lorsque arrivent les délégations de cheminots. Ils illuminent et enfument la manifestation avec des torches à flamme rouge servant habituel­lement comme alarme pour l’arrêt des trains en cas d’urgence. La grève a été massivement suivie à la SNCF et la participation des cheminots à la manifestation est très importante. Je suis impres­sionné par la combativité qui transpire des groupes compacts qui défilent devant moi. Le groupe du “Triage” passe, mon ami n’est pas là. Ayant participé aux grèves et aux manifestations précédentes contre le contrat de Plan SNCF, il a certainement “profité” de cette journée de grève pour vaquer à ses occupations.
Vers 13 heures, en allant récupérer ma voiture avec un ami, nous faisons un détour par le secrétariat régional des cheminots CFDT. L’heure est au casse-croûte dans une ambiance contrastée. C’est un voyage permanent entre “le bonheur” et “l’anxiété”.
Cette journée de grève unitaire à la SNCF est atypique. ‘fous les syndicats ont appelé à la grève pour 24 heures ; FO appelle en plus à la grève jusqu’au 28 Novembre et la CFDT à la grève illimitée. Le 24 Novembre c’est l’unité dans la division ! Que se passera-t-il le lendemain ?
Aujourd’hui grève générale, arrêt total du trafic, participation massive aux manifestations, les militants sont heureux. Mais demain cela va-t-il continuer ? Les cheminots CFDT se reposent régulièrement cette question. Ils préféreraient accélérer le temps, être le lendemain matin, connaître les décisions prises par les assemblées générales quant à la poursuite du mouvement. Demain commence peut-être à se construire aujourd’hui, mais ces assemblées générales ne se tiendront que demain matin !
A leurs interrogations j’apporte aussi ma réponse : “Pour demain, si ça marche, c’est que vous aurez eu raison, si ça ne marche pas ce sera la faute des autres, ils auront brisé l’unité !”, et les interrogations sur le lendemain cessent, provisoirement, après cette petite phrase, simple et simpliste à la fois. Je savoure et je partage, à nouveau, pendant quelques instants, leur victoire d’aujourd’hui et leur satisfaction, leur joie… J’ai toujours préféré me trouver avec des militants heureux, les interrogations sur les lendemains ne m’ont jamais gâché les joies de la journée ! L’après midi et la nuit du 24 novembre en Moselle, et dans toute la France, resteront certainement gravés comme le jour le plus long pour les militants CFDT de la SNCF.
En traversant la gare de Metz, le silence qui y règne, la fermeture de tous les guichets, sont impressionnants, et cela conforte mon impression lors du passage du cortège bruyant et combatif du matin. Le silence qui règne dans cette gare peut présager le calme avant la tempête. Demain le mouvement a de fortes chances d’être reconduit. Une grève illimitée ce n’est qu’une journée de grève revotée chaque jour à la reprise du matin par l’Assemblée générale. Et chaque jour peut être le dernier. Les événements de la journée influent toujours sur la décision de poursuivre ou de s’arrêter. La force du mouvement d’aujourd’hui, et la forte implantation de la CFDT chez les cheminots mosellans permettront peut-être la reconduction demain en Moselle, mais que se passera-t-il ailleurs ?
Le 25 Novembre au matin, les trains ne se remettent pas en marche car la grève ne s’arrête pas. Le mouvement des cheminots contre le contrat de plan de leur entreprise passe de la protestation à la révolte. L’espoir des militants CFDT devient une réalité. Réforme de l’assurance maladie, remise en cause du régime de retraite des cheminots, contrat de plan, restructuration… à vouloir trop charger le mulet, celui-ci s’est couché, paralysant le trafic ferroviaire dans tout le pays.
La grève est reconduite, le mouvement se structure dans tout le pays, autour des assemblées générales. Localement, jour après jour, les assemblées générales décident de la suite à donner à ce mouvement national.
Le 28, nouvelle manifestation interprofessionnelle à Metz, et cette fois, les cheminots encore plus nombreux et bruyants, ouvrent le cortège avec leurs torches, tambours et sifflets. Les cheminots deviennent le fer de lance des travailleurs qui refusent le Plan Juppé et leurs torches le symbole de cette lutte et de la mobilisation qui s’amplifie.
A Woippy le 29 le mouvement se durcit et les grévistes occupent le poste central de circulation. A ce moment du conflit, tout le monde était encore pour l’action, y compris les cadres qui majoritairement comprenaient le mouvement. Contre le contrat de plan et pour défendre le statut des cheminots, il y avait des acteurs et des spectateurs.
Le 1er décembre se tient la première assemblée générale interservices (transport, équipement, entretien, traction…) qui décide d’occuper l’ensemble du triage et de mettre en place des piquets de grève. Les cheminots de la plus grande gare de triage de France décideront désormais ensemble et non plus service par service, jour après jour, de la suite à donner au mouvement.
Pendant ce mois de décembre froid et pluvieux, les piquets de grève s’installent à l’extérieur afin d’être visibles de la population, alors que les bâtiments ne manquaient pas pour faire cette grève au chaud. Dans l’improvisation, les piquets s’organisent et les premiers cheminots les tiennent près de 24 heures, se nourrissant uniquement de la générosité des clients revenant du centre commercial Auchan, distant de quelques centaines de mètres. Dans un article du Républicain Lorrain (quotidien régional), le journaliste compare ces campements de fortune à ceux d’une expédition en Terre Adélie !
Jour après jour, les piquets se structurent ; du feu et de la charette en travers de la route on passe aux abris de fortune fait de quelques bouts de bois soutenant une bâche de plastique, puis aux abris-bus mis à disposition par la mairie de Woippy. Les roulements s’organisent pour faire la grève et le rythme des 3×8, organisation du travail permettant habituellement le fonctionnement du triage, reprend pour enraciner la grève. Le conflit s’installe dans la durée. Les feux des piquets de grève, allumés le 1 décembre brûlent toujours. Ces symboles réchauffent certainement plus les cœurs que les corps.
L’intendance doit suivre, elle se met en place et l’on découvre spontanément que les initiatives des uns et des autres additionnées construisent une organisation digne de Taylor, organisation dans laquelle l’autorité n’existe pas, remplacée par la responsabilité de tous ceux qui décident ou s’engagent à assumer une tâche.
Ces piquets de grève sont à la fois des lieux de débat entre les cheminots et de rencontre entre ceux-ci et la population qui manifeste sa solidarité et les ravitaille spontanément et régulière­ment. Il y a toujours des “visiteurs” occasionnels ou réguliers. Un piquet de grève, au bord d’une route très fréquentée, c’est mieux pour la communication que les autoroutes de l’information et Internet. Entre les assemblées générales, ce sont les lieux où le mouvement se nourrit, se renforce et se durcit.
Le 7 décembre l’A.G. décide d’assurer le contrôle du triage et évacue les trois cadres qui étaient tolérés depuis le début du conflit pour assurer la sécurité des installations. Par contre, les grévistes décident de laisser travailler la surveillance générale (police du chemin de fer) et doublent la surveillance effectuée par celle-ci pour assurer la sécurité des marchandises dans les centaines de wagons immobilisés sur les voies du triage.
La seule issue envisagée par les grévistes c’est la victoire, la victoire totale . retrait du Plan Juppé, maintien du statut des cheminots, retrait du contrat de plan Etat-SNCF, maintien des régimes spéciaux de retraites, et toutes ces revendications ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Reste immergé par exemple le cas des contractuels non français au régime général…
En écoutant ces cheminots, je repense à la grève des Nouvelles Galeries de Thionville en 1972 et à deux banderoles peintes par les grévistes : “Patrons, tremblez… nous voilà !” et “Du 17 Avril à la Victoire”. Cette grève avait duré 72 jours. Je commence à respirer sur les piquets du Triage de Woippy le même air de révolte, la même détermination, les mêmes exigences. Il y a longtemps que les travailleurs n’osaient plus exiger TOUT. Le réalisme, décliné sur tous les tons depuis une quinzaine d’années, vole en éclats. Les grévistes exigent le beurre, l’argent du beurre et la crémière en prime. Ce conflit est parti pour durer. Des centres de tri de la Poste et des centres de construction de lignes de France Télécom s’installent dans la grève ; avec les cheminots et la RATP, ils forment un noyau dur. Le mouvement s’étend massivement à l’occasion des grèves interprofessionnelles à répétition, et se retrouve, dès le lendemain, circonscrit à ses noyaux durs.
Sur les piquets de grève, en écoutant les discussions, en respirant ce mélange d’air froid, chaud et enfumé, j’ai l’impression d’être en première ligne, à côté de “héros” qui se battent pour eux, mais aussi pour tous les salariés, pour le service public, pour les exclus de la société et du travail, pour leurs enfants, contre les choix d’une élite lointaine, inconnue, arrogante.
Les premiers reculs du gouvernement sur les régimes spéciaux de retraites des fonctionnaires et le contrat de plan Etat-SNCF n’entament pas la détermination des cheminots à obtenir le retrait du Plan Juppé. L’annonce par les médias des deux ou trois premières décisions d’AG décidant de reprendre le travail dans quelques dépôts d’agents de conduite SNCF sonne comme un tremblement de terre sur les piquets de grève de Woippy. Les moyens de communication de la SNCF que les grévistes se sont appropriés au fil des jours, pour communiquer entre eux, permettent de se rendre rapidement compte que les informations véhiculées par les médias ne concernaient qu’une infime partie du réseau et que certaines n’étaient pas fiables.
Sur les piquets de grève, avec leurs sapins de Noël, certains commençaient à envisager les modalités pour passer ensemble Noël et le réveillon du jour de l’an, une messe de minuit dans le triage et la fête de la Saint Sylvestre dans la cantine. D’autres organisent la participation au téléthon.
Jour après jour, une nouvelle solidarité prend naissance et s’enracine sur les piquets de grève. La satisfaction de certaines revendications catégorielles ne fait pas oublier la lutte contre ce symbole du mal-vivre qu’était devenu le Plan Juppé. Dans une société que l’on disait condamnée à la primauté de l’individua­lisme, le sentiment d’appartenir à une classe s’exprime confusé­ment dans le refus de reprendre le travail avant la “victoire totale”.
Malgré les premières décisions de reprise du travail en Lorraine les 15 et 16 Décembre, à Nancy et à Metz, les cheminots de Woippy avec ceux de Thionville, poursuivent l’action et paralysent le trafic de tout le Nord Lorraine et le trafic international vers le Benelux et l’Allemagne. Ils seront parmi les derniers à reprendre le travail. Après avoir négocié sur leurs revendications locales et les conditions de reprise, ils cesseront le conflit dans les conditions acceptées par l’A.G. et respectant leur dignité. L’expérience de quelques “anciens” ayant capitalisé les grèves de 68 et de 82 les amènent à imposer un état des lieux contradictoire avant de remettre les installations à la direction et de lever les piquets de grève. La grève se termine le 19 Décembre à 21 heures.
Les grévistes se retrouvent pour un repas et fêtent la fin de la grève, une dernière fois tous ensemble.
Après cette longue grève, la reprise du travail est un saut dans l’inconnu pour de très nombreux grévistes. Ils l’appréhendent, ils manquent de repères.
Ils ont découvert, à l’occasion de ce conflit, que les hommes et les femmes qui font fonctionner ce triage ne sont pas uniquement une force de travail, des matricules et des appendices des installations. Ils se sont découverts, regardés et vus différemment. Des amitiés ont pris naissance, d’autres se sont brisées ! Les équipes et les horaires à longueur variable, librement choisis, s’adaptant aux contraintes des uns et des autres, c’est terminé. Pour faire “vivre” cette grève, un rêve était devenu réalité, il avait construit jour après jour d’autres rapports sociaux. Ils n’étaient plus les mêmes, la reprise du travail détruirait-elle tout cela ? Nous sommes loin des revendications nationales qui ont déclenché ce conflit. Cette espérance et ces interrogations, que l’on retrouve souvent à la fin des longues grèves, que demain ne doit pas être comme hier, occupent les pensées. Pour quelques cheminots, envisager le retour à l’organisation “classique” du travail était un déchirement. Pour un militant, la fin de la grève n’était pas synonyme de reprise du travail puisqu’elle coïncidait avec son départ en retraite, et il répétait à l’unisson que c’était le plus beau cadeau qu’il pouvait imaginer : partir en luttant !
Pour avoir cessé la lutte avec les derniers grévistes de toute la SNCF, les cheminots de Woippy sont fiers de faire parti du dernier carré, mais l’amertume flotte dans l’air car le plan Juppé n’est pas retiré.
Une contradiction propre à un conflit atypique dans lequel ils sont entrés par conviction et par révolte et dont ils sont sortis avec un sentiment de victoire et de résignation.
Cette grève, refusant des choix présentés comme inéluctables, démontre que des hommes et des femmes peuvent encore se lever et dire non. Les cheminots qui n’existaient dans les calculs macroéconomiques qu’à travers les milliards à économiser pour équilibrer les comptes de la SNCF et les francs à payer pour équilibrer ceux de la protection sociale, ont affirmé, avec les travailleurs en lutte, en novembre et décembre, que derrière les chiffres, il y a des hommes et des femmes et que rien n’est inéluctable.
En combattant les choix du gouvernement, un espoir est né et s’est enraciné, peut-être irrémédiablement, dans la conscience des grévistes : les travailleurs ne sont pas condamnés à subir, il est possible d’imposer d’autres choix.
Cette lutte a obligé les intellectuels opposés à la “pensée unique” à sortir du silence, à se positionner par rapport aux travailleurs en grève. De cette convergence sortira peut-être…

François Rosso, militant associatif, animateur de la lutte des sidérurgistes d’Usinor Thionville en 1977.