Nous tendons à disposer du sensible, l’art nous redispose au sensible, à une attention pour ce qui passe inaperçu, reste inaudible, n’est pas vu, demande à être lu. Olivier Nottellet dessine en plaçant ce moyen sous le signe d’une réversibilité paradoxale. Il met en jeu la mobilité, la décomposition et l’instabilité de l’espace comme du regard de ceux qui le traversent. Le trait, le volume, le contour, le signe. Le carnet, l’espace blanc de la page, le noir d’encre, les objets, les personnages, les formes organiques et abstraites, le mur, la pièce, l’architecture. L’atelier d’Olivier Nottellet, ce sont tous les moyens et les éléments du dessin, par lesquels il œuvre à une exploration dont les composantes se soustraient à toutes les remises en ordre qui les menacent : celle du sens, celle de la cohérence, celle de l’échelle, celle de
l’imitation.
La machine à dessiner
Olivier Nottellet
(Toulouse, septembre 2001)
Tout est cassé, fracassé, à remettre sur le tapis, en place de.
D’abord c’est un courant d’air qui joue pile d’assiettes, en vrac d’objets mais en manque d’être porté.
Déportés sur la gauche juste là où il fait noir dans la porte ouverte.
Accélère le vent dans l’encre, enivre la tache de chine.
Des armées de serviteurs cagoulés rappliquent à la moindre idée bue, vue, sue, lue, nue.
On rigole au centimètre carré, on se pince pour oublier de crier, mais le vent souffle, la tempête fait rage, entre chaque dessin la machine se cabre pour freiner plus loin dans l’autre image ou bien demain s’il vous plaît.
Arbre, vent, ruines, argent, boules, mots, jeux, flashes oui et alors, la machine est contente puisqu’elle coule l’ombre des jours avec arrière plan de cinéma.
La machine tousse et retourne le trait dans le sens qui doit, bord à bord on frôle la flaque d’huile, on rétablit sur plans et marche arrière dans la neige.
Horizontale, verticale, elle courbe l’échine au son du papier qui trace, c’est mat, ça sèche, ça tue ou ça tourne cette route en zigzags? Un pneu éclate et c’est tant pis puisque la machine a des jambes. Le bal des boules extraverties se déplace entre les arbres qui courent à la catastrophe, on tergiverse les arabesques.
C’est bien dans ce mur qu’on finit, jamais sûr de la voir en morceaux, peureux du moteur qui s’emballe et finit là en ruine et contre tout.
Effondrée entre deux taches.
Immonde.
Souvent la machine revient.
Elle n’a pas de cœur son estomac c’est moi.
Un bus sans roues ou sans rue suffit à gaver le silence de sa bonne marche.
Le noir broyé replet la machine polluante écologique aux trousses.
Un panneau maltraité, un NUMERO UN contrarié, un perron mal fréquenté, un parterre d’administrés, des assises pleines de bancs, une mèche rebelle tout finit par sécher au pinceau en dents-de-scie.
La machine à dessiner n’a peur de rien qui ne la fasse avancer.
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Espaces en folie
Antonia Birnbaum
(Stuttgart, octobre 2003)
Pour François Matheron
L’art ne se justifie pas, bien que son droit à l’existence coïncide avec l’inquiétude d’une question. Sa gratuité est le pour-rien d’une exploration curieuse, une curiosité rendue visible, audible, palpable, une réinvention d’espace et de temps, un agencement donné en partage ou offert à qui voudra bien trébucher sur les discordances du sensible : elle est le pour-quoi il est si irremplaçable de regarder, de lire, de toucher, d’entendre, de traverser, de sentir. L’art pense. Cette phrase aussi brève que bête, tant son énoncé semble tautologique, n’a pourtant rien d’une évidence.
L’art pense. Cela signifie que ce n’est pas d’abord de connaissance qu’il s’agit dans l’art. Qu’il donne aussi lieu à un savoir positif n’y change rien ; c’est une séquelle du rapport à l’inconnu qu’il poursuit inlassablement. En ce point l’art se sépare de la culture, qui suppose toujours une codification, un langage homogène commun à une société ou à un groupe constitué. Ce qui de l’art renvoie à un habitus (ou au studium) ne fait qu’attester les annexions de l’art au champ de la culture ; cela n’atteint pas son risque, le tâtonnement d’une invention sans repère qui ne suit pas, mais procède dans la nuit, ne sachant pas où elle va([[. En allemand, le mot Kultur, notamment tel qu’il est employé de Herder à Burckhardt, et dans sa suite par Nietzsche, renvoie à l’art. Pour Burckhardt, la culture communique avec l’art dans l’apparition nationale du génie, d’où le titre de son livre Kultur der Renaissance, malencontreusement traduit en français par La Civilisation de la Renaissance. Il en va autrement en français : Condorcet ancre la culture dans le champ de la connaissance, et plus près de nous, Barthes fait un travail remarquable sur l’écart entre art et culture, travail qui semble être tombé dans l’oubli le plus complet dans le récent tournant sociologique des discours et pratiques critiques de l’art.).
Dans l’expérimentation artistique tout ce qui n’est pas encore le cas se mêle inextricablement de tout ce qui l’est déjà. La puissance de l’artifice ne s’arrête pas à ce qui est déjà établi, pas plus qu’elle n’exprime ou signifie quelque chose qui la précèderait logiquement – une réalité sociale ou individuelle, des émotions, des situations. Comment passer non du sensible à l’intelligible, mais du sensible au sensible, telle est l’inquiétude qui informe le recours à l’art. Ces passages s’esquissent dans un déjà-là du pas-encore apte à scinder l’état de fait en autant d’événements qui le fissurent, en disloquent les frontières, marquent l’audace d’une tentative. Le réel ne revient pas à sa place, il se déplace.
Nous tendons à disposer du sensible, l’art nous redispose au sensible, à une attention pour ce qui passe inaperçu, reste inaudible, n’est pas vu, demande à être lu. Penser l’art, c’est se trouver comme un étranger dans cette chose généralement connue sous le nom de réalité – être dérouté, en somme.
Sous quel régime se trouve cette pensée ? Il y a là comme une difficulté insurmontable de la caractérisation des âges de l’art, une nomenclature aussi massive que menaçante : moderne, post-moderne, irreprésentable, immatérielle, plastique, postcoloniale. Mais il n’y a pas d’obstacle si grand qu’il ne puisse être contourné. Il suffit de passer par cette occurrence mineure au regard des envolées générales sur les courants et leur taxinomie, sur les époques et leur nécessité, sur les évolutions dites irréversibles : à l’occurrence irrégulière d’une œuvre, au désir de défendre cette œuvre-ci, cet artiste.
Hic et nunc : Olivier Nottellet.
Que fait Olivier Nottellet ? Il dessine en plaçant ce moyen sous le signe d’une réversibilité paradoxale. Spontanément, le dessin nous fait penser à ce qui fixe – un trait produisant le contour d’une reconnaissance (portrait ou figure), un concept qui résume un espace ou un projet (plan de ville, esquisse architecturale d’un édifice), un tracé qui délimite (ligne blanche ou jaune qui sépare les voies d’une route, tracé qui flèche les indications). Interrogé sur une définition du dessin, Olivier Nottellet se met en travers de cette logique immédiate, évoquant d’emblée la mobilité, la décomposition et l’instabilité de l’espace comme du regard de ceux qui le traversent. Il n’hésite pas à parler de lui-même comme d’une « machine à dessiner », une machine dotée d’humeurs mélancoliques et de sursauts humoristiques, une mécanique déréglée « qui n’a peur de rien qui ne la fasse avancer » et d’où s’épanche un noir dont les expansions et les resserrements ne cessent de répercuter les accidents qu’il rencontre. Il n’y a pas de chemin, tu fais le chemin pendant que tu marches, sauf que la machine ne marche pas, elle déraille sur toutes les directions qu’elle emprunte, accélère, ralentit, hoquète, parfois se tarit.
Le trait, le volume, le contour, le signe. Le carnet, l’espace blanc de la page, le noir d’encre, les objets, les personnages, les formes organiques et abstraites, le mur, la pièce, l’architecture. L’atelier d’Olivier Nottellet, ce sont tous les moyens et les éléments du dessin, par lesquels il œuvre à une exploration tous azimuts. Les composantes se soustraient à toutes les remises en ordre qui les menacent : celle du sens, celle de la cohérence, celle de l’échelle, celle de l’imitation. Tantôt le dessin circule sur une feuille, tantôt il circule au sein d’un livre ; des taches noires s’envolent hors de la page ou y tombent de haut, c’est selon. Tantôt le dessin passe au dehors : il migre du papier au mur. Un saut périlleux dans un nouveau monde. Le dessin prend la tangente, s’échappe de la surface plane vers la réalité tridimensionnelle de l’espace. Dans leur expérimentation de cette nouvelle condition, les trajectoires se plient en quatre, acquièrent une agilité nouvelle. Noir, blanc, fond et premier plan, trait et tache permutent sans cesse ; parfois un fluo vert féroce s’en mêle et vient intercaler sa couche de papier dans les chamboulements qui infléchissent le lieu.
Sortir de la cage, de toutes les cages. Olivier Nottellet ne se réfugie pas dans le rêve de maîtrise que véhicule la clôture de l’unité formelle, ne sacrifie pas la difficulté à la tyrannie consensuelle qui substitue l’unanimité sociale aux exigences de l’imprévisible ; c’est avant tout l’artiste d’un dialogue inlassablement transposé dans toutes les facettes abordées par le dessin. Comment dialoguer avec ce lieu, telle est la question qu’il se pose lorsqu’on l’invite à intervenir dans un espace, une revue, sur un support. Comment faire dialoguer une porte et une fenêtre ? Comment faire dialoguer l’encre noire d’un dessin à main levée avec ses reproductions scannérisées ? Comment, étant donné leur rapport hautement instable, faire dialoguer ce qui est préparatoire et ce qui est pérenne, l’atelier et l’œuvre ? Comment rejouer sans cesse la relation entre art et non-art qui traverse les pratiques stratifiées et versatiles du dessin ?
Moyen pauvre, le dessin peut être transporté à moindres frais, il peut se déployer partout. Il suffit pour cela d’un carnet, d’une concentration, d’un crayon. Moyen dont le statut n’est jamais fixé, son mouvement peut quitter les supports fixes et passer dans l’image mobile vidéo. Dans l’œil enregistreur de la caméra, lecture et dessin se croisent inextricablement.
Pour autant, ce n’est pas du principe cinétique de l’image que l’artiste tire la mobilité. Celle-ci ne provient pas d’abord d’une chose en mouvement, mais de ce qu’elle nous met en mouvement, nous. Déclinaison d’un vocabulaire qui fait signe vers la collision, la déroute, ces dessins discontinuent notre regard. Engageant notre attention au lieu d’une disjonction, Olivier Nottellet nous laisse en quelque sorte tomber, planer, accrocher, passer là où le dessin échappe au champ de la vue. Pris dans l’étroit fossé – abyssal – entre la chose dessinée et le trait dessinant, accédant, dans l’écart entre épaisseur colorée et bordure marquée, à la division du tracé, notre regard franchit le seuil par lequel la ligne produit ce qui n’appartient pas à la ligne – un espacement. Le spectateur advient là où il n’y a proprement rien à voir, dans ce qui n’appartient pas à l’objectivité spectaculaire du visible([[. A ce propos, voir Jacques Derrida, Mémoires d’aveugles. L’autoportrait et autres ruines, Paris Réunion des Musées Nationaux, 1990, p. 50, 58 et suivantes.).
Cette manière d’avancer dans l’ignorance complète de ce que pourra être le prochain intervalle a une histoire. Amateur indéfectible des ellipses de Buster Keaton, de l’accélération de Speedy Gonzalez, Olivier Nottellet poursuit les déboîtements invraisemblables, l’improvisation effrénée de l’espace ouverte par le burlesque et reprise en accéléré dans le dessin animé.
Déplacement par mètre carré, en passage d’angle, par taches, par calembours visuels, par sauts. Un mur s’étire sous l’effet d’une expansion de noir : effet de pulsation qui fait dialoguer entre eux des murs jusque là indifférents les uns aux autres. Ainsi dans la galerie des Beaux-Arts de Marseille, où une grande tache noire, peinte à même le mur dans un renfoncement de la grande pièce, se trouve redoublée, redistribuée symétriquement selon un renversement physique des deux côtés d’un angle. La compression qui en résulte agit comme réverbération ; la tache explose, la partie du lieu qui est en retrait vient en avant rebondir sur le mur fluo du fond.
À l’exposition du centre d’art du Triage, un personnage debout donne un coup de pied à ce qu’il voit dessiné devant lui : une rangée de petits bonshommes penchés. Traits bien droits, bustes et jambes rehaussés de têtes noires : sous l’effet de cette impulsion cruelle, ils tombent raides comme des quilles dans une poutre mise en travers de leur chute graphique improbablement orientée vers le haut, certains ressortant de l’autre côté toujours penchés, petite suite rescapée d’une dynamique sensiblement interrompue par un élément d’architecture. Des motifs se logent sur une porte, se cachent ou se reproduisent en miniature sur un morceau de papier peint qui recouvre une part du couloir. Des personnages sortent d’une tache pour tomber dans un panneau, des images se désagrègent en pièces détachées, le parcours se construit de façon alogique, selon des raccords inattendus trouvés de toute urgence dans les failles et les accidents de parcours. Que ce soit la lumière, la profondeur, les intervalles, rien ne reste en place.
Olivier Nottellet ne dessine pas des choses dans l’étendue, il en déstabilise les paramètres au moyen des images, des traits, des formes qui la traversent. Une course poursuite qui se déroule dans les blancs d’un espace en folie…
Eclipse de la catastrophe, tergiversation de l’obstacle, revirement tangentiel du pire en une nouvelle occasion de produire une issue. L’adage « L’art est pour soi et ne l’est pas ; il manque son autonomie sans ce qui lui est hétérogène([[. L’auteur de cette phrase est Theodor W. Adorno, qui est aussi l’auteur d’une des phrases les plus éclairantes et les moins réductrices sur le régime de l’individualisme dans le monde capitaliste, notamment par son insistance sur le pourquoi de la non-immédiateté de l’accès à l’art, sur la difficulté d’une médiation négative qui ici ou là est « immédiatement » estampée comme élitiste : « Le rapport à l’expérience [… est un rapport à l’histoire tout entière ; l’expérience simplement individuelle, qui est le départ de la conscience parce que c’est ce qui lui est le plus proche, est elle-même médiatisée par l’expérience plus vaste de l’humanité historique ; si au lieu de cela cette dernière est médiate et si l’expérience propre à chacun apparaît comme l’immédiat, c’est que la société et l’idéologie individualiste veulent le faire croire. » (Theodor W. Adorno, « L’essai comme forme », in : Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p.14.) » convient parfaitement à Olivier Nottellet. Pratiquant avec bonheur l’art de parer les coups que nous distribue la réalité, il n’a jamais confondu la subjectivation artistique avec un pur rapport à soi, ni identifié l’illégitimité de l’art avec la ferveur communautaire ou « coopérative » du mouvement social. Que l’art puisse être l’invitation faite à chacun – à tous et personne – de se séparer de son assignation à une « place » définie sociologiquement, qu’il donne la puissance d’ « acter » inventivement les divisions occultées par le régime dominant du sensible plutôt que de convoquer la figure rebattue du rassemblement : ces formulations paradoxales de l’instabilité ne cessent de faire retour dans une œuvre affectée d’impureté de part en part. Une œuvre qui ne renonce à rien, ni à l’aventure singulière et non assurée de soi, ni au rapport intempestif avec les circonstances historiques dans lesquelles se localise cette expérimentation.
Ce n’est pas une des moindres vertus de cet art que personne n’y a jamais le dernier mot. Même quand il parle de « moi », Olivier Nottellet se trouve au beau milieu d’un dialogue entre des organes récalcitrants et une dispersion ravageuse : « C’est bien dans ce mur qu’on finit, jamais sûr de la [machine à dessiner voir en morceaux, peureux du moteur qui s’emballe et finit là en ruine et contre tout. Effondrée entre deux taches. Immonde. Souvent la machine revient. Elle n’a pas de cœur son estomac c’est moi([[. Voir dans ce même numéro le texte d’Olivier Nottellet : « La machine à dessiner ».). »