Dans cet article je m’efforce de tirer autant de conséquences que possible de ce fait : dans les îles des Mascareignes, l’usage du mot « créole » est réglé par des critères qui en restreignent l’application à des sous-ensembles du monde créole. L’usage du mot n’est pas « cognitif », il ne désigne pas nécessairement l’habitant des îles, le « natif », il est plutôt destiné à
marquer ce dont il importe de se distinguer dans la langue créole elle-même, en prenant éventuellement appui sur des arrières langues, des usages, des croyances et des attitudes, hérités d’ailleurs. Ce qui apparaît alors comme un caractère important de la vie créole c’est la distance entre des formes d’expériences coexistantes mais qui se veulent aussi étanches que possible, distance au repérage de laquelle les sensibilités sont dressées et qui donne au métissage (ou à certaines formes de métissage) la valeur d’une soustraction aux normes héritées des temps coloniaux. Distance et métissage sont les termes dans lesquelles j’ai voulu décrire le monde créole des Mascareignes. Mais j’ai voulu le décrire « à distance » en me rappelant l’esprit dans lequel Derek Walcott a décrit les fragments d’épopée des Antilles.
In this article, I attempt to draw as many possible consequences from this fact : in the Mascareignes islands, the use of the word « Creole » is regulated by criteria that limit its application to subgroups of the Creole world. The use of this word is not “cognitive”, it does not refer to the inhabitant of the islands, the “native”: it marks that from which one must separate oneself within the Creole language itself, possibly through the evocation of back-languages, of customs, beliefs and attitudes inherited from somewhere else. A crucial defining feature of Creole life thus appears to consist in a distance between forms of experience that coexist but that strive to be as separated and watertight as possible. Sensitivities are deeply trained in measuring this distance, which leads (certain forms of) hybridization to be conceived as subtractions to the norms inherited from colonial times. Distance and hybridization are the main terms through which I have attempted to describe the Creole world in the Mascareignes; but I tried to do so “from a distance”, in the spirit with which Derek Walcott described fragments of epics in the Caribbean.
“Our words have for us the meaning we give to them. As our lives stand, the meaning we give them is rebuked by the meaning they have in our language – the meaning, say, that writers live on, the meaning we also, in moments, know they have but which mostly remains a mystery to us”.
Stanley Cavell, The senses of Walden.
Pour Nadejda
Dans ce qui suit je ne m’intéresse pas à la question de savoir qui sont les créoles et en vertu de quoi ils sont ce qu’ils sont, mais aux contextes où il peut arriver qu’une question de cette sorte surgisse et même où on peut avoir le sentiment qu’une réponse à cette question a été donnée sans qu’il ait été nécessaire de la formuler.
Mes remarques sont en principe limitées aux Mascareignes, mais je n’exclus pas tout recours à d’autres façons de décrire le monde créole, pourvu seulement qu’elles s’accordent avec les pratiques qui m’intéressent. Wittgenstein écrivait qu’une description fausse est celle qui ne s’accorde pas avec la pratique du descripteur, et non avec l’usage canonique d’une langue, et que c’est seulement dans ce second cas que naît ce qu’il appelle un « conflit philosophique »([[Recherches dur la philosophie de la psychologie, I, TER, p. 125, § 548, puis 549.) (notamment les perplexités qu’engendre la question de savoir comment sont les choses dont je parle, quand je n’ai pas d’idée bien claire de ce que parler veut dire). Cette fausseté de la description provient de ce que nous ne nous reconnaissons pas dans l’image offerte par la description : « nous ne nous y retrouvons pas dans l’usage de notre image, ni donc dans celui du mot en question ».
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Si vous allez un jour à l’île Maurice vous verrez que l’usage du mot « créole » exprime des conditions un peu différentes de celles qui opèrent ailleurs (y compris de celles qui se manifestent lorsque vous-mêmes, qui que vous soyez, employez, pour une raison ou pour une autre, le mot « créole »). Ces conditions sont faciles à déceler, et elles sont actives dès les premiers contacts avec les gens qui parlent le créole mauricien. En voyage, c’est précisément ce genre de conditions qu’on rencontre : vous ne ressentez pas spécialement le besoin de savoir qui, ou que sont les « créoles », vous n’avez pas l’impression d’exprimer quoi que ce soit qui trahisse un besoin de savoir cela quand vous demandez votre chemin, mais on vous le dit en réponse à des questions portant sur le caractère d’un lieu où vous voudriez vous rendre – on suppose donc en vous l’existence de ce besoin dès que vous cherchez à vous orienter. Ce qu’est le caractère du lieu, sa signification morale, c’est à cela que vous conduit le mot « créole » ; il y a des lieux qui ne se mettent à exister et signifier dans la langue de votre interlocuteur que s’ils sont éclairés par l’emploi de ce mot. Vous découvrez un état de cette langue, un quelque chose qui s’est produit en elle, et qui subsiste même dans les traductions qu’on vous en propose.([[Créole est un terme qui joue un rôle important dans la caractérisation morale des lieux à Maurice. Un peu comme « Nouvelle Angleterre », « Européens », « Paris », « Boston » opèrent au sein du lexique du Henry James des Ambassadeurs par exemple, où la question est de trouver une voie moyenne entre le plaisir des apparences et le rigorisme de la vérité. Boston est « la citadelle de la vérité » (Les Bostoniennes), Rodrigues est l’île des dégénérés.)
Vous apprenez par exemple que Rodrigues est une « île de créoles », ou qu’il y a « beaucoup de créoles » au sud ouest, près du Morne. Que le lieu doive son caractère au fait que des « créoles » y vivent, vous en êtes prévenus, et la décision que vous prenez de poursuivre ou non votre chemin est censée s’en trouver éclairée comme il convient. Pourquoi est-elle censée l’être ?
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« Créole » désigne en mauricien les descendants d’esclaves africains là où ils survivent. On peut employer le mot comme une injure, comme une manière de tracer une frontière, pour donner un exemple de ce qu’il ne faut pas faire et qu’il ne faut surtout pas encourager.
« Il y a des créoles qui ne sont ni tout à fait blancs, ni tout à fait noirs » est un énoncé vrai par exemple en français et dans d’autres langues européennes qui produisent un savoir qui est le leur sur cette question ; c’est un énoncé faux en créole mauricien, et tautologique en créole réunionnais (le mot « créole » n’y désignant en effet qu’une partie de ceux qui ne sont ni tout à fait blancs, ni tout à fait noirs, mais pas tous). Il est sans pertinence et indélicat en mauricien d’étendre ce mot au-delà de la sphère où l’on confine le résultat humain de l’économie de plantation ; c’est une approximation, en créole réunionnais, de l’appliquer par exemple aux descendants des « indentured laborers ».
Ce conflit sur l’usage du mot n’est pas facile à définir, mais il est tel qu’on peut s’interroger sur ce qu’on est supposé faire, dans chaque cas, de la chose qu’il institue. Il n’est pas possible de réduire ce conflit en faisant état d’un surcroît de savoir, d’une plus grande exactitude dans la manière de dire (à quoi que l’on veuille articuler ce savoir et cette exactitude). Mais je crois qu’il n’est pas du tout intéressant d’essayer de le réduire.
Le mieux est d’aller au point à partir duquel tous ces usages se déploient dans leur disparité ; la société où l’on parle créole (de cette façon) est une société formidablement « racialisée » : des choses extrêmement superficielles, et donc charnelles, comme les nuances de la couleur de la peau, la texture des cheveux, la forme du nez, l’odeur, la façon d’accentuer les mots, le pur fait de parler, sont immédiatement vécues comme des enjeux capables de mobiliser le désir de joindre ou de disjoindre, ou comme des signes montrant comment s’exercent diverses forces sur les données même qui font que les gens impliqués comprennent ce que signifie le « métissage », ainsi que les attitudes qu’il est possible d’adopter à l’égard de cela.
Du coup l’éducation créole, au sein de la langue créole et de ses accompagnements linguistiques, implique une formation de tous les sens au repérage de ces différences et un ajustement des corps, de la parole, des gestes, aux rencontres correspondantes : on y apprend à « sentir » les gens, à percevoir les effets de la lumière sur le grain de la peau, à suivre le dessin des lèvres comme avec les doigts, à interpréter le luisant des gencives et le lobe des oreilles, à entendre dans la voix telle et telle modulation, on apprend à mettre tous ces petits éclats de corps en liaison les uns avec les autres, et à composer des images de personnes par ce moyen. Ces personnes sont les prolongements de leurs corps, elles sont même « entre » les zones signifiantes de leur corps comme un milieu où elles baignent : on pèse ainsi la quantité de « créole » dont est lesté le corps du premier venu, et on évalue les « mondes possibles » qui y trouvent expression – et ce sont autant de chemins pour des désirs qui dérivent loin de la « diction des institutions » (Derek Wacott).
Qu’un créole que je ne vois pas mais que j’entends prononce le nom de cette illustre vagabonde dionysienne, perpétuellement ivre, toujours à tituber entre silence renfrogné et insulte tonitruante, « Ti Quatorze »([[Morte à Saint-Denis à la fin des années 70.) la bégayante, et je saurai, moi, la couleur de sa peau : le « r » du blanc est lourd comme une goutte qui se forme et grossit dans le mot, toutes les voyelles qui le précèdent deviennent des variantes de « O », l’opération de l’indien est d’effacer le « r » et de lui substituer une diphtongue, celui du noir est tiré comme par une corde sur le long de laquelle les voyelles en se répliquant deviennent des A, celui du chinois est une flèche ou une griffe…
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Je suppose que ces aspects, et les réponses qu’on leur fait, nous disent quelque chose de ce que signifie parler créole et qu’ils nous font voir un visage de ce que peut être la vie créole. Non pas un masque que des pouvoirs étrangers lui auraient imposé, mais ce qu’elle peut être d’elle-même, et ce à quoi elle a, du coup, à se confronter.
Qu’il s’agisse du créole mauricien ou du créole réunionnais, « créole » est bien un terme dont l’usage n’inclut pas nécessairement son auteur, fût-il lui-même inscrit corps et âme dans l’espace où cet usage fait sens : il arrive, en d’autres termes, que dans sa langue maternelle, un créole prenne la peine d’indiquer qui sont ces « créoles » dont lui-même ne fait pas partie. Comment est-ce quand les locuteurs d’une langue, ayant grandi en elle et se mouvant le plus souvent en elle, refusent de se nommer à partir d’elle, ou n’admettent d’être désignés en elle que de manière non éponyme, et en font peu ou prou une activité propre à des individus avec lesquels ils ne veulent pas être « confondus » ? Je crois que l’expérience de cette séparation est essentielle pour comprendre ce que signifie le fait de parler le créole et de vivre dans cette langue.
Il n’est pas question d’une dépréciation de soi due au fait que ce serait précisément cette langue que l’on parle – il ne s’agit pas d’une dépréciation de la langue elle-même ; il s’agit d’une relégation de ses premiers locuteurs aux limites d’un habitat qui n’est qu’à eux (les autres n’en voulant guère), du recouvrement d’un moment ancien de la langue, des conditions dans lesquelles elle a d’abord été parlée, conditions scellées dans la personne du nègre couplée à celle du blanc, de l’africain descendant d’esclaves – de celui après lequel les autres sont venus, et dont l’abolition a fait un être de périphéries dévastées. On peut essayer de voir comment tout cela contribue à faire émerger un visage de la langue et voir comment « parler créole » joue constamment de ce type de distance, en le démultipliant.([[On peut imaginer quelqu’un qui aurait pour langue maternelle le français et pour lequel « être français » serait une sorte d’infirmité essentielle dont seraient affectés d’autres individus n’ayant de commun avec lui que le caractère maternel de la langue en question : « être français », ce serait avoir depuis toujours déchu dans sa propre langue à la place que celle-ci réserve à ceux qui ne peuvent faire autrement que la parler pour dire ce qu’ils ont à dire, cette place étant celles des « français ». Nous aurions alors pour le français le genre de distance qui vaut ici pour le créole, nous aurions un effet de créole en français.)
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Il faut toutefois ajouter un certain nombre d’autres choses pour rendre cette situation plus complète et un peu plus claire : Précisons : les mauriciens non créoles parlent en général une autre langue au moins – une variété de Tamoul par exemple, ou un français très accentué, ou des bribes de chinois cantonnais, ou l’ourdou ou l’hindi. Ils ont une sorte « d’arrière pays » dont on entrevoit les formes dans des pratiques religieuses, matrimoniales, économiques, importées et conservées. Le créole est en revanche celui qui n’a pas d’autres langues – pas de contreforts symboliques ou de retraite linguistique où subsisteraient les morceaux d’une vie relativement indépendante des formes de vie associées au parler créole.
C’est pourquoi il peut y avoir un espace où le mot « créolité » peut jouer un rôle fédérateur([[J. Bernabé, P. Chamoiseau, R. Confiant, Eloge de la créolité, Gallimard) et d’autres où il ne paraît pouvoir en jouer aucun ; il y a clairement des espaces géographiques, c’est-à-dire aussi politiques, d’où il serait surprenant de voir émerger la « créolité » dans un éloge. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en ait pas besoin, mais que les termes dans lesquels un tel éloge serait articulé auraient à intégrer ceci que le mot « créole » désigne non un tout instable formé de caractères hétérogènes, mais le reste autour duquel se construisent tous les clivages et se justifient les manières d’organiser les séparations de tous ordres.
Pas davantage le mot de « créolisation » n’y pourrait valoir comme l’expression d’un contact dont la « résultante » imprévisible serait la promotion de nouvelles façons de dire, d’écrire, de penser : il aurait, pour l’heure, le sens d’un rétrécissement aux limites d’une vie remise, par l’abolition de l’esclavage, aux lieux où rien ne se passe plus, sinon comme le dit Derek Walcott des Caraïbes indépendantes, « la survie (qui) est le triomphe de l’obstination, et l’esprit de l’obstination, stupidité sublime » (d’où naît au demeurant la poésie).
Dans nombre de réflexions sur « le créole », nous avons au fond affaire à des pensées pour lesquelles il est essentiel qu’une origine soit proclamée (plutôt que répétée) et que des possibilités soient figurés seulement à partir de cela.
Il est urgent, du point de ses pensées, de fixer les véritables conditions d’une « genèse » qui contrairement à celle des cultures ataviques, n’engendre pas d’absolu – une genèse qui soit une « digenèse » ou une hétérogenèse prenant son départ dans l’absence de source. Que cette origine soit pointée comme un vide annonciateur de devenirs dont la gloire est d’être « imprévisibles », n’empêche nullement que la question de l’origine structure (même négativement) l’ensemble de la discussion sur ce que c’est qu’être créole. L’idée est que c’est depuis le fait de n’avoir pas eu telle et telle chose, ou d’en avoir été spolié, que la créolisation opère, à moins qu’on ne comble ce vide initial au moyen d’une créolité qui serait un « agrégat interactionnel », dont la pleine connaissance « réservée à l’art », donnerait le « fondement de l’être » créole.
Il me semble peut-être fécond et mieux approprié au contexte dans lequel je parle, de saisir ce qui est « créole » par le milieu, en commençant par voir dans l’ordinaire en cours du parler créole qui dit de qui qu’il est créole – non parce qu’il serait intéressant de savoir en effet qui l’est (ou ce que c’est de l’être ou de le devenir) mais parce que cela permet de voir au moins une partie de l’espace dans lequel cet usage fait sens. Il ne s’agit pas du tout d’un espace chaotique où se produiraient des échanges aux effets imprévisibles soustraits à la « morale », où se ferait « l’enclenchement » difficile des « contacts culturels », mais plutôt d’un espace clivé de plusieurs façons, avec ses fractures et ses frontières, ouvertes ou tracées à même les corps, et avec toutes les transgressions, les fuites, que l’on aimerait pouvoir continuer à couronner du nom de « marronnage », si on veut bien retenir de cette vieille pratique créole le fait de se soustraire aux codes de travail qui plient les corps à des productions qui leurs sont parfaitement étrangères et mortifères.
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Lorsqu’on parle de l’imprévisibilité du processus de créolisation, on entend le distinguer du « simple métissage », que l’on peut prévoir. J’aurais bien voulu traduire « simple métissage » dans mon créole, mais je n’y arrive pas et je butte à chaque fois sur une dénomination complexe qui enveloppe une attitude à l’égard du monde créole dans son ensemble. Il n’y a jamais rien de simple dans le métissage. Le métissage est prévisible, dit-on, la « créolisation » non.
Mais cette façon de voir peut fort bien nous empêcher de saisir ce qu’a de spécifique le métissage sous conditions créoles. Car s’il est prévisible en fait que le « métissage » ait lieu (en général), il est en principe tout aussi improbable qu’il ait lieu, compte tenu de l’effort inscrit dans la société créole pour qu’il ne se produise surtout pas. Aucune société créole n’a jamais[[Si l’on excepte une courte période au début de la société coloniale. À l’île Bourbon par exemple les mariages mixtes sont interdits en 1680, mais l’île est occupée depuis 1663 par des français et des malgaches. Dans les antilles françaises les mariages mixtes sont réglementés au XVIIIe siècle. Cf. Y. Benot, La modernité de l’esclavage, La Découverte. tenu le métissage pour simple et prévisible, quand bien même il serait passé pour tel aux yeux de voyageurs étrangers au monde créole. Des choses en tout cas sont mises en place dans ce monde pour rendre dangereux, repoussant, etc. le métissage, et cela d’autant plus qu’on se rapproche des extrêmes, blanc / noir. C’est que, dans la mesure où des corps sont impliqués (et non seulement des esprits attentifs à la coprésence de symboles variés et disparates dans un champ ouvert à la lecture), « créole » est précisément un des mots par lesquels il arrive que la langue concentre les dangers d’une telle transgression.
« Ici il y a beaucoup de créoles » dit le chauffeur de taxi mauricien – il y a donc ceux qu’on côtoie en faisant en sorte de rendre, entre eux et celui qui parle, la distance aussi grande que le permettent les contraintes de la vie insulaire.
Le contact des cultures qui produit une résultante imprévisible, quelle qu’en soit l’importance, n’est ici rien au regard du mariage des « races » (catégorie créole s’il en est). Dans ses récits de voyage, Anthony Trollope disait qu’aux Antilles il ne pouvait y avoir quantité de choses « au vrai sens des mots » (au vrai sens que leur donnaient les européens : villes, cultures, peuples). À quoi il est certes possible de répondre que le sens qu’un européen donne à ces choses ne correspond à rien de ce que nous pourrions vouloir nous autres, que nos ambitions ne s’y retrouvent pas plus que nos intérêts. Mais cette chose qu’est le métissage ne se trouve guère en Europe « au vrai sens du mot », et elle est si présente au cœur du monde créole, qu’elle peut à elle seule produire une nomenclature plus fantastique que les productions de l’art médiéval étudiées par Baltrusaïtis – et que s’il y a quelque chose avec quoi le désir créole est aux prises, c’est ce réel du mélange par où s’expliquent aussi nos villes, nos manières de faire bariolées, et notre cacophonie d’accents, fragments des vieux langages tombés en partie dans l’oubli. Et le métissage n’est certainement pas un « simple contact », le contact est la forme euphémisée du métissage (le métissage dure longtemps).
Quand je dis pourtant du « contact » (E. Glissant parle de « contact de deux cultures ») que le monde créole le proscrit, je veux dire qu’un « contact » est, dans la langue, ce que des désirs incarnés recherchent et que c’est sous cette forme très précise qu’il est obsessionnellement codé dans les formes de la vie créole qui trouvent expressions dans cette langue (toutes les classifications de peaux en font organiquement partie). D’où l’extraordinaire prolifération de catégories qui sont énumérées dans le tableau de 64 nuances de couleurs de peau en Haïti avant 1791 ; d’où l’incroyable persistance du créole réunionnais à rattraper par la nomination ce que le métissage fait à la peau. La société créole s’est d’emblée vouée par ces codes à rendre le contact impossible – ou à le « déphysicaliser » autant que faire se peut – la société créole est précisément travaillée par la peur d’un contact qui dégénèrerait en métissage (le contact des cultures est aussi ce qu’arrange un folklore).
Cette impossibilité n’est bien sûr jamais obtenue ; mais il faut un Derek Walcott pour dire, « ici – dans les
Ce « mariage » là n’est rien de simple – le « simple métissage ». Il est certes prévisible pour un non créole qu’il ait lieu, mais il est miraculeux pour un créole qu’il ait lieu – comme le marronnage et toutes les fuites qui emporteront les mots et les catégories de la langue officielle avec elles pour les cuire autrement dans les forêts, quelles qu’elles soient désormais, qui sont les nôtres.
Il m’a semblé que si on reprenait partout les mots de « créolité » ou de « créolisation », on perdrait de vue ces tensions, on les écarterait au moyen de représentations qui relient des devenirs – imprévisibles comme on veut – à des origines et des fondements proclamées par ceux qui écrivent, par ceux qui ressentent le besoin d’écrire une proclamation d’origine. Mais il y a les cristaux de chants, les paroles taillées sur le patrons des proverbes, les flux de voix non orthographiées aussi longtemps que le permettra la « diction des institutions » : c’est cela notre créole, dans le moment où je l’entends, ou le vois, ou le sens – il n’est pas dans ce que je lis – il est l’absent de toute lecture… . Entre le lire et l’écrire d’une part, et la vie que je mène comme créole, il y a cette distance qui me fait paraître les premières comme des pratiques « tombées d’ailleurs », aussi étranges et variées que peuvent l’être une procession hindoue, une fête chinoise, un Kabar et des danseurs de Maloya, un exorcisme dans une cabane, un champ de cannes, une école, une administration publique…
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Ce qui me semble dès lors absent de la « créolité / créolisation », c’est le corps (et la sexualité) – une absence qui s’explique en partie par le refus de considérer le métissage comme quelque chose d’intéressant sous prétexte que ce serait là quelque chose de prévisible. Mais ce n’est pas l’imprévisibilité ou la prévisibilité qui est la marque importante du résultat, c’est le fait qu’il y ait en lui quelque chose d’indu… et ce qui est « indu » (voire monstrueux, inacceptable etc.) c’est ce qui se colore de cette façon là – dans les Mascareignes (et à Maurice qui en a conservé l’esprit presque intact) ce qui se créolise de cette façon là : par coloration.
Le créole est superficiel comme la peau. Et il est alors tentant de dire que le mot « créole » désigne un principe de coloration sauvage dans des espaces où des groupes homogènes de corps humains « auraient dû » se jouxter dans les règles pour former une grosse machine à produire (du sucre, de l’indigo, du café, du tabac) sans se pénétrer / mélanger. La coloration c’est la manifestation du mélange dont on ne veut pas. Et c’est bien la prévisibilité de cela qui obsède les pouvoirs qui se sont formés au sein du monde créole. Yves Benot montre bien à quel point ces choses étaient incompréhensibles aux révolutionnaires de 89-93([[La révolution française et la fin des colonies, La Découverte.).
On peut alors rechercher les conditions sous lesquelles il est possible qu’arrive ceci ou cela (l’imprévisible excroissance culturelle) – pour qu’il y ait telle chose, il faut qu’il y ait telle autre chose (des cultures disparates en contact). Mais c’est au prix – me semble-t-il – d’une sorte d’aveuglement à l’égard de certains caractères de ce qui a lieu.
Que l’origine soit déterminée comme un « contact » ou une intégration de différences, doit être mis en contraste avec ceci que le mot « créole » peut servir à désigner (en créole) l’absence de contact et l’interdiction de l’intégration : l’origine est barrée à mort dans le descendant d’esclave africain qui est dépourvu d’arrière langue (ni français, ni tamoul, ni chinois cantonnais, ni ourdou, ni hindi) et avec son créole touche le fond et voit le ciel de tout ce qu’il peut dire. Et s’il y a du créole partout ailleurs, c’est parce qu’il est là, lui, avec ce corps là.
Bien des créoles me semblent pourtant fort occupés à retraiter cette question de l’origine sans jamais en faire disparaître le noyau. Eussent-ils des réserves sur l’afrocentrisme, sur la négritude, que cela ne change pas l’orientation générale de la pensée vers l’origine et le fondement. Qu’une nécessité fasse tenir toutes ces tentatives ensemble et préside en même temps aux baptêmes tentés dans la langue (« créolité », « créolisation », « créolie »), c’est fort probable, c’est à peu près certain – mais les baptêmes sont toujours un peu dangereux, et le créole est un spécialiste de l’apostasie.
Or les seuls à n’être pas tourmentés par l’origine et le fondement, dans les Mascareignes, sont précisément ceux qu’on y appelle – en les marquant conjointement aux lieux qu’ils aménagent pour leur vie perpétuellement présente – « créoles » : pas d’arrière langue, pas d’arrière pays, pas de ressources cachées, pas de « souvenirs » qui soient au delà des récifs coralliens : morceaux de chants, morceaux de contes, manières de marcher et de danser, de bêcher et de cueillir, de dire et de taire, de cracher, tout cela est « là », lourd des virtualités qui s’épanouissaient dans le marronnage jadis… et peut-être encore en quelque façon quelque part.
Il arrive que les indiens revendiquent une origine oui ! « L’indianité », parce qu’ils ne cèdent pas sur leur « perte », disposent leur créole à la périphérie, et ne peuvent respirer que dans l’espace (ouvert par une langue autre) qui les en sépare. Et les chinois feront de même. Et les descendants de colons français ne sont pas en reste.
Mais « origines » et « devenirs » sont précisément couplés en français dont il se pourrait qu’il joue ici le rôle que joue le tamoul pour les promoteurs de l’indianité : promouvoir les mots par lesquels tracer au sein du monde créole une frontière qui fasse tomber le créole d’un côté. L’origine n’intéresse pas les créoles, même l’origine qu’ils pourraient être maintenant, parce que leur histoire a effacé ou déformé les généalogies et qu’elle les a rendues vaines et futiles.([[Derek Walcott écrivait : « les citadins s’épouseraient selon leur choix, par instinct, non par tradition, jusqu’à ce que leurs enfants trouvent de plus en plus frivole de retracer leur généalogie ».)
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Je disais que les créoles sont physiquement, charnellement, sensibles à toutes sortes de différences et à toutes sortes de manières de les mettre en relation qui paraissent parfaitement absurdes ou inutiles. Mais cette sensibilité se déplie et s’exprime de façons très différentes selon qu’il s’agit (allons aux extrêmes) d’un policeman mauricien, d’un (petit ou gros) planteur réunionnais, d’un amoureux ou (par exemple) d’un poète comme Derek Walcott.
Dans le premier cas on a toute chance d’avoir l’obsession de la classification et des cloisons étanches (dont le tableau des 64 nuances de couleurs de peau en Haïti est l’expression la plus achevée), dans le second on peut avoir les “fragments of epic memory” présentés dans une « prose equal to those of their detractors ». Et il est crucial ici que le fragment ne soit pas collé à d’autres pour former une « créolité », qu’il ne soit pas non plus saisi comme le résultat déconcertant d’une rencontre de séries hétérogènes, mais qu’il soit appréhendé dans une distance maintenue entre sa vie de fragment et celle (tout aussi fragmentaire) de celui qui l’appréhende. Le « créole » est dans ce genre de distance là – une distance interne au monde créole, avec des manières créoles de l’arpenter (les métissages corps à corps) et de la mesurer (par exemple dans la parole du créole qui ne se dit pas « créole » en créole).
Derek Walcott (de Sainte Lucie) regarde le Ramleela, la mise en scène du Ramayana à Felicity, village de Trinidad. Et il semble d’abord que dans la plaine, dans l’océan de cannes à sucre, ce ne soit qu’un misérable radeau où subsistent des bribes exsangues de l’épopée indienne. Il voit d’abord une pièce de théâtre, dit-il, là où il reconnaît ensuite qu’il s’agit de Foi. Il n’était pas question d’acteurs, donc, ce n’étaient pas des amateurs, mais des croyants. Il n’y a pas de terme de théâtre pour les définir. Ils croyaient dans ce qu’ils jouaient, dans la sacralité du texte, la validité de l’Inde, « tandis que moi, je cherchais un sens de l’élégie, de la perte, et même une mimique dégénérée dans les visages joyeux des jeunes guerriers ou le profil héraldique des princes de village ». C’était une conviction extatique, non une perte. Le mot « Felicity » avait un sens.
Cette attitude me paraît exemplaire de ce qui est créole. Tout ce qui nous précède s’est dissous, « comme un brouillard qui tenterait de franchir l’océan », et l’expérience créole c’est ce naufrage qui donne des fragments, ces coutumes retenues en partie seulement, ces noms coupés de leurs racines et affectés à de nouveaux emplois. C’est parce que les fragments sont par moments juxtaposés, ou se font face, si rien n’a dicté cette rencontre, ou sans qu’une norme les surplombe qui leur indiquerait la suite, que loin de la « diction des institutions », les désirs peuvent œuvrer et produire l’idiome qui est le leur, « illettrés, comme les feuilles sont illettrées, ils ne lisent pas »([[Toutes les citations de Derek Walcott sont tirée du discours de réception du prix Nobel et sont traduites par moi.
).
Je remercie Antonella Corsani, François Matheron, Jean-Luc Derrien, Laurent Bove et Yves Citton d’avoir accompagné de leurs riches remarques et de leur amitié la rédaction de ce texte.