Nous passons en revue différentes pratiques cinématographiques qui permettent au devenir minoritaire de s’inscrire dans la production et la réception de films témoignant d’une résistance à la normalisation. En particulier, nous examinons comment les problèmes de la représentation du minoritaire et de la transmission de son expérience se sont transformés dans l’oeuvre des Dardenne et dans le cinéma de poésie de Pasolini. Ces cinéastes ont chacun développé un style propre de « cinéma mineur » où les corps prennent le relais du langage, devenu problématique.
On peut aborder le problème minoritaire selon deux voies distinctes. Du point de vue du pouvoir, une minorité apparaît lorsqu’un groupe, du fait de son anomalie supposée, est soumis à un état d’exception collectif et permanent qui l’exclut de la vie politique et le réduit ainsi à la vie nue[[Giorgio Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997.. L’état d’exception signifie que ce groupe, malgré son exclusion de la vie politique, est également inclus « comme une fraction subordonnée par rapport à un étalon de mesure qui fait la loi et fixe la majorité »[[Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins », Superpositions, Minuit, 1979, p. 128-129.. Mais on peut essayer de sortir de cette logique paradoxale du pouvoir et adopter une perspective où une « minorité ne désignera plus un état de fait, mais un devenir dans lequel on s’engage »[[Gilles Deleuze, ibid.. On peut alors parler d’un devenir minoritaire comme d’un processus de subjectivation[[« les processus de subjectivation [… désignent l’opération par laquelle des individus ou des communautés se constituent comme sujets, en marge des savoirs constitués et des pouvoirs établis, quitte à donner lieu à de nouveaux savoirs et pouvoirs » (Gilles Deleuze, « Sur la philosophie », Pourparlers, Minuit, 1990, p. 206). qui vise un agir politique. Dans cette perspective, le devenir minoritaire n’est pas vécu comme la conséquence d’une décision du pouvoir, mais comme une affirmation de soi qui concerne chacun : « tout le monde, sous un aspect ou un autre, est pris dans un devenir minoritaire qui l’entraînerait dans des voies inconnues s’il se décidait à le suivre »[[Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir », Pourparlers, Minuit, 1990, p. 235.. Le devenir minoritaire est une nouvelle prise en main de sa vie en dehors des catégories définies par le pouvoir, en particulier par cette nouvelle forme de pouvoir diagnostiquée par Foucault qui « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui classe les individus en catégories, les désigne par leur individualité propre, les attache à leur identité, leur impose une loi de vérité qu’il leur faut reconnaître et que les autres doivent reconnaître en eux »[[Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), Dits et Ecrits, IV, Gallimard, 1994, p. 227..
Le cinéma mineur
Comment le devenir minoritaire peut-il s’inscrire au cinéma ? Pas nécessairement par des films qui seraient créés par une minorité, pour une minorité et représentant une minorité (puisque cela suppose l’existence d’une identité déterminée de cette minorité) mais plutôt par un devenir-mineur dans la production et la réception de films témoignant d’une résistance à la normalisation.
Au niveau de la réception des films, l’opposition entre les démarches critiques (essentiellement anglo-saxonnes) gay & lesbian et queer[[« A la différence de l’identité gay qui, bien que résolument conçue comme un acte d’affirmation, n’en reste pas moins ancrée dans le fait positif d’un choix d’objet homosexuel, l’identité queer n’a aucun besoin de se fonder sur une vérité quelconque ou sur une réalité stable. [… Queer désigne ainsi tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. » (David Halperin, Saint Foucault, EPEL, 2000, p. 75). est assez représentative du problème[[Nous reprenons ici en partie les arguments de Norman Bryson, « Todd Haynes’s Poison and Queer Cinema », In/Visible Culture, 1, 1999, http://www.rochester.edu/in_visible_culture/issue1/bryson/bryson.html. En simplifiant, la première vise à trouver les preuves d’une répression de la minorité dans les œuvres « majoritaires » et à créer des oeuvres « minoritaires » qui représenteraient enfin la minorité dans son authenticité. Le but politique est donc un devenir-majeur : faire cesser les discriminations visant les minoritaires en les réintégrant dans la norme. La deuxième relit les œuvres « majoritaires » à la lumière d’un processus de normalisation qui est mis en évidence par l’existence de la minorité, et de produire des œuvres qui transgressent ou rendent ambigu ce processus de normalisation. Le but politique étant cette fois un devenir-mineur, c’est-à-dire la transformation du processus de normalisation, ce qui a des conséquences pour tout le monde : « C’est à partir de la position marginale occupée par le sujet queer qu’il devient possible d’apercevoir une multiplicité de perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions de genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les logiques de la représentation, les modes de constructions de soi, et les pratiques communautaires – c’est-à-dire pour réinventer les relations entre le pouvoir, la vérité et le désir »[[David Halperin, Saint Foucault, EPEL, 2000, p. 76..
Cette importance de la résistance à la normalisation par la constitution d’une communauté virtuelle se retrouve dans le cinéma actuel. Par exemple, depuis quelques années, on peut constater l’émergence d’une nouvelle tendance dans le cinéma français qui réalise « un changement dans le rapport entre représentations de la norme et de la marge, entre discours dominant et discours centrifuges à l’écran »[[Martine Beugnet, « Le souci de l’autre : réalisme poétique et critique sociale dans le cinéma français contemporain », Iris 29, 2000, p. 64.. On voit maintenant se multiplier des films qui « prennent tous comme sujet une “autre” France, non parisienne, non intellectuelle, une France de “petites gens”, petits commerçants de villes de province sans grand intérêt, classes sociales défavorisées, exclus, chômeurs, S.D.F., produits de la “fracture sociale” […, tout un peuple qui n’avait plus sa place sur les écrans français depuis longtemps »[[Myrto Konstantarakos, « Retour du politique dans le cinéma français contemporain ? », French Studies Bulletin 68, 1998, p. 2.. De manière générale, ce cinéma montre l’importance, face à l’adversité, de garder un lien au sein d’une communauté, ou évoque la nostalgie d’un temps où ce lien était encore possible, et cela sans moralisme de la part du cinéaste. On pense notamment aux films de Robert Guédiguian qui sont exemplaires à cet égard. Dans une société en crise où les figures du pouvoir ne peuvent plus rassurer et où il n’est plus possible de partager des valeurs universelles, seule une communauté « minoritaire » peut encore susciter l’adhésion. Et si dans un certains nombre de films, cette communauté peut prendre les formes traditionnelles de la famille ou de l’entreprise, c’est alors pour en déceler les mutations et y dénoncer les jeux de pouvoir comme dans Selon Matthieu (2000) de Xavier Beauvois, Trois huit (2001) de Philippe Le Guay, Ressources humaines (1999) et L’emploi du temps (2001) de Laurent Cantet. En particulier, la question de l’identité face à la dissolution des frontières entre le monde familial et le monde du travail est au centre des trois derniers films des frères Dardenne[[Voir également notre analyse de Rosetta, « Nous sommes tous des acteurs excentriques », Multitudes 6..
La fonction utopique chez les Dardenne
Comment peut s’effectuer la prise de parole du minoritaire ? Comment raconter, rapporter un discours, sans utiliser les concepts majoritaires tout en dépassant l’exposition d’un cas singulier ? La difficulté de faire passer dans un film la mémoire ouvrière sans tomber dans des images-clichés est une problématique récurrente dans les premiers films des Dardenne. Une stratégie qu’ils ont développée pour y arriver est de montrer un personnage au présent racontant en quoi sa vie actuelle a été transformée par des événements antérieurs et ainsi faire passer chez le spectateur cette potentialité de transformation de la vie. Par rapport à ces films, qui traitaient pour la plupart du rapport à la mémoire et de son actualisation, les films depuis La Promesse (1996) se concentrent sur le présent de l’action (même si l’histoire est encore présente par les décors et par l’inscription d’un passé qui transparaît dans les acteurs). Cependant, on peut percevoir un fil conducteur qui relierait ces deux parties de l’œuvre des Dardenne.
Dans le documentaire « Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler (Le Journal) » (1980), Edmond témoigne de ce que l’aventure d’un journal clandestin lui a apporté personnellement ainsi qu’aux quelques collègues qui sont devenus ses amis. Ce film nous montre que le but manifeste de la mobilisation sociale n’est pas aussi important que la modification que cet engagement a effectuée chez cet homme. Ce qui lui reste après les années, c’est la richesse intérieure qu’il a accumulée à travers sa lutte plutôt que la réalisation de ce qui était visé par celle-ci. L’utopie n’est pas tellement importante pour ce qu’elle promet dans le futur et qui ne sera probablement jamais réalisé, mais pour ce qu’elle porte en elle de potentialité de transformation subjective. La résistance est un processus de création. On peut encore voir ce schéma dans les derniers films même si les utopies révolutionnaires ne sont plus le moteur des personnages. Par exemple, dans Rosetta (1999), paradoxalement, du fait que la norme est devenue quelque chose d’inaccessible pour beaucoup, elle constitue une nouvelle utopie dégradée parce que supposée réalisable par la majorité. Rosetta montre que, malgré son caractère régulateur, la norme peut être productrice d’une transformation qui lui échappe. L’écart entre l’utopie et son actualisation ouvre une faible possibilité de s’en sortir non plus en fonction de la norme mais selon des critères que l’on s’est forgés en essayant de l’atteindre. C’est cet écart que la caméra a pour rôle de faire sentir par son mouvement et sa place par rapport aux acteurs. Comme dans le cinéma de poésie de Pasolini[[Voir ci-dessous., leur style vise à mettre en relation deux subjectivités en devenir, le personnage et le spectateur, pour transmettre à ce dernier l’expérience d’une identité en crise. Les personnages sont dès lors des vecteurs de forces qui dépassent leur simple individualité, amenant le questionnement de la norme sociale. On peut ainsi parler de « cinéma mineur » par analogie avec les analyses de la littérature mineure de Deleuze et Guattari où, comme chez Kafka, « chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique »[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, 1975, p. 30..
Depuis les premiers films des Dardenne, le lieu privilégié où s’inscrit ce problème à la fois individuel et politique est passé du langage au corps. En effet, depuis La Promesse, on retrouve une constante dans les films des Dardenne : un adolescent, dont au moins un des parents est absent, est face à une difficulté de parler (à l’autre parent ou à son substitut). Si pour Kafka, la littérature mineure visait « l’épuration du conflit qui oppose père et fils et la possibilité d’en discuter »[[Franz Kafka, Journal, 25 décembre 1911, Grasset, 1954, Le livre de poche, p. 180., le cinéma mineur des Dardenne traite de ce même conflit lorsque la discussion est devenue impossible. On peut voir dans l’attention au corps et aux gestes une tentative de relayer un témoignage provenant de personnes pour qui la voie « normale » pour s’exprimer, c’est-à-dire le langage, est devenue problématique. D’où l’importance des mesures dans Le Fils (2002) qui fonctionnent comme une norme spatiale entre les corps qui doivent garder leurs distances dans toutes les circonstances : « L’idée de mesurer une situation qui n’est pas mesurable, une situation, inhumaine, monstrueuse, incommensurable »[[Luc Dardenne in « Projections sur Le Fils », Les Inrockuptibles 361, 23 octobre 2002, p. 48.. De même la ceinture, qui aide Olivier à contenir sa tension intérieure, « l’enserre, comme nous on essaie de le serrer précisément avec la caméra, et à un moment, il va exploser »[[Luc Dardenne, ibid.. Le dépassement de ces conventions matérielles coïncidera avec le moment où les personnages basculeront du code moral à l’éthique.
L’importance de la résistance des êtres face aux événements qui les dépassent est certainement ce qui caractérise le mieux les films des Dardenne. Au point que cela contamine souvent leur style : cette résistance du réel se traduit par la difficulté de la caméra à saisir les personnages et les situations. Face à cette caméra inquisitrice qui suit leur moindre geste, les personnages gardent pourtant une opacité et les spectateurs leur liberté de jugement : « Filmer derrière Olivier place le spectateur de son côté, mais le garde d’une identification totale – ce que ferait une caméra subjective, ou plus efficacement, des gros plans sur son visage : on est dans un mouvement d’interrogation, éventuellement dans un balancement entre empathie et crainte, mais jamais à sa place »[[Serge Kaganski, « Le décimètre et l’infini », Les Inrockuptibles 361, 23 octobre 2002, p. 49.. Par cette pratique de la caméra, ils rejoignent les problèmes initiés par Godard et repris par Serge Daney à propos de la moralité du travelling[[Nous faisons référence à la réaction de Serge Daney à la lecture de l’article « De l’abjection » que Rivette publia dans les Cahiers du cinéma en 1961 : « En 1961, Jacques Rivette dénonçait avec indignation un effet de mise en scène dans Kapo, film de Pontecorvo : lorsqu’une déportée (interprétée par Emmanuelle Riva) se suicide en se jetant sur les barbelés électrifiés, un travelling avant vient recadrer artistiquement son cadavre. Cette recherche de « joliesse », dans de telles circonstances, relevait « de l’abjection », selon le titre de l’article de Rivette qui citait la phrase célèbre de Godard : « Les travellings sont affaire de morale ». » (Vincent Pinel, Le Siècle du Cinéma, Bordas, 1995, p. 434). : « Le travelling était immoral pour la bonne raison qu’il nous mettait, lui cinéaste et moi spectateur, là où nous n’étions pas. Là où moi, en tout cas, je ne pouvais ni ne voulais être. Parce qu’il me “déportait” de ma situation réelle de spectateur pris à témoin pour l’inclure de force dans le tableau. Or, quel sens pouvait avoir la formule de Godard sinon qu’il ne faut jamais se mettre là où on n’est pas, ni parler à la place des autres »[[Serge Daney, Persévérance. Entretien avec Serge Toubiana, P.O.L., 1994, p. 38.. Dans ces films, les personnages ne sont pas là pour communiquer leur vie personnelle, transmettre une information sur eux-mêmes, mais pour témoigner des forces qui les dépassent et leur permettent de continuer à lutter : « nommer les puissances impersonnelles, physiques et mentales, que l’on affronte et que l’on combat, dès qu’on essaie d’atteindre un but, et que l’on ne prend conscience du but que dans ce combat »[[Gilles Deleuze, « Fendre les choses, fendre les mots », Pourparlers, Minuit, 1990, p. 121..
Le cinéma de poésie de Pasolini
Comme pour les Dardenne, l’œuvre de Pasolini s’est constituée face à la difficulté de transmettre une expérience minoritaire. Pour réaliser cet objectif, il écrira d’abord en dialecte frioulan, mais il se rendra vite compte que cela comprend le danger de jouer sur la nostalgie d’une authenticité phantasmée : « une minorité commence déjà à se normaliser quand on la ferme sur soi, et qu’on décrit autour d’elle la danse du bon vieux temps »[[Gilles Deleuze, « Un manifeste de moins », Superpositions, Minuit, 1979, p. 128.. Pasolini découvrira alors dans le discours indirect libre le moyen d’écrire dans la langue majeure tout en laissant s’exprimer des expériences différentes de la sienne, et surtout différentes de l’idéologie dominante. On peut voir dans cette évolution une illustration des analyses de Deleuze et Guattari qui constatent que « la littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure »[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, ibid., p. 29..
Mais c’est dans le cinéma que Pasolini va trouver le moyen idéal pour exprimer sa passion de la réalité populaire, car pour lui, « le cinéma ne pourra jamais parvenir à une véritable normativité grammaticale, mais tout au plus, pour ainsi dire, à une grammaire stylistique »[[Pier Paolo Pasolini, « Le cinéma de poésie », L’expérience hérétique, Payot, 1976, p. 18.. Contrairement aux langues orales ou écrites, la « langue de la Réalité » du cinéma, même si elle se décline suivant des styles propres à des auteurs ou à des traditions spécifiques et quel que soit le degré de normativité idéologique du discours qu’elle véhicule, est constituée de fragments de réalité auxquels on ne peut pas retirer complètement leur pouvoir d’évocation potentiellement subversif.
Dans ses textes théoriques sur le « cinéma de poésie », Pasolini transpose la technique littéraire du discours indirect libre au cinéma sous le nom de « subjective indirecte libre » : « la distinction s’évanouissait entre ce que voyait subjectivement le personnage et ce que voyait objectivement la caméra, non pas au profit de l’un ou l’autre, mais parce que la caméra prenait une présence subjective, acquérait une vision intérieure, qui entrait dans un rapport de simulation (« mimesis ») avec la manière de voir du personnage »[[Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-Temps, Minuit, 1985, p. 194.. Ce travail de la « divine mimésis », au centre de l’approche de Pasolini, est explicité par Ninetto Davoli, acteur fétiche de Pasolini : « Quand je regardais la neige, lui ne regardait pas la neige mais mon visage, ma joie, mes yeux, ma façon d’exulter, de regarder. Et lui, il regardait à travers mes yeux… »[[Ninetto le messager, documentaire de Jean-André Fieschi, La Sept-ARTE-INA, 1995.. Etant donné l’impossibilité de vivre directement ce que vit l’autre (« une sorte de grâce ou de bonne humeur, impossible à atteindre, des personnages populaires, qui donne à ces personnages une perspective impliquant une autre expérience de vie »[[Pier Paolo Pasolini, « Sur le discours indirect libre », L’expérience hérétique, Payot, 1976, p. 52.), il faut réfracter cette expérience en montrant l’effet qu’elle produit sur le corps des acteurs utilisés comme intercesseurs. Ainsi, en dépassant la convention qui fait que ce que voit la caméra est objectif et ce que voit le personnage est subjectif, le récit, en tant qu’il se rapporte à une réalité préexistante, est remis en question[[Gilles Deleuze, ibid., p. 192-202.. Le récit laisse alors la place à la fabulation : « Ce que le cinéma doit saisir, ce n’est pas l’identité d’un personnage, réel ou fictif, à travers ses aspects objectifs et subjectifs. C’est le devenir du personnage réel quand il se met lui-même à « fictionner », quand il entre « en flagrant délit de légender », et contribue ainsi à l’invention de son peuple »[[Gilles Deleuze, ibid., p. 196.. Dans le cinéma de poésie, l’auteur, les personnages et les spectateurs n’occupent pas des positions déterminées, mais suivent des lignes de fuite : « Non pas le mythe d’un peuple passé mais la fabulation du peuple à venir »[[Gilles Deleuze, ibid., p. 290.. En effet, malgré ce que pourrait laisser penser le recours fréquent à la forme mythique, chaque film de Pasolini constitue un examen de différentes possibilités d’échapper au destin majoritaire déterminé par les « progrès » du capitalisme (« trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi »[[Gilles Deleuze et Félix Guattari, ibid., p. 33.) : le sous-prolétariat des « Borgate » dans Accattone (1961) et Mamma Roma (1962), le Christ de L’évangile selon Matthieu (1964), les habitants du tiers-monde des Notes pour une Orestiade africaine (1970), Œdipe Roi (1968) et son errance, Médée (1970) face à la rationalité de Jason, la fuite dans le désert dans Théorème (1968).
Néanmoins, une rupture s’effectuera lorsque Pasolini se rendra compte, après la Trilogie de la vie (1971-1974), que l’utilisation des corps et de la sexualité comme dernier refuge d’une innocence préservée des relations de pouvoir du capitalisme tend finalement à se confondre avec une libération forcée de la sexualité[[Pier Paolo Pasolini, « Abjuration de la Trilogie de la vie », Lettres Luthériennes, Seuil, 2000, p. 81-87; voir également « Thétis », Pasolini, Revue d’Esthétique, Hors Série, 1992, p. 5-8.. Cette nouvelle prise de conscience aboutira à mettre en scène l’inéluctable association entre le capitalisme et le fascisme par une radicalisation de la pratique du discours indirect libre. Dans Salò ou les 120 journées de Sodome (1975), Pasolini utilisera la sexualité comme un simulacre qui confronte la norme à sa limite en en exagérant les travers, selon une stratégie que Klossowski a analysée à propos de l’œuvre de Sade[[Pierre Klossowski, « Le philosophe scélérat », Sade, mon prochain, Seuil, 1967.. La fausse libération sexuelle, qui n’est que la promotion d’un désir prescrit, se traduira par la prolifération des simulacres visant l’exhaustion des perversions : « Dans une société où tout est interdit, on peut tout faire ; dans une société où quelque chose est permis, on ne peut faire que ce quelque chose »[[Dialogue de Salò, cité dans Pier Paolo Pasolini, Ecrits Corsaires, Flammarion, 1976, p. 174-175..
Conclusion
« Ce qui ne doit pas paraître au niveau de la parole n’est pas de toute nécessité ce qui est proscrit dans l’ordre du geste. »[[Michel Foucault, « La folie, l’absence d’œuvre », Dits et écrits, tome I, Gallimard, 1994, p. 415.
Comme chez les Dardenne, bien que dans un contexte différent, on retrouve chez Pasolini le constat de la perte d’un langage propre à exprimer des expériences minoritaires suite à la normalisation que l’Italie a subie dans les années du « miracle économique ». Ce constat similaire les a conduits à développer un style propre de « cinéma mineur » où les corps prennent le relais du langage, devenu problématique. Pour traiter du minoritaire sans trahir son incommunicabilité, le cinéma doit inscrire dans son processus d’enregistrement même la tension et la violence dont le minoritaire fait l’objet dans ses rapports au pouvoir. C’est en montrant l’effet de cette violence sur « le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation »[[Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence, 1981, p. 27. que l’on peut dépasser l’ordre normatif du langage. Dès lors, les rapports de forces de la situation de domination vécue par le minoritaire peuvent s’exprimer comme un rapport à la norme du langage[[Ce rapport est développé dans l’œuvre de Pierre Klossowski.. En inscrivant l’expérience singulière du minoritaire au sein même de la norme, le cinéma mineur peut espérer faire subir à cette norme une modification et permettre l’actualisation de la communauté virtuelle à laquelle le minoritaire appartient en réveillant « dans le spectateur ce dont il ne peut parler »[[Pierre Klossowski, « Anthologie des écrits de Pierre Klossowski sur l’art », Pierre Klossowski, La Différence, 1992, p. 83..