L’objet de cet article est d’étudier l’évolution du profil de la distribution des revenus lorsque des politiques économiques libérales sont mises en place pour sortir de la crise, rétablir l’équilibre du budget, réduire l’inflation, renouer avec la croissance, fût-elle faible, quitte à ce que le désiquilibre des échanges extérieurs se creuse profondément. Ces sorties de crise diminuent mécaniquement l’appauvrissement et le pourcentage de pauvres, relâchent quelque peu les contraintes budgétaires et permettent ce faisant de rétablir partiellement certaines dépenses sociales visant à alléger le poids de la pauvreté la plus extrême.
Notre objectif est donc de montrer que ces politiques agissent davantage sur l’appauvrissement que sur la pauvreté et que, dans cette mesure, elles sont davantage adaptées à une distribution des revenus qu’on rencontre dans les pays développés qu’à celle, extrêmement inégalitaire, qu’on trouve dans la plupart des pays latino-américains. D’autres politiques, centrées sur une maîtrise des grands équilibres, sans lesquels l’appauvrissement et la pauvreté ne feraient que croître, peuvent être envisagées.
L’accumulation retrouvée, dans le cadre de ces politiques libérales, s’accompagne d’un profil de la distribution des revenus très particulier: moins de pauvres au sens statistique du terme, une distance moins grande que par le passé de la ligne de pauvreté de ceux qui, tout en étant non pauvres, avaient des revenus ou très modestes, ou simplement modestes, une amélioration du revenu des couches moyennes à l’exception de celles qui travaillent pour la fonction publique, un enrichissement croissant de ceux qui ont des revenus provenant d’autres source que du travail, mais à un rythme inférieur semble-t-il qu’auparavant. Cette évolution particulière de la distribution des revenus est par ailleurs très fragile. Avec les menaces sur la possibilité, de maintenir une appréciation de la monnaie et la difficulté très grande de s’engager dans un processus de désinflation compétitive par cette voie, le chemin choisi ressemble à un pari périlleux pour les pauvres et ceux dont la situation s’est améliorée.
Des pauvres
Pauvreté et appauvrissement : Statistiquement, la pauvreté est distincte de l’appauvrissement. Quand bien même ils peuvent être parfois ressentis avec la même intensité par les individus qui sont concernées, il convient de les distinguer afin de les mesurer et de pouvoir ainsi analyser l’évolution des revenus.
Ils sont différents car la première traite des conditions sociales de reproduction des individus et le second des conditions de vie de ces individus. La pauvreté peut être considérée de deux façons. La première concerne la pauvreté absolue, dite aussi pauvreté extrême. Cette situation existe lorsqu’une partie de la population n’a pas suffisamment de revenus pour s’alimenter. On dit alors qu’elle est en deça de la ligne d’indigence. C’est l’état de pauvreté le plus extrême. La pauvreté modérée, ou pauvreté tout court, existe lorsqu’une partie de cette population n’a pas de quoi s’alimenter, se loger, S’habiller, etc. Elle se situe en deça de la ligne de pauvreté. La pauvreté structurelle désigne, elle, une insatisfaction des besoins de base pour l’individu ou le ménage.
Lorsque la majorité des pauvres se situent près de la ligne de pauvreté, comme ce fut le cas de l’Argentine, un amélioration de leur situation les fait passer massivement de l’autre côté de la ligne. Inversement, s’ils se situent près de cette ligne mais au delà, une détérioration de leur pouvoir d’achat accroît substantiellement le nombre de pauvres. Lorsque la distribution de la pauvreté est très inégalitaire, comme c’est le cas au Brésil, avec beaucoup de pauvres au delà de la ligne d’indigence et très peu immédiatement au dessus de la ligne de pauvreté, une baisse du pouvoir d achat de la majeure partie de la population peut faiblement altérer les ratios de pauvreté les plus courants, alors rnème que l’appauvrissement peut être considérable, ainsi que le montre le Brésil des années 80.
L’appauvrissement : La pauvreté peut être ressentie de différentes manières selon les histoires sociales et culturelles dorninantes dans les populations concernées. Dit autrement, la pauvreté absolue peut être acceptée par les populations concernées lorsqu’elle y voient une conséquence naturelle de leur position sociale, ethnique, sexuelle, voire religieuse au sein d’une société hiérarchisée. A vrai dire, un des éléments susceptibles de modifier les comportements réside dans le changement de leur situation. D’où l’analyse en terme d’appauvrissement.
L’appauvrissement altère le profil de la distribution des revenus. Elle peut être appréhendée à un niveau absolu et à un niveau relatif. A un niveau absolu, lorsque la situation d’une fraction de la population se détériore; il est alors intéressant d’analyser le passage de la ligne de pauvreté. A un niveau relatif, l’appauvrissement signifie qu’une fraction de la population voit son niveau de vie se détériorer relativement à une autre, sans que son niveau absolu ait baissé. Il s’agit en quelque sorte d’une paupérisation relative.
Cette distinction entre pauvreté structurelle et appauvrissement (absolu ou relatif), permet de mieux cerner les problèmes et d’éviter de faux débats. Le problème qui nous apparaît comme étant le plus important dans la plupart des pays sous-développés est celui de la pauvreté structurelle.[[L’exemple du Mexique, pays pourtant moins inégalitaire que le Brésil, est édifiant. Si le taux de croissance est de 3% an et si la profil de la distribution ne s’est pas altéré, il faudrait 64 ans pour que les 10% les plus pauvres de la population puissent atteindre le niveau du salaire minimum de 1987, une trentaine d’années pour les 10 suivants. Les inégalités de revenus sont beaucoup plus importantes dans la Plupart des pays sous-développés (Amérique latine, Afrique surtout) que dans les pays développés, caractérisées surtout par un phénomène d’appauvrissement de certaines couches de la Population et la mise en place d’une société dite à plusieurs vitesses. Dans les pays sous-développés, la société à plusieurs vitesses existe et les inégalités se sont certes accrues ces dernières années, mais nous sommes, dans la plupart des cas, surtout en présence d’une très forte segmentation de la société. C’est pourquoi on utilise généralement une terminologie spécifique pour caractériser leur régime d’accumulation (excluant, de la troisième demande, demande coudée). La différence d’inégalités de revenus, entre pays développés et sous-développés, est si importante quielle lui confère des aspects qualititatifs. De ce constat découle – ou plus exactement devrait découler – des politiques économiques différentes pour combattre la pauvreté, puisque d’un côté il S’agit de pauvreté absolue et d’appauvrissement, de l’autre d’appauvrissement d’une fraction de la population. Or, le traitement de la pauvreté tend à être le même: l’assistancialisme se développe, régression par rapport aux principes du Welfare State dans les pays développés (Argentine, Chili où existaient des systèmes de sécurité sociale centres sur la répartition), inadaptation le plus souvent lorsque se développe l’as sistancialisme direct (distribution de vivres) plutôt qu’une solidarité, se manifestant par une modification de la distribution des revenus après impôts. Nous reviendrons sur ces questions.
De quelques causes importantes des variations de revenu
L’appauvrissement absolu et relatif : Les facteurs explicatifs de l’appauvrissement sont nombreux. Nous avons choisi d’en sélectionner deux qui nous semblent avoir joué un rôle particulièrement important ces dix dernières années.
a) L’hyperinflation: L’hyperinflation rampante, le passage d’un palier à un autre, l’hyperinflation ouverte provoquent une diminution du pouvoir d’achat des revenus non indexés et indexés. A l’inverse, il y a gain lorsque l’indexation s’effectue sur des indicateurs censés anticiper l’accélération de l’inflation, comme par exemple le taux de change parallèle, l’écart entre ce dernier et le taux de change officiel. L’inflation est une des causes importantes du processus de redistribution des revenus; l’accélération de celle-ci, surtout à partir d’un palier élevé, tend à accroître la part dans le revenu total des 5 à 10% de la population la plus riche.
L’inflation a des effets négatifs sur le pouvoir d’achat tant que le conflit distributif perdure et/ou s’aiguise. Si la perte de pouvoir d’achat est acceptée par les travailleurs, alors une stabilisation de leurs revenus peut être effective. Dans une certaine mesure, on peut dire que les Pactes de Solidarité au Mexique ont une responsabilité importante dans la décélération de la hausse des prix. De même, on peut considérer que le contrôle des péronistes sur le mouvement syndical a facilité l’assainissement financier et à l’inverse la haute combativité durant le gouvernement radical a constitué un facteur d’accélération de l’inflation, comme au Brésil aujourd’hui. Il faut donc distinguer l’intensité des luttes avec leur résultat. Une baisse du pouvoir d’achat peut relancer l’inflation si elle aiguise le conflit distributif, elle ne peut pas aboutir à ce résultat si elle ne relance pas ce conflit. On aura compris également que si le conflit redistributif n’est pas relancé par les entrepreneurs, via la hausse des prix, une restauration du pouvoir d’achat des travailleurs peut ne pas relancer l’inflation.[[En raison de l’intériorisation de la hiérarchisation des agents, qu’admet le courant keynésien et bien sûr le courant marxiste mais que rejette le courant néoclassique, cet aspect de l’inflation est rarement souligné.
La situation est plus grave pour la majeure partie du secteur dit informel et souvent les retraités (Lautier 1992), là où se trouve la majeure partie des pauvres urbains. Ils subissent de plein fouet une inflation qui se décide ailleurs. Les possibilités de lutte de ce secteur sont très faibles, et la capacité à imposer une indexation, fût-elle informelle, inexistante. L’accélération de la hausse des prix joue pleinement en défaveur de ce secteur. Le revenu moyen connaît de très fortes fluctuations à la baisse[[Mais aussi à la hausse, lorsque la reprise apparaît et que l’inflation baisse. Ce fut le cas lors du Plan Cruzado au Brésil, lors des huit premiers mois de sa mise en application. et le degré de pauvreté augmente très fortement. La pauvreté augmente d’autant plus rapidement que l’expulsion du secteur formel augmente, accroissant le nombre de ceux qui, faute de ressources, gonflent le secteur informel dans des activités dites de stricte survie; que des pans du secteur formel s’informalisent avec la montée du libéralisme et la déréglementation; que le nombre de retraités dont le revenu est non indexé (ou peu ou avec retard) est important.
b) La crise: La première remarque d’ensemble qu’on peut faire concernant les sociétés latino-américaines est qu’elles se sont engagées dans un processus de modernisation en préservant les caractéristiques distributives de la colonisation. C’est ce que d’aucuns ont appelé la modernisation conservatrice. Jusqu’à l’aube de la grande crise des années 80, malgré un revenu moyen équivalent plus ou moins au dixième de celui des pays développés, les cadres, et d’une manière générale les couches moyennes – pour ne pas parler de la fraction la plus riche de la population – cherchaient à obtenir un revenu équivalent à celui qu’obtenaient ces mêmes couches dans les pays développés, tout en conservant un mode de vie à l’ancienne (avec employés de maison à demeure, par exemple).[[Sans parler de véritables détournements des services publics à leur profit et que dénoncent à juste titre la Banque mondiale et une grande partie du courant libéral. On trouve de nombreux exemples dans la santé, les transports aériens subventionnés, le logement subventionné qui ne profite guère à ceux à qui il était destiné, ainsi que l’enseignement. Si on considère ce dernier cas, l’éducation primaire et secondaire est de très basse qualité dans la plupart des pays (à l’exception de l’Argentine, jusqu’il y a peu de temps), les couches moyennes envoient donc leurs enfants dans des écoles privées. L’enseignement supérieur est gratuit mais l’accès est réservé aux couches les plus aisées. Le paradoxe est alors le suivant: privé-public au détriment des couches les plus pauvres. Il serait plus juste de limiter le caractère universel de l’enseignement en privatisant (ou en faisant payer) l’enseignement supérieur et en améliorant l’enseignement primaire, voire secondaire.
La recherche d’un revenu semblable à celui que les couches moyennes et supérieures obtiendraient dans les pays développés, cela signifie arithmétiquement que la population n1appartenant pas à ces couches accède à un niveau de revenu largement en deçà de celui qu’elles obtiennent dans les pays développés. Le revenu moyen plus faible, la possibilité pour certaines couches de copier le revenu des pays développés, exclue ainsi la majeure partie de la population. A la différence de ce qu’on a pu observer lors des «trente glorieuses» dans les pays développés, il n’y a pas de parallélisme général entre l’évolution des salaires et celle de la productivité (Coriat et Saboia 1987), sauf pour certaines catégories bien précises. La croissance, toute chose étant égale par ailleurs, n’est pas la voie royale pour diminuer la pauvreté. Celle-ci diminue d’autant plus légèrement que les inégalités sont prononcées et que la distance a la ligne de pauvreté est grande, sous la pression essentiellement des créations d’emplois et partiellement en raison de l’augmentation des salaires. Elle est davantage ressentie par la création de nouveaux besoins insatisfaits avec la monétarisation et la vie dans les bidonvilles. Tant que la distribution des revenus n’est pas profondément modifiée, la croissance n’est donc pas la panacée, quoiqu’en pense la Banque mondiale, d’autant plus qu’elle n’est pas toujours créatrice d’emplois en nombre suffisant.
La crise se traduit par une baisse de l’emploi, une réduction des salaires réels, un accroissement de la pauvreté.
Dans la mesure où pour les catégories les plus défavorisées, il n,existe pas de système de protection sociale, toute crise gonfle le secteur informel de stricte survie. Plus exactement, les liens entre le secteur formel et l’informalité sont différents selon le type d’emploi dans le secteur informel. On peut considérer que toute une série d’activités informelles de production seront affectées par la baisse de revenu dans le secteur informel, due à la crise. Le chômage du secteur formel s’exporte dans le secteur informel, l’ajustement se fait par les quantités. A l’inverse, les activités de service comme celles d’employés de maison ne connaîtront que faiblement un ajustement par les quantités en période de crise. L’ajustement se fera davantage par les prix. La baisse des revenus du secteur formel se transmet dans le niveau des rémunérations de ce secteur informel. Que ce soit par les quantités ou par les prix, le secteur informel voit ses revenus diminuer avec une amplitude plus importante que le secteur formel. Cette amplitude sera d’autant plus prononcée que se dévelonnera une «informalisation du secteur informel»: les activités de stricte survie se cleveloppent ans les serv ces a cause des licenciements réalisés dans le secteur informel et dans le secteur informel. La pauvreté s’accroît et la distance vis-à-vis de la ligne de pauvreté de ceux qui étaient déjà pauvres, augmente.
La crise conduit donc à une augmentation de la pauvreté dont l’importance dépend de son ampleur, de la position de la population concernée par rapport à la ligne de pauvreté.
Lorsque la crise perdure et qu’elle atteint un seuil, très difficile sinon impossible à définir économiquement, l’appauvrissement est fortement ressenti et, même si la situaiton nouvelle ainsi créée pour les couches déjà déshéritées ou moins aisées est en terme absolu moins difficile que celle qui existe dans de nombreux autres pays, elle devient intolérable.[[Ce seuil dépend certes de l’ampleur de la crise mais celui-ci est perçu différemment selon la culture ouvrière, l’histoire socio-politique et le passé récent. Un taux de chômage qui aurait semblé insoutenable dans le passé peut être accepté ensuite dans la mesure où il apparaitrait comrne relativement moins important par rapport à ce qu’il aurait pu être. Dit autrement, l’intériorisation de la crise n’est pas réductible à des variables uniquement économiques, d’où la difficulté de la prévision, mais son intérêt aussi.
Des causes d’une diminution de la pauvreté et d’une déformation spécifique de la distribution des revenus
En nous limitant aux deux causes analysées précédemment, nous allons montrer comment elles agissent sur la pauvreté et le profil de la distribution des revenus lorsque la hausse des priy, est fortement réduite et la croissance de retour. Dans un cas, il y a un effet quasi mécanique d’amélioration de la situation, dans l’autre, l’effet n’est pas certain.
a) Avec la baisse du taux d’inflation, l’appauvrissement perd une de ses causes car les mécanismes qui amputent le salaire réel cessent d’oeuvrer. Dans le meilleur des cas, si l’indexation est maintenue, ce qui est rarement le cas durablement et surtout si la dollarisation est décrétée, alors effectivement les encaisses réelles augmentent du fait du différentiel de prix entre le passé et le futur. La décélération de la hausse des prix constitue la principale cause d’arrêt et d’inversion de l’appauvrissement. L’ampleur de la diminution de la pauvreté absolue dépend de l’importance de la décélération de la hausse des prix, de la distribution des revenus au delà de la ligne de pauvreté.
b) La reprise peut s’accompagner d’une création ou d’une diminution nette d’emplois, d’une augmentation ou d’une baisse des salaires réels, d’une transformation de la nature des emplois. Ces trois effets modifient la distribution des revenus. Moins de pauvres, davantage concentrés près de la ligne de pauvreté, mais aussi tendance lourde à une concentration de revenus de l’autre côté de cette ligne et distanciation plus grande d’une faible fraction, la plus aisée, de la ligne de pauvreté. Ce nouveau profil de la distribution des revenus résulte de l’action combinée des deux effets que sont la chute de l’inflation et la reprise de la croissance. C’est l’analyse du second effet sur la pauvreté et le profil de la distribution des revenus que nous allons analyser.
La création d’emplois est d’autant plus élevée que les capacités de production sont davantage utilisée. Lorsqu’il y a des capacités de production oisives importantes, les goulets d’étranglement du côté de l’offre sont faibles. L’accroissement de la demande de biens de consommation suite à la diminution de l’épargne de précaution, au retour partiel de revenus mis à l’étranger, l’augmentation du taux d’investissement, reflet d’une crédibilité retrouvée de la nouvelle politique économique du gouvernement, suscite une augmentation de l’emploi et une utilisation accrue de ses capacités de production des secteurs de biens de production et de consommation. Cette augmentation de l’emploi est source d’un nouvel accroissement de la demande effective qui génère un processus multiplicatif d’emploi.
La sortie de crise ne se limite pas à ce seul processus d’utilisation des capacités oisives. Les nouveaux investissements provoquent ces effets, certes, en amont sur le secteur des biens d’équipement, mais ils transforment aussi en profondeur l’appareil de production, sauf s’il s’agit de simples investissements d’extension. Dans le nouveau contexte international et la propagation de ses contraintes de coûts, de qualité, de nouveaux produits, facilitée par l’ouverture des échanges, ce n’est pas le cas. La restructuration de l’appareil industriel, entamée en négatif par des destructions de capital sans remplacement durant la crise, se poursuit avec la croissance mais avec création de nouvelles usines et/ou modernisation d’anciennes, et d’une manière générale un investissement plus intensif, substitutif de main d’oeuvre.
Plus précisément, on peut observer dans un premier temps une création nette d’emplois dans l’industrie, puis dans un second temps, une fois engrangée les effets positifs d’une utilisation accrue des capacités de production, la concurrence externe et les investissements de productivité peuvent détruire davantage d’emplois que ne crée l’augmentation du taux d’investissement, ainsi qu’on peut l’observer au Mexique (Rendon T. et Salas C. 1993) et au Brésil malgré la récession (Dedecca 1993), mais à l’exception de l’Argentine en 1992-93, où le taux de croissance fut substantiel, et du Chili.[[L’évolution différente du Chili est intéressante car elle met en lumière l’importance du régime d’accumulation, de ses mutations et parallèlement, des insertions possibles dans la division internationale du travail. Dans ce pays la structure productive a été complètement altérée avec la venue de la dictature au début des années 70. L’allocation des ressources, résultat d’une intervention démesurée de fEtat et d’une protection vis-à-vis de l’extérieur trop élevée, était considérée comme largement sous-optimale. L’ouverture des frontières visait à corriger fortement cette allocation en respectant davantage les dotations factorielles. L’ouverture conduisit à la destruction de pans entiers de l’appareil industriel, à une augmentation substantielle du sous-emploi et à une réduction drastique des revenus du travail. La restructuration, à coût social très élevé, permet aujourd’huî au Chili de tenir des positions compétitives sur toute une série de produits agricoles et piscicoles qui ont réduit sa dépendance vis-à-vis du cuivre. La croissance s’accompagne donc d’une augmentation de l’emploi et des salaires.
En effet, le contexte international et les contraintes propagées sont différentes à la fin des années 80–et moins favorables à l’essor de l’emploi industriel–de celles qui dominaient à la fin des années 70. La restructuration du début des années 80 est marquée par la crise et l’ouverture à l’extérieur. La réduction d’emplois est due davantage à la crise qu’à des mutations technologiques. A l’inverse, l’augmentation des emplois dans l’industrie au Brésil s’explique par la croissance, c’est-à-dire par le cycle. La situation change à la fin des années 80. Les contraintes internationales pèsent davantage. Les mutations technologiques avec le développement de l’informatisation des outils de production sont importantes. La globalisation technologique (Chesnais 1991), c’est-à-dire la transmission internationale des manières de produire, pèse davantage avec l’ouverture des frontières, d’autant plus fortement que celle-ci a été tardive et l’investissement passé insuffisant. La nécessité d’optimiser les économies de variété, de respecter des délais et d’utiliser au mieux les temps morts, conduisent donc à de véritables mutations dans la manière de produire et dans ce qui est produit. La flexibilité tant des équipements que de la main d’oeuvre est davantage recherchée. L’investissement change de forme. Le taux d’investissement S’accompagne d’une destruction d’emplois dans l’industrie, sauf s’il augmente substantiellement et durablement. Ceci constitue une tendance lourde nouvelle.
Au total, le solde entre les expulsions d’emplois et les créations d’emplois dépend du degré d’obsolescence de l’appareil industriel, la rapidité de la libéralisation des échanges extérieurs, l’importance des capacités de production oisives, du taux de croissance de la productivité du travail, l’accroissement du taux d’investissement et surtout de la forme prise par ce dernier.
La répartition des emplois entre l’industrie, les services et le commerce change. L’industrie a tendance à absorber moins de main d’oeuvre, les secteurs modernes du commerce détruisent également des emplois avec l’augmentation sensible des chaînes modernes de distribution. Les petits emplois dans les services se multiplient à côté d’un sous-secteur des services modernes soumis également à l’informatisation croissante. Cette nouvelle distribution des emplois entre secteurs et au sein de chacun de ces secteurs se traduit par une tendance à la concentration d’une main d’oeuvre peu qualifiée, touchant des rémunérations faibles, qui n’est pas sans rappeler les mouvements d’emplois et de revenus qui ont eu lieu également aux Etats-Unis dans les années 80.[[D’une manière générale, on observe une réduction quasi continue depuis une dizaine d’années du salaire minimum réel au Mexique mais une amélioration légère du salaire réel moyen des ouvriers dans l’industrie à partir de 1988 suivie d’une détérioration à partir de 1991, d’une amélioration franche suivie d’une légère détérioration des salaires des employés (les cadres) dans l’industrie, d’une relative stabilisation des salaires des travailleurs des maquiladoras depuis 1989 à un niveau quasiment deux fois plus élevé que le salaire réel minimum, mais en dessous du salaire dans la construction civile ou des ouvriers de l’industrie (Rendon T. et Salas C.; Husson M.). L’évolution en Argentine semble suivre un parcours plus heurté. Après des chutes prononcées, le salaire réel minimum baisse, mais le salaire réel moyen, hors fonction publique, augmente avec le succès du Plan de stabilisation, ce qui est loin d’être le cas aussi bien pour les salaires que pour l’emploi dans la fonction publique. Il semble que sa croissance fléchisse en 1993.
Il est prématuré de déduire des tendances lourdes de ces évolutions. Elles peuvent être contrecarrées par une redéfinition du rapport salarial, suite à des luttes, des négociations y compris avec les Etats-Unis (voir les réponses du Président du Mexique aux critiques des élus nord-américains sur les salaires faibles au Mexique dans le cadre des discussions au Sénat sur la signature de l’ALENA). On peut cependant penser qu’elles reflètent probablement la structuration différente de l’emploi. Si tel devait être le cas, la hausse du salaire moyen dans l’industrie devrait se distancer davantage de celle de la productivité du travail. On peut supposer dès lors que se dessine une nouvelle configuration des revenus du travail. Les pauvres le sont moins et se rapprochent de la ligne de pauvreté, la franchissent d’autant plus facilement qu’ils étaient proches d’elle. Ceux qui avaient un revenu modeste ont tendance à recevoir un revenu très modeste. Il y a un déplacement vers la ligne de pauvreté avec cette nouvelle configuration de l’emploi et des revenus, pour une fraction importante de la population et un déplacement dans l’autre sens pour une fraction faible de la population. Moins de pauvres (au sens statistique du terme), plus d’appauvrissement. L’appauvrissement absolu semble ainsi constituer une tendance lourde.
D’une manière générale, il semble donc que les sorties de crise produisent une déformation spécifique de la distribution des revenus. L’inégalité persiste, mais elle s’articule différemment. Moins de pauvres, surtout dans les pays où îls étaient concentrés autour de la ligne de pauvreté, un recul du revenu de la population salariée non pauvre mais proche de ces derniers, une augmentation du revenu des couches moyennes sauf celles rémunérées par la fonction publique. Il y a ainsi une sorte de redistribution: la concentration des richesses vient moins de la financiarisation dont bénéficient les plus riches, plus de l’accroissement de la production, au détriment des salariés peu qualifiés, moins du seigneuriage dont bénéficiait le gouvernement et pâtissaient les plus pauvres.
Compte tenu du passé récent d’appauvrissement des pauvres, du passage à la pauvreté de ceux qui avaient des revenus très modestes, de l’appauvrissement de ceux qui avaient des revenus modestes et d’une fraction substantielle des couches moyennes, cette situation est ressentie comme plus favorable.
Les perspectives d’une amélioratîon de la situation des ménages augmentent, d’abord parce qu’avec la réduction du taux d’inflation, la réduction mécanique du pouvoir d’achat cesse et, S’il y a indexation, celle-ci bénéficie cette fois aux salariés, ensuite parce que les anticipations des ménages deviennent positives pour ce qui concerne des augmentations futures du salaire réel individuel, mais aussi et surtout du fait de l’accroissement du revenu du ménage grace a un accroissement du nombre de personnes au travail au sein de ce ménage. Cette nouvelle situation n’estpassans effet sur la légitimation qu’en retire le gouvernement.
Sur les politiques contre la pauvreté
Les pays sous-développés connaissent massivement la pauvreté. A cette pauvreté s’est ajouté un appauvrissement durant la «décennie perdue». Ce dernier s’étant transformé en son contraire avec le succès des nouvelles politiques d’ajustement dites de seconde génération. Le profil de la distribution des revenus a changé. Moins de pauvres dans les pays les moins inégalitaires, un peu moins de pauvres dans ceux qui sont davantage inégalitaires, concentration de revenus modestes et distanciation plus importante avec les revenus des cadres supérieurs et les revenus provenant d’autres sources que le travail.
La situation est différente dans les pays développés bien qu’on y observe également une concentration des revenus dont bén éficient les revenus provenant d’autres sources que le travail. Certes la pauvreté existe aux Etats-Unis, en France et dans d’autres pays mais elle est loin d’atteindre l’importance quantitative de celle qu’on observe dans la plupart des pays sous-développés, même si elle atteint pour ceux qui la subissent des dimensions semblables à celle des bidonvilles au sein des niégavilles du Tiers-Monde. La différence essentielle réside dans l’appauvrissement. Moins de pauvreté mais appauvrissement chez l’un, plus de pauvreté et appauvrissement chez l’autre.
Malgré ces différences, les politiques d’inspiration libérale considèrent que le problème de la pauvreté, pour l’essentiel, peut être réglée par la réduction de l’inflation et la reprise de la croissance que ce soit dans les pays développés ou dans les pays sous-développés. Les mêmes politiques sont préconisées. Or, si effectivement ces deux facteurs interviennent dans l’amélioration de la situation des plus démunis, il serait erroné de penser qu’ils peuvent régler fondamentalement la question de la pauvreté dans les pays sous-développés tant les inégalités sont importantes. ils diminuent l’appauvrissement et de fait font franchir à certains la ligne de pauvreté, ils sont insuffisants pour diminuer de manière substantielle et durablement la pauvreté. D’autres politiques économiques sont alors nécessaires.
La mise en œuvre de politiques libérales de lutte contre la pauvreté
Sur quelques aspects du paradigme libéral: la difficulté de discuter du paradigme libéral a pour origine l’argumentation binaire utilisée. Dans la vision libérale, l’Etat empiète sur les libertés individuelles. Le marché, par contre, privilégie la liberté individuelle, sanctionne les gaspillages au bénéfice de tous (la «main invisible»), produit la meilleure efficacité en optimalisant l’allocation des ressources rares. A l’inverse lEtat «triche» avec les raretés, privilégie certains secteurs aux dépens d’autres selon une logique qui lui est propre et ce faisant pousse au gaspillage des ressources rares.
Cependant, à l’exception des courants les plus extrêmes du libéralisme, l’Etat n’est pas complètement exclu ni limité, au seul rôle de «veilleur de nuit». Dans l’approche néo-classique moderne de l’équilibre général, à laquelle se réfère implicitement de nombreux libéraux, il est admis depuis Debreu qu’il est nécessaire de prévoir un revenu minimum de survie pour les agents. De même, mais différemment dans les justifications, la majeure partie du courant libéral considère que l’intervention de l’Etat peut se justifier si elle ne va pas à l’encontre des intérêts d’un individu. Dans cette conception, marché et Etat sont tous deux l’objet d’imperfections, mais l’hypothèse de base est que celles de l’Etat sont par nature plus importantes que celles du marché. Dès lors l’intervention de l’Etat, si elle s’avère nécessaire, est potentiellment dangereuse pour le marché et, dès lors, pour les individus aussi.
La voie choisie
La philosophie générale qui fonde la voie choisie pour réduire la pauvreté peut se ramener à une séquence simple qui rappelle la phrase du Chancelier Helmut Schmidt : «Ce sont les profits qui permettent les investissements qui créent les emplois». Les profits en premier, les investissements en second et enfin l’emploi en troisième. Ce qui en Amérique latine se traduit de la manière suivante: assainissement libéral de la situation économique (lutte contre l’hyperinflation ou la haute inflation selon les cas, retour aux grands équilibres), reprise de la croissance en premier, politique sociale en second. La première phase réduit l’appauvrissement, et ce faisant partiellement la pauvreté, généralement après un accroissement jugé temporaire et inévitable; la seconde diminue la pauvreté absolue. L’ampleur de la diminution de la pauvreté dépend de la distribution des revenus entre les pauvres et de leurs distances par rapport à la ligne de pauvreté, de l’importance de la réduction du taux d’inflation, du type de régime d’accumulation qui se met en place. L’ampleur de l’action vis-à-vis de la pauvreté, absolue dépend de l’état d’assainissement des finances publiques, des ressources temporaires provenant de la vente des entreprises publiques et de la place accordée aux dépenses sociales par le gouvernement. Cette séquence a un certain degré d’efficacité; Elle est le produit d’une altération des politiques libérales. Son succès est fragile.
a) Ces politiques économiques libérales succèdent à des politiques d’ajustement orthodoxes, dites de première génération, qui privilégient la recherche d’excédents commerciaux pour financer la dette externe et qui furent des é Ichecs graves, conduisant à une très forte inflation, une crise fiscale sans précédent avec le développement très rapide d’une dette interne de plus en plus difficilement contrôlable, à une perte d’efficacité de l’intervention de l’Etat et une chute de c-dibilité des plans de stabilisation. La filiation libérale entre les politiques orthodoxes de première génération et celle de seconde génération est présente dans la confiance retrouvée vis-à-vis des vertus prêtées aux mécanismes du marché. Mais dans les premières, l’ouverture est plus timide (des restrictions aux importations sont maintenues pourvu qu’elles contribuent aux excédents externes), une réduction des dépenses publiques sans alourdissement de la fiscalité est préconisée plutôt que des privatisations massives, de dévaluations massives sont conseillées plutôt qu’une appréciations des monnaies. La «décennie perdue», résultat des déséquilibres entretenus lors de la vive croissance des années 70 et très aggravés du fait de ces politiques (à l’exception des résultats du commerce extérieur), a fragilisé l’Etat et a nécessité une rupture qui, politiquement, fut possible dans certains pays et dans d’autres ne le fut pas.
Les politiques d’ajustement libéral dite de seconde génération, privilégient le retour à la croissance et la lutte contre l’inflation au remboursement de la dette externe; c’est ce qui les distingue de celles dites de la première génération: ouverture des frontières, tant pour le commerce des marchandises que pour le déplacement des capitaux avec garanties données pour la libre circulation des capitaux, diminution des subventions à l’industrie et au secteur exportateur, retrait de l’Etat à deux niveaux: privatisation des entreprises du secteur industriel mais aussi de la plupart de celles ayant pour finalité un service public (transport, électricité), à l’exception parfois de secteurs jugés stratégiques ou liés symboliquement à l’indépendance nationale (le pétrole au Mexique par exemple); déréglementation et simplification des codes et législation au niveau salarial (par un recul des acquis du secteur formel notamment sur tout ce qui concerne la mobilité et la flexibilité de l’emploi), au niveau fiscal (par une homogénéisation de la fiscalité indirecte), au niveau social (par de réformes concernant la sécurité sociale orientée vers la capitalisation plutôt que la répartition). La politique des changes va à l’encontre de celle qui était précédemment suivie: au lieu des dévaluations pratiquées, les gouvernements cherchent à valoriser leur monnaie nationale en espérant que la revalorisation pourra initier un processus de désinflation compétitive.
Ces politiques économiques ont connu, et connaissent, un certain succès en Argentine, au Mexique, au Chili, maus aussi en Bolivie et semble-t-il au Pérou plus récemment. Elles peuvent donc être efficaces, tout en ayant un coût social parfois extrêmement élevé; mais elles peuvent également échouer (Brésil). Leur succès dépend de la crédibilité de la politique économique suivie et celle-ci en partie dépend de la capacité à résoudre provisoirement la question sociale. Ce fut possible au Mexique grâce à une série d’engagements de l’Etat (les divers Programmes de Solidarité), ce fut également possible en Argentine grâce au rejet de la politique de l’Union civique radicale dont l’échec patent avait appauvri massivement une partie croissante de la population et accentué l’obsolescence de l’appareil de production et la désagrégation des appareils d’Etat.
b) Leur succès est également fragile. Une course de vitesse s’enclenche entre d’un côté le déficit croissant de la balance commerciale (suite à l’ouverture brutale des frontières, la reprise économique et l’obsolescence plus ou moins accentuée de pans entiers de l’appareil industriel) et d’un autre côté la vitesse à laquelle se transforme l’appareil de production suite à l’augmentation du taux d’investissement dans certains secteurs. La réinsertion de ces économies dans l’économie mondiale au niveau de la finance internationale se manifeste par des entrées de capitaux attirés par les taux d’intérêts très élevés (face à l’atonie des occasions des marchés nord-américains), les privatisations, la constitution de zones de libre échange et la rentabilité des investissements directs dans certains secteurs ou lieux géographiques (par exemple le long de la frontière mexicaine avec les Etats-Unis), enfin la crédibilité d’une politique de valorisation du taux de change. Au delà d’un certain seuil atteint par la brèche commerciale, croissante et difficilement contrôlable dans le respect des contraintes libérales, des sorties massives de capitaux peuvent arriver si l’anticipation quant à la perte de crédibilité du maintien de la politique d’appréciation de change se propage. Ces sorties peuvent être incitées par un changement dans l’environnement international: hausse des taux d’intérêt nord-américains, perspectives de profit dans l’industrie ou les services dans d’autres pays, globalisation accentuée des marchés financiers internationaux tant par la simplification des réglementations que par l’apparition de produits financiers plus facilement substituables.
La spéculation sur la monnaie nationale est donc en pointili et la course de vitesse est loin d’être gagnée entre d’un côté, la brèche commerciale croissante, et de l’autre côté les lenteurs d’une restructuration de l’appareil économique et la fragilité relative des marchés financiers nationaux et leur dimension modeste (Salama 1993).
L’enchaînement décrit – assainissement-reprise-diminution de la pauvreté absolue -, repose donc sur le pari que les deux premiers termes seront résolus durablement. Il suffit qu’une spéculation sur la monnaie arrive pour que la dévaluation brutale relance l’inflation et enraye la croissance. Celle-ci produira à nouveau l’appauvrissement des plus pauvres, et des moyens pour diminuer l’importance de la pauvreté absolue seront réduits par le surgissement d’une nouvelle crise fiscale.
Le pari est enfin d’autant plus difficile à gagner par cette voie que le contexte international et le positionnement de ces pays dans l’économie mondiale est difficile. Plus précisément, des mutations importantes ont eu lieu ces dix dernières années dans le domaine de la technologie et de la finance. A la tendance vers une globalisation financière correspond une globalisation technologique d’autant plus effective que l’ouverture des frontières est importante et qulune politique industrielle est absente. La technologie développée ces dernières années conduit à des modifications importantes du processus de production et du procès de travail, vers une flexibilité accrue (équipement et main d’oeuvre) et des qualifications. Cette globalisation technologique a des conséquences sur l’emploi et les salaires, d’autant plus importantes qu’en même temps l’attrait des gains dans le secteur financier s’est développé au détriment de l’investissement productif. Dans ce cadre, les politiques des désinflation compétitives mises en place dans les pays développés, via une appréciation de leur monnaie respective et une libéralisation accrue des échanges, ont conduit à un développement substantiel du chômage. Ce sont ces résultats qui fondent la recherche de nouveaux consensus pour une ré-intervention de, l’Etat, pas seulement dans le domaine des infrastructures, de l’éducation et de la santé, mais aussi sur les projets industriels et agricoles par l’intermédiaire d’une politique sélective des crédits et des subventions. Ce sont ces résultats qui alimentent les discussions sur le retour possible à certaines formes de protectionnisme, temporaires, localisées, ciblées; sur la nécessité d’une réglementation des mouvements de capitaux, après l’assaut sur des monnaies européennes en 1992 et 1993, qui, sans trop entraver leur mobilité la limiterait pour tout ce qui concerne les taux de change (équation pour le moins difficile à résoudre).
Les politiques économiques suivies pour sortir de la crise reposent sur ces mêmes principes, en les caricaturant. L’ouverture des frontières a été plus rapide que dans les pays développés; l’abandon des politiques industrielles d’appui aux transformations structurelles plus prononcé avec la désertion de l’Etat de l’appareil industriel. Les politiques sociales, largement en-deçà de ce qu’elles sont dans les pays développés, ont été réduites durant la décennie perdue, réorientées ensuite mais avec peu de moyens. L’appareil industriel s’est fragilisé durant la «décennie perdue» du fait de la réduction du taux d’investissement, du bouleversement technologique opéré dans les pays développés à la même époque. La difficulté à suivre ces bouleversements, et surtout à les maîtriser, est de fait d’autant plus importante que ces économies sont insuffisamment compétitives. C’est pourquoi l’ouverture des frontières conduit à une destruction sauvage de pans entiers de l’appareil industriel, incapables de suivre, et la restructuration de ceux qui le peuvent s’effectue sans absorption nette d’emplois industriels. Le phénomène observé dans les pays développés se déroule ici avec plus de brutalité.
En résumé, le succès de ces politiques économiques conduit à une réduction de l’appauvrissement et un très faible allègement de la pauvreté absolue. Le profil de la distribution change: moins de pauvres mais davantage de population concentrée aux environs de la ligne de la pauvreté. L’écart, croissant, qu’on observe également dans les pays développés, entre ceux qui bénéficient de revenus du travail et ceux qui bénéficient de revenus, profile la distribution des revenus vers une concentration accrue de la richesse. A cette altération de la répartition s’ajoute une distribution di rente des revenus du travail entre ceux qui sont très qualifiés et ceux qui ne le sont pas, entre ceux qui trouvent un emploi et ceux qui sont rejetés durablement, entre ceux qui appartiennent à la fonction publique et ceux qui travaillent dans le secteur privé. Le profil de la distribution des revenus du travail acquiert une forme plus coudée, se concentrant davantage des deux côté de la ligne de pauvreté, avec des potentialités fortes d’altération vers le bas en cas de reprise de la crise financiaro-économique.
Les autres politiques et le fil du rasoir
Il est nécessaire de se défier du volontarisme politique en économie mais il est erroné de considérer que le politique est prisonnier de l’économique, comme le sous-entend le courant libéral (Valier 1993). Il existe des marges plus ou moins importantes selon le degré de difficulté que ces économies traversent. D’autres politiques économiques sont envisageables. Elles sont difficiles à mettre en oeuvre lorsqu’elles se donnent pour premier objectif de réduire le poids de la pauvreté et qu’au delà des mots et de la démagogie fréquente sur ce thème, elles se dotent de moyens à la hauteur des objectifs énoncés.
Notre propos n’est pas ici d’établir le contenu précis de telles politiques, mais de souligner les problèmes qu’elles soulèvent.
Quelques considérations sur l’éthique et l’efficacité : deux défauts dominent lorsqu’on traite de questions sociales: le Premier consiste à ignorer le poids des contraintes économiques et considère que la volonté politique peut suffire; la détérioration de la situation économique, le plus souvent provoquée et/ou accentuée par ceux qui s’opposent à cette Politique, et qui ont les moyens de le faire en faisant par exemple fuir leur capitaux à l’étranger, conduit à mettre en place des mesures qui n’avaient pas été prévues, et, en réaction précipitée et très souvent devant la mobilisation insuffisante ou déclinante des principaux bénéficiaires de ces politiques, à s’éloigner de ceux qu’on souhaiterait favoriser. Lutter contre la pauvreté et l’accroître est le lot courant de certains gouvernements populistes et sert d’argument à ceux qui considèrent que de telles politiques conduisent inéluctablement à de tels résultats.[[Les économistes sont nombreux à défendre ce type d’idées et plus particulièrement à la Banque mondiale (cf. Dornbush et Edwards 1991). A l’inverse, rares sont ceux qui ont développé une critique cohérente de ccs points de vue (voir l’excellent livre de Hirschman, 1991). Ethique d’abord, inefficacité ensuite.
Le second défaut est de considérer, à l’inverse, qu’il ni y a pas d’autre issue à la crise que celle qui commande une lecture libérale de la crise. L’économique, tel qu’il est lu par ce courant, devient omniprésent et le social suit la résolution des problèmes économiques. L’issue libérale à la crise est légitimée en tant que seule issue possible par l’échec des autres, auxquelles on ajoute les échecs de toutes les politiques qui ont précédé en laissant croire qu’elle étaient populistes parce qu’in suffisamment libérales. Efficacité, d’abord, éthique ensuite.
Plus précisément, des économistes, heurtés par les profondes inégalités, ont tenté de justifier les mesures préconisées par la recherche d’une plus grande efficacité. Lors du débat sur l’épuisement du régime d’accumulation centre sur la substitution des industries lourdes et des possibilités pour l’économie semiindustrialisée d’entrer durablement dans une stagnation économique, il a été proposé par de nombreux économistes de la CEPAL, d’accroître l’intervention de lEtat en introduisant une planification indicative, et surtout de modifier la distribution des revenus vers plus dégalité, en procédeant notamment à une réforme agraire. Cette distribution des revenus, devenue moins inégalitaire, devait permettre de dynamiser le secteur des biens de consommation, ce faisant la croissance, et de créer des emplois suppl émentaires tout en retenant davantage de gens à la campagne suite à l’amélioration de leurs revenus. On échappait ainsi à la contradiction croissante, qui pesait sur les capacités de production utilisées et donc sur le taux de profit et la croissance, entre la dimension insuffisante du marché des biens de consommation durable, auquel avaient accès les couches moyennes et riches de la socié,té à l’exclusion des autres, et la dimension trop importante des entreprises produisant pour ce secteur, dès lors qu’elles étaient contraintes d’appliquer les technologies modernes. Une plus grande équité, solution aux difficultés économiques.
Ce type d’argumentation est fréquente dans la littérature. Le est u’on peut également accéder à une plus grande efficacité au prix dune distribution (les revenus avantage illégalitaire. Les exemples sont nombreux, mais le plus illtéressant probablement est celui fourni par la mise en place diun régime d’accumulation particulièrement excluant, centré sur le développement des couches moyennes et du secteur des biens durables et d’équipement lié à ce dernier, lors de l’arrivée au pouvoir des militaires au Brésil au milieu des années 60.
Le choix d’une distribution des revenus moins inégalitaire est un choix éthique. Ce n’est pas parce qu’une dictature peut être efficace du point de vue économique et ce faisant diminuer le poids de la pauvreté extrême tout en accroissant les inégalités, qu’il faut oublier qu’elle est une dictature et que le coût social de sa politique peut être extrêmement élevé. L’éthique doit donc être en premier sans que pour autant il economique et donc la recherche d’une certaine efficacité ait à être ignorée. Dit autrement, une solution peut être moins efficace avec davantage d’éthique, est préférable à une solution peut-être plus efficace avec moins d’éthique. Que cette solution ait à être défendue du point de vue de l’efficacité, est quelque sorte le tribut payé à la démocratie et à sa crédibilité, qu’elle ait a être justifiée par la seule efficacité est une erreur.
Des difficultés d’une voie alternative : Il n’est plus possible, s’il l’a jamais èté, d’envisager un enfermement sur soi-même qui viserait à jouer la carte du marché intérieure seule. L’ouverture des frontières est une nécessité aujourd’hui plus impérative qu’hier si on tient compte des bouleversements technologiques tant sur les produits que dans la manière de les produire. Le choix n’est plus entre le marché intérieur et le marché extérieur, mais réside dans une combinaison des deux. Combinaison qui si appuie sur une distribution des revenus plus égalitaire, par voie fiscale notamment, et une compétitivité, améliorée des entreprises de telle sorte qu’elles puissent exporter et importer.
Il est difficile d’empêcher les fuites de capitaux qui pourrait survenir entre les politiques rédistributives de lEtat. Les ‘ne-sures de contrôle de capitaux ont une efficacité réduite. Il faut donc trouver les moyens politiques et économiques pour faire participer ceux qui risqueraient d’être hostiles, plutôt que de les exclure, sans pour autant appliquer leur programme. La nouvelle micro-économie, fondée sur la recherche de comportements optimaux en information imparfaite, s’est développée avec ce type de problématique. Il s’agit de créer des situations telles que ceux qui ne désiraient pas participer, participent en croyant ainsi satisfaire leurs objectifs. Une politique industrielle, qui consolide un Etat délabré, jouant sur les subventions, les crédits à taux préférentiels, l’ouverture contrôlée du commerce extérieur par la mise en place de protections provisoires pour les nouvelles industries, devrait pouvoir permettre la définition d’une politique sociale plus radicale parce que nécessaire du point de vue de l’éthique.
Références
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