Article paru dans Le Monde des débats, novembre 1999Il y a un abîme entre cette conférence reprenant de très loin la question du biopolitique en passant par une lecture « critique» , provocante et non dénuée d’humour, de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger, et le niveau de la polémique déclenchée. Niveau au sens de son ampleur et de son amplification, mais aussi quant au « ton » dont la singularité allemande ne suffit peut-être pas à rendre compte Après tout, la controverse Habermas-Foucault du début des années 80, et les écarts auxquels elle avait déjà donné lieu ( certains « disciples » de Habermas avaient évoqué le « dandysme fascistoide» de Foucault et l’« anarchisme fascisant » de Deleuze et Guattari), avait été relayée en France, non sans succès, par l’opération anti-Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut. Les noms d’oiseaux en moins, la question posée était la même : la critique de l’humanisme, tant au plan philosophique (obscurantisme !) qu’épislémologique (relativisme! ), peut-elle signifier autre chose qu’un antidémocratisme de principe dont la forme obligée est la loi du plus fort?
Domination de Habermas
Évidemment, c’est très commode : l’humanisme étant posé comme le soubassement exclusif de LA démocratie, on est prié de tenir pour rationnellement fondée l’identification de la politique à la seule production du consensus Et dès lors. de ne pas s’interroger au-de!à du raisonnable sur le sens post-humaniste des formes contemporaines de « bio-pouvoir » et les nouveaux rapports de forces qu’elles impliquent.
Or, je remarque que la domination sans partage de la philosophie habermassienne outre-Rhin est strictement contemporaine d’une crise sans précédent de la social-démocratie en Allemagne et en Autriche – où les staliniens d’hier et les nazis d’aujourd’hui engrangent les dividendes (pas seulement électoraux) du malaise dans la civilisation du consensus
Alors, « affaire Sloterdijk » ou « cas Habermas » ? La question vaut d’être posée, car, chronologiquement au moins, l’un ne va pas sans l’autre. L’affaire Sloterdijk est l’effet de la lecture par Habermas de la conférence. et de la campagne qu’il orchestre alors contre ce texte « authentiquement fasciste » Pour s’en convaincre, il suffit de lire successivement l’article de Thomas Assheuer sur le prétendu Zarathustra-Projekt de Sloterdijk (Die Zeit) qui a véritablement ouvert le bal, et la lettre que lui avait auparavant adressée Habermas (publiée le 16 seplembre en fac-similé dans le Frankfurter Allgemeine alors même que ce dernier avait publiquement nié toute forme d’intervention.).
Le débat prend ainsi, dès l’origine, un tour bien peu « argumentatif » ni philosophique (le contenu du texte incriminé a été activement « oublié » et détourné), ni politique (le litige a été traité sur le mode de l’exclusion de l’adversaire, qui n’appartiendrait plus au cercle des « intellectuels responsables-de-leurs-actes» . zurechnungsfähig), mais moral et policier. Dommage l’occasion était belle de mettre en pratique cette « éthique de la discussion » dont dépend, paraît il le présent et l’avenir de nos démocraties!
Place vide
Il faut en effet rappeler que Habermas est la voix de cette conscience hypermorale par laquelle l’ Allemagne a réglé ses comptes avec le nazisme C’est le philosophe allemand de l’après-guerre, et il a réduit la philosophie à une théorie de la communication, au motif qu’elle se serait compromise, en tant qu’ontologie, avec le nazisme (Heidegger). Il pose comme modèle démocratique du consensus une situation idéale de parole dont l’universalité interdit toute « différence » politique, tout conflit mettant en question la communauté du discours. D’où la cécité de la génération Habermas par rapport à 68 ; d’où aussi un « dépassement » du marxisme qui aura surtout tendu à marginaliser toule interrogation sur le pouvoir; d’où, enfin, l’extrême
suspicion eu égard à l’analyse historique et philosophique des formations de pouvoir et de savoir telle qu’elle a pu se développer entre Nietzsche et Foucault. pour mentionner les deux références de l’intervention de Sloterdijk. Là-dessus. je constate premièrement. que la référence constante au nazisme n’est peut-être pas le vecteur le plus déterminant pour comprendre nos sociétés démocratiques et la façon dont le pouvoir et la science (ce n’est pas la même chose) prennent pour objet la vie, et, deuxièmement, que la deuxième génération de l’École de Francfort n’en a pas produit une troisième – et que c’est finalement cette place vide qu’occupe Sloterdijk Ce que Habermas lui-même reconnaît à sa manière en n’omettant pas de rappeler la date de naissance de Slolerdijk, 1947
Culpabilité allemande
L’œuvre philosophique de Sloterdijk est la grande absente du débat. Le texte de la conférence elle-même n’a jamais fonctionné que comme un pré-texte à une opération dont le back-ground philosophique et générationnel n’a pas substantiellement changé depuis vingt ans
Restent les différences avec la polémique qui avait opposé Habermas à, notamment, Michel Foucault. J’en vois deux. Premièrement. il y a le fait que la question des biotechnologies, du bio-pouvoir et de la biopolitique est aujourd’hui l’un des lieux majeurs de l’affrontement philosophico-politique Où l’on retrouve il est vrai, Foucault, mais aussi Deleuze – qui évoquait la revanche des composants génétiques sur l’organisme
Tout se passant comme si ce n’était finalement qu’aujourd’hui que l’on pouvait entrevoir ce que Nietzsche pressentait avec le Surhomme à savoir que c’est dans l’homme qu’il faut libérer la vie si l’homme lui-même, si la formation historique de l’Homme n’est qu’une manière de l’emprisonner; et ce. faut-il le préciser, au plus grand avantage d’un capitalisme qui a su mettre l’homme au travail « à flux tendus » et le plier aux modernes exigences du libéralisme. Deuxième point . au début des années 80, la morale communicationnelle de Habermas avait triomphé pour des raisons parfaitement décrites par Jaspers dans un livre prophétique de l’immédiat après-guerre intitulé La Culpabilité allemande. On y lisait celle phrase-clé. « Nous. Allemands. sommes désormais incapables de communiquer » Ce qui définissait la tâche qu’allait se proposer le jeune Habermas mais énonçait aussi la limite « hypermorale » de son oeuvre. Ce que souligne aussi le partage de l’opinion allemande face à cette affaire. Est-il par ailleurs trop optimiste de penser que l’affaire Sloterdijk pourrait être l’occasion d’un échange transrhénan, d’un échange européen qui alors n’avait pu avoir lieu ?
© Le Monde des débats, novembre 1999