Majeure 9. Philosophie politique des multitudes

La politique comme guerre : formule pour une démocratie radicale ?

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Depuis le commencement, le libéralisme s’est pensé lui-même comme étant en guerre avec « la guerre ». La guerre étant considérée comme la pire menace pour la société civile dont le but essentiel est l’autonomie des individus. Le libéralisme identifie deux sources principales de la « guerre » : d’une part l’orthodoxie, d’autre part la démocratie. Dans la modernité actuelle, il n’est pas inhabituel, de trouver des alliances répétées entre les deux, indiquant peut être que la « guerre » contre laquelle le libéralisme combat n’est pas tant anti-politique, mais plutôt exprime une compréhension de la politique comme guerre. La formule de « la politique comme guerre » est centrale dans la pensée de deux importants critiques du libéralisme qui ne sont pas habituellement considérés ensemble : Michel Foucault et Carl Schmitt. Dans cet article, je les utiliserai pour souligner deux apories concernant la présupposition de la règle de droit et de l’individualisme que la compréhension libérale de la politique rencontre constamment, et qui requiert de repenser ces deux termes

Depuis son commencement le libéralisme se conçoit comme étant en guerre avec « la guerre », qui représenterait l’une des plus grandes menaces pour la stabilité de la société civile, dont le but essentiel est d’assurer l’autonomie des individus, permettant ainsi le développement d’un « monde civilisé » et de la « culture ». Depuis son origine, le libéralisme a identifié deux foyers principaux de « guerre » : l’orthodoxie et la démocratie. Le libéralisme s’oppose à l’orthodoxie car il prône la séparation et la soumission de la religion à la politique – séparation que l’orthodoxie rejette. De même, le libéralisme s’oppose à la démocratie, car l’idéal de la société civile qu’il défend nécessite que le gouvernement soit exercé à travers un État de droit, et jamais directement par le peuple sujet de ces lois.
Il n’est pas nécessaire d’aller au-delà de notre propre tradition occidentale pour trouver de nombreux exemples à l’époque moderne de mouvements orthodoxes s’étant accaparé les aspirations démocratiques des peuples, suggérant ainsi l’existence d’une vieille et secrète affinité entre l’expression politique de la vox populi et celle de la vox Dei. De même, nous n’avons pas besoin de faire appel à d’autres « civilisations » supposées antagonistes pour réaliser que la conception libérale de la « culture » et de la « civilisation » a été à maintes reprises remise en cause par notre propre tradition. Ces dernières décennies elles-mêmes ont été le théâtre de conflits culturels sans relâche où les notions libérales de culture et de civilisation ont été attaquées tant par la droite que par la gauche, donnant ainsi naissance à différentes formes de « politique identitaire » et de « multiculturalisme ».
Les réactions variées suscitées par le libéralisme semblent indiquer que la bataille livrée par ce dernier n’est pas un combat contre des forces anti-politiques, mais contre une autre vision de la politique, une vision de « la politique comme guerre », la politique en tant que guerre. Cette expression joue un rôle central dans la pensée de deux auteurs critiques du libéralisme, qu’on ne lit pas souvent ensemble: Michel Foucault et Carl Schmitt. Notre discussion s’attachera à montrer comment cette formule met en relief certaines apories de la vision libérale du politique, apories qui appellent à repenser à la fois la démocratie et l’orthodoxie.

Aporie de la règle du droit et nouvelle démocratie.

La conception libérale de la société civile est fondée sur l’idéal de l’État de droit ; un sujet ne devient politique que s’il a été constitué en tant que tel juridiquement. Le libéralisme s’accapare le politique sous une forme juridique. La formule « la politique comme guerre » rejette la « juridisation » du politique. Elle est en fait un renversement de l’expression de Clausewitz selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »[[Pour une discussion suivie de la formule « la politique comme guerre », voir Michel Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard, Paris, 1997.. Au contraire, la formule « la politique comme guerre » concentre l’attention sur la manière dont les formes politiques et légales émergent. Bien que la guerre puisse être conduite suivant certaines règles, elle n’est en aucun cas soumise au contrôle du droit. C’est pour cette raison que le renversement de la formule de Clausewitz par Foucault et Schmitt a pour but la thématisation de la situation anté-légale à partir de laquelle l’État de droit apparaît (ainsi que toute autre forme légitime de domination).
Qu’elle est donc cette « situation » qui précède toutes formes légitimes de gouvernement ? Foucault et Schmitt acceptent tous deux la prémisse suivante : aucune loi ne peut être appliquée dans le chaos ; car le chaos est une situation d’exception légale par définition.[[« Il n’existe pas de norme applicable au chaos. Pour qu’un ordre légal ait du sens, une situation normale doit exister, et le souverain est celui qui décide si cette situation normale existe vraiment » (Schmitt, Political Theology, MIT Press, Cambridge, 1988, p. 13). Pour qu’une loi soit applicable, la distinction entre ordre et désordre doit être déterminée de manière pré ou infra légale. La formule « la politique comme guerre » indique que cette démarcation n’est pas normative mais stratégique, c’est-à-dire que c’est une opération guerrière intrinsèquement politique. Dans la tradition occidentale, ce sont les oppositions entre la domination et la résistance, ou l’esclavage et la liberté, qui sont à la fois politiques et guerrières. Ces oppositions sont à la fois pré-légales et politiques car elles ne différencient pas entre les modes légitimes et illégitimes de gouvernement. Elles décrivent plutôt l’opposition entre la pratique de gouvernement ou de domination en tant que telle (légitime ou non), et ce qui se situe hors de cette pratique.
Il nous faut maintenant remarquer une différence cruciale entre Foucault et Schmitt. Pour Foucault, ce qui ne correspond pas à l’exercice de la domination est la pratique du « ne pas être gouverné »[[Voir Michel Foucault, « Qu’est-ce que la critique» (1978), in Bulletin de la Société française de philosophie n°84, 1990, p.35-63.. Foucault s’intéresse à la fondation pré-légale de l’ordre, car il cherche à identifier un espace pour la pratique d’une politique de résistance et l’exercice d’une éthique du plaisir qui ne peuvent avoir lieu dans un espace contrôlé par les règles de l’État de droit. Ces dernières rendent, en effet, la domination légitime et ne peuvent donc exprimer le désir de ne pas être gouverné.
Pour Schmitt, au contraire, la pratique de la domination s’oppose à ce qu’il appelle « le commandement autoritaire ». Il s’intéresse à la thématisation du caractère pré-légal de la différentiation entre ordre et désordre, car pour lui ce qui rend la fondation d’un ordre légal possible possède inévitablement une composante théologique : l’ordre est le résultat d’une révélation divine qui soumet l’individu à une autorité absolue. Avant même tout État de droit, il y a l’obéissance aux commandements divins qui sont le fondement ultime d’une morale authentique et non relativiste. Il me semble que l’État de droit libéral a toujours été confronté à ces deux formes de « politique guerrière » : irréligieuse et an-archique pour Foucault, religieuse et archi-archique pour Schmitt.
Mais quelle est la pertinence de ces remarques pour la compréhension d’une démocratie radicale ? Commençons à répondre à cette question à travers l’analyse de certains exemples historiques importants. Depuis son début grec, le site de la démocratie (dans les conflits pour l’eunomia, d’abord, et l’isonomia, ensuite) a toujours été celui de la politique comme guerre : un lieu où l’ordre et le désordre, la domination et la résistance, l’esclavage et la liberté sont l’objet d’une détermination pré-légale. Pendant la guerre civile anglaise du XVIIe siècle, parallèlement à l’émergence du discours libéral et républicain de Hobbes et Harrington sur l’État de droit, on trouve le discours radicalement démocratique de Winstanley pour qui « les meilleures lois d’Angleterre sont les jougs et les chaînes qui condamnent une partie du peuple à être l’esclave de l’autre »[[Cité par Christopher Hill, The Century of Revolution 1603-1714, Norton, New York, 1980, p. 152.. Peut-être que la démocratie a toujours été en état de guerre avec l’État de droit. Ce qui est certain, c’est qu’elle n’y a jamais été simplement soumise.
Pour Foucault, l’affirmation de Winstanley selon laquelle les lois ont pour origine une situation de guerre et qu’elles ne visent qu’à poursuivre la conquête et l’empire marque le début d’une nouvelle perspective sur le droit : « Dans cette histoire des races et de l’affrontement permanent des races sous les lois et à travers elles, apparaît, ou plutôt disparaît, l’identification implicite entre le peuple et son monarque. [… Désormais, dans ce nouveau type de discours et de pratique historique, la souveraineté ne va plus lier l’ensemble en une unité qui sera précisément l’unité de la cité, de la nation, de l’État. La souveraineté a une fonction particulière : elle ne lie pas ; elle asservit [… Ce qui est droit, loi ou obligation, si l’on regarde du côté du pouvoir, le nouveau discours le fera apparaître comme abus, comme violence, comme exaction, dès lors que l’on se place de l’autre côté »[[Foucault, Il faut défendre la société, pp. 59-60..
De quelle manière est ce que l’État de droit domine son « peuple » ? L’État de droit est fondé sur le principe de l’égalité des citoyens devant la loi. En montrant que cette égalité est établie à partir de la conquête et de l’exclusion d’un ou plusieurs peuples, Foucault fait ressortir l’aporie de base de l’État de droit : cette égalité civile devant la loi ne peut pas établir une égalité à faire la loi devant laquelle nous sommes formellement égaux. Au contraire, l’égalité « civile » devant la loi s’acquiert par la clôture du champ d’égalité « politique ». En un mot, la « civilité » est nécessairement imposée au peuple par la conquête et l’empire. Inversement, si le combat pour la manufacture des lois devient un enjeu politique, alors « faire de la politique » en vient à signifier : s’engager dans un conflit pour la reconnaissance, combat poursuivi par les peuples, races, classes sociales qui ont toujours été exclus par avance de la société « civile » afin de rendre possible son émergence possible. Pour Foucault, la lutte pour l’égalité politique est dès le départ « multiculturelle ».
La découverte de peuples, races et classes sociales en tant qu’agents historiques en état de guerre non déclarée contre l’appareil étatique conduit à la redéfinition du concept de « peuple ». Le peuple devient alors quiconque résiste à l’appareil légaliste de conquête : quiconque résiste, au nom de la « liberté universelle de tous » (Winstanley), à l’idée même de « gouvernement légitime ». De cette manière, la démocratie n’est plus identifiable avec le « gouvernement du peuple », comme si le combat démocratique était un combat ayant pour fin la conquête d’une part du pouvoir administratif au nom du peuple. Ceci n’a plus lieu car le peuple se conçoit en fonction de la résistance à l’idée même de gouvernance. Cette nouvelle perspective démocratique rend la division classique entre pouvoir légitime et illégitime caduque, la division politique fondamentale devient alors celle entre domination (à travers l’État de droit) et résistance. Une politique véritablement démocratique ne cherchera pas à élargir le champ de participation à la gouvernance mais cherchera plutôt à élargir la participation au front de contestation et de résistance au niveau d’une « volonté de ne pas être gouverné », ou selon l’expression d’Arendt, de la non-gouvernance[[Hannah Arendt, On Revolution, passim.. Combattre pour la démocratie, c’est combattre pour une vie politique sans dirigeants, où la distinction entre gouvernant et gouverné est suspendue.

La Politique comme guerre : aporie de l’individualisme libéral.

Si la formule « la politique comme guerre », comme nous l’avons interprétée jusqu’à maintenant, s’insère bien dans le projet d’une théorisation de la démocratie radicale, elle représente également une approche de la politique fondamentalement critique à l’égard de celle proposée par la tradition libérale moderne. Le libéralisme politique moderne rejette tout association avec notre formule, car elle affaiblit ses bases fondamentales, qui furent jetées par Hobbes puis reprises par la tradition des Lumières. Pour cette tradition, la société civile est fondée sur le passage de l’état de nature, qui est essentiellement un état de guerre potentiel, à l’état de culture, qui est essentiellement un état de paix où le développement rationnel et libre de l’humanité peut avoir lieu. Le fait que l’état de nature soit complètement abandonné par la société civile, comme chez Hobbes, ou qu’il y soit incorporé de manière dialectique, comme chez Kant et Hegel, importe peu. Ce qui compte c’est que l’état de guerre incarne le niveau extrême de différentiation entre le soi et l’autre : c’est contre cette différentiation que la société civile se définit en accordant une reconnaissance aux individus en tant que membres égaux de l’humanité.
Selon le projet des Lumières, la reconnaissance de l’humanité de chaque individu s’accomplit dans l’autonomie morale : l’individu accepte de donner à son comportement la forme pure du droit. Puisque la loi ne peut discriminer entre le soi et l’autre, alors agir en accord avec la loi devient le seul moyen de reconnaissance de l’autre en tant que soi. Cette reconnaissance détruit la possibilité d’un conflit potentiel, et divulgue ainsi l’idéal de paix perpétuelle.
Mais reconnaître chaque autre en tant que « soi » élimine la possibilité de voir chaque soi comme étant autre ou singulier. Par la « singularité » de l’individu j’entends ce qui fait que l’on est irréductible à l’autre, et donc radicalement autre. Dans la pensée libérale moderne, cette marque de singularité est soit neutralisée, comme appartenant à la nature (elle est donc de ce fait pré-humaine et pré-culturelle), comme dans les théories du contrat social ; ou cette altérité est définie à travers certains attachements culturels particuliers (le niveau « éthique » des conceptions particulières du bien, pour reprendre les termes de Rawls) que l’individu se doit de relativiser ou de privatiser afin d’accomplir la pleine réalisation de l’autonomie humaine (le niveau « moral » de la conception universelle du « droit »). En d’autres termes, le libéralisme politique refuse d’accorder une validité universelle à la singularité de l’individu. La formule qui incarne le mieux la privatisation de la différence radicale est la séparation de l’Église et de l’État. Car le libéralisme moderne désigne comme « religieux » tout système de croyance pour lequel il existe des différences radicales entre les êtres humains, différences qui constitueraient leur humanité. Ces différences de religion, de race, d’ethnie ou d’orientation sexuelle sont les enjeux de la « politique identitaire » contemporaine, ce qui explique pourquoi une telle politique est souvent qualifiée de « fondamentaliste » par ses adversaires libéraux.
Quand les individus se mettent à agir politiquement sur la base de ces différences et exigent leur reconnaissance universelle, le libéralisme est confronté à un problème majeur. Il y a alors tension, si ce n’est contradiction, entre le désir libéral d’accorder une reconnaissance universelle à chaque autre en tant que « soi », et le désir d’être reconnu comme étant un soi politiquement distinct dans son altérité. Le système libéral, ne reconnaissant que les identités universalisables, ne peut reconnaître ces différences universalisantes. D’un point de vue logique, la politique libérale de reconnaissance est mise au défi par ces différences.
En même temps, le libéralisme ne peut masquer ces différences derrière un « voile d’ignorance », car elles sont loin d’être des caractéristiques « privées » ou « particularistes » qui n’ont pas droit de cité dans la sphère publique. Au contraire, il est assez clair qu’aujourd’hui ce qui est politique a pour enjeu l’affirmation de ces différences ; elles semblent d’ailleurs renfermer une auto-compréhension de l’individu singulier qui a bien plus d’ « autorité » que l’auto-compréhension « universelle » de cet individu en tant que membre égal de l’humanité. Les différences singularisantes demandent un degré de reconnaissance que le libéralisme n’est prêt à accorder qu’aux caractéristiques dont la rationalité et l’universalité sont acquises ; acquises au moyen d’un consensus qui peut être établi de manière idéale à travers la transparence parfaite des conditions de communication (ou, dans un autre vocabulaire, moyennant un niveau suffisant de « développement culturel »). Le phénomène des « politiques identitaires » est donc symptomatique de l’impossibilité d’établir des procédures discursives non-aporétiques, qui puissent accorder une reconnaissance universelle aux différences singularisantes sur des bases consensuelles.
De là, le rejet de l’idéal libéral de culture, ainsi que de sa compréhension de l’autonomie, que l’on retrouve dans tant de mouvements politiques contemporains. Ce rejet est motivé par l’idée que certains aspects de la vie humaine ne peuvent être divisés entre le champ privé et le champ public sans générer résistances et contradictions. Les œuvres de Schmitt et de Foucault nous sont utiles lorsqu’il nous faut penser ces résistances et contradictions qui surgissent au sein du libéralisme politique. Elles peuvent aussi nous aider à comprendre pourquoi, de plus en plus, les conflits politiques prennent la forme de « guerres de culture », c’est-à-dire de conflits dont l’enjeu est la notion même de culture.

Schmitt et le fondamentalisme post-moderne.

D’après Schmitt, il y a au moins un aspect de la vie humaine où l’intimement personnel et l’éminemment politique s’unissent : l’aspect religieux. Le discours que Schmitt développe à propos de l’immédiateté politique du fait religieux se nomme théologie politique. La théologie politique de Schmitt est l’une des plus hautes expressions théoriques de ce que nous appellerons l’orthodoxie ou fondamentalisme post-moderne.
Dans son livre Le Concept du Politique, Schmitt définit le politique comme étant la situation pré-culturelle dans laquelle l’individu se trouve obligé de désigner ses amis et ses ennemis.[[Dans la troisième édition du Concept du politique, le politique est défini comme étant « un comportement déterminé par la possibilité réelle d’une guerre, dans la connaissance claire de sa propre situation, qui est déterminée ainsi, et dans la tâche de distinguer avec justesse entre ami et ennemi » (cité par Heinrich Meier, The Lesson of Carl Schmitt, University of Chicago Press, Chicago, 1998, p. 26). Dorénavant je citerai les textes de Schmitt donnés dans les commentaires de Meier. Contrairement à la tradition libérale, Schmitt soutient que c’est l’état de guerre (status belli) qui exprime le mieux l’état naturel (status naturalis) de l’humanité. Pour Schmitt, c’est uniquement quand la vie biologique de l’individu est mise en danger qu’il devient conscient de ce pourquoi il sacrifierait sa vie. Cette fin ultime est la source de la vie spirituelle, puisqu’elle fournit à l’individu un sens ultime qui totalise sa vie, et qui constitue littéralement ainsi le salut de son existence.[[« L’unité politique est ainsi toujours [… l’unité d’autorité, totale et souveraine. Elle est “totale” d’abord parce que chaque préoccupation est potentiellement politique et peut ainsi être affectée par la décision politique, et ensuite, parce l’homme est pleinement et existentiellement saisi dans la participation politique. La politique, c’est le destin » (cité in ibid., p. 35). Le lien direct entre « vie » et « esprit » se trouve aussi dans ce texte, où Schmitt se réfère aux grands événements du politique, dans lequel « l’esprit se bat contre l’esprit, et la vie contre la vie » (cité par Heinrich Meier, Carl Schmitt and Leo Strauss. The Hidden Dialogue, University of Chicago Press, Chicago, 1995, p. 70).
Schmitt affirme que dans la guerre, c’est le choix de chaque individu qui détermine « si l’altérité de l’étranger dans le cas présent et concret de conflit se traduit par une négation de notre propre type d’existence, et doit donc être combattue et repoussée afin de sauvegarder notre propre type d’existence »[[Ibid., pp. 49-50.. Ce qui fait la force de l’argument de Schmitt, c’est justement le fait que « notre type d’existence » n’est pas donné d’avance, il n’est pas prédéterminé culturellement, il ne peut donc pas servir de critère afin de déterminer l’authenticité de l’ennemi. Au contraire, le choix de notre type d’existence authentique découle de la décision concernant qui est notre ennemi : « L’ennemi n’est pas quelque chose qui pour une quelconque raison doit être éliminé et annihilé à cause de son absence de valeur. L’ennemi est à mon propre niveau. C’est pour cette raison que je dois me confronter à lui afin d’acquérir une norme, une limite, une figure qui me soit propre »[[Schmitt, Theorie des Partisanen. Zwischenbemerkung zum Begriff des Politischen, in Meier, op. cit., p. 47.. Sans la confrontation avec la question de l’altérité il ne peut y avoir de « type d’existence » propre à soi, car sans cela il n’y a pas de données contre lesquelles on puisse déterminer ce qui est « propre à soi ». Ainsi pour Schmitt cette conception du politique n’est qu’une traduction de la scène biblique entre Caïn et Abel, où « l’autre se révèle être mon frère », car l’on ne commence pas en sachant par avance qui est l’ennemi : ainsi « le frère peut se révéler être l’ennemi », puisque l’on ne se connaît qu’au moment où l’on décide qui est notre ennemi.[[Carl Schmitt, « Weisheit der Zelle », in Ex captivitate salus. Erfahrungen der Zeit 1945-1947. Ce texte fait l’objet d’un commentaire de Meier (Lesson of Carl Schmitt, pp. 44-57) ainsi que de Jacques Derrida (Politiques de l’amitié, Galilée, Paris, 1994, pp. 187ss.). C’est pour cela que Schmitt appartient à une mouvance postmoderne pour laquelle l’identité du moi passe par une reconnaissance de l’autre comme autre.
Le concept du politique chez Schmitt ne se fonde pas sur les identités culturelles traditionnelles pour discriminer entre amis et ennemis.[[Ceci est une fausse interprétation de Schmitt assez courante, que l’on trouve par exemple chez Chantal Mouffe, selon laquelle « [Schmitt conserve une vision des identités politiques et sociales comme étant empiriquement données » (Mouffe, « Carl Schmitt and the Paradox of Liberal Democracy », dans The Challenge of Carl Schmitt, p. 50). C’est ce qui rend ce concept si troublant : il admet, tout comme le libéralisme moderne, que la formation des identités et des communautés est radicalement contingente. Mais alors que le libéralisme politique voit les identités comme un produit culturel, que l’on se doit de transcender par une réflexion autocritique, la théologie politique perçoit ce travail autocritique comme étant aussi un préjugé qui se dresse comme ultime obstacle face à la réalisation complète d’un moi authentique. Le politique doit mettre entre parenthèses l’influence de la sphère culturelle en tant que telle.
Mais pourquoi l’universalité de la culture fonctionne-t-elle comme un préjugé du libéralisme politique ? Pour Schmitt, la singularité de chaque individu est reconnue en dernière instance par Dieu. C’est seulement par rapport à un enracinement absolu des valeurs que l’on peut concevoir notre existence comme étant singulière. L’attachement culturel à des identités particulières ou universelles, par exemple à une nation, ne fait que me réduire à l’autre et ne peut donc me singulariser. Schmitt souligne ainsi une contradiction interne du libéralisme : ce système censé attacher une valeur absolue à l’individu, requiert en fait que celui-ci se subdivise et se dédouble en un moi public et un moi privé, en un bourgeois et un citoyen. Pour Schmitt, l’individu se doit d’être « un » et singulier : et cela ne peut être le cas que si la division entre privé et public est abolie, si ce qui a une valeur absolue pénètre tous les aspects de la vie de l’individu et la totalise.
Le politique pour Schmitt met entre parenthèses la validité de toute identification culturelle qui met sur un même pied tous les individus, afin d’obtenir un fondement religieux et supra-culturel de l’identité authentique. Schmitt pense que c’est seulement lorsque l’on est confronté à une alternative absolue, à une différence irréconciliable, que l’individu se doit de prendre une décision qui déterminera immédiatement qui sont ses amis et qui sont ses ennemis. Cette alternative, ce choix absolu est une catégorie morale parce qu’il différencie entre le bien et le mal.[[La décision politique présuppose « les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du Diable, des oppositions où demeure à la vie à la mort un ou bien-ou bien, qui ne connaît aucune synthèse ni “tiers terme supérieur” » , C. Schmitt, Théorie politique, p. 63). Voir aussi The Crisis of Parliamentary Democracy, où Schmitt parle de « l’alternative » de la décision morale, la disjonction décisive, [… la distinction absolue du bien et du mal » (MIT Press, Cambridge, 1985, p. 56). Mais cet absolu moral ne peut être atteint qu’en reniant totalement la sphère culturelle, puisque par définition aucune construction culturelle humaine ne peut aspirer au statut d’absolu. La différence « naturelle » ou « politique » entre amis et ennemis se trouve unie depuis le début au fondement « religieux » de la différence entre le bien et le mal. La décision politique déterminant la nature de l’ennemi est en fait une question de foi. L’individu accepte l’existence d’une différence entre le bien et le mal, différence qui n’est pas le produit de la culture humaine, mais qui est donnée à travers une révélation divine. La thèse principale de Schmitt est qu’un monde de paix perpétuelle, sans ennemis, est un monde dans lequel la différence entre le bien et le mal n’est plus absolue mais relative. C’est un monde dans lequel les impératifs moraux sont caducs. C’est pour cette raison que pour Schmitt la vraie politique doit prendre la forme d’une « guerre sainte », une guerre dont l’enjeu est le triomphe de la « vraie » foi, qui n’est rien d’autre que la foi en l’existence absolue du bien et du mal.

Contre la théologie politique : La réforme du libéralisme chez Foucault.

Foucault se propose de réformer notre compréhension des Lumières en fonction de ce qu’il appelle un éthos libertaire. Cet éthos doit être vu « comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous mêmes sur nous mêmes en tant qu’êtres libres »[[Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Dits et écrits, T. IV, p. 575.. En accord avec le libéralisme et contrairement à Schmitt, Foucault pense que la libération est un travail culturel que le moi entreprend sur lui-même. Mais ce travail va dans le sens contraire de l’autonomie morale. Au lieu de déterminer son identité à travers des lois universelles et nécessaires, le « héros » moderne de Foucault essaye de « s’inventer » de manière à se soustraire à autant de « conditions de nécessité » que possible.
Ce travail a lieu sur le site démocratique où les conditions d’ordre et de désordre, de domination et de résistance sont établies a priori puisqu’elles sont nécessaires à l’application des lois. Le fondamentalisme post-moderne agit sur les mêmes bases, mais soutient que ces oppositions doivent être déterminées en fonction de l’ambivalence ami/ennemi qui se fonde sur une alternative absolue déterminée par la foi. Pour Foucault c’est le contraire qui est vrai : le travail de la culture n’est pas d’éliminer l’ambivalence ami/ennemi, ni de la déterminer de manière absolue mais de la rendre aussi fluide, instable, et convertible que possible. Le travail de la culture est un travail ironique : il oriente l’individu vers la déréalisation de «ce qui n’est pas ou plus indispensable pour la constitution de nous mêmes comme sujets autonomes)»[[Ibid, p. 572. L’individu affirme son individualité en expérimentant toutes les altérités possibles de son moi. Être libre c’est pouvoir être autre.
Le problème du modèle libéral, c’est que l’altérité et la singularité de l’individu y est vue comme un obstacle à la reconnaissance mutuelle du moi et de l’autre, reconnaissance qui fonde l’identité de l’humanité. Foucault conteste cet appel à la valeur de l’humanité comme instance régulatrice donnée de la transformation du moi. Présupposer que l’humanité est « donnée d’avance» en tant qu’identité universelle, c’est nier «le principe d’une critique et d’une création permanente de nous mêmes dans notre autonomie : c’est-à-dire un principe qui est au cœur de la conscience historique que l’Aufklärung a eu d’elle même. De ce point de vue, je verrais plutôt une tension entre Aufklärung et humanisme qu’une identité, ».[[Ibid.,p.573.
Lacritiqueestentension avec l’humanisme puisqu’elle valorise la capacité du moi d’être autre à soi, de transgresser et de transcender ses identités construites. Ceci doit se faire en fonction d’un autre qui défie notre vision de ce qu’est l’humanité. Si l’idéal libéral est un idéal humaniste, l’ethos proposé par Foucault cherche à montrer l’altérité du moi en vertu de laquelle chaque être humain a accès à sa singularité, une singularité qui en fait une exception au droit et à la règle. Se singulariser c’est s’ouvrir au pluralisme irréductible des êtres humains et à leur liberté, une pluralité qui met en doute de manière pratique l’existence d’une identité humaine universelle.
Mais si Foucault, tout comme Schmitt, défend la cause de « la singularité » contre l’universalisme humaniste, il ne le fait pas à partir du point de vue fondamentaliste : pour lui Dieu (c’est-à-dire ce qui transcende la culture humaine) n’est pas la seule porte d’accès à la singularité. Au contraire, pour Foucault seul le travail culturel peut déboucher sur une véritable singularité de l’individu, mais seulement si ce travail peut se poursuivre au-delà des limites qui lui sont imposées par l’idéal culturel libéral.
Pour le libéralisme la valeur de l’humanité sous-tend tous les droits fondamentaux. Pour Foucault c’est cette valeur qui doit être remise en question si l’on veut remplacer le système libéral des droits par un ethos démocratique de la liberté comme « non-gouvernance ». La démocratie ne se réduit pas à l’égalité devant une loi que l’on n’a pas faite mais elle doit être comprise comme l’égalité face à la capacité de faire ou de défaire cette loi. Cette égalité politique ne peut être traduite sous une forme juridique. Afin de la reconnaître, il faut ouvrir le champ des droits non seulement à ceux qui y appartiennent déjà, mais surtout a ceux qui en sont toujours exclus par la loi.
Ceux qui sont en dehors du système sont prisonniers du cercle d’exclusion qui caractérise la compréhension libérale de la relation entre droits naturels et droits politiques. Ce cercle est un cercle vicieux, car pour avoir ses droits naturels reconnus il faut déjà avoir acquis des droits politiques, alors que l’attribution des ces droits politiques présuppose l’existence de droits naturels. La dynamique d’exclusion du système libéral s’explique par le fait que la communauté politique à laquelle l’individu doit appartenir afin d’être reconnu comme être humain est toujours établie par avance sur des préjugés culturels. En d’autres mots, l’attribution de droits naturels ou politiques présuppose que les individus acceptent la culture comme étant un fait. Dans sa variante particulariste le fait culturel se réfère à l’attachement irrévocable de l’individu à une certaine identité politique, religieuse ou bio-politique. Dans sa variante universaliste, le fait culturel se réfère à l’attachement irrévocable de l’individu à un discours rationnel d’une certaine forme. Dans les deux cas le fait culturel ne peut être interprété ou contesté.
Foucault partage l’avis de Schmitt selon lequel la culture fonctionne pour le libéralisme à la manière d’un préjugé. Mais contrairement à Schmitt, il ne cherche pas à mettre entre parenthèses la culture en tant que telle. Au contraire, c’est justement sur la base de ce fait culturel que l’ethos libertaire de Foucault prend forme. Le travail culturel devient alors une dissolution performative de chaque fait culturel en un droit culturel. À mon sens, avoir un droit culturel ne signifie pas que l’on a le droit de protéger une identité culturelle donnée, comme les théories multiculturalistes contemporaines tentent de le faire prévaloir. C’est avoir en fait un espace libre d’auto-invention et d’auto-interprétation politiques, qui ne dépend d’aucune identité culturelle donnée.
De manière provocatrice on pourrait dire que le fondamentalisme post-moderne s’oppose au libéralisme sur les bases suivantes : pour lui toute identification culturelle empêche la reconnaissance de la singularité de l’individu à travers son face à face avec le divin, l’absolu. Foucault répond au libéralisme et au fondamentalisme qu’ils conçoivent l’identification culturelle comme un fait et non pas comme une libre invention, et empêchent ainsi l’individu de devenir divin en tant que singulier. La seule réponse efficace au défi fondamentaliste serait de reconnaître politiquement la divinité de chaque être singulier.
Un droit culturel ouvre donc un espace politique pour que l’individu puisse devenir non pas l’humanité qu’il est déjà mais celle qu’il n’a pas encore transgressée. De cette manière, le droit culturel coïncide avec ce que Arendt appelle « le droit d’avoir des droits ».[[Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism (Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1975), p. 296. Le « droit d’avoir des droits » dénote le droit d’avoir « un lieu dans le monde qui rend les opinions signifiantes et les actions efficaces »[[Ibid.. Sous le système libéral des droits, le droit d’avoir des droits n’est pas reconnu en tant que tel : ce système ne constitue pas un espace culturel libre ou un espace de liberté culturelle ouvert à tous. Ce droit est nié car il est perçu comme étant un fait culturel qui est l’apanage de certains, et de ce fait exclut les autres, réduisant ainsi la possibilité de la liberté de tous.
L’espace-temps dans lequel le droit d’avoir des droits existe, c’est celui de la nouvelle révolution démocratique. Foucault nous laisse comme héritage la tâche de repenser le « trésor perdu » de notre tradition révolutionnaire, afin de pouvoir articuler le droit d’avoir des droits, le droit d’être différent, et de le faire pénétrer par effraction dans le système libéral qui légitimise les formes actuelles de domination. A moins de faire face à ce défi, le fantôme de Schmitt risque de s’attarder parmi nous pour encore bien longtemps.

(traduit de l’américain par Badr El Fekkak)