Partie pour comprendre pourquoi l’exclusion du droit de glaner le bois dans les forêts du début du capitalisme pouvait avoir quelque chose de commun avec le surgissement de droits de propriété sur internet, j’ai découvert, grâce aux autochtones et aux aborigènes, que la propriété était une affaire narrative, certes confrontée à des technologies et des pouvoirs durs, mais tout de même une histoire toujours rejouable au fur et à mesure que les contextes se renouvellent. Ce n’est pas parce qu’on a accepté qu’une compagnie minière exploite un sous-sol dont on a a priori rien à faire, qu’on peut pour autant accepter qu’elle déshonore le paysage par des tas de terres rejetées de ce sous-sol, et par des machines non prévues au programme d’entretien de la terre auquel on s’est toujours conformés. Et donc, puisqu’il existe des institutions internationales, l’ONU par exemple, qui ne sont pas directement liées à la hiérarchie des pouvoirs institués sur un territoire, on peut avoir recours à de telles instances internationales pour réaffirmer les droits de la terre à être respectée.
La propriété vue par les aborigènes n’est pas le droit d’exclure les autres du petit espace qu’on s’est réservé, elle est au contraire le tissage d’une alliance avec ces autres pour mettre cette terre en valeur, une proposition à ces autres de s’inscrire dans la longue liste de ceux que le mythe relie, en leur conférant l’obligation de traiter cette terre avec soin, de take care of the earth. Mettre cette terre en valeur cela ne peut pas dire l’exploiter, la triturer par des machines qui viseront à en extraire le maximum de valeur monétaire, de valeur échangeable sur un marché international et lointain. Mettre cette terre en valeur cela veut dire la parer, l’orner des propos qui seront tenus sur elle et des rituels qu’on y accomplira. C’est lui construire une fidélité dans l’histoire à partir d’une introjection imaginaire du présent dans le passé mythique. Les étrangers peuvent parfaitement s’inscrire dans cette stratégie de l’ornement, s’ils s’y plient. Ils ne s’y inscrivent évidemment pas s’ils la dénient et veulent lui substituer la rationalité monétaire. Les deux contributions de Martin Préaud et de Pierre-Yves Lemeur sont particulièrement rafraîchissantes. Elles n’opposent pas une supposée propriété commune des aborigènes ou des autochtones à la propriété individuelle moderne, une pratique communautaire archaïque à l’exclusion familialiste qui serait la condition de l’accumulation. Elles proposent de faire de la propriété une narration collective qui englobe toux ceux qui s’y prêtent. Sont exclus de cette forme de propriété, et passibles des tribunaux internationaux, ceux qui prétendent jouir seuls de leur intervention sur cette terre et en exclure les autres ayant droits.
Le parallèlisme peut alors être fait, comme y invite l’article de Mikhaïl Xifaras, avec le type de propriété proposée par le logiciel libre. Là aussi il s’agit de prendre soin et non d’exclure : je peux acquérir le code source d’un logiciel libre et le modifier pour mon propre usage à condition de faire profiter la communauté de ma modification, et de m’inscrire dans la communauté des utilisateurs de ce logiciel. La propriété, au sens de droit de légiférer sur l’usage de ma production, n’est nullement abolie par le logiciel libre ; mais cette propriété, au lieu d’être utilisée pour exclure les autres de l’usage, et surtout pour extraire d’eux une rente de situation, devient le support d’un geste organisateur de la communauté, d’un geste ouvert à la suite des utilisateurs. La valeur économique de telles interventions, et la fourniture des moyens de vivre au tenant d’une telle posture ne sont pas détaillées dans ce numéro. Mais une telle attitude non-propriétaire, cette volonté de construire avant tout la communauté, sont fondatrices de la culture internet, et notamment du fonctionnement des serveurs utilisés par tout un chacun, sans lesquels l’internet ne serait qu’un système téléphonique amélioré. Le non-propriétaire c’est le désir et la puissance de la connexion, dans la multiplicité proliférante de ses dimensions.
Dans cette propriété narrative, l’antériorité est une dimension omniprésente : celui qui était là avant acquiert au fil du temps plus de droits que celui qui est arrivé là après, et qui a essayé d’imposer sa loi comme si cette terre était celle de personne avant lui. La terra nullius découverte par les colonisateurs, tout heureux de transformer la propriété commune des autochtones en propriété de personne et donc droit d’exploitation par n’importe qui, n’est plus valorisée par personne aujourd’hui. Il y avait des propriétaires de cette terre, à leur manière, et les nouveaux venus n’ont qu’à s’inscrire dans la forme de propriété qui les a précédés, même si par erreur on leur a cédé des droits exclusifs par quelques traités arrachés dans des conditions ignominieuses. La propriété cela se revoit, cela n’a rien de définitif, mais cela s’inscrit dans une histoire, où le tour précédent doit donner raison au tour suivant pour que celui-ci puisse s’affirmer légitime. C’est ainsi que le Mexique qui s’enorgueillissait d’un patrimoine national fait de ses ressources minières et de ses richesses archéologiques, s’est vu obligé de revoir son orgueil à la baisse face aux revendications indigénistes, et d’admettre la diversité et l’hétérogénéité de sa trajectoire historique, comme l’évoque Antonio Azuela.
Le Mexique est un cas emblématique des distorsions imposées à l’urbanisation par le corporatisme politique fondé sur la propriété agraire et le clientélisme. La rente foncière est d’autant plus juteuse que les terrains sont centralement urbains mais proposés comme rares, urbanisables ou réurbanisables à des conditions financières toujours plus défavorables aux non propriétaires. A croire que la propriété ne serait plus une histoire, toujours renégociable, mais un état, transmis de générations en générations, un des moteurs essentiels de la division sociale. Une hypothèse guère traitée dans ce numéro non plus que l’insistance mise par les pays européens au développement de l’accession à la propriété, y compris dans les couches peu fortunées de la population, avec les risques que met en lumière la crise financière actuelle.Dans les documents sur le site Patrice Riems et Jaap Draaisma évoquent la pratique du squat aux Pays Bas.
La propriété n’est pas un long fleuve tranquille, mais une oscillation potentielle entre des pôles dont l’un est marqué par l’héritage, le patrimoine, les positions acquises, la reproduction et l’autre par l’invention, l’exploration de nouveaux espaces. Les deux pôles ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre, car le second a besoin du premier pour lancer ses hypothèses et ses expérimentations, et le premier ne peut survivre qu’à condition de ne pas s’engloutir dans la répétition. Mais le premier peut être férocement conservateur, au risque de se condamner à supporter un haut degré d’informalité devant la croissance démographique et l’avancée des nouvelles technologies et les opérations risquées qu’elles permettent. Comme le montre Yann Moulier Boutang l’innovation, en dernière analyse vaincra, quels que soient les stratagèmes toujours renouvelés pour la juguler. Jon Solomon, qui observe cette guerre depuis la Chine ou Taiwan est nettement moins optimiste : les transformations récentes de l’Université indiquent une forte avancée de l’anglais global, dans lequel les chances de pollinisations des savoirs sont les plus fortes, et une quasi-privatisation de l’expression dans les langues nationales pour lesquels les locuteurs sont les plus nombreux.
L’imagination du côté de la propriété dominante est en effet sans limite comme du côté de la propriété narrative. Birgit Muller s’intéresse à la manière dont des négociations internationales récentes ont créé un droit de propriété intellectuelle sur les constituants génétiques d’éléments naturels, en tablant sur le fait que des éléments détenus à l’état d’échantillon par les anciens pays colonisateurs pourraient permettre de damer le pion aux fins connaisseurs de leur patrimoine végétal des pays ex-colonisés. Un droit exorbitant mis en œuvre par certaines entreprises pour créer des situations de fourniture monopolistique ruineuses pour les paysans locaux. Mais malgré ces échanges inégaux la propriété narrative n’a pas dit son dernier mot, et les recours devant les juridictions internationales permettront peut-être de déjouer les nouvelles enclosures.
L’enjeu est en effet dans tous les domaines de construire de nouveaux biens communs, une propriété narrative et obligeante pour ceux qui réclament y appartenir. Les biens communs ne sont pas des champs où on exerce un droit de vaine pâture sans se soucier de la manière dont l’herbe s’y renouvelle. Ce sont, comme pour les logiciels libres, des biens physiques, sociaux informationnels, auquel on a accès à condition de contribuer à leur entretien, à leur production, à leur reproduction, comme le montre Philippe Aigrain ; ce sont des biens qui forment communauté entre ceux qui les utilisent et qui contribuent à les façonner. C’est cette nouvelle théorie des biens communs, comme biens particuliers, co-construits par leurs usagers, producteurs entre eux de communauté ouverte, qui a valu à Elinor Ostrom le prix Nobel d’économie en 2009. McKenzie Wark nous rappelle opportunément que l’architecte Constant avait imaginé une New Babylon, faite de dérives situationnistes. Une éthique de la création, dessinatrice de nouvelles géographies, sans centre et sans limite, a-propriétaire.