En avril 1793, la Légion des Américains (qui regroupaient les Noirs et Mulâtres qui avaient combattu dans les troupes françaises de LaFayette pour l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique) reçut l’ordre de se dissoudre. Les soldats devaient rentrer dans les colonies ce qu’ils refusèrent de faire, car c’était revenir à l’esclavage[1. Le 17 mai 1793, ces soldats formant la Société anti-esclavagiste des citoyens de couleur, publièrent une Adresse à la Convention, à tous les clubs et sociétés patriotiques pour les Nègres détenus en esclavage dans les colonies françaises, réclamant l’abolition immédiate de l’esclavage sans indemnités pour les maîtres, un salaire pour les anciens esclaves qui resteraient sur les plantations, l’accès à la terre, la citoyenneté et l’accès à l’instruction publique. Le mouvement est général à l’époque, c’est l’insurrection ponctuelle des colons américains contre l’Angleterre, celle, continue, des esclaves, qui confèrent aux principes de 1789 son « universalité »[2.
Cette société créa un drapeau spécifique de la révolution à Saint-Domingue. Il était tricolore, mais avec un homme portant la pique et le bonnet phrygien de la liberté sur chaque bande : un Noir sur le bleu, un Blanc sur le blanc et un Métis sur le rouge. Un de ses mots d’ordre était « Droit de l’homme et du citoyen de couleur ! »[3
Cette héraldique situe à mon sens assez bien la position qu’il nous faut adopter. Qui nous ? Nous, ces esclaves de la Raison dans l’histoire que nous sommes dès que nous entrons dans la culture de l’universel (il ne nous appartient pas ou plus depuis longtemps d’être nés dans les quelques sociétés froides et sans Etat dont la nostalgie imprègne le moindre ethnologue qui se respecte et d’une façon profondément différente de la glaciale et répugnante construction éristique de l’état de nature des conventionnalistes ou de l’état d’innocence de Milton ; une saudade symétrique nous étreint devant toute belle utopie). Quand nous sommes entrés dans « l’histoire pleine de bruit et de fureur ».
Nous n’échappons pas au piège du discours de l’histoire universelle sous toutes ses guises (celle de l’Ecriture Sainte de Bossuet, celle de l’avènement de l’âge positif de Comte, celle de la téléologie des lendemains radieux, ou celle encore plus vide du désenchantement et de la sécularisation du salut). Inutile de chercher telles de modernes « belles âmes » à fuir non la coupe, de Christique mémoire, mais le bain forcé. L’universel est là avec ses modernes sabres et goupillons, ses tanks, sa massivité étouffante.
On vous a raconté qu’avec l’entrée dans la culture, nous quittions la nature et l’animalité. Gentille fable, à laquelle il manque non l’apprentissage du vice de la détestable fable de Mandeville et les protestations vertueuses de Rousseau, mais le complément suivant : qui rentre dans l’état de culture, entre en esclavage, une forme subtile de réduction de l’être à des fantasmes animaliers du discours du Maître, et l’éducation est une longue sortie de tous les esclavages, de toutes les identifications asservissantes au savoir, aux pouvoirs, aux religions dont celle de l’individu n’est pas la moins puissante.
« Si nous sommes contre la monarchie constitutionnelle, ce n’est pas que nous soyons pour la monarchie absolue ! » dit le Marx qui se déprend de la magie hégélienne dans la Critique de la Philosophie du Droit (le manuscrit de 1843, la vraie coupure avec le Parménide de la modernité).
Si nous sommes contre l’universel, contre les droits de l’homme , contre l’humanisme, ce n’est pas que nous soyons pour…
La bonne sculpture sur glaise, procède par ajout et non par retrait. Que manque-t-il au drapeau tricolore qui puisse justifier le blasphème anti-colonialiste (je « conchie » le drapeau français écrit Aragon pendant la guerre du Rif au Maroc quand communisme et surréalisme sont encore alliés) et aujourd’hui de « raper » ou de « reggaeer » la Marseillaise comme Serge Gainsbourg[4 ?
Non pas seulement le sang dont dégouline tous les drapeaux (voir l’excellente série de Gérard Fromanger, Album le Rouge, 21 sérigraphies, 1968[5), dont le tricolore « torchon des Versaillais ! », ou celui entièrement rouge du « boucher de Cronstadt (Trosky) ou du Petit père des peuples » (Staline) ou la non moins célèbre « bannière étoilée ». Car que ferions-nous de tout ce sang sur un drapeau, hormis ce qu’en fait Macbeth ? Non, il manque à cet universel, un petit ajout qui le détrempe, le trempe ou le lave à l’aune de la singularité. Qui installe cette distance sans laquelle naît l’obscénité de la servitude volontaire.
Ainsi les hommes naissent libres et égaux en droit, mais pas dans la réalité. Les droits de l’homme sans ceux du citoyen, c’est le miroir aux alouettes. Mais allons plus loin, car nous ne « goûtons jamais rien de pur » (Montaigne) ; les droits du citoyen, sans ceux du citoyen de couleur, c’est Athènes laissant à Sparte le dernier mot, c’est l’universitas de Rome sans les barbares. C’est surtout la démocratie restreinte aux Blancs, des Empires coloniaux européens.
Le drapeau tricolore sans l’arc-en-ciel des couleurs des citoyens, c’est Napoléon rétablissant l’esclavage et débarquant 44 000 hommes pour soumettre Toussaint-Louverture et la face noire de la Révolution française. Revenons à son drapeau : après 1792, il devient bleu, blanc rouge. Dans l’interprétation républicaine parisienne, le bleu est celui de la ville de Paris héritière d’Etienne Marcel, celle qui se méfiait trop de la couronne et de l’Etat pour les vouloir en ses murs, le rouge celui de la révolution et le blanc, celui de la monarchie soigneusement encadrée, donc contrôlée comme chaque élément central de l’héraldique. Cette interprétation révolutionnaire allait aux monarchistes jusqu’à la fuite de Varenne puisque le bleu, le blanc et le rouge se trouvaient être aussi les couleurs de l’habit royal et ceux des gardes suisses des Tuileries.
Mais lorsque les soldats mulâtres et noirs, donnent à Saint-Domingue ce drapeau « racialisé », ou plutôt « colorié » (car la « race« , cette douteuse grille coloniale s’introduit par la couleur dans l’histoire[6), ils savent ce qu’ils font : l’homme blanc s’y trouve pris entre l’homme bleu (le Bossale, le Noir né en Afrique et le Noir créole) et le Mulâtre. À Saint-Domingue, la population noire et métisse libre et esclaves représentait 92,5% du total de la population (478 700 sur 518700) ; les Noirs et Métisses libres (3,2 % de la population) ; les Blancs 8,6 % soit 40 000 Blancs face à 462 000 esclaves[7.
C’est la composition des forces qui est à même de garantir la paix dans une île où 2% de la population accapare 90 % des richesses. L’universel de la liberté était pour eux inconditionnel et mondial. Pas question pour eux d’une liberté à géométrie variable en fonction de la couleur de la peau, de la religion, des tranches du monde, de la proximité du pouvoir. Remarquez que ces soldats sont métisses, métisses de la liberté car en ayant combattu pour la liberté des Amériques, ils sont devenus libres de fait ici (en Europe) bien qu’esclaves de condition là-bas, dans les colonies. Ils sont souvent aussi des métisses de chair, conçus par le pouvoir blanc comme le cheval de Troie dans la citadelle de la sauvagerie. Les Portugais, les plus vieux esclavagistes et les plus habitués à composer, avaient déjà inventé à Bahia le principe de gardes nationales noires pour mater les révoltes d’esclaves, comme ils avaient utilisé les Amérindiens comme capitaôes da mata, ces chasseurs d’esclaves marrons, ou comme dénonciateurs des quilombos. Mais le risque des métisses est qu’ils peuvent trahir la cause des Blancs. Rien n’est plus proche apparemment du drapeau tricolore de la métropole, que ce drapeau inventé pour Saint-Domingue par la Société anti-esclavagiste des citoyens de couleur. Mais cette petite différence de spécifier, de singulariser cet universel, creuse un abîme.
Autre façon de rendre effectif l’universalisme de la Révolution française : prendre au mot les déclarations d’égalité des droits de l’autre côté de l’Atlantique. Le métissage ne signifie pas l’affadissement des contenus. Il est de position : relisez les discours des Lafayette, Sieyès, Jefferson, Condorcet, Robespierre, vous ne pouvez plus aujourd’hui ne pas entendre rétrospectivement leur peur ; du grand Condorcet, ses sophismes, visant à garantir une transition de 99 ans de l’esclavage à la liberté pour ne pas violer les droits sacrés de la propriété, les peurs de Maximilien des enragés. Voilà les Lumières réduites à l’éclairage urbain du char de l’État. En revanche les mêmes mots, chez Toussaint Louverture ou chez tous les jacobins noirs jettent la lumière crue d’une fusée éclairante sur la nuit d’ambiguïté des Lumières.
L’universalité (le « fais en sorte que ta maxime devienne universelle » de Kant), n’est pas une question de logique (respect du principe de contradiction, du tiers exclu), cela Hegel l’avait bien perçu. L’universalité est le maintien des contradictoires sous le même toit (dans la même « habitation » au sens de la propriété des planteurs). Son contenu logique est désavoué par une dialectique de la pratique (le platonisme de l’égalité dans l’au-delà pour l’obéissance paulinienne ici-bas), mais sa forme est le véritable tout, le tour de passe-passe de la relève permanente des vigiles de la raison d’Etat. Car même Hegel saisit que la raison d’être est la position, la position du devenir sujet, du vrai final. D’où son mépris pour la morale kantienne.
L’autre universalité est elle aussi une position, mais une position qui investit le contenu logique. La position est première et informe le général en inconditionnel.
Au lieu de conduire au compromis/transition, elle érige dans le domaine des principes des places privilégiées pour l’artillerie. Illustration à propos du principe d’égalité : la question de l’affirmative action mal traduite par le terme péjoratif de « discrimination positive ». Les adversaires de cette forme d’action politique (par exemple la parité politique dans l’accès des minorités aux emplois) dénoncent son caractère incohérent logiquement. Ils oublient simplement que l’affirmative action ne prétend pas à la généralisation et à la pérennité, mais à un statut transitoire, voué à s’éteindre dès qu’est atteint l’objectif de réduction à zéro de la discrimination. Le quota de l’affirmative action n’est pas vrai, il est juste comme position. Sa vérité n’est pas la généralisation d’une condition technique particulière mais le devenir moindre ici et maintenant de l’intensité de la discrimination.
La raison métisse ne peut pas se limiter à un relativisme des valeurs universelles, à une dialectique (non hégélienne, n’insultons pas Hegel) du compromis des valeurs qui rabotent toute intensité des valeurs pour en couper le ressort. Le multiculturalisme des us et coutumes qui juxtapose les contenus divers et indifférents à la matière (la matière comme position et compositions respective des forces) sous l’unité de la forme, de la règle universelle n’est pas métisse. Les idoles du forum, ou les valeurs formelles ne forniquent pas. Elles n’ont pas de descendants. La raison métisse éprouve la différence dans sa chair. Elle respire et vit chacune des secondes de sa propre existence comme l’unité singulière du « type humain » sans pouvoir prononcer « sans crainte et tremblement » les mots drapeaux de l’humanisme antique ou chrétien. C’est parce qu’elle connaît de l’intérieur l’idéal de la raison, qu’elle peut prendre ses distance avec les Lumières sans retomber dans l’apologie de l’Ancien Régime et de de Maistre. Qu’elle peut traverser le lumineux Ernst Cassirer d’un autre point de vue qu’Heidegger. Qu’elle peut ne pas s’arrêter à la station Ecole de Francfort et critiquer la Raison elle-même autrement que Lukacs.
La démocratie comme l’universel ne valent comme principe de la pratique qu’autant qu’ils sont inachevés.
Si l’âge moderne est celui du sujet où le vrai est non seulement conscience de soi, raison, et pas simplement résultat et totalité, mais surtout sujet de l’histoire, transformation de l’agir, plusieurs choses ont fini par se savoir : tout d’abord que « sujet » rimait avec assujettissement, loi ; que son autonomie pouvait être les guises du Dieu des théologiens, du bourgeois de l’individualisme possessif, de l’Etat des philosophes fonctionnaires de l’Absolu, du Moi des psychologues, du surmoi des psy et last but not least un avatar du nihilisme ; enfin, et ce fut le coup de grâce, que le « je » de Rimbaud, tout autre qu’il fût, restait blanc, européen, que le sujet de la révolution n’était ni femme, ni minoritaire d’aucune sorte. Sartre avait raison de saluer en Fanon le messager des véritables énigmes que le monde (la mondialisation coloniale) pose à la Raison blanche.
Certes, les philosophies du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) avaient destitué le sujet de sa position de maîtrise. La déconstruction de la métaphysique par Heidegger avait cherché à remplacer le sujet cartésien par le Dasein avec le succès politique que l’on sait. Horkheimer et Adorno[8 en critiquant l’Homme des Lumières avaient abouti à une théorie elle aussi purement négative de la Raison : l’épaisseur ontologique et politique de l’être se réduit à se savoir déconstructeur. La fragilité de l’homme qui est allé jusqu’au bout de la modernité, c’est Paul Celan qui ne pouvait accepter la musique des sphères après la Shoah ni l’interdit de la mélopée poétique proféré par Adorno pour se battre avec l’allemand, sa langue, qui fut aussi celle des bourreaux. Mais c’est aussi depuis longtemps celle du métisse parlant l’espagnol du conquistador. Le sujet démocratique quittant la bonne conscience du colonisateur est devenu diaphane, infiniment fragile. Il n’est supportable que malade. Quant aux philosophies du « concept » qui contournent le sujet tout court, estimant que rien de sûr ne pouvait se bâtir sur lui, elles se sont vite retrouvées piégées dans la structure sans sujet ou bien dans des épanchements de l’inconscient dans le réel (ce que Lacan nomme la destruction du symbolique).
En un sens grinçant, Hegel a eu le dernier mot sur le sujet. Personne après le descellement de l’Homme de pierre révolutionnaire et communiste, ne lui a disputé le Sujet Absolu, ni l’Etat, tandis que « les sujets » sont devenus des avatars de l’individu rieur de Kierkegaard, des fragments du Zarathoustra pour archéologues du savoir ou des palimpsestes de l’Inconscient explorés par les fous. Le mouvement post-moderne a achevé logiquement cette quête passionnée de « subalternisation », étendant la destitution de la maîtrise du sujet occidental au « grand récit » de la libération ou de la révolution (J. F. Lyotard) et de la constitution du temps et de la mémoire.
Mais comment les subalternes de l’histoire peuvent-ils exister tout court sans tomber dans la trappe hégélienne du devenir-sujet ? Prétendre être un sujet (on a dit conscience pour soi, ou « prise de conscience »), même un tout petit sujet, un non-maître, un non-pouvoir, un non-Etat (surtout pas le « Parti qui se fait Etat ») n’est-ce pas déjà lâcher la part maîtresse à la conscience occidentale qui subsiste jusque dans la tristesse de l’ethnologue maudissant le colonisateur, le missionnaire ou le militaire ?
Quel est l’ordre de certitude que recherche le savant qui exhume les déformations de l’historiographie officielle de la raison occidentale ? De quel type d’inconditionné, d’immédiatement partageable (suspendons le terme même d’universel, trop d’horreurs se sont commises en son nom) peut se réclamer un défenseur des gender studies ou des subaltern studies ? La « vision des vaincus » ne peut jamais, tel l’Esprit Absolu, prétendre qu’il suffit d’attendre la fin pour voir le triomphe du but. Une minorité ne peut se défendre en prétendant devenir un jour la majorité (cela c’est le piège du nationalisme). Sa raison est sans raisons, si elle ne veut pas tomber dans le cercle du « rationalisme », mais elle n’est pas mystique ou ineffable pour autant. N’oublions pas avec Celan, cette réponse terrible d’un SS qui maltraitait dans un camp un détenu répondant à un autre détenu qui lui demandait « pourquoi ? » par les mêmes vers d’Angelus Silésius : « la Rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit. »
Dans ces aventures de la Raison Occidentale, le combat du maître et de l’esclave (ou du valet) de Hegel a joué un rôle stratégique. Quand Kojève revient sur la phénoménologie de l’Esprit dans son séminaire au Collège de Sociologie dans les années trente[9, Bataille, Klossowski, Artaud, Leiris et tant d’autres sont en train d’achever la mise en pièce de l’identité de soi à soi, et de soi pour soi, du Sujet, parallèlement à la cassure de la représentation (voir Matisse entre 1905 et 1917) et à celle de l’identité musicale (l’Ecole de Vienne). La modernité commence avec la fin de la naïveté du Sujet de la Renaissance, y compris dans sa dimension prométhéenne de libération révolutionnaire, surréaliste puisque la nef du réalisme socialiste émettait déjà des craquements sinistres.
Dans la voie radieuse de la sortie marxiste de l’Esprit Absolu et de la fin de l’Histoire, Kojève plante une écharde autrement blessante que celle de la chair kierkegaardienne, dont un Jacques Lacan fera son miel : nul n’échappe à la Loi du Maître, tout rebelle et subalterne qu’il veuille rester. Ce qui le constitue comme sujet, l’intimior intimio meo, son désir est constitutivement le désir du désir du maître. L’Idée, la Raison, la Volonté sont réduits dans le sujet. Au cœur de ce dernier, il ne reste plus que le désir, sa constitution. Le sujet/la Loi/le nom du Père se forgent dans une lecture triangulaire du désir dans le complexe d’Oedipe. Mais cet Oedipe, même si Freud, contrairement à Lacan, n’a pas cherché à le fonder dans la philosophie, se bâtit tout entier dans la dialectique du maître et de l’esclave, ou plus exactement dans la lecture qu’en fait Kojève. Comme Pierre Macherey l’avait parfaitement subodoré, Kojève est un nœud capital de ce que l’on va appeler « the making of the French Philosophy » (Merleau-Ponty, Sartre, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Derrida, Lyotard, Badiou[10), c’est-à-dire une sortie répétée soit de Marx, soit de Hegel, soit du couple Hegel/Marx et des « aventures de la Dialectique ».
En effet, le craquement s’est fait séisme, avec l’écroulement du Mur de Berlin et corrélativement celui du désir de Révolution. Quand le désir de libération des minorités a subi les multiples « aventures » d’une petite dialectique, mais substantiellement isomorphe à la Grande, (celle des groupes armés, des sectes, des identités communautaires), le sujet s’est réduit à l’individu désenchanté, dans un univers marchand, la sphère libérée n’étant plus qu’un pré-carré. Qu’il soit le sujet au nom de la Loi du Père, ou bien l’individu citoyen dégrisé, nous savons que sa composition multiple produira une passion triste, qu’elle n’augmentera pas la puissance de transformation de la multitude, avec ou sans contrat, en République nationalitaire ou en oligarchie internationale.
Pourquoi ? Parce que dès que l’on accepte la dialectique du désir de matrice hégélienne, telle que Kojève la résume, et telle que Lacan y a puisé, le sujet avec ou sans majuscule n’échappe pas plus à la loi du Maître, que la Raison blanche n’échappe à « la colonialité du pouvoir ».
La Rose est sans pourquoi dit Angelus Silesius. Nous ne pouvons pas en dire autant de la multitude en tant que nous y cherchons plus et mieux que le « peuple » usé jusqu’à la corde. A-t-elle une raison ? Extérieure à elle-même, certainement : cette raison-là est l’objet de toute l’attention de la gouvernementalité, des polices, des experts. Mais cette raison est celle de la destruction, du unmaking, (de la décomposition de classe disait l’opéraïsme italien). Elle n’a de sens dans la tête des puissants que comme une limite autorégulatrice ; elle le préserve des erreurs mortelles ; elle le réforme à temps.
La raison qu’il nous intéresse d’explorer possède en elle-même sa propre raison d’agir. Elle est inconditionnée, n’a pas besoin de se poser en s’opposant. Substantielle, elle se conçoit d’elle-même. Nous avons ailleurs, esquissé une relecture du célèbre combat du maître et de l’esclave[11. Ceci après un long cheminement dans l’esclavage pour comprendre le salariat moderne[12. On avait souvent dit que l’esclave du combat du maître était aussi le « valet », le valet de la comédie et de Don Quichotte[13. Mais des recherches érudites nous disent que Cotta l’imprimeur de l’Abbé Grégoire en Allemagne, à Tübingen , Ustéri son traducteur, était liés à Hegel de sorte que ce dernier, avant 1807 (date de parution de la Phénoménologie de l’Esprit) , avait lu De la littérature des Nègres et avait rédigé le fameux combat alors que l’Europe méditait les événements de Saint-Domingue (ici l’échec de Napoléon à soumettre l’île rebelle et la première décolonisation noire[14). Que l’Esprit comme sujet, désir, lutte pour la reconnaissance ait quelque chose avec le travail dépendant, service, salariat, et que ce dernier rencontre en son cœur la question historique de l’esclavage au moment où celui-ci se libère, ne peut que confirmer que la chouette ne s’envole qu’au crépuscule. Et que le désir du désir du maître est la machine productrice du travail.
Comment les subalternes peuvent-ils prétendre organiser la sécession de la Raison, comment peuvent-ils se dresser comme sujet de l’histoire sans ajouter un chapitre redondant de plus aux ruses de la Raison dans l’histoire ? Face à la raison blanche, trop blanche, une raison autre, totalement autre, une raison de couleur pour filer la métaphore, a-t-elle un sens ? Appelons au moins la possibilité de se tenir sur une ligne de crête, raison métisse. Ce que Walter D. Mignolo appelle la « pensée double »[15 (voire duplice ?) qui veut ne pas ventriloquer la colonialité du pouvoir ? Le vieux programme de la philosophie de la conscience de soi occidentale avait été le passage du « je sais » sophistique au « je sais que je ne sais rien ». Il faut transmuter, nous qui nous occupons de savoir après le cogito cartésien, le Je est un autre de Rimbaud, en quelque chose comme « un autre » sait en moi et je n’adviens que dans ce savoir autre, ce savoir s’absenter ou s’exiler (s’exoder) y compris de l’altérité réduite au statut « d’opposition de sa majesté ».
Raison métisse. L’expression doit servir à désigner le programme de travail capable de nous déprendre des figurants de la conscience en réintroduisant quelques personnages principaux qui ont été oubliés. Ceci par exemple, que je me bornerai à esquisser pour conclure, comme on amorce l’eau d’une source qui s’est largement tarie depuis une dizaine d’années, celle de l’opéraïsme italien.
Caste, genre et couleur ont été la base de l’accumulation dite « primitive » (que je préfère nommer la première accumulation) du capitalisme. Mais ces trois catégories constituent aussi l’accumulation primitive des « classes sociales « ; au premier plan de la construction du premier capitalisme, elles ont été relayées dans la périphérie spatiale et conceptuelle dans le second. Mais elle n’ont pas cessé d’informer, de donner du corps, un corps à ce que Lénine appelait « l’analyse de classe ». Elles n’ont pas cessé d’être refoulées aussi. L’histoire de ce refoulement formidable prend plusieurs formes déterminantes : la première est sans doute ce qui se passe du côté de l’Inde quand la société indo-européenne pour mettre en place les trois fonctions productives (le paysan, le prêtre, le guerrier) procède à deux exclusions majeures (celle des femmes et celles des inclassables, intouchables) ; la seconde se produit lorsque les luttes du travail dépendant non libre juridiquement dans l’économie monde de plantation et transatlantique de couleur ferme le développement de la grande fabrique au Sud tandis que la prolétarisation enfin réussie au Nord contre les Pauvres opère les deux passages cruciaux, celui du prolétariat à la classe ouvrière comme classe sociale et celui de classe ouvrière dedans et contre au salariat généralisé dedans et pour. À chaque étape de cette inclusion, de cette « légalisation de la classe ouvrière « , un cran supplémentaire d’exclusion a été franchi : d’un côté le paysan, produit des luttes de libération contre l’esclavage et le servage, a été oublié ou transformé en propriétaire tandis que les femmes étaient ou dépouillées de leur rôle productif ou systématiquement poussées dans les segments inférieurs de l’usine ou de la pré-usine, de l’autre l’émigration européenne condition du processus de gouvernabilité de la grande fabrique manchestérienne, devenue immigration aux Etats-Unis, au Brésil, en Australie, en Afrique du Sud a rejeté les populations aborigènes et les Noirs vers le Sud ou loin des villes et de l’industrie. Le processus de passage de la société de cols bleus industriel en société de cols blancs d’employés salariat s’est faite par une inclusion sur le mode des castes des populations de couleur et des femmes : la négromation des chaînes de montage dans le fordisme triomphant (1930-1970). Il faut réécrire totalement l’histoire du prolétariat qui ne s’est jamais confondu totalement avec la classe ouvrière pure, ni avec l’histoire des blancs, ni avec celle des hommes, ni avec celles des ouvriers reconnus et qualifiés.
L’émergence d’un filon réellement hétérodoxe dans le marxisme léninisme socialiste (l’operaïsme de l’ouvrier-masse) des gender studies, des minorities studies et la destruction d’un pseudo-universalisme issue de la Renaissance Reconquête et de la philosophie des Lumières a marqué l’écroulement du capitalisme industriel dans sa version la plus sophistiqué, le taylorisme fordiste keynésien.
La reconstruction du troisième capitalisme comporte des éléments qui ont dû tenir compte de cette révolte globale, de ce non global. Le passage au troisième capitalisme ou capitalisme cognitif comporte en effet une revanche impressionnante des exclus du second capitalisme (un détrônement de la centralité productif de l’usine, de l’homme, du blanc, des éléments consolidés de la qualification). On assiste ainsi à une dé-prolétarisation nécessaire au processus de subsomption réelle du travail sous la relation de capital entendue comme production de vivant au moyen de vivant.
Le drapeau arc-en-ciel est devenu l’emblème des No-Global, celui aussi d’un nouveau pacifisme. La question politique qui se pose désormais est de savoir inscrire sur ces couleurs des emblèmes aussi pertinents que ceux que les membres de la Société anti-esclavagiste des citoyens de couleur surent mettre sur le drapeau tricolore de la Révolution.
Références :
· Yves Benot, ( 1992), La révolution française et la fin des colonies, La Découverte, paris, pp. 205-216.
· Laurent Dubois, (1998), Les esclaves de la République, L’histoire oubliée de la première émancipation 1789-1794, Calmann-Lévy, Paris.
· Florence Gauthier, (2000), « Comment la nouvelle de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue fut-elle reçue en France (1791-1793) ? » in Laënnec Hurbon (Direction de), L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-23 août 1791), Karthala, pp. 15-27.
· Paul Gilroy, (1993), The Black Atlantic : modernity and the Double Conciousness, Harvard University Press, Cambridge Mass.
· Walter Mignolo, (2000), « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale » in Multitudes, n°6, septembre, pp. 56-71.
· Yann Moulier Boutang, (1998), De l’esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, PUF, Paris ; Dalla schiavitù al salariato, Manifestolibri, Roma, (2002).
· Yann Moulier Boutang, (2000), « La couleur et l’histoire. De l’invention de la race blanche à l’invention du multiculturalisme blanc », in Multitudes, 1, mars, pp. 212-221; traduction italienne in Posse, (Castelvecchi Editore), n°1, Roma, pp. 228-237.
· Yann Moulier Boutang, (2001), « Le combat du maître et de l’esclave revisité », in Multitudes, n° 6, pp. 47-56.
· Yann Moulier Boutang, (2003), « La fin de l’esclavage : Haïti et les modèles de transition abolitionnistes », in M. Dorigny & Y. Benot (direction de), Le rétablissement de l’esclavage, Maisonnneuve-Larose, Paris, juin à paraître.
· Julius Scott, (1986), The Common Wind : Currents ovf Afro-American Communication in the Era of Haïtian Revolution, Thèse de Doctorat non publiée, Duke University 1986.
· Pierre-Franklin Tavarès, (1993), « Hegel et l’Abbé Grégoire, question noire et Révolution française », Publication des Annales Historiques de la Révolution française, n° 3 et 4 , Paris, pp. 153-173.