« S’il est clair que nous sommes constamment devant une pensée théorique d’une grande rigueur, le point central où théoriquement tout se noue échappe interminablement à la recherche »[[Écrits philosophiques et politiques, T. II, Paris, Stock/Imec, 1995, p. 56. : telle est pour Althusser la substance même de la pensée de Machiavel, ce qui nous la rend à la fois saisissante et à tout jamais insaisissable. Pour le dire en un mot, Machiavel a pour la première fois tenté de « penser les conditions de possibilité d’une tâche impossible » : penser les conditions de possibilité d’un Prince Nouveau dans une Principauté Nouvelle en l’absence de toutes ces conditions. D’où la figure du vide chez Machiavel, et même, nous le verrons, sa figure démultipliée.
Pour qui lit aujourd’hui l’ensemble des écrits d’Althusser, un sentiment d’énigme s’impose progressivement, que ne dissipent nullement lectures et relectures. Devant une oeuvre qui ne cesse de détruire ce qu’elle a établi, et qui revient cependant parfois à ce que l’on croyait à jamais disparu (il suffit ici de penser à Hegel), devant une oeuvre qui ne cesse de se jeter en avant pour subitement interrompre la plupart de ses entreprises, le lecteur, partagé entre effroi et admiration, est presque nécessairement conduit à appliquer à Althusser lui-même le jugement que nous lui avons vu porter sur Machiavel. Et l’identification d’Althusser à l’œuvre de Machiavel, cristallisée dès 1962, mais d’abord peu visible, nous incite à aller plus loin : le caractère énigmatique de l’oeuvre d’Althusser pourrait bien avoir quelque rapport avec le vide qu’il situe au cœur de la démarche de Machiavel. Car tandis que beaucoup de concepts forgés par Althusser finiront tôt ou tard par disparaître corps et bien, le mot « vide » est sans conteste l’un de ceux qui reviennent avec le plus de constance, souvent accompagné d’autres termes appartenant à la même galaxie : celui de commencement et celui de solitude.
Pour donner une idée de la prégnance du mot vide dans les écrits d’Althusser, commençons par relever quelques unes de ses occurrences. Très présent dans le Journal de captivité, il apparaît dès les premières lignes de « L’internationale des bons sentiments » (1946), après la citation d’une conférence de Malraux, directement associé au thème de la solitude[[Écrits philosophiques et politiques, T. I, p. 35. : « Je n’oublierai pas qu’alors nous sentîmes le vide en nous. La foule humaine qui contemplait des gradins de la Sorbonne cet acteur tragique se débattre dans la solitude, vit soudain qu’elle était elle-même cette solitude», pour resurgir quelques pages plus loin : « la paix est d’abord le vide et le vertige devant le vide »[[Ibid., p. 45.. Le mémoire de DES est quant à lui une vaste méditation sur le vide du commencement et la plénitude du concept. Dès 1962, nous l’avons vu, le vide occupe une place centrale dans l’analyse althussérienne de la pensée de Machiavel, sous la double forme du vide politique de l’Italie et du « saut dans le vide théorique » effectué par Machiavel. Dans les dernières années de son existence, Althusser insistera de plus en plus sur cette dimension : il parlera en 1982 du « vide qui est la philosophie même », et le qualifiera en 1986 de « catégorie centrale de toute philosophie »[[« Du matérialisme aléatoire », Archives Imec (cote ALT2. A29-06.09).. Cette présence du vide n’est en aucune façon l’apanage des textes laissés inédits par Althusser. Dans le Montesquieu, le mot intervient dans la description du despotisme : les despotes « ne règnent que sur l’uniformité vide, sur le vide que sont l’incertitude du lendemain, des terres abandonnées, un commerce qui expire dès qu’il naît : sur des déserts… Rien en effet qui résiste dans le vide… L’espace du despotisme n’est que le vide : croyant gouverner un empire, le despote ne règne que sur un désert »[[Montesquieu, la politique et l’histoire. Paris, P.U.F., 1959 (réédition en collection Quadrige), p. 87.. Si les lecteurs de Pour Marx se souviennent sans doute du « haut drapeau claquant dans le vide » de l’opposition science bourgeoise / science prolétarienne évoquée dans la Préface[[Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 12., qui parle aussi du « vide théorique » dans lequel est né et a grandi le parti communiste français, ou de la double figure du vide analysée dans l’article sur Bertolazzi et Brecht, du rapport ou du non rapport entre le temps vide de l’arrière scène et la dialectique tournant à vide dans un coin de l’avant-scène, ils n’ont peut-être pas tous en mémoire la présence plus discrète de ce terme dans les autres articles composant le recueil, et notamment ce passage de « Contradiction et surdétermination » où Althusser évoque « le vide épistémologique ou, ce qui en est le vertige, le plein philosophique »[[Ibid., p. 127.. S’il est toujours possible de ne pas accorder d’importance particulière à la répétition du mot dans la théorie de la lecture symptômale développée dans Lire Le Capital, il est à tout le moins difficile de ne pas la remarquer. Quant à la définition périphérique de la philosophie comme « vide d’une distance prise » dans Lénine et la philosophie, sa formulation, d’autant plus frappante qu’elle ne sera jamais reprise dans les textes publiés, ne peut qu’attirer l’attention.
Disons le sans détour : la présence du vide dans l’oeuvre d’Althusser n’est pas celle d’un concept, mais elle n’est pourtant pas étrangère à la conceptualité althussérienne. Si la dimension fantasmatique du mot, objet tout à la fois d’horreur et de fascination, est incontestable, il est en effet frappant de le voir régulièrement apparaître lorsque Althusser cherche à élaborer la plupart de ses concepts centraux : celui de coupure, celui de conjoncture, celui de philosophie marxiste, celui de philosophie. Ses apparitions ne sont pas univoques : le vide de l’idéologie n’est pas celui de la philosophie, qui n’est pas non plus celui de la conjoncture; elles sont souvent paradoxales : suivant la perspective adoptée, ce qui est désigné comme vide est aussi bien considéré comme plein (c’est en particulier le cas de l’idéologie) – et inversement, ce qui a toutes les apparences d’un vide inaugural (la coupure) n’est justement pas désigné par ce terme. D’une façon générale, dans ce qu’Althusser, parlant de Machiavel, appelle en 1962 le « tourniquet des concepts »[[Cours de 1962 sur Machiavel, Archives Imec (cote ALT2. A31-02.01)., le vide présente le double visage de ce qu’il faut à la fois instaurer et conjurer. Si l’on veut bien admettre que l’oeuvre d’Althusser est en grande partie aporétique (comment qualifier autrement l’idée d’une philosophie marxiste tout à la fois déjà là dans Le Capital, et pourtant toujours à venir?), on peut alors être tenté de comprendre l’insistance du vide dans son oeuvre comme l’indice récurrent de difficultés théoriques, voire comme une sorte de surenchère sur la difficulté.
Si ce qui précède est exact, il n’est donc pas possible de décrire le vide comme un centre homogène, aussi complexe et aussi caché soit-il, de l’oeuvre d’Althusser. Sa centralité est celle de la répétition hétérogène d’un mot dans quelques uns des moments essentiels de la réflexion althussérienne. Si cette répétition n’est naturellement pas exempte de toute unité, je m’attacherai surtout, reprenant une formule employée dans un tout autre sens par Althusser dans Lire Le Capital, à dégager quelques uns des « lieux du vide » caractéristiques de son oeuvre.
La première figure du vide est sans doute celle de l’idéologie. Lorsqu’il s’agit d’analyser le rapport science/idéologie (et non la nature spécifique de l’idéologie ou des Appareils Idéologiques d’État), Althusser convoque presque systématiquement les catégories de vide et de plein. Mais il faut immédiatement ajouter que ce vide se présente toujours sous la forme du trop-plein. On retrouve ainsi dans Lire Le Capital à propos du « couple synchronie-diachronie » une formule déjà rencontrée dans « Contradiction et surdétermination » : « à le prendre pour une connaissance, on demeure dans le vide épistémologique, c’est-à-dire – l’idéologie ayant horreur du vide – dans le plein idéologique »[[Lire Le Capital, Paris, Maspero, 1965, T.II, p. 56 (réédition P.U.F., collection Quadrige, 1996, p. 214).. Formule qui fait écho à ce que l’on pouvait déjà lire dans la Préface de Lire Le Capital « Ce n’est pas un hasard si Sartre, et tous ceux qui, sans avoir son talent, ont besoin de combler un vide entre des catégories ‘abstraites’ et le ‘concret’ font un tel abus de l’origine, de la genèse et des médiations »[[lbid., T.I, p. 80 (réédition, p. 71).. Il va donc falloir faire résonner le vide dans ce plein, mais sous une forme éminemment paradoxale : restaurer un véritable plein derrière ce faux plein qui n’est aussi qu’un faux vide – le vide produit par la coupure étant ainsi résorbé aussitôt que posé. Telle est pour Jacques Rancière[[« La scène du texte » in Politique et philosophie dans l’oeuvre de Louis Althusser (éd. Sylvain Lazarus), Paris, P.U.F., 1993. la substance de l’opération philosophique althussérienne, et plus particulièrement de sa théorie de la « lecture symptômale » : interprétation lumineuse à laquelle il n’y a rien à redire, sinon bien entendu qu’elle est unilatérale.
La lecture symptômale est décrite par Althusser comme une aventure du plein et du vide. Dans le plein apparent du « texte de l’économie classique », il faut voir une réponse juste à une question qui n’a pas été posée, mais qui transparaît dans le vide même des mots de la réponse qui ne veulent rien dire, qui « sonnent creux ». Tout le travail de la lecture consiste alors à faire apparaître les « lieux du vide » pour reconstituer la continuité de la réponse et produire par là même « la question jusque là non posée, à laquelle répond la réponse jusque-là sans question ». Une double continuité est ainsi restaurée : dans le texte de la réponse; entre la réponse et sa question. Le vide est ainsi résorbé et le plein instauré : si ouverte que soit la science, elle n’en est pas moins décrite comme un plein – évoquant le long silence philosophique de Marx après la XIème Thèse sur Feuerbach qui semblait pourtant annoncer l’avènement d’une philosophie nouvelle, Althusser écrit ainsi dans Lénine et la philosophie : « le vide philosophique qui suit l’annonce de la Thèse XI, c’est donc le plein d’une science »[[Lénine et la philosophie, petite collection Maspero, 1972, p. 19.. Telle est l’opération tentée par Althusser sur l’oeuvre de Marx lui-même : si le plein est institué sur ce point, les autres vides abondent, sous lesquels il va s’agir de lire la philosophie marxiste « à l’état pratique » dans Le Capital. Et l’on en arrive ainsi à une situation doublement paradoxale : la « coupure épistémologique » qu’est l’instauration du matérialisme historique est moins pensée comme un vide que comme l’avènement d’un plein; et l’opération althussérienne sur l’oeuvre de Marx, pourtant décrite dans les mêmes termes que celle de Marx sur le « texte de l’économie classique », n’est quant à elle pas pensée comme une coupure. A cela une raison, à vrai dire fort singulière : si les questions auxquelles répond le texte de Marx sont parfois absentes à leur place, ce qui justifie la lecture symptômale, « il suffit … d’un peu de patience et de perspicacité pour découvrir ailleurs … la question elle-même… ailleurs chez Marx ou, à l’occasion, chez Engels »[[Lire Le Capital, T. I, p. 32 (réédition, p. 23).. Et l’on comprend alors pourquoi Althusser peut écrire dans une « note » du 15 novembre 1967 « La lecture symptômale hésitait ainsi entre deux définitions 1. Une lecture de difficultés philosophiques non résolues – ce qui pouvait s’entendre sous la forme : la philosophie marxiste est, au moins en grande partie, absente du Capital; 2. Une « lecture » de la philosophie existant à l’état pratique dans Le Capital. Je crois qu’en fait nous avons combiné ces deux interprétations de la lecture symptômale, sans faire la lumière sur leur distinction, ni en justifier les titres et l’usage. »[[Écrits philosophiques et politiques, T. II. p. 320.
L’horreur du vide, ou encore celle de la solitude ou de la lettre sans destinataire, constitue donc bien une des dimensions essentielles de la démarche althussérienne. Ce que Jacques Rancière précise en ces termes, à partir d’une analyse de l’article d’Althusser sur Bertolazzi et Brecht : « Le présupposé de l’entreprise althussérienne peut s’énoncer ainsi : pour arracher l’histoire à sa folie, l’intellectuel doit d’abord se garder du risque de sa propre folie… Pour ne pas être fou, pour ne pas être seul, l’intellectuel doit s’installer dans la solidarité de toutes les oeuvres, dans la communauté de la science et du mouvement ouvrier. Il doit refuser d’y produire par les précipitations ou les découragements de la loi du coeur le moindre vide ou le moindre accroc » .[[article cité, p. 65.
Si cette première dimension du vide me semble incontestable, elle nous installe évidemment dans un paradoxe chacun sait cependant qu’il y a aussi pour Althusser, et sans doute plus visible, une positivité du vide, de même qu’une positivité de la solitude.
Loin d’être une découverte tardive, cette positivité est en fait présente dès ses premiers textes, ceux dans lesquels l’horreur du vide est justement exprimée avec le plus de vigueur. C’est d’abord sous cet angle qu’Althusser lit et relit Hegel : ce qui ne cessera de le frapper chez lui, c’est l’idée d’un commencement à partir de rien.
Les brouillons d’Althusser nous montrent que la première partie de son mémoire de D.E.S., finalement intitulée « Naissance du concept », avait initialement pour titre « L’horreur du vide ». Dès les premières pages, le jeune Althusser nous l’indique : l’oeuvre de Hegel ne se comprend que comme plénitude construite à partir d’un vide qu’elle révèle et qu’elle a pour mission de conjurer – vide qui est d’abord celui d’un faux plein satisfait de lui-même : celui de l’Aufklärung. Vide qui représente déjà le risque extrême de la folie : « C’est ici le point où il serait peut-être permis d’avancer que cette domination par la pensée représente pour Hegel la conjuration d’un destin que l’histoire nous montre vécu par Hölderlin, son frère d’études, la conjuration de l’extrême solitude d’une pensée que la folie guette comme son extrémité et sa tentation naturelles »[[Écrits philosophiques et politiques, T.I, p. 69.. Le risque est ici celui de l’improductivité : si le vide n’est que vide, rien ne peut advenir et la pensée se perd dans l’abîme ; pourtant, inversement, ce qui se présente comme plein donné se révèle immédiatement comme vide, et donc comme également improductif : le mouvement de la pensée ne peut se déployer qu’en l’absence de tout présupposé, ou plus exactement qu’à travers la destruction de tout présupposé. Au risque de s’y perdre, il faut donc bien commencer par le vide. Et c’est alors qu’apparaît la « positivité du vide » : « la nature du vide lui-même est d’avoir horreur de soi »[[Ibid., p. 108.. On le sait en effet, le contenu est en un sens déjà là dès le départ, et l’on retrouve comme résultat le contenu qui était initialement perçu comme donné. Telle est la « circularité du concept » sur laquelle se concentreront les attaques de l’Althusser de la maturité contre la téléologie hégélienne. La dialectique fonctionne alors comme un système de garanties que plus tard Althusser couvrira de sarcasmes. En 1947, la positivité du vide découverte chez Hegel est donc à ses yeux celle d’une plénitude garantie.
Il convient cependant d’être extrêmement prudent lorsqu’on parle du rapport d’Althusser à Hegel. Selon la perspective dans laquelle on l’abordera, la conception hégélienne du commencement sera en effet alternativement endossée et rejetée. L’interprétation la plus connue est celle du rejet : dans bon nombre de ses textes, Althusser refuse non seulement la téléologie du processus hégélien, mais également son commencement, dans lequel il voit alors un avatar de la notion repoussoir d’origine. D’une façon générale, il y a selon lui deux façons de penser le point de départ d’un processus : en termes d’origine ou de commencement, et en termes de surgissement. Dans le premier cas, auquel correspondent toutes les tentatives pour reconstruire des genèses, on postule fondamentalement l’homogénéité : on suppose toujours que le résultat est contenu en germe dans l’origine recherchée. On perd alors toute possibilité de comprendre le fonctionnement réel des processus historiques, qui est toujours celui de la rencontre d’éléments hétérogènes. Dans le second cas, au contraire, on se donne au moins un moyen négatif de penser la possibilité de mutations réelles, et donc de coupures ou de révolutions. Dans une telle perspective, la philosophie hégélienne rentre clairement pour Althusser dans la première catégorie : Marx rejette ouvertement « le concept du commencement qu’est chez Hegel l’être immédiatement identique au néant; la simplicité qui est aussi dans Hegel ce par quoi (re)commence indéfiniment tout processus, qui restaure son origine »[[« Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, p. 203.. Dans d’autres textes au contraire (un passage de « Sur le rapport de Marx à Hegel », un autre de « Lénine devant Hegel », suivis de longs développements dans des ouvrages inédits), les mêmes analyses hégéliennes sont cette fois jugées positivement, et en des termes parfois très proches de ceux utilisés dans le Mémoire de DES. La Logique est alors présentée par Althusser comme « l’origine niée en tant qu’origine »[[« Lénine devant Hegel », in Lénine et la philosophie, op. cit., p. 68. D’un côté en effet, la Logique a toutes les apparences de l’origine (« Dieu avant le commencement du monde »); mais le commencement de la Logique, l’être immédiatement nié dans le néant, lui retire évidemment son statut d’origine. En ce sens au moins, on peut dire que la dialectique hégélienne est un « procès sans sujet », qui devient alors l’une des catégories maîtresses d’Althusser : « Du point de vue de l’histoire humaine, le procès d’aliénation a toujours déjà commencé. Cela veut dire, si on prend ces termes au sérieux, que, dans Hegel, l’Histoire est pensée comme un procès d’aliénation sans sujet »[[« Sur le rapport de Marx à Hegel », in Lénine et la philosophie, op. cit., p.68.. Le jeune Althusser, qui employait un tout autre langage, ne disait pas autre chose. Reste, bien entendu, que l’on ne fait que tourner en rond. Car, ajoute aussitôt Althusser, « je sais bien que, finalement, il y a chez Hegel un sujet à ce procès d’aliénation sans sujet » : le sujet annulé semble bien restauré à la fin. Mais quel est au juste ce sujet du procès? Ce n’est en aucune façon tel ou tel de ses moments, et pas même sa fin (si tel était le cas, on ne pourrait pas parler de « procès sans sujet »). Le véritable sujet du procès, c’est l’Idée, qui n’est pas un moment du procès, mais le procès d’auto-aliénation lui-même, autrement dit, c’est « le procès d’aliénation lui-même en tant que téléologique ». Nous n’avons à première vue guère avancé : il y a bien toujours de la téléologie; il y a bien toujours un sujet. Mais le travail de réduction opéré par Althusser va alors lui permettre d’opérer un étonnant coup de force, de « tracer une ligne de démarcation » entre Hegel et lui-même. Si le véritable sujet du procès n’est rien d’autre que la téléologie du procès sans sujet, il suffit de supprimer la téléologie pour aboutir à la catégorie pure de « procès sans sujet ». « Otez, si possible, la téléologie, reste cette catégorie philosophique dont Marx a hérité : la catégorie de procès sans sujet. Voilà la dette principale positive de Marx à l’égard de Hegel »[[Ibid., p. 70.. Tout tient évidemment à ce déconcertant « si possible », dont Althusser, à vrai dire, ne semble pas vraiment assuré. La même expression est en effet déjà affirmée à la page précédente : l’histoire est chez Hegel un procès sans sujet, pour peu « qu’on accepte de faire, si possible, abstraction » de ce qui chez lui représente la téléologie. Si une telle opération est possible, on pourra, dans certaines circonstances déterminées (assez rares malgré tout) enrôler Hegel dans le camp des philosophes matérialistes. C’est bien ce que fera par exemple Althusser en 1976 dans un ouvrage inédit sur la philosophie : Etre marxiste en philosophie. C’est à partir de cette époque que commence à s’installer dans ses textes une image qu’il ne cessera de répéter dans son travail d’élaboration de ce qu’il appelle « matérialisme de la rencontre », puis « matérialisme aléatoire » : le philosophe matérialiste est celui qui « prend le train en marche », tandis que le philosophe idéaliste prend le train à la gare de départ, et y demeure jusqu’à la gare de destination. Et dans un tel schéma, Hegel rentre alors pour Althusser dans la première catégorie, celle des philosophes qui affirment « que la philosophie n’a pas de commencement absolu, et qu’elle peut en conséquence, et même doit, commencer par n’importe quoi »; il est celui qui « se met à philosopher à partir de n’importe quoi, et, à la limite … par la notion la plus vague et la plus vide, l’être, qu’il montre se révéler immédiatement identique au néant ».
Une question doit alors être posée : qu’est-ce qui autorise cette opération effectuée sur la philosophie de Hegel? Ne relève-t-elle pas de l’arbitraire pur et simple? A supposer qu’elle soit compréhensible, elle ne l’est qu’en référence à l’un des autres grands lieux du vide dans l’oeuvre d’Althusser : celui de Lénine et la philosophie.
La présence la plus célèbre du vide dans l’oeuvre d’Althusser, est celle d’une formule un peu énigmatique de Lénine et la philosophie, où la philosophie est au détour d’une phrase définie comme le « vide d’une distance prise »[[Ibid, p. 40.. Cette formule est d’abord à comprendre comme une déclaration de rupture d’Althusser par rapport à ses textes antérieurs, comme un vide par lequel il les met à distance, c’est-à-dire comme une opération philosophique. La philosophie marxiste, toujours recherchée par Althusser, cesse d’être considérée comme une science; réciproquement, les philosophies passées ne peuvent plus être considérées comme de simples variantes de l’idéologie, avec lesquelles une nouvelle philosophie scientifique viendrait rompre : il y a un ordre propre des réalités philosophiques, qu’Althusser ne cessera de chercher à définir.
Au coeur de l’approche léniniste de la philosophie, telle du moins qu’Althusser la conçoit en 1968, on trouve un vide systématique : « Lénine apporte une pensée profondément cohérente, où sont mises en place un certain nombre de thèses radicales, qui cernent sans doute des vides, mais justement des vides pertinents »[[Ibid., p. 38.. Premier vide pertinent : la philosophie n’a pas d’objet. Il y a bien des « objets philosophiques », (le cogito, le « sujet transcendantal », etc.[[Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974; « La transformation de la philosophie », in Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 159.), mais ils n’entretiennent aucune espèce de rapport à des objets réels : contrairement aux sciences, la philosophie ne produit aucun effet de connaissance d’aucun objet réel. En ce sens, les catégories philosophiques sont à proprement parler vides. Deuxième vide pertinent : la philosophie n’a pas d’histoire. Prise à la rigueur, la philosophie n’est que la répétition du conflit entre deux tendances qu’il ne faut pas hésiter à qualifier d’éternelles : le matérialisme et l’idéalisme. Au sens strict du terme, il ne se passe jamais rien de nouveau en philosophie. Et ces deux vides sont naturellement liés : s’il y a une histoire des sciences, c’est parce qu’elles ont des objets qu’elles ne cessent d’approfondir; s’il n’y a pas d’histoire de la philosophie, c’est justement parce qu’elle n’a pas d’objet. S’il y a néanmoins de l’histoire dans la philosophie, elle ne lui vient que de son rapport aux deux réalités qui la conditionnent et sur lesquelles elle produit des effets : les sciences et la politique. Comment définir alors le champ de la philosophie? Très exactement comme un champ plein dans lequel ne se passe que la répétition d’un vide.
Les deux grandes tendances fondamentales de la philosophie étant éternelles, la philosophie n’est en définitive que le champ de bataille sur lequel elles s’affrontent. Le seul contenu réel de la philosophie est celui de l’acte indéfiniment répété par lequel elles se mettent à distance l’une de l’autre : le « vide d’une distance prise ». Les configurations peuvent changer, notamment en raison de l’histoire extérieure qui conditionne la philosophie, mais à l’intérieur du champ de la philosophie, il n’y a proprement rien d’autre que la répétition de ce vide : « la philosophie est ce lieu théorique étrange où il ne se passe proprement rien, rien que cette répétition du rien »[[Lénine et la philosophie, p. 34.. Cette répétition du vide a cependant lieu dans un champ plein. Contrairement aux sciences, par définition toujours ouvertes, la philosophie est un champ définitivement clos : c’est cette clôture qui permet de comprendre qu’aujourd’hui encore on puisse par exemple se battre pour ou contre Platon, procéder régulièrement à un « renversement du platonisme ». Dans ce champ clos, toutes les positions sont déjà occupées. Dans cette mesure même, une philosophie « n’existe que par la position qu’elle occupe, et n’occupe cette position qu’en la conquérant sur le plein d’un monde déjà occupé »[[« Soutenance d’Amiens », in Positions, Paris, Editions sociales, 1976.. L’instauration du vide entre chacune des deux grandes tendances prend donc concrètement la forme d’une démarcation produite à l’intérieur de chaque théorie philosophique : pour se constituer, une philosophie nouvelle fait le vide au sein de philosophies anciennes, et prend appui sur certains de leurs aspects. C’est ce qui autorise, du moins dans son principe, l’opération effectuée par Althusser sur Hegel, à la suite de Lénine : arracher le procès sans sujet à la téléologie hégélienne.
Toute philosophie est donc « prise de parti » dans l’affrontement éternel du matérialisme et de l’idéalisme, et c’est cette prise de parti qui constitue sa nature proprement politique nulle différence ici entre philosophie marxiste et philosophies traditionnelles. Mais il y a par contre des façons différentes de pratiquer la philosophie. La première repose sur la dénégation de ce qui la constitue – telle est la philosophie qui « rumine » éternellement ses problèmes. « Depuis que la philosophie existe, l’histoire de la philosophie est ainsi dominée par cette répétition, qui est la répétition d’une contradiction : la dénégation théorique de sa propre pratique, et de gigantesques efforts théoriques pour enregistrer cette dénégation dans des discours cohérents »[[Lénine et la philosophie, p. 42.. On ne s’étonnera pas alors de voir réapparaître le mot vide pour désigner ce type de pratique de la philosophie dans une « note » du 8 février 1968, rédigée deux semaines avant la conférence Lénine et la philosophie[[« De l’effet-philosophie », in Écrits philosophiques et politiques, T. II, p. 340., Althusser, à travers une allusion à Lacan, qualifie de « parole vide » cette pratique de la rumination. La « pratique nouvelle de la philosophie » est au contraire celle qui, en ayant fini avec la dénégation, agit conformément à l’essence de toute philosophie « Parole pleine est alors donnée à ce qui auparavant ruminait une parole vide ». Le plein est ici restauré par un paradoxe dont Althusser a le secret : la parole pleine est celle qui parle enfin à sa place, et sa place est celle du vide.
Le vide fonctionne ainsi dans Lénine et la philosophie comme un véritable nœud. 1) La double introduction du vide dans la définition de la philosophie (vide des catégories, vide d’un acte) joue à peu près le rôle d’une garantie : garantie d’existence pour la philosophie. L’étrangeté même de la philosophie lui confère un statut qui n’appartient qu’à elle. 2) Le fonctionnement du vide dans le texte d’Althusser permet de penser la pratique marxiste de la philosophie à la fois comme rupture et comme non rupture avec la tradition. Rupture : elle est la seule à ne pas se produire « comme philosophie »[[« La transformation de la philosophie », op. cit., p. 149. : ce ne sera pas une « philosophie nouvelle », immergée comme les autres dans la rumination, mais une « pratique nouvelle de la philosophie ». Pratique qui consistera justement à « faire le vide » dans le champ constitué de la philosophie. Non rupture cependant : cette pratique nouvelle, en un sens, n’est pas nouvelle. Le vide de l’acte philosophique est depuis toujours pratiqué, mais sous une forme déniée. Elle est « nouvelle en ce que c’est une pratique qui a renoncé à la dénégation, et qui, sachant ce qu’elle fait agit selon ce qu’elle est »[[Lénine et la philosophie, p. 44.. 3) Le vide fonctionne toujours à deux niveaux : une sorte de vide purement vide opposé à un vide qu’on peut éventuellement appeler « plein ». La pratique de la rumination est purement et simplement vide : tel est le sens de la formule de Lénine qualifiant après Dietzgen la philosophie de « chemin des chemins qui ne mènent nulle part »[[Ibid., p. 34.. Elle ne mène nulle part en croyant, et peut-être parce qu’elle croit qu’elle mène quelque part. Ce qui, en un premier sens, peut s’interpréter ainsi : « il ne peut y avoir de bon chemin (entendons : dans les sciences, mais avant tout dans la politique) sans une étude, et au-delà, sans une théorie, de la philosophie comme chemin qui ne mène nulle part ». Un bon chemin, c’est-à-dire un chemin qui mène quelque part. 4) On est alors immédiatement confronté à un singulier problème : pratiquer la philosophie en assumant le point de vue du vide, c’est-à-dire en assumant le fait qu’elle ne mène nulle part, en quoi est-ce un moyen d’aller quelque part? 5) On constate par voie de conséquence une extrême difficulté d’Althusser à définir le statut de son propre discours. Il s’agit moins selon lui d’un discours de la philosophie que d’un discours sur la philosophie. Mais il ne peut pas non plus avoir l’extériorité d’un discours scientifique au sens où l’entend Althusser, puisqu’il s’agit justement d’une nouvelle pratique de la philosophie, qui se situe nécessairement dans la philosophie. On va alors retrouver l’une des figures récurrentes de la pensée althussérienne : celle d’un discours qui en anticipe un autre. « Ce que nous devons à Lénine, qui n’est peut-être pas tout à fait sans précédent, mais qui est sans prix, c’est de quoi commencer à pouvoir tenir une sorte de discours qui anticipe sur ce que sera peut-être un jour une théorie non philosophique de la philosophie »[[Ibid. p. 10.. En prononçant sa conférence devant la Société française de philosophie, Althusser affirme donc communiquer « quelque chose qui anticipe d’une certaine manière sur une science ». Soixante ans après Matérialisme et empiriocriticisme, rien n’a donc vraiment changé : nous sommes encore dans l’anticipation. 6) Rien ne met mieux en évidence cette difficulté qu’une mise en rapport de Lénine et la philosophie et d’un texte sur Brecht et Marx qui lui est contemporain[[« Sur Brecht et Marx », Écrits philosophiques et politiques, T. II, pp. 541-558.. Dans ce projet de conférence finalement non prononcée, Althusser identifie le rapport de Brecht au théâtre et celui de Marx et Lénine à la philosophie. De même que Marx ne produit pas une philosophie nouvelle, mais une pratique nouvelle de la philosophie, de même Brecht n’invente pas un théâtre nouveau, mais une pratique nouvelle du théâtre. Et dans les deux cas, la nouveauté est la même : elle consiste à faire parler philosophie et théâtre conformément à leur essence : du lieu de la politique. Et Marx ne supprime pas plus la philosophie que Brecht ne supprime le théâtre. Pourtant, une différence saute aux yeux : si Brecht continue sans aucun doute possible à écrire et mettre en scène du théâtre, le statut du discours marxiste dans son rapport à la philosophie demeure pour Althusser fondamentalement indécis. 7) On est alors très près d’un renversement de perspective : l’impossibilité d’édifier une science du vide peut conduire à renverser radicalement le sens de l’expression « chemin des chemins qui ne mènent nulle part », et à l’inscrire au coeur d’un nouveau type de discours, cette fois philosophique. Telle sera justement l’une des tendances des écrits d’Althusser à partir du milieu des années 1970, qui ne cesseront de répéter de façon presque obsessionnelle l’image du train sans gare de départ et sans destination.
Nous allons retrouver cette pratique philosophique du « vide d’une distance prise » dans la réflexion althussérienne sur la pensée de Machiavel – travail qui commence en 1962 et ne s’interrompra qu’à la mort d’Althusser : « Entre les représentations imaginaires de l’histoire et de la politique au pouvoir et sa connaissance de la ‘vérité effective de la chose’, il existe un abîme, le vide d’une distance prise, qui ne peut être que saisissant »[[« Machiavel et nous », Ibid., p. 48.. Mais si l’on retrouve des figures du vide déjà rencontrées dans nos analyses précédentes, les enjeux sont ici différents : il n’est pas excessif de dire qu’à travers sa vision exacerbée du vide chez Machiavel, Althusser tente de penser ce qui constitue à ses yeux quelque chose comme la difficulté par excellence : l’« union de la théorie et de la pratique », à laquelle il a consacré un ouvrage inabouti en 1966-1967. On ne peut qu’être ici frappé de l’abîme qui sépare la quantité et la qualité de ses textes inédits consacrés à Machiavel, et la quasi absence de Machiavel dans les écrits qu’il a lui-même choisi de publier. Si Althusser a sans doute effectué un « détour par Spinoza », il faut manifestement parler d’un détour, beaucoup plus secret, par Machiavel.
Avant d’examiner le fonctionnement du vide dans le texte de Machiavel et nous, précisons que lorsqu’il traite de Machiavel, Althusser pense toujours également à lui-même, à la fois comme individu et comme fondateur d’un projet théorico-politique. Il lui arrive ainsi de décrire sa découverte de Machiavel comme la rencontre d’un texte et de son propre état subjectif. Dans une lettre à Franca Madonia du 29 septembre 1962, il écrit par exemple que le problème central de Machiavel est celui du « commencement à partir de rien d’un nouvel État absolument nécessaire », avant de préciser : « je crois que j’aurais basculé de toutes façons, et je crois même qu’il était nécessaire que je m’enfonce ainsi dans le vide pour atteindre la solution de ce commencement à partir de rien, qui était devenu la forme de mon problème ». Et lorsque Althusser cherche à réfléchir sur la conjoncture politique et théorique, il convoque immanquablement la catégorie de vide : de même que pour Machiavel le vide politique de l’Italie désigne une place à prendre, de même, affirme-t-il dans un texte de juillet 1967 sur la « conjoncture politico-théorique », interne aux activités du « groupe Spinoza »[[Archives Imec (cote ALT2. Al 1-03.01). Les archives d’Althusser déposées à l’Imec contiennent un épais dossier consacré au « groupe Spinoza ». : « Il se trouve que nous détenons un certain nombre de moyens définis, que nous sommes seuls à détenir. Il se trouve qu’en fonction de ce privilège transitoire, nous sommes seuls à pouvoir occuper, et à occuper une place vide : la place de la théorie marxiste-léniniste, et plus particulièrement la place de la philosophie marxiste-léniniste ».
Il ne faut pas être surpris de voir surgir chez Althusser la figure du « commencement absolu », que la catégorie de «procès sans sujet » semblait avoir précisément pour fonction de nier. Il n’y a là aucune contradiction logique. La valeur du « procès sans sujet » est essentiellement négative : il s’agit surtout de rejeter toute garantie ontologique ultime, qu’elle se trouve au début ou à la fin; il s’agit, nous l’avons vu, d’affirmer la logique du surgissement contre celle de l’origine. En ce sens, une rupture suppose le surgissement de quelque chose qui ne soit présupposé par rien, et peut parfaitement, pour peu que l’on soit attentif à la signification des termes, être qualifié de « commencement absolu », ou « commencement radical » : elle ne peut être pensée que comme la rencontre d’éléments hétérogènes que rien ne destinait à se rencontrer (dans le cas contraire, il ne s’agirait justement pas de rupture – et tel est le sens de la critique althussérienne de la dialectique hégélienne, et la raison pour laquelle il n’y aura jamais, selon Althusser, de politique hégélienne). Cette catégorie de la rencontre n’est pas une découverte tardive d’Althusser : elle constitue l’une des tendances fondamentales des articles réunis dans Pour Marx. Elle s’affirme dans tous les textes qui ont pour objet la notion de conjoncture, qui tentent de montrer ce que veut dire penser théoriquement du point de vue d’une tâche à accomplir, et non sous l’angle de la nécessité du fait accompli. Mais cette tendance coexiste alors avec une autre, qui vise à réinscrire ces éléments hétérogènes dans ce qu’Althusser appelle le « tout complexe structuré à dominante » : l’objectif est alors de constituer une « théorie générale » qui, elle, ne se place assurément pas du point de vue d’une tâche à accomplir (sauf bien entendu celui d’une tâche théorique). Comme l’écrit avec raison Étienne Balibar : « Il y aura donc des althussériens de la Conjoncture et des althussériens de la structure »[[« L’objet d’Althusser », in Politique et philosophie dans l’oeuvre de Louis Althusser, op. cit., p. 94.. S’il n’y a donc pas de contradiction logique entre l’idée de commencement absolu repérée chez Machiavel, et la conceptualisation déployée dans Pour Marx et Lire Le Capital, le déplacement d’accent est si violent qu’il entraîne Althusser dans des voies qui ne sont pas exactement celles de ces livres.
Le texte de Machiavel et nous est littéralement envahi par le vide : vide de la conjoncture italienne, et sans doute en filigrane vide de toute conjoncture; vide du sujet appelé par la théorie à remplir le vide de la conjoncture; vide inscrit au coeur de toute analyse de conjoncture; vide produit dans la théorie par le simple fait de penser en termes de conjoncture; « saut dans le vide théorique » effectué par Machiavel. Sans entrer dans le détail d’une lecture analysée dans ce volume par Antonio Negri, je me contenterai de signaler quelques points où l’invocation du vide est particulièrement significative du projet théorique althussérien et de ses difficultés.
Althusser est d’abord frappé par ce qu’il appelle le « dispositif théorique » de Machiavel. A ceux qui veulent en faire le « fondateur de la science politique moderne », Althusser répond simplement : ce n’est même pas faux, mais ce n’est pas l’essentiel. A ceux, marxistes, qui voient dans la forme du discours machiavélien (des fragments théoriques généraux centrés sur un problème particulier) une simple déficience, imputable à l’absence d’une théorie scientifique de l’histoire, Althusser réplique : « si jamais on raisonne ainsi… on s’expose à rater ce qui fait le plus précieux de Machiavel »[[Écrits philosophiques et politiques, T. II, p. 58.. Car la grande originalité de Machiavel est justement de ne pas avoir cherché à construire une théorie générale des « lois de l’histoire », se plaçant inévitablement ainsi du point de vue de la « nécessité du fait accompli », mais de mobiliser au contraire la théorie du point du vue d’un fait à accomplir. Pour le dire autrement : « Je crois qu’il n’est pas aventuré de dire que Machiavel est… le premier penseur qui ait… constamment, d’une manière insistante et extrêmement profonde, pensé dans la conjoncture, c’est-à-dire dans son concept de cas singulier aléatoire »[[Ibid., p. 59.. Que veut dire penser dans la conjoncture? Ce n’est pas produire un discours général sur la conjoncture, c’est penser sous la conjoncture, c’est « se soumettre au problème qu’impose son cas ». L’espace de la « pure théorie, supposé qu’elle existe » est ainsi fondamentalement différent de celui d’une analyse de conjoncture : « le premier espace, théorique, n’a pas de sujet (la vérité vaut pour tout sujet possible), tandis que le second n’a de sens que par son sujet, possible ou requis »[[Ibid., p.62.. Ce dispositif implique nécessairement « un certain lieu vide… vide pour le remplir, vide pour le futur ». Ce lieu est celui de la pratique politique, d’une subjectivité à constituer. On conçoit dans cette mesure que les éléments théoriques figurant dans l’analyse machiavélienne en soient profondément bouleversés. Ces éléments, souvent empruntés à la tradition, sont nombreux, mais ils sont « affectés dans leur modalité » par le dispositif dans lequel ils s’inscrivent. Il se produit alors ce qu’Althusser appelle « un étrange vacillement dans le statut, philosophiquement traditionnel, de ces propositions théoriques, comme si elles étaient minées par une autre instance que celle qui les produit, par l’instance de la pratique politique ». Ce « vacillement » de la théorie intéresse au plus haut point Althusser. Il faut même sans doute y voir l’une des formes réussies du « vide d’une distance prise » énoncé dans Lénine et la philosophie : la deuxième partie de Machiavel et nous est presque entièrement consacrée à une analyse de ce vacillement opéré par Machiavel, que l’on voit successivement reprendre les thèses traditionnelles du cours immuable des choses humaines, de leur instabilité radicale, et de la cyclicité de l’histoire, pour les faire jouer les unes contre les autres, jusqu’au moment « où Machiavel ne peut plus ‘jouer’ d’une théorie classique sur et contre l’autre, pour s’ouvrir un espace à lui : il doit sauter dans le vide »[[Ibid., p. 88.. Et comme l’indique Lénine et la philosophie, ce vacillement dans la théorie est bien produit par le fait que Machiavel s’est placé du point de vue de la pratique politique.
Si l’on passe du dispositif théorique de Machiavel au contenu de ses analyses politiques, le vide se présente d’abord dans Machiavel et nous comme une simple donnée factuelle : il y a un vide politique de l’Italie. A quoi il faut immédiatement ajouter deux autres constats : 1) « ce vide politique n’est qu’une immense aspiration à l’être politique»[[Ibid., p. 103, compris par Althusser comme l’unité politique de l’Italie; 2) l’Italie est pleine d’une matière en attente d’une forme : la virtù individuelle des italiens. Une conclusion semble alors s’imposer : remplir ce vide à partir de l’une ou l’autre des formes politiques existantes – tel Prince dans telle Principauté. Mais c’est justement ce qui est impossible, ou du moins si peu vraisemblable qu’il vaut mieux raisonner à la limite, en faisant comme si c’était purement et simplement impossible : l’identité du sujet appelé à remplir ce vide va elle même demeurer dans le vide. Machiavel va donc tenter, selon Althusser, de penser les conditions de possibilité d’une tâche à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire, parce qu’elle est imposée par la conjoncture; impossible parce que cette même conjoncture ne propose aucun moyen immédiat de la résoudre. Machiavel dispose donc un espace abstrait qui est en même temps prise de position politique et prise de parti philosophique. En l’absence de toute espèce de garantie, cet espace va prendre la forme d’une théorie d’apparence absolument générale de la rencontre, qui permettra « cette aventure, de passer d’homme privé à Prince». Pour qu’un Prince Nouveau puisse fonder seul une Principauté nouvelle qui dure, ce qui ne peut avoir lieu qu’à la condition que le Prince « se fasse peuple », il faut qu’une rencontre déterminée ait lieu, puis « prenne » entre d’un côté la Fortune et de l’autre la virtù. Althusser s’attarde longuement à décrire les différents cas possibles de rencontre et de non rencontre entre ces deux séries indépendantes. Telle est à ses yeux la dimension proprement philosophique de la pensée de Machiavel sur laquelle il n’insiste pas dans Machiavel et nous, et qu’il reprendra longuement dans ses écrits postérieurs : « Je laisse de côté les implications purement philosophiques de cette étonnante théorie du jeu de la Fortune et de la virtù (= rencontre, matière/forme, correspondance/non correspondance) »[[Ibid., p. 128.. Pour peu qu’elle soit généralisée, une telle théorie de la rencontre suppose en effet qu’elle s’inscrive sur le fond d’une ontologie du vide comme lieu de toutes les rencontres possibles. Quant au contenu proprement politique de l’analyse machiavélienne, il se présente sous une forme à première vue paradoxale : ce qu’Althusser appelle 1’« absence déterminée». Si le Prince apparaît comme une « forme vide », comme un « pur possible-impossible aléatoire »[[Ibid., p. 70., il ne faut pas y voir un simple constat d’ignorance de la part de Machiavel. La forme de l’abstraction a un -sens éminemment politique : elle signifie que la Principauté Nouvelle ne sera construite par aucun des princes existant dans aucune des Principautés existantes. Et l’on comprend pourquoi Althusser qualifie Le Prince de Machiavel d’« utopie théorique ». Vu sous cet angle, en effet, il semble qu’il n’y ait plus qu’à attendre que la rencontre advienne et « prenne ».
Si l’on veut bien admettre qu’Althusser ne parle de Machiavel que parce que Machiavel lui parle, on peut alors être tenté de mettre en rapport cette exacerbation du vide avec l’un des points essentiels de la pensée et de la vie d’Althusser : sa vision du parti communiste français. 1) Althusser lui même a presque toujours conçu son propre travail comme soumis à la conjoncture, il a lui aussi voulu penser sous la conjoncture. Dans la mesure où cela suppose une connaissance des tâches imposées par cette conjoncture, il fallait bien tenter en même temps de penser sur la conjoncture. Le moins qu’on puisse dire est que les tentatives d’Althusser en ce sens se sont révélées largement infructueuses : pour ne prendre qu’un exemple, le texte cité plus haut sur la « conjoncture politico-théorique » est singulièrement pauvre. Par delà le peu de talent d’Althusser pour l’« analyse concrète d’une situation concrète », il y a également à cela une raison plus substantielle : la place du Parti communiste français dans l’horizon intellectuel d’Althusser – qui est celle d’un plein fantasmatique. Pour le dire en un mot : il est difficile de laisser vide pour le futur la place de la pratique politique, quand cette place est par ailleurs toujours-déjà presque ontologiquement occupée. 2) Tout indique pourtant que l’idée de commencement absolu est l’une des tendances constitutives du projet althussérien. Il y a un vide fondamental, littéralement rempli d’idéologie. Dans ces conditions, il convient de faire le vide dans ce vide, et de recommencer à partir de rien : sans garantie. Il devient alors tentant de déplacer le lieu du vide, en faisant en quelque sorte silence sur la pratique politique concrète : la place à occuper devient celle de la théorie, conçue comme impératif politique. Et l’on comprend alors l’étrange mot d’ordre donné à ses amis du « groupe Spinoza » dans le texte dont nous venons de parler : « pour ceux qui y sont, rester dans le parti; pour ceux qui n’y sont pas, n’y pas entrer ». 3) Il est clair cependant que ce déplacement du lieu du vide est insuffisant. L’identification d’Althusser au texte de Machiavel suffit à nous montrer que son exigence est beaucoup plus radicale. Superposée à l’horreur du vide représentée par cette garantie ultime qu’est l’existence même du parti communiste, il y a aussi une tendance qui va exactement en sens contraire : celle d’un recommencement généralisé. Mais en l’absence de toute identification des sujets possibles de ce recommencement, Althusser va procéder à quelque chose comme une surenchère. Le vide de la conjoncture italienne est également celui de la conjoncture française, et la forme vide du Prince est également celle des sujets à venir de la politique : rien de plus, mais rien de moins.
Le vide va devenir la figure centrale, et presque la figure unique des derniers écrits d’Althusser, marqués par l’émergence de ce qu’il appelle d’abord « matérialisme de la rencontre », puis « matérialisme aléatoire ». Il faudrait une longue étude pour rendre compte de ces textes profondément déconcertants. Une chose en tout cas me semble sûre : il n’est pas possible de les réduire à une unité véritablement cohérente, pas plus qu’à la tension de deux ou plusieurs tendances clairement identifiables. Il y a en eux comme une irréductible opacité. Avec l’optimisme de l’intelligence qui le caractérise, Antonio Negri en a proposé une vision résolument positive, centrée sur une vision radicalement renouvelée du communisme[[« Notes sur l’évolution du dernier Althusser », in Futur antérieur. Sur Althusser. Passages. L’Harmattan, 1993.. Cette interprétation met incontestablement en évidence les aspects les plus novateurs du dernier Althusser. Je voudrais pour ma part brièvement souligner une autre dimension, plus trouble et plus troublante, de ces derniers écrits.
D’un côté Althusser y construit une sorte de métaphysique de l’aléatoire, dans laquelle toute forme de nécessité repose sans exception sur un fond de contingence absolue. Il n’y a dans le monde que vide et rencontres, et tout est toujours possible : ce qui a pris une fois peut se défaire dans l’instant – le refus de toute garantie est ici poussé à la limite. 1) Le monde et l’histoire ne se comprennent pas à partir de lois données une fois pour toutes : si les rencontres, lorsqu’elles « prennent », produisent bien des lois, celles-ci sont toujours secondes. Althusser maintient bien, en un sens, le primat des structures sur les éléments, mais il précise immédiatement que cela n’est vrai qu’après la rencontre. 2) La stabilité provoquée par les rencontres qui « prennent » « est hantée par une instabilité radicale » : non seulement les lois ne sont que provisoires, mais elles « peuvent changer à tout bout de champ, révélant le fond aléatoire dont elles se soutiennent, et sans raison, c’est-à-dire sans fin intelligible »[[« Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », Écrits philosophiques et politiques, T. I, pp. 568-569.. Ce refus de toute garantie fonctionne en fait comme une garantie ontologique suprême : celle de la possibilité d’une perpétuelle réouverture des processus. Dans une telle vision du monde, l’idée même de linéarité disparaît à tout jamais : il n’y a jamais qu’une accumulation discontinue de commencements et de recommencements. Il faut à tout jamais renoncer au socialisme, toujours plus ou moins conçu comme un fruit des entrailles du capitalisme. Seul compte le communisme, pensé à la façon de L’Idéologie allemande comme « le mouvement réel » qui abolit l’état actuel[[« Thèses de juin », archives Imec (cote ALT2. A29-06.02 sq.)., ou plutôt qui se construit de façon discontinue dans ce qu’Althusser appelle les « marges » : il y a, ici et maintenant, communisme, partout où sont abolis les rapports d’argent : « des rapports communistes… existent en acte dans les interstices du monde impérialiste ».
Dans les mêmes textes pourtant, Althusser ne cesse de proclamer l’avènement inéluctable et imminent du communisme : « Nous sommes, à la suite de circonstances exceptionnelles et souvent paradoxales, entrés largement dans la période de la révolution mondiale humaine… Or cette période décisive sans précédent est, à moins d’un accident nucléaire imprévisible, irréversible et sûre de son succès »[[Ibid.; « Pour le moment, unique dans l’histoire du monde, nous pouvons dire : vive le primat de la philosophie! C’est la lutte finale! On a gagné, on va gagner. C’est absolument irréversible »[[« Du matérialisme aléatoire » (1986), archives Imec.. Dans les dernières années de son existence, Althusser dessine des cartes du monde dont le détail peut varier, mais dont l’un des points communs est d’avoir le vide en leur centre. Il reprend alors l’idée du vide de la conjoncture, mais déplacée au niveau mondial : « Je veux simplement dire que ce monde, vide de toute structure stable, vide de théorie, dépolitisé à l’extrême (excellent signe : on rejette la politique `politicienne’, mais c’est dans l’espoir muet d’une vraie politique), je veux simplement dire que ce monde s’offre de lui-même et qu’il est à prendre »[[« Thèses de juin ».. Et l’on voit alors réapparaître la figure du plein évoquée plus haut : celui d’une organisation centrale assurant la fédération et le triomphe définitif des innombrables îlots de communisme. On n’est ainsi qu’à demi surpris de voir un texte de 1985 (« Que faire? /Qu’y faire? ») exposer les principes du matérialisme aléatoire et s’achever cependant par un mot d’ordre d’adhésion au parti communiste français : « Jamais aucun changement n’interviendra dans les pratiques du Parti de l’extérieur, surtout de la part d’anciens camarades qui se sont discrédités par leur exclusion ou leur abandon du Parti. Il faut donc qu’ils y rentrent en masse, eux et tous les jeunes communistes sans parti ».
D’un côté saturés par un vide qui devient de plus en plus radical, les derniers textes sont cependant toujours hantés par son contraire : un plein tout aussi radical. Mais il faut peut-être aller plus loin : tout se passe en fait comme si l’ouverture indéfinie pourtant inscrite au coeur du matérialisme aléatoire ne parvenait pas à prendre forme, et se trouvait d’emblée bloquée par la répétition compulsive du mot « vide ». Et l’on en arriverait ainsi au paradoxe indépassable d’un vide envahissant qui fonctionnerait lui-même comme plein : comme trop-plein.