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La renaissance hégélienne américaine et l’intériorisation du conflit

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Les années 80 ont vu une renaissance des études hégéliennes aux Etats-Unis. Cela peut sembler, à première vue, un peu étrange. Pourquoi les Américains, qui n’ont jamais eu une tradition hégélienne très forte, s’intéressent-ils à Hegel aujourd’hui ? Jusqu’à un certain point, cet épanouissement hégélien américain a des racines européennes : plusieurs des études récentes sont des exégèses et des réinterprétations de traditions continentales[[L’interprétation de Hegel par Kojève exerce certainement la plus importante des influences sur ces études. Pour une analyse consacrée complètement à la politique de Kojève et son actualité, voir Barry Cooper, The End of History : An essay on modern Hegelianism, University of Toronto Press, 1984. Pour une proposition de la pensée de Gramsci comme prolongement de la tradition dialectique hégélienne, voir Maurice Finocciaro, Gramsci and the History of Dialectical Thought, Cambridge University Press, 1988.. De plus, la grande influence de Habermas aux Etats-Unis a certainement facilité un retour à Hegel. La raison la plus importante, cependant, qui peut nous aider à expliquer cette renaissance, c’est la publication en 1975 de Hegel de Charles Taylor, qui demeure aujourd’hui l’étude la plus cohérente et exhaustive dans la communauté anglophone. Le propos central de l’étude de Taylor est de situer Hegel comme la force directrice dans la pensée moderne à partir de sa théorie de la « subjectivité située » ou « incarnée ». Taylor maintient qu’avec cette théorie du sujet, la pensée de Hegel représente le premier projet – et le plus réussi – de synthèse entre les deux voies qui effectivement caractérisent la modernité : le sujet hégélien combine « la liberté rationnelle et auto-législative du sujet kantien avec l’unité expressive, recherchée par son époque, de l’homme et de la nature »[[Charles Taylor, Hegel, Cambridge University Press, 1975, p. 539.. Selon Taylor, bien que l’ontologie et la religion de Hegel ne soient plus adéquates à nos besoins, sa recherche pour la subjectivité située, avec son autonomie radicale et son unité expressive, demeure la problématique centrale pour la modernité et pour nous-mêmes.
Bien qu’on puisse reconnaître l’influence étendue de Taylor, on ne peut pas dire que ce qui émerge actuellement aux Etats-Unis soit vraiment une école – en réalité, il est rare que les mouvements intellectuels américains apparaissent sous une forme aussi cohérente. Néanmoins, il y a une uniformité étonnante parmi les études récentes, qui unissent des domaines différents, de la philosophie à l’histoire et à la politique. La caractéristique principale de ce nouveau terrain hégélien, c’est l’effort général de récupérer ou d’intérioriser le conflit et de présenter un horizon social et intellectuel qui soit cohérent et sur lequel l’irruption d’un contre-pouvoir ne soit plus possible, ni dans la pensée ni dans la pratique. L’effet global des études récentes peut nous donner l’impression que les hégéliens américains sont en train de dégager un espace qui leur soit propre : d’un côté ils attaquent les philosophes français contemporains, et de l’autre côté ils critiquent les penseurs libéraux. Mais cette image d’une guerre sur deux fronts n’est pas exacte ; on peut comprendre l’opération actuelle d’une manière plus adéquate en faisant appel à la synthèse de Taylor. Il nous semble que la renaissance hégélienne s’est posée, en effet, comme une synthèse du sujet expressif du poststruturalisme français (dans la tradition romantique) et du sujet autonome du libéralisme rawlsien (dans la tradition de Kant) : l’opération actuelle est une sorte de répétition de la synthèse originelle de Hegel. Ce que je propose ici, ce n’est pas de faire la critique de tous les arguments individuels, bien que cette tâche soit certainement d’une grande importance, mais je me propose simplement d’essayer de présenter la cohérence de ce phénomène sans éclipser la spécificité de ses manifestations diverses.

LA SUBSOMPTION DE LA RUPTURE FRANÇAISE

Avant de traiter des critiques hégéliennes des penseurs français, on peut noter quelques caractéristiques de la manière dont les anglo-américains reçoivent la pensée française. Il est clair que les Français – Foucault, Deleuze, Derrida… – jouent un rôle spécial dans la communauté philosophique anglophone : mais il s’agit d’un rôle qui, du point de vue français, peut paraître assez étrange ou obscur. Pendant longtemps, il y a eu un écart si grand entre la pensée anglo-américaine et la pensée continentale qu’il y avait très peu de correspondance et de communication entre les deux discours. Plus récemment, pourtant, beaucoup ont déclaré que cet écart s’est notablement réduit, qu’une convergence est apparue entre la philosophie analytique anglo-américaine et la pensée continentale. Mais cette convergence ressort souvent sous des formes étranges. On peut noter, par exemple, comment Richard Rorty a adopté Michel Foucault comme un défenseur du libéralisme, comme une extension moderne de John Dewey. Aux yeux de Rorty, la liberté de la philosophie chez Foucault, c’est son autonomie dans le domaine privé, son détachement radical des problématiques sociales et politiques ; les constructions subjectives appartiennent à un univers contingent, ironique et privé, complètement détaché du monde pragmatique de la politique et du pouvoir. Selon Rorty, donc, Foucault est un « intellectuel romantique », ou bien il est un romantique privé et un libéral public[[Richard Rorty, « Identité morale et autonomie privée », Michel Foucault philosophe, Seuil, 1989, p. 385. Rorty nous présente avec netteté sa position dans ce texte. « Autant que Nietzsche, [Foucault voulait inventer sa propre identité. Mais, contrairement à Nietzsche, il n’exhortait personne à consentir à cet effort. » (P. 385) « Le plus souvent, sa seule politique était celle du libéralisme classique qui tente d’alléger la souffrance non nécessaire. » (P. 386). Bien entendu, pour beaucoup de lecteurs de Foucault, l’image que Rorty nous propose est tout à fait méconnaissable. On peut trouver une explication de ce couple invraisemblable Rorty-Foucault (et d’une grande partie de la réception américaine de Foucault) si on considère l’ensemble des attaques hégéliennes sur le post-structuralisme français et les critiques hégéliennes du libéralisme américain : en effet, on ne peut grouper Rorty avec Foucault que sous la pression d’un ennemi commun.
Or, souvent la critique de la pensée française contemporaine faite par les hégéliens anglo-américains[[Au niveau philosophique, on trouve cette renaissance hégélienne diffusée d’une manière assez uniforme dans tout le monde anglophone : aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, même en Australie. Mais au niveau politique et social, il semble que le phénomène apparaisse surtout aux Etats-Unis. Pour un exemple de la renaissance hégélienne britannique, voir la collection des études présentée par David Lamb, Hegel and Modern Philosophy, Croom Helm, 1988. n’apparaît pas sous la forme d’une attaque, mais plutôt comme un effort de subsumer les Français dans le mouvement global de l’historiographie philosophique hégélienne[[Voir également Steven Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge University Press, 1986. Dans cette étude Houlgate présente une attaque virulente et nette contre Nietzsche, et ainsi il semble être une exception à cette stratégie généralisée de récupération. Le but de son étude est de montrer non seulement qu’un retour à Hegel peut être défendu contre la critique nietzschéenne, mais aussi que les accomplissements de la pensée de Nietzsche sont dépassés par Hegel lui-même précisément, la critique de la métaphysique occidentale faite par Hegel est plus profonde et plus compréhensive que celle faite par Nietzsche. Mais on peut voir ressortir ici la dialectique récupératrice : le projet entier de Nietzsche est effectivement subsumé dans le système hégélien. Ce qui est intéressant c’est que l’étude de Houlgate trouve son adversaire contemporain dans le travail de Gilles Deleuze. Selon Houlgate, Deleuze, comme Nietzsche, n’a pas lu assez attentivement la Logique de Hegel : donc, par exemple, la proposition faite par Deleuze d’une affirmation nietzschéenne est naïve parce qu’il ne comprend pas que la négation et la médiation sont immanentes dans l’être affirmatif.. Un bon exemple de cette approche est Subjects of Desire : Hegelian reflections in Twentieh-Century France de Judith Butler. Butler essaie de décrire un discours continu sur le désir comme détermination centrale du sujet dans la pensée française de Kojève à Lacan, de Deleuze, à Foucault et Derrida, proposant, par un tournant dialectique, que l’anti-hégélianisme prétendu des penseurs post-structuralistes français soit reconnu comme une continuation de la pensée hégélienne. Il semble que la dialectique possède un pouvoir infini de récupération qui bloque effectivement toute possibilité théorique d’opposion ou de rupture: « les références à une “coupure” avec Hegel sont presque toujours impossibles, ce seulement parce que Hegel a donné à la notion de “couper avec” un rôle principal dans sa dialectique »[[Judith Butler, Subjects of Desire: Hegelian reflections in Twentieth Century France, Columbia University Press, 1987, p. 184.. Selon la perspective de la dialectique, donc, les essais de se séparer du hégélianisme sont vus simplement comme des versions incomplètes du même système hégélien. « Il est clair que Derrida et Foucault, tous deux, théorisent dans la tradition d’une dialectique privée de son pouvoir de synthèse » et donc « la différence non dialectique, malgré ses formes variées, c’est le travail du négatif qui a perdu sa “magie”… »[[Ibid., pp. 183-184.. Le lien qui unifie tous les penseurs dans l’étude de Butler est leur participation dans le discours du désir qui trouve son origine dans la Phénoménologie de Hegel[[On peut objecter, avec raison je crois, que Butler ne réussit à présenter cette série de discussions sur le désir comme une continuité que par l’obscurcissement des différences entre un désir basé sur le manque et un désir basé sur la plénitude. J’ajouterai que la continuité de Butler rend également obscures les différences entre le désir réflexif de la conscience qui veut la reconnaissance et le désir pratique et expressif du corps qui veut augmenter sa puissance d’agir et son pouvoir d’être affecté.. Ainsi, Butler réussit à réunir Deleuze et Lacan, disant que tous les deux cherchent l’unité et la plénitude ontologiques dans une conception préculturelle et anhistorique du désir : « il semble que Lacan et Deleuze tous les deux demeurent enchantés par la promesse métaphysique du désir comme une expérience immanente de l’Absolu »[[Ibid., p. 216.. Ce qui est frappant dans cette étude, ce n’est pas sa perspective nouvelle sur la philosophie française contemporaine, mais plutôt la manière dont Butler réussit à situer les divers arguments comme des aspirations romantiques vers l’unité et comme des expressions partielles de la dialectique pour que les essais de rupture des Français puissent être niés, et pour que chaque argument puisse être facilement récupéré dans un discours hégélien[[A la fin de son étude, Butler ajoute une remarque qui semble contredire le développement de son essai entier : « on aurait tort de conclure que ces essais pour surmonter la Phénoménologie de Hegel puissent être simplement assimilés de nouveau dans le même cadre hégélien. Ce n’est pas notre argument » (p. 231). Elle conclut plutôt qu « une clôture du narratif hégélien sur le désir » est toujours possible, mais les philosophes français n’ont pas encore réussi à le faire. Par contre, dans un autre essai qui traite de la même période de l’historiographie française (Kojève, Deleuze, Foucault…), Michael Roth maintient la thèse que les années 60 ont vu une rupture réelle dans la pensée française et que le paradigme hégélien a été remplacé par un paradigme nietzschéen. Voir Knowing and History Appropriations of Hegel in Twentieth-Century France, Cornell University Press, 1988..
Un autre exemple de cette stratégie philosophique de récupération est Totality and History : radical historicism from Hegel to Foucault de John Grumley. La grande partie de l’étude de Grumley traite de l’emploi continu et progressif du concept de totalité dans l’historicisme de Hegel, Marx et Lukacs parmi d’autres. Ce qui nous intéresse ici, pourtant, est l’incorporation de Foucault dans la continuité de cette tradition sur la base d’« une aspiration totalisante réprimée dans le travail de Foucault même »[[John Grumley, History and Totality : radical historicism from Hegel to Foucault, Routledge, 1989, p. 184.. Grumley commence avec une enquête sur le virulent « scepticisme anti-totalisant » des premiers travaux de Foucault et sur ses attaques sur le concept du sujet universel de l’histoire comme un sujet de libération. Avec Surveiller et punir, pourtant, Grumley note que le concept de totalité apparaît dans la pensée de Foucault sous une forme négative, comme la société carcérale totalisante : le scepticisme de Foucault aurait nié les formes libératrices de la totalité qui définissent le sujet dans la tradition historiciste, il renverserait et restaurerait cette même totalité dans la figure de la discipline et de la domination universelles d’un monde objectif de pouvoir. La totalité chez Foucault serait l’unité expressiviste d’une nature maligne. Ainsi, la rupture supposée de Foucault avec les philosophies de l’histoire et de la totalité n’est qu’une apparence. « Le retour paradoxal du concept de totalité dans un penseur anti-totalisant véhément comme Foucault illustre l’indispensabilité et l’affinité de ce concept avec l’auto-réflexion moderne. »[[Ibid., pp.209-210. La subsomption de la pensée de Foucault, adversaire supposé de la tradition de totalité, vérifie l’universalité et la continuité de « la pensée de la totalité » comme le mode moderne de la pensée[[On peut trouver un dernier exemple de cette récupération des philosophes français, malgré eux, dans Gillian Rose, Dialectic of Nihilism Post-Structuralism and Law, Basil Blackwell, 1984. Dans une étude très complexe et vaste, Rose essaie de récupérer l’anti-juridicisme présumé de Deleuze, de Derrida et de Foucault. Elle soutient que les antinomies de la loi ressortent continuellement dans leurs discours quand ils veulent annoncer la fin de la métaphysique. Ici, le sujet qui opère la synthèse de l’historiographie philosophique, c’est le sujet juridique, le sujet de la loi..

L’ÉTAT-PLAN MORAL COMME L’ENGRAISSEMENT DU LIBÉRALISME

Ces essais de subsumer la rupture constituée par la philosophie post-structuraliste française sous la continuité de la pensée hégélienne font de la théorie du sujet un concept central : le sujet du désir, le sujet de l’histoire. Les récentes critiques hégéliennes du libéralisme américain portent cette tendance plus loin : la théorie libérale de la subjectivité est également subsumée dans la théorie hégélienne, mais cette fois-ci l’analyse est développée jusqu’au point de concevoir les conditions sociales et politiques nécessaires pour la production et le maintien de ce sujet hégélien. La critique du libéralisme implique la proposition des institutions alternatives qui peuvent jeter les bases d’une synthèse réelle du Sein et du Sollen dans une économie morale de la société.
« Il faut comprendre la récente renaissance hégélienne dans ce contexte de crise imminente. »[[Steven Smith, Hegel’s Critique of Liberalism : rights in context, University of Chicago Press, 1989, p. 233. La crise est posée par les divers auteurs sous plusieurs formes différentes : la crise du libéralisme, de la modernité, des lumières, de la subjectivité, etc. Ce qui émerge comme ligne directrice c’est qu’il faut comprendre la crise actuelle comme une crise des valeurs, une crise morale. Il est intéressant que plusieurs auteurs identifient la genèse de leurs études hégéliennes avec leur désenchantement personnel et profond, après les échecs politiques de leurs expériences d’étudiant. Par exemple, dans Hegel’s Critique of the Enlightenment, Lewis Hinchman trouve en Hegel un compagnon de voyage parce que Hegel aussi a essayé de se réconcilier avec l’échec d’une vision révolutionnaire. « J’ai découvert Hegel pour la première fois quand j’étais un étudiant étranger en Allemagne pendant la fin des années 60, une période d’intense crise politique et, pour beaucoup parmi nous, de cruelles déceptions… Comme ma génération, Hegel et ses contemporains ont dû se réconcilier avec le désenchantement de voir les mouvements de “libération” ou disparaître, ou devenir des cliques tyranniques ou obscurantistes, ou bien déclencher les mêmes forces qu’ils ont combattues. »[[Lewis Hinchman, Hegel’s Critique of the Enlightenment, University of Florida Press, 1984, pp. ix-x. Il est concevable que, pour certains auteurs américains, le malaise qui a suivi l’abandon d’une vision révolutionnaire dans les années 60 ait jeté les bases d’une réception favorable de Hegel, mais comme Steven Smith remarque dans son Hegel’s Critique of Liberalism, il faut considérer la montée du libéralisme dans les années 70 comme un facteur clef, comme un pivot dans cette progression historiographique. « Pour ceux qui, comme moi, étaient désillusionnés par l’échec évident du marxisme à réaliser quelque chose qui ressemblait même vaguement à une société juste ou humaine, la publication de A Theory of Justice de John Rawls en 1971 paraissait rétablir la crédibilité intellectuelle de la, théorie libérale d’une manière qui semblait impossible auparavant. »[[Smith, op. cit, p. IX Selon Smith, donc, Rawls a présenté la solution de la crise des années 60 en réinventant le cadre formel de la moralité kantienne et en adaptant ce cadre à une vision contemporaine et pragmatique des institutions néo-libérales. Or, la crise actuelle du libéralisme pose les conditions pour une étape ultérieure, pour une reprise de Hegel comme une progression au-delà de la moralité rawlsienne : « Si les libéraux contemporains étaient amenés à redécouvrir Kant, les critiques du libéralisme étaient contraints de réinventer Hegel. »[[Ibid., p. 4.
La crise du libéralisme revient, selon Smith, au fait qu’il n’a jamais fourni une base suffisante pour le développement d’un sujet moral : avec son rejet de l’intervention publique dans la vie éthique du sujet et de la communauté, le libéralisme néokantien a créé une société fragmentée et atomisée qui n’est pas capable de soutenir un sens commun de valeur et de signification[[La crise morale du libéralisme est devenue un thème très diffus aux Etats-Unis dans les dernières années. Pour une voix représentative de ce mouvement qui insiste sur les échecs du système scolaire et universitaire, voir Allan Bloom, L’âme désarmée, Julliard, 1987. Bien sûr, tout la rhétorique autour de la drogue contribue à cette évaluation de désordre moral généralisé.. « Au profit des droits individuels, le libéralisme a négligé de cultiver toute conception du bien public, et par conséquent il est devenu incohérent, incertain de ses buts, déraciné. »[[Smith, op. cit., p. 232. Bien qu’il présente une notion forte d’autonomie, le sujet social du libéralisme kantien constitue « une base trop maigre pour engendrer une forme de communauté qui soit satisfaisante moralement ou politiquement »[[Ibid., p. 4.. Avec ce désir ardent pour une communauté des valeurs communes, on peut percevoir dans ces penseurs hégéliens une consonance avec certains courants romantiques des années 60. Pourtant, cette critique hégélienne du libéralisme ne veut pas proposer que les institutions sociales et les valeurs communes soient constituées à partir des forces de base, collectives et populaires ; au contraire, dans cette perspective, les institutions – la famille, la société civile et l’Etat – sont proposées d’en haut afin de fournir un « contexte éthique » adéquat au développement individuel et ainsi de créer une communauté cohérente. Par conséquent, les institutions hégéliennes de la vie éthique ne sont pas considérées « simplement comme des contraintes sur nos pouvoirs d’auto-réalisation morale, mais comme la charpente ou le cadre dans lequel nos pouvoirs et nos capacités individuels puissent s’épanouir »[[Ibid., p.130.. Cette critique hégélienne n’est pas un rejet du libéralisme kantien, mais plutôt un essai de dépasser ses limites et de le compléter, c’est-à-dire de donner un contenu plus important à son cadre formel et sévère, d’engraisser la maigreur de droits et de justice squelettiques. « Tant que l’Etat ne sera considéré comme rien de plus qu’un mécanisme pour faire respecter les lois, protéger les droits individuels, le libéralisme ne pourra pas être capable de parler d’un ton persuasif des affaires propres à la politique, comme le civisme et le bien public. »[[Ibid., p. x.
Bien que toutes les institutions hégéliennes (la famille, la société civile et l’Etat) fassent partie de la solution de la crise morale, l’Etat émerge dans le rôle premier. La moralité libérale appuie trop sur la société civile et par conséquent elle ne réussit pas à la dépasser vers l’unité éthique de l’Etat. Hinchman ramène cette proposition hégélienne pour un Etat puissant à la tradition américaine et, en particulier, à la dichotomie théorique entre les modèles jeffersoniens et les modèles hamiltoniens[[Hinchman, op. cit., pp. 258-263.. Les libéraux jeffersoniens, nous explique-t-il, ont confiance en la vertu populaire et donc ils croient qu’on peut atteindre le bien social avec une sorte de marché libre des valeurs et des idées : une moralité de laisser-faire. Ceci est le seul type de moralité qui peut se développer dans une société civile sans une force étatique. La position hamilto-hégélienne, au contraire, est que, bien que dans la sphère économique on puisse croire au marché, dans la sphère morale il n’y a pas de « main invisible » qui guide la société. Une société cohérente et morale ne pousse pas spontanément, il faut un acte de volonté ; donc, puisque « le bien public ne vient pas de son propre gré, ni du flux et reflux des “interest groups”, il faut une intervention sociale pour assurer une politique “prévoyante dans l’intérêt public” »[[Ibid., p.260.. Smith est du même avis sur ce point : le remède à la crise morale libérale est le plan de l’Etat. « L’Etat est chargé de la tâche d’articuler une quelconque notion du bien commun, une tâche que les formes traditionnelles du libéralisme paraissent incapables de remplir. … l’Etat n’est pas simplement un courtier entre les « interest groups » en concurrence, mais il a la fonction positive de favoriser une certaine façon de vivre, une conception substantielle d’un épanouissement humain… »[[Smith, op. cit., p. 233. II semble que cette approche pragmatique hégélienne du problème moral veuille recréer l’Etat keynesien, mais cette fois-ci en substituant à tous les termes économiques, les termes moraux. L’intervention de l’Etat-plan moral (ou bien, l’Etat providence-morale) est le seul moyen d’éviter la catastrophe morale portée par l’approche laissez-faire du libéralisme, et de produire la stabilité sociale qui est nécessaire pour le développement d’une communauté cohérente des valeurs.
L’élément formel fondamental du Rechtsstaat en tant qu’Etat-plan, c’est l’autorité de la loi. Smith redit continuellement que, pour comprendre le concept hégélien de loi il faut d’abord reconnaître que le pouvoir de l’Etat n’est pas la coercition et que l’autorité de la loi n’est pas le commandement. Tandis que le commandement est exogène ou extérieur, la loi est endogène ou interne au sujet : « les lois expriment la volonté des sujets auxquels elles doivent être appliquées. »[[Ibid., p. 147. De même, le Rechtsstaat diffère du Machtstaat dans le fait qu’il possède « la capacité de créer des institutions et des sentiments qui sont publics et stables et qui prennent la place de la force »[[Ibid., p. 160.. U nous semble que le seul moyen de comprendre cette affirmation selon laquelle la loi et l’ordre sont internes au sujet social est de la rapporter au rôle des institutions hégéliennes comme un « contexte éthique » pour la constitution du sujet. Le libéralisme traditionnel conçoit l’ordre comme externe au sujet ; donc, le rôle des institutions publiques est d’intervenir en qualité de médiateur dans les conflits qui résultent de la constitution autonome du sujet social. En ce sens, l’hégélianisme représente un libéralisme plus profond, plus corpulent; il est capable de concevoir l’ordre comme une production endogène au sujet parce que les institutions publiques jouent le rôle fondamental dans la constitution du sujet lui-même. La réforme hégélienne du libéralisme, donc, est une juridicalisation du sujet – non dans le sens où le sujet est contraint par les lois, mais dans le sens où les lois seraient internes et constitutives du sujet en tant que tel. Suivant cette puissante vision sociale, l’Etat-plan moral ne serait pas obligé d’intervenir dans les conflits sociaux en qualité de médiateur parce que son « contexte » éthique et juridique aurait déjà fourni un consensus social, un consensus préformé avec sa propre unité et stabilité, où l’émergence d’un contre-pouvoir serait effectivement impossible.
Alors, de la même manière qu’au niveau philosophique le discours hégélien tentait de récupérer la rupture constituée par la pensée française contemporaine, l’argument social des nouveaux hégéliens essai de subsumer la tradition libérale dans sa théorie de la subjectivité située. De cette double démarche, contre les Français d’un côté et contre les libéraux de l’autre, ressort deux effets intéressants. Premièrement, la double attaque tend à unifier ses ennemis : c’est le phénomène que nous avons remarqué auparavant dans l’invraisemblable interprétation de Foucault proposée par Richard Rorty. Deuxièmement, la complémentarité de ces deux critiques nous présente une répétition de la synthèse originelle de Hegel proposée par Taylor : les nouveaux hégéliens opèrent une première subsumption assignant aux post-structuralistes français la place des romantiques (avec Foucault peut-être dans le rôle de Herder) ; et puis ils exécutent une deuxième subsumption, cette fois-ci des libéraux américains (avec Rawls dans le rôle de Kant). La figure qui se dégage dans l’ensemble de ces études est le sujet hégélien qui combine l’expression intégrale avec l’autonomie radicale, située dans le contexte éthique de l’Etat. Or, pour voir un peu plus concrètement ce que sont les pratiques politiques qui peuvent s’élever sur ce terrain hégélien et quel type de vision politique elles peuvent créer, il faut faire appel à un troisième groupe d’études qui ont repris Hegel à un autre niveau de discours.

KOJEVE AU PANAMA : LE JUGE ET L’AGENT DE POLICE

Le témoignage peut-être le plus éminent de cette renaissance hégélienne aux Etats-Unis c’est l’énorme discussion suscitée dans les cercles officiels par la publication de « The End of History ? », un article désormais célébre écrit par un fonctionnaire d’Etat, Francis Fukuyama. La base de cet article est l’affirmation que nous sommes arrivés au « point final de l’évolution idéologique de l’homme », et donc nous assistons à l’universalisation du « American way of life » et de « la démocratie libérale occidentale comme la forme finale du gouvernement humain »[[Francis Fukuyama, « Tie End of History ? », The National Interest, Summer 1989, p. 4.. Si on regarde au-delà de la rhétorique mystificatrice sur l’échec historique et définitif du communisme, on peut trouver une thèse intéressante, une thèse qui pourrait soutenir la politique de l’Etat américain en transition, quand il est confronté également avec la fin de la guerre froide et la fin de sa propre éminence globale. Fukuyama nous annonce que nous avons atteint ce que Kojève a appelé l’Etat universel et homogène ; il soutient que le projet de créer un Etat qui intériorise tout conflit dans son ordre propre est un fait accompli. Plus précisément, la contradiction entre le capital et le travail, nous dit Fukuyama, « a été réellement résolue avec succès dans l’Ouest. Comme Kojève (parmi d’autres) a remarqué, l’égalitarisme de l’Amérique moderne représente l’accomplissement essentiel de la société sans classes envisagée par Marx »[[Ibid., p. 9.. La fin de l’histoire, donc, ce n’est pas seulementla fin de la guerre froide, mais la fin de la guerre et de la politique tout court : en effet, toute la société a été réellement subsumée dans le capital. « Il n’y a plus de lutte ou conflit autour des “grandes” questions, et donc il n’y a pas besoin ni de généraux ni d’hommes politiques ; ce qui demeure c’est principalement l’activité économique. »[[Ibid., p. 5. Voir également p. 17. Cela ne veut pas dire, pourtant, qu’il n’y a plus besoin des forces d’ordre dans l’Etat nouveau. Dans son volume consacré entièrement à la politique kojèvienne, Barry Cooper explique que l’Etat homogène et universel « est un régime sans guerre, où les guerriers ont été remplacés par la police, par la Polizei »[[Cooper, op. cit., p. 290.. En effet, cette substnnption dite fin de l’histoire est l’internalisation et la juridicalisation de tous les conflits sociaux. Le guerrier, le général et l’homme politique jouaient auparavant un rôle essentiel parce que la loi était trop faible, trop maigre pour résoudre tous les conflits; or, dans cette vision du Rechtsstaat universel, il n’y a besoin que de l’agent de police et du juge qui assurent que l’ordre légal préétabli fonctionne sans problème.
C’est dans ce contexte, peut-être, qu’on peut reconnaître certaines caractéristiques de la récente intervention américaine au Panama comme symptômes d’une nouvelle politique internationale en train de se formuler. Depuis 45 ans, les interventions militaires des Etats-Unis sont toujours conçues comme des médiations entre les forces extérieures ; dans le cadre général de la guerre froide, les forces militaires américaines étaient déployées soi-disant pour balancer ou neutraliser la force extérieure et hostile de l’URSS et de ses suppléants. Cette logique était particulièrement forte dans les continents américains où la doctrine de Monroe était ressuscitée pour contester chaque influence provenant de l’étranger. Or, l’opération au Panama de décembre 89, le premier grand déploiement militaire après que les Etats-Unis aient fêté la fin de la guerre froide, nous offre un visage avec des nuances nouvelles. L’intervention américaine (nommée « just cause ») n’était pas présentée comme un déploiement militaire pour neutraliser un ennemi extérieur, mais plutôt comme une opération policière pour faire respecter la loi. Il est évident qu’aujourd’hui dans la pensée stratégique de l’Etat américain, le communisme, un ennemi extérieur, a été remplacé au moins partiellement par la drogue, un ennemi interne. La menace internationale de la drogue n’est pas conçue principalement comme un danger politique ou économique provenant de l’extérieur, mais plutôt comme une menace interne et morale. Le moyen adéquat pour combattre une telle menace n’est ni la médiation diplomatique ni l’action militaire, mais c’est plutôt la manifestation de l’efficacité de la loi. Ici, l’intériorisation de conflit veut dire la juridicalisation de conflit. Au Panama, les Etats-Unis ne se sont pas présentés dans les rôles de l’homme politique et du général, mais plutôt dans les rôles du juge et de l’agent de police[[Bien entendu, cette proposition légaliste de l’ordre est basée sur une conception spécifique de la loi. La loi internationale actuelle, par exemple, avec son insistance sur la souveraineté des nations, fournit seulement une conception libérale et formelle de Ia justice, et donc elle est trop maigre pour fournir un contexte adéquat pour un réel Sittleickeit international.. Bien sûr, l’opération au Panama est plus complexe que cela, et en tout cas elle est seulement la première épreuve d’une stratégie qui n’est pas certaine d’être généralisable, mais néanmoins elle nous présente une nuance significative dans son essai d’intérioriser le conflit en faisant appel aux moyens juridiques, en employant la police et le juge. Le fait le plus intéressant nous semble être que les mêmes termes hégéliens qui circulent si vivement dans les cercles officiels sont aussi les meilleurs pour comprendre la logique employée dans l’intervention au Panama[[Il semble aujourd’hui, surtout après les élections nicaraguayennes de février, que les Etats-Unis soient capables désormais de découvrir un ordre favorable à leurs intérêts dans toute la région sans aucun effort, sans entrer vraiment dans le conflit ; c’est-à-dire, il semble que les limites posées au pouvoir américain par les révoltes et les résistances locales (le sandinisme, par exemple) soient en train de se dissoudre elles-mêmes. Nous nous demandons, pourtant, s’il n’y a pas une autre perspective plus adéquate aux changements actuels, si peut-être le modèle hégélien de l’intériorisation du conflit peut mieux expliquer les dispositifs nouveaux du pouvoir « doux » américain..

J’ai essayé ici de présenter plusieurs arguments hégéliens dans des registres divers comme un phénomène cohérent. Je ne veux pas dire par là qu’il y ait un lien direct entre eux. Bien entendu, la récupération de la pensée post-structuraliste française dans la tradition hégélienne n’implique pas la proposition hégélienne d’un Etat providence-morale, et vice versa. Et bien sûr, ni l’un ni l’autre ne sont forcément liés à une idéologie de la victoire définitive et de l’hégémonie permanente de la politique américaine. Néanmoins, tous ces discours ressortissennt au même terrain hégélien qui est en train de se constituer aux Etats-Unis. Outre cela, tous ces arguments hégéliens partagent une stratégie commune : intérioriser le conflit, et ainsi bloquer toute possibilité pour l’émergence d’un nouveau contre-pouvoir efficace.