En 1979, Chicago redevient la capitale de l’exode d’une forme monétaire vers une autre. Il faudra du temps pour comprendre qu’une vraie révolution commence ici comme au XIXe siècle avec les premières formes de crédit à la consommation. L’histoire de la révolution des marchés financiers et du rôle stratégique des produits dérivés est d’une importance fondamentale pour comprendre ce qui est arrivé depuis la volte-face monétaire de la FED en octobre 1979.[[La FED décide d’augmenter brusquement les taux d’intérêt jusqu’à 20 %. [NdR.
« Avec la hausse des taux d’intérêt, écrit un économiste spécialiste des marchés financiers, il y a eu un effondrement de la valeur des investissements des établissements financiers de Wall Street. Cela a été la meilleure information que la Bourse de Chicago ait jamais reçue. » Les produits financiers négociés à la corbeille depuis 1858, les futures et les options jusqu’à ce moment snobés par les opérateurs de Wall Street, étaient finalement en train de s’imposer en bouleversant la nature même du marché.
Sandor décrit ainsi l’illumination historique des « Chicagoans » : « Le vendredi de la semaine précédant le « Désastre du Samedi soir », IBM avait fait une émission d’obligations. Après une âpre concurrence avec la banque Morgan Stanley, Salomon Brothers avait réussi à souffler l’opération à la vieille banque d’investissement. » Mais au lieu de vendre le titre IBM, Salomon Brothers l’avait conservé. « Ainsi, lorsque Volker fit son annonce, en parcourant les couloirs de la Morgan Stanley, on ne voyait que des visages souriants. C’était comme si Salomon Brothers avait sauté avec la bombe qu’elle avait préparée contre les autres, car l’explosion des taux d’intérêt avait fait chuter terriblement la valeur des obligations IBM[[Une obligation d’une valeur de 1000 F émis au taux d’intérêt de 10 % rapporte un coupon de 100 F par an. Si le taux passe à 20 %, sa valeur sur le marché va théoriquement passer à 500 F pour préserver un revenu de 100 F (0,20*500). [NdR.. Et pourtant… pourquoi chez Salomon Brothers, personne ne se jetait par la fenêtre ? » Les journaux révélèrent que la banque avait une couverture très solide. La nature du marché venait de changer complètement de nature. Utilisant les futures inventés par Sandor pour les obligations à long terme, « Salomon Brothers avait réussi à se protéger contre les variations catastrophiques des taux d’intérêt, par analogie à ce qu’avaient fait les agriculteurs pour se protéger des chutes ruineuses du prix du maïs et du blé. L’ère des futures sur les taux d’intérêt était finalement arrivée ».
Le cas Salomon Brothers est l’un des multiples exemples d’utilisation des produits dérivés pour se prémunir contre les risques dans une économie dont la caractéristique fondamentale est l’incertitude. Élaborés par des mathématiciens, des informaticiens, quelquefois par des ingénieurs en aéronautique ou en génétique au service des établissements les plus importants financiers, les produits dérivés sont des instruments désormais tellement sophistiqués que très souvent, lorsqu’on cherche à en comprendre le fonctionnement, on se perd en route. Mais leur diffusion, à partir de 1980, est symétrique aux processus de transformation de l’économie postfordiste. Ils sont l’autre face de la nouvelle économie, la plus critiquée mais aussi la moins comprise.
Une assurance contre l’incertitude
Les produits dérivés sont des produits financiers qui s’achètent et qui se vendent comme toute autre marchandise. Ils sont construits à partir d’un autre actif financier ou physique. Il s’agit de produits qui n’ont pas de valeur « en soi », mais une valeur qui dérive de l’actif support qui peut être une action, une obligation, une devise, une hypothèque, un taux d’intérêt, des matières premières (pétrole, blé, viande de bœuf…). Rien n’empêche que les supports puissent concerner un jour tous les biens et les services normalement échangés sur les marchés. Selon certains experts, tôt ou tard on arrivera à définir la totalité du produit intérieur brut comme « le support » d’un ensemble de produits dérivés achetés et vendus en Bourse[[Selon Schiller, seules 14 % du revenu de l’économie américaine en 1990 est négociable sur des marchés relativement fluides. Il s’agit d’assurance vie, fonds de pension et fonds d’investissements, dépôts et instruments de crédits. Pour les 86 % restant dont 4,5 % de propriétés, 3,2 % de terrains, 3 % d’actions d’entreprises non cotées, 2,5 % de biens de consommation durables, 72,1 % de capital humain, il n’y a pas encore de marchés fluides permettant la création d’instruments dérivés pour gérer les risques d’oscillation des prix. Par exemple, pourquoi ne pas créer un marché des produits dérivés pour les revenus ?. Cela, parce que l’essence même des produits dérivés reflète le besoin de se protéger du risque de la volatilité du prix de toute chose que l’on peut détenir, force de travail incluse. La base de cet échange est en fait l’incertitude même. C’est l’idée de faire de l’incertitude une marchandise commerciale en tant que telle qui rend les produits dérivés à la fois simples et compliqués.
En 1921, l’économiste américain Knight écrivait que « chaque acte de production est une spéculation sur la valeur relative de l’argent et des biens produits. » L’incertitude qui accompagne la production de tout bien, matériel ou immatériel, se réfère à la volatilité de son prix. Une fois produite, la marchandise doit être socialement validée. Marx disait que les marchandises, lorsqu’elles arrivent sur le marché pour être vendues, doivent accomplir un « saut mortel », pour se transformer en argent. Cette métamorphose des marchandises en une somme monétaire définit le risque implicite dans le prix de vente. Les prix de vente peuvent être hauts ou bas, ils peuvent permettre de réaliser des profits ou des pertes. C’est dans ce champ d’oscillation et de volatilité des prix que les produits dérivés trouvent leur raison d’être. Par eux-mêmes, ces instruments financiers ne réduisent pas les risques qui accompagnent la volatilité des prix des biens qui s’échangent sur le marché. Ils peuvent toutefois déterminer, et c’est cela le point essentiel, qui subit la spéculation et qui l’évite. C’est la répartition du risque, la « socialisation de l’incertitude » entre les participants au marché des produits dérivés, qui en réduit l’importance à l’échelle individuelle.
L’apparition au cours des vingt dernières années de risques inédits, l’émergence de la volatilité et l’incertitude des marchés, expliquent l’explosion des produits dérivés. Jusqu’au début des années soixante-dix, par exemple, les taux de change étaient fixes, le prix du pétrole variait dans des marges étroites, l’augmentation annuelle du niveau général des prix était constante, les taux d’intérêt étaient aussi relativement stables. L’impossibilité de prévoir leur évolution a contraint à inventer sans cesse de nouveaux dispositifs pour gérer les risques, pour se mouvoir dans un monde où l’incertitude est devenue une « forme de vie. » Les produits dérivés sont les symptômes et non la cause de la volatilité des marchés.
Il faut remonter à l’invention du billet de banque pour trouver une innovation de cette importance dans l’histoire de la finance. Ce n’est pas par hasard que dans les banques centrales l’invention des produits dérivés est comparée à la découverte de l’énergie nucléaire. Et pourtant, aujourd’hui encore, ces produits sont considérés par de nombreux économistes comme une espèce « d’insulte à la raison », des instruments diaboliques. Pour un nombre non négligeable d’économistes, par exemple, les produits dérivés sont à l’origine du Krach de 1987, et des faillites, en 1994, de géants comme Procter & Gamble, Gibson Greetings, Metallgesellschaft AG, ou en 1995 de la Baring Bank, n’ont certainement pas aidé à améliorer leur réputation. Le fait que les produits dérivés soient des instruments sophistiqués et encore peu connus rend difficile l’idée que, après avoir été développés par les marchés financiers pour faire face à l’instabilité économique consécutive à l’écroulement du système monétaire de Bretton Woods, ils sont l’expression du nouveau mode de produire et d’échanger la richesse. La prolifération des produits dérivés n’est rien d’autre qu’« un signe du temps ».
Le modèle des prix agricoles
Il y a deux grandes catégories de produits dérivés : les contrats à terme (futures) et les options (options). Aussi complexes et sophistiqués qu’ils soient, les produits dérivés d’aujourd’hui ont leur origine dans l’activité humaine la plus antique, l’agriculture. Pour expliquer un achat ou une vente à terme, on prend souvent l’exemple du blé dans l’Égypte du XIVe siècle avant J.-C. La « qualité merveilleuse » du blé, disaient les contemporains, réside dans le fait qu’on peut l’acheter ou le vendre, avant que le fleuve n’ait inondé le pays et que le blé soit semé. On se met d’accord avec quelqu’un pour acheter ou vendre à une date future le produit de la récolte, mais à un prix fixé à l’avance. Si à l’échéance du contrat le prix du blé est inférieur à celui fixé à l’avance, le gagnant sera celui qui par le future est autorisé à vendre à un prix supérieur. Le perdant, au contraire, sera celui qui devra payer plus pour la même quantité de blé, vendue au moment de l’échéance à un prix inférieur. On dit que les futures sont des contrats basés sur lasymétrie des parties contractantes : a priori les deux contreparties ont les mêmes chances de gagner ou de perdre. L’échange final entre les contractants s’effectuera dans tous les cas, quel que soit le prix du support (c’est pour cela qu’ils sont dénommés contrats « fermes »). Lorsqu’à l’échéance du contrat, il y a livraison matérielle du support contre paiement de la totalité de la somme convenue à l’avance, le future est de type « physical settlement. » Si au contraire, il n’y a pas livraison matérielle du support, mais seulement versement de la différence entre le prix fixé par le contrat et le prix courant, l’exercice est de type « cash settlement ».
Pour décrire les options, on cite l’exemple des bulbes de tulipes dans la Hollande du XVIIe siècle. La volatilité de leur prix (baisse des prix après une récolte abondante, augmentation des prix après un hiver rigoureux) était telle que les négociants en tulipes avaient proposé aux producteurs de bulbes d’acquérir des options qui leurs donnaient le droit de vendre le produit de leur récolte à des prix fixés par avance. Les négociants en tulipes acquéraient les options d’achat (call) pour s’assurer de la possibilité d’augmenter leurs profits quand le prix des bulbes augmentait ; ces options donnaient au négociant le droit, mais pas l’obligation de demander à la contrepartie de livrer les bulbes au prix prévu. Les cultivateurs à la recherche de protections contre la baisse des prix avaient intérêt à acheter des options de vente (put) qui leur donnaient le droit de vendre aux négociants, les bulbes au prix fixé à l’avance. Les deux parties assumaient ces risques en échange d’un premier paiement pour l’option, une prime présumée garantir les vendeurs de bulbes contre le risque d’une augmentation des prix, en même temps qu’elle devait compenser pour l’acheteur le risque de diminution de ces mêmes prix.
L’échange d’options entre commerçants et producteurs hollandais s’est poursuivi jusqu’à ce qu’une récolte particulièrement abondante fasse écrouler le prix des bulbes. Les producteurs firent un usage massif du droit de vendre au prix plus élevé fixé dans l’option avant cette abondante récolte. Les négociants, qui s’étaient engagés à acheter les bulbes à un prix supérieur au prix final, se virent contraints de se déclarer en faillite. Le marché hollandais des options cessa temporairement d’exister, laissant en suspens le problème de comment répartir plus équitablement pertes et gains. L’explication historique de la crise de surproduction des bulbes hollandais et de la bulle spéculative qui l’accompagna n’est pas encore totalement claire. D’après des études récentes, l’usage massif d’options, qui déclencha la crise d’un marché non moins sophistiqué que les marchés actuels, serait dû à la volonté de certains groupes économiques d’interdire à un nombre croissant de personnes d’entrer sur un marché qui jusqu’alors leur était réservé. Cela arriva au moment où les tulipes, considérées jusqu’alors comme des biens exotiques, séduisants et rares, furent transformés en biens standardisés, donnant vie à une demande qui impliquait un nombre croissant de petits spéculateurs.
Contrairement aux futures, les options se basent sur l’asymétrie des parties contractantes : l’une des contreparties acquiert l’option, et paie au vendeur un pourcentage du montant notionnel (la prime de l’option). Grâce au versement de la prime, l’acquéreur a alors le droit mais non l’obligation d’acquérir (ou de vendre, selon le type d’option) le produit support au vendeur de l’option au prix fixé par anticipation, nommé strike, ou prix d’exercice. Si, à l’échéance du contrat, le support est livré, l’option est de type « physical settlement. » Si au contraire n’est versée que la différence entre le prix du marché et l’acompte, le contrat est de type « cash settlement».
Un dispositif de socialisation du risque
Si on détient une obligation et on a peur que son prix s’écroule, par exemple, suite à une augmentation des taux d’intérêt, l’achat d’une option sur titre obligataire permettra de se protéger contre une telle éventualité en créant une couverture (hedge). C’est ce que fit Salomon Brothers après avoir acquis les obligations IBM. Craignant une hausse des taux d’intérêt et une chute de la valeur de ce titre, elle créa une couverture en acquérant une option sur ces obligations. Sage opération, étant donné que l’affaiblissement du dollar sur le plan international faisait craindre une réaction de la part de la FED.
La caractéristique des produits dérivés est celle d’offrir un moyen pour se protéger contre les risques engendrés par les variations des prix des produits supports. Qu’il s’agisse de futures ou d’options, on se trouve en face d’une sorte de police d’assurance pour se protéger contre les mouvements défavorables du prix du support, exactement comme on se protège contre les incendies ou les inondations. La gestion des risques concerne autant celui qui désire se prémunir contre d’éventuelles pertes (les hedgers), que les investisseurs ou les spéculateurs à la recherche de profits nets. En tant que tels, les produits dérivés représentent un puissant dispositif de socialisation du risque.
La question, qui depuis toujours accompagne le développement des futures et des options, est le calcul de leur prix. La détermination, sur la base du modèle de Black et Scholes élaboré en 1973[[Le modèle de Black et Scholes a été publié en 1973 dans The Journal of Political Economy. Il leur a permis d’obtenir le Prix Nobel d’Économie en 1997. Le choix de récompenser deux des plus grands responsables du développement théorique des produits dérivés marque un retournement significatif en économie vers l’économie financière et un coup dur pour les « macro-économistes »., du prix d’une option, dépend de quatre éléments : le temps, les prix, les taux d’intérêt et la volatilité. L’élément temps concerne la fixation de la date d’échéance du dérivé. Le prix concerne la différence entre le prix du titre-support dans le contrat de couverture et le prix de celui-ci à l’échéance. Les taux d’intérêt sont ceux auxquels les contractants peuvent placer leur argent en attendant le moment où ils pourront ou devront exercer le droit d’achat ou de vente du produit.
Le quatrième élément, et celui-ci décisif, concerne la volatilité attendue du titre support. La probabilité que le prix d’un titre, par exemple une action Microsoft, puisse augmenter ou baisser n’a pas d’importance en soi car l’unique chose qui importe réellement c’est de savoir de combien le prix du titre peut varier. Que la direction de la variation du prix – en plus ou en moins – soit sans importance a été la vraie découverte de Black et Scholes, et ce n’est pas par hasard si cette particularité a représenté le casse-tête principal pour la construction du modèle de calcul du prix des options. De fait, cela explique la nature asymétrique de l’option : pour l’investisseur, la perte potentielle sur le produit dérivé est limitée à la prime de couverture, alors que le profit potentiel est illimité.
Ce qui compte c’est la marge de variation du titre, le fait que les investisseurs s’attendent à ce que l’action Microsoft puisse varier durant la période de vie de l’option au maximum de 10 points en pourcentage, ou de cinq points à la hausse et à la baisse. Pour celui qui acquiert ou vend des options, chaque information, concernant l’entreprise, les devises, les taux d’intérêt ou toute chose, sur quoi se construit la couverture des options, est importante pour définir la marge de variation du prix du titre. De facto, les produits dérivés donnent un prix à l’incertitude.
Avant la diffusion des produits dérivés, l’activité d’achat/vente d’actions ou d’obligations comportait des coûts de transaction déterminés. Si les détenteurs d’une action, par exemple, percevaient le risque que la cotation de leur titre baisse, la vente de cette action pour acquérir d’autres titres comportait inévitablement des coûts (commissions, taxes, honoraires). Dans la mesure où ils permettent de s’assurer contre l’éventualité d’une variation de la valeur du titre sans devoir les vendre et les acheter chaque fois que le prix oscille, les produits dérivés sont un moyen de réduire les coûts implicites dans ce genre de transaction financière.
La réduction des coûts de transaction a sûrement facilité l’augmentation du volume des titres échangés quotidiennement sur les marchés boursiers. Pour ceux qui critiquent les produits dérivés, cette augmentation est à l’origine du raccourcissement de l’horizon temporel à l’intérieur duquel les entreprises et les investisseurs définissent leurs stratégies. La conséquence de cette accélération serait responsable du décollement croissant de l’activité financière par rapport à l’activité économique. La frénésie financière a créé une classe de travailleurs improductifs qui s’occupent seulement de vendre et d’acheter des symboles de richesse, et elle a interdit à « l’économie réelle » de se développer de manière à équilibrer production et emploi, profits et salaires.
Il n’est pas nécessaire pourtant de confondre la cause avec l’effet, donc d’attribuer aux produits dérivés la responsabilité de l’augmentation du nombre d’échanges effectués chaque jour sur les bourses mondiales. C’est la fin du régime des changes fixes en 1973 et l’abolition du régime des fortes commissions fixes de 1974, qui expliquent l’augmentation du nombre des échanges sur les marchés. C’est la forte augmentation du déficit fédéral des États-Unis depuis 1981 et la nécessité de le financer en augmentant le volume des Bons du Trésor, qui ont renforcé l’usage des produits dérivés comme instruments de gestion du risque. L’usage des produits dérivés n’aurait pas augmenté autant si le changement du contexte économique et politique n’avait posé l’incertitude au centre même de l’économie de marché. « Le message c’est l’incertitude, les produits dérivés sont le messager. »
L’effet de levier des produits dérivés
Miller, économiste convaincu des nouveaux produits financiers, a raison lorsqu’il soutient que derrière les critiques des innovations financières se cache une sorte de réédition de l’attaque qu’au XVIIIe siècle les économistes physiocrates avaient lancée contre les premiers théoriciens de l’industrialisation. « On ne mange pas les machines ! » disaient-ils à tous ceux qui commençaient à voir dans le travail de l’industrie une activité autrement plus productive que celle de l’agriculture. La définition physiocrate de la valeur en termes exclusivement physico-matériels, l’idée selon laquelle l’unique valeur ajoutée concevable était celle qui découlait du travail agricole, est très similaire au mode de penser de ceux qui ne voient absolument rien de productif dans l’activité financière actuelle. Pour « les nouveaux physiocrates » l’activité financière a un caractère exclusivement spéculatif et est donc destructrice de richesse matérielle et humaine comme les machines ont été destructrices de production et d’emplois dans le secteur agricole (et non, au contraire, facteurs d’augmentation de la productivité du travail). « On ne mange pas les produits dérivés ! » Ceux-ci sont vus comme le symbole d’une manière de gérer la croissance de la richesse qui, pendant qu’elle détruit des postes de travail salarié, enrichit une nouvelle classe de rentiers et gonfle l’armée des esclaves à la solde des marchés boursiers.
Bien qu’idéologiquement rassurante, la critique des nouveaux instruments financiers reste le plus souvent à la superficie du problème. Si à la place des grandes banques on met les fonds de pensions et d’investissements et si on substitue les marchés des produits dérivés aux cartels monopolistiques, on voit émerger le schéma par lequel Hilferding définit au début du siècle le capital financier émergent. Comme au temps d’Hilferding, ce qui est en train de changer radicalement c’est la nature de la production de valeur, de la « combinaison des facteurs » à l’origine même de la valeur. Par exemple, l’expansion des produits dérivés, en plus d’être la conséquence de l’augmentation de l’incertitude et de la volatilité, reflète le changement fondamental du mode selon lequel l’information circule à l’intérieur de l’économie globale. Les produits dérivés sont des véhicules d’informations dans une économie digitalisée dans laquelle la socialisation des risques est décisive pour gérer les risques eux-mêmes. Il n’y a pas de doute que la possibilité de la crise soit toujours perceptible derrière la volatilité des marchés, mais ce n’est certainement pas le krach de 1987 et même pas celui de 1997 qui permettent de déduire mécaniquement l’origine de la crise, du « divorce » entre économie réelle et finance.
Avec les produits dérivés on peut réaliser des gains ou des pertes identiques à ceux réalisés avec les produits classiques, sans devoir pour autant investir au départ ni encourir des coûts de transactions élevés. Donc l’augmentation des possibilités d’investissement permet que la différence finale entre les fondements des produits dérivés, entre la valeur des titres supports et la valeur nominale des produits dérivés, soit très élevée. On parle de l’effet levier des produits dérivés. En 1995, la valeur totale des titres supports des contrats sur les produits dérivés, la « valeur notionnelle », était égale à 40,7 mille milliards de dollars, dont 18 étaient détenus par quelques banques commerciales. Seulement 6 institutions financières détenaient 14 mille milliards de dollars (Chemical, Citibank, Morgan, Bankers Trust, Bank of America et Chase).
La définition même des produits dérivés, à savoir celle d’être des contrats dans lesquels la contrepartie paie seulement la variation des valeurs des titres supports, fait que, sur 40,7 mille milliards de dollars de valeur notionnelle, seulement 1,7 est réellement versé à l’échéance, 4,3 % du volume total des titres négociés. Il ne faut donc pas confondre la valeur notionnelle ou monétaire des produits dérivés échangés journellement sur les marchés, avec la valeur liquide (replacement cost) des mêmes contrats. L’effet de levier doit être analysé en tenant compte de la définition même des contrats sur les produits dérivés, le fait que leur valeur monétaire réelle soit calculée sur la base de l’incertitude du prix des titres supports.
Une nécessité liée à la mondialisation
La contrepartie d’une entreprise qui cherche à se protéger de risques de chute des prix de ventes peut être une autre entreprise qui a besoin de se protéger de risques opposés. Par exemple, une compagnie pétrolière qui désire se protéger contre la chute du prix du pétrole peut favoriser une compagnie aérienne qui a besoin de se protéger du risque opposé, à savoir l’augmentation du prix du pétrole. Ou encore une entreprise française qui a besoin de dollars pour une filiale américaine peut se procurer des obligations en francs français d’une entreprise américaine avec des filiales en France, pendant que la compagnie américaine peut se procurer des obligations en dollars de sa filiale en France.
Dans la majorité des cas, la difficulté de trouver une contrepartie aux besoins parfaitement symétrique fait que la banque ou l’opérateur à l’origine du contrat assume le rôle de contrepartie en échange d’une commission pour l’exécution de celui-ci. Les banques ou les opérateurs peuvent assumer ce rôle d’assureur dans la mesure où elles diversifient l’exposition à ces risques sur un nombre élevé de clients aux besoins différents. Si nécessaire, les banques s’adressent au public et utilisent les options pour se protéger, au moins en partie, d’une exposition excessive au risque. La diversification de la gestion du risque permet de le réduire en le socialisant, c’est-à-dire en le distribuant sur un nombre élevé de sujets.
Des 40,7 mille milliards de dollars de produits dérivés échangés en 1995, 65,4 % concernaient des contrats de taux d’intérêt dans la même monnaie, 32,3 % étaient des contrats de taux de change, 1,5 % seulement des actions, et 0,8 % sur marchandises. Si on ajoute que, sur la somme totale des contrats de taux d’intérêt et taux de change, 55 % des transactions impliquaient des contreparties étrangères, on a une idée du degré de globalisation de ces marchés. La gestion des risques concerne donc en grande partie la volatilité relative des taux d’intérêt et de change. Ceci doit être analysé à la lumière de l’incertitude générée par la politique monétaire des banques centrales face au processus déflationniste dont on a compris avec beaucoup de retard la nature structurelle.
La difficulté de saisir la portée historique des produits dérivés est comparable à celle à laquelle elle s’est trouvé confrontée au cours du XIXe siècle lorsque la monnaie-signe, la monnaie fiduciaire privée de toute valeur intrinsèque, a commencé à circuler en quantité toujours plus excédentaire par rapport à l’équivalent-or qu’elle représentait pourtant nominalement. Dans la période de l’étalon or, l’or n’a jamais couvert quantitativement la totalité de la circulation monétaire parce que le besoin de financement des investissements allait bien au-delà du volume de crédit que l’or détenu par les banques centrales autorisait à délivrer. Cependant, l’argent circulant s’est toujours référé à l’or comme équivalent général des marchandises.
La monnaie est au contraire forme de valeur, sédimentation dans le temps des formes des activités sociales qui concourent à la production et à la distribution de la richesse. Les fonctions de la monnaie, comme moyen de paiement, mesure et réserve de valeur, s’articulent historiquement entre elles en se solidifiant dans des institutions monétaires déterminées, pour garantir la production et la circulation de la richesse sur la base de la récurrence de ces rapports sociaux qui, tout en changeant d’époque en époque, concourent à sa création.
L’argent comme forme de valeur rassemble les relations, les institutions, les symboles, les idées, les produits de la vie économique, « la culture » dans son aspect aussi bien linguistique que matériel ; en elle se fixe le flux incessant de la vie. Dans chacune de ces manifestations et dans les fonctions qui la sous-tendent, la vie sociale et économique s’exprime ou, mieux, prend: leur « objectivité », leur façon d’être des sédimentations de la vie, s’opposent à la fluidité de la vie elle-même. Dit autrement, c’est dans cette contradiction entre le flux de la vie et sa fixation sous forme de valeur toujours changeante, que se niche la « tragédie » de la monnaie et de ses corollaires épistémologiques : elle n’existe que par la crise.
Dans le cas des produits dérivés, on se trouve en face d’une forme naissante de valeur dans laquelle les fonctions monétaires s’articulent de manière toute nouvelle. Le caractère central de l’incertitude,le besoin de socialiser le risque de variation des taux d’intérêt et de change dans une période de restructuration inédite des processus de production et de distribution de la richesse sociale contraignent à s’interroger sur la nouvelle nature de la monnaie et sur les modalités de fonctionnement du système monétaire.
Le besoin de liquidités
La contribution macroéconomique des produits dérivés consiste à rendre possible la création de revenus, en anticipant la vente de la production future. Par définition, les futures sont connus pour rendre liquide la production finale des marchandises, donc pour s’assurer de la création d’une demande solvable en vue d’une production future. C’est cela la contribution spécifique des produits dérivés au problème macroéconomique de la gestion du risque. La dénomination par « cash-crops » des matières premières comme le coton, le café, le cacao, négociées dans les bourses internationales de marchandises, explicite l’assimilation des futures à une valeur liquide, et parfaitement constituée, comme l’est la monnaie.
Une fois prêtes pour l’exportation, ces matières premières ne sont pas inventoriées à leur prix de revient, mais à leur prix de vente, exprimé par leur cotation du moment à la Bourse correspondante. En d’autres termes, les futures permettent à ces marchandises d’être considérées, bien avant d’être vendues, comme des marchandises garanties d’un pouvoir d’achat égal à leur prix de vente. En tant que telles, elles sont tout à fait similaires aux biens produits sur commande qui ont une valeur finale, ou prix de vente, reconnue socialement dans sa totalité.
Il s’agit d’une caractéristique qui prend une importance fondamentale pour un monde de production postfordiste dans lequel la centralité de la vente contraint à restructurer les modes de produire à partir de la demande. Dans le système économique postfordiste, le problème le plus difficile ne concerne pas seulement la création de débouchés ou de « niches » de marché en fonction desquels mobiliser les ressources disponibles. La détermination d’un débouché spécifique sur le marché pour la vente de biens ou de services doit être complétée par la garantie de la solvabilité et de la ponctualité d’une demande finale, limitée à cette production de biens ou services. La proximité intime entre production et vente se répercute sur la valeur de la somme versée à l’échéance, sur la nécessité d’en garantir le plus possible la stabilité. Dans un monde de production basé sur la mobilisation presque totale des compétences, des expériences vécues, des capacités relationnelles humaines, la forme monétaire de la valeur a une valeur pour ainsi dire biologique. C’est justement cette dépendance directe d’un contexte en même temps local et global qui apparente le monde de la production postfordiste à celui de l’agriculture traditionnelle. Quand l’investissement de ressources vitales devient dans une économie monétarisée aussi incertain que les conditions atmosphériques, on doit faire ce qui est possible pour réduire l’incertitude de la valeur de la monnaie, de ce qui représente l’autre face de la valeur des ressources humaines mises en œuvre.
L’histoire de la naissance des contrats à terme sur hypothèques, comme ceux sur les bons du Trésor à court terme (Treasury bills) ou à moyen terme (Treasury bonds), permet de comprendre que les caractéristiques fondamentales des produits dérivés et leur expansion sont à rechercher dans le besoin croissant de liquidité dans des contextes historiques marqués par des perceptions sociales spécifiques du risque et de l’incertitude [[À partir des produits dérivés, il est en effet possible de reconstruire une sorte de « bio-histoire » de la gestion des risques. C’est ce que l’on peut entrevoir dans le livre de P.L. Bernstein, Against the Gods. The Remarkable Story of Risk, John Wiley & Son, Inc. 1996..
Après avoir étudié la possibilité de développer un produit dérivé sur les prêts hypothécaires en s’inspirant des cultures agricoles, Sandor, a estimé devoir conclure que les contrats à terme ne pouvaient pas fonctionner pour les hypothèques. « Contrairement à ce qui se passait pour le maïs, les haricots, le jambon de porc ou d’autres denrées qui peuvent être classées en catégories selon leurs caractéristiques physiques ou vendues par camions entiers, les hypothèques avaient des particularités spécifiques. Elles étaient remboursées à des taux divers, liés aux quartiers dans lequel se trouvait l’immeuble, au fait que les propriétaires étaient célibataires, mariés ou divorcés, aux niveaux de revenu et à beaucoup d’autres facteurs. Les hypothèques n’avaient pas de caractéristiques communes capables de les transformer en produits de base ? »
L’orientation de l’épargne vers l’immobilier
Mais en 1970, un an avant la publication des résultats de la recherche dans laquelle Sandor déclarait l’impossibilité de standardiser les hypothèques, les agences gouvernementales avaient émis un titre dénommé « Ginnie Mae », grâce auquel les investisseurs institutionnels comme les compagnies d’assurances, les fonds de pension, les banques d’investissement, achetaient des parts d’un fonds constitué d’hypothèques. Avec les « Ginnie Mae », le gouvernement avait trouvé le moyen d’orienter l’épargne vers la promotion de la propriété immobilière là où les dépôts bancaires locaux étaient insuffisants. Dans la mesure où les Américains détenaient une grande part de leur épargne sous la forme de polices d’assurances ou de fonds de pension, il était logique que pour les hypothèques on recourt à ces capitaux. Les « Ginnie Mae » ont contribué à relier la haute finance avec le grand public provincial, rendant possible à Sandor et, donc à la Bourse de Chicago, d’engager l’opération de standardisation des hypothèques, prémice nécessaire à la création d’un marché de futures sur les hypothèques indispensable pour se protéger des risques liés à la variation des taux d’intérêt.
La catégorisation d’un bien comme la maison comporte la subdivision des hypothèques selon les risques, ce qui fait qu’un Fonds de pension américain peut acquérir les remboursements en capital, une compagnie japonaise d’assurance sur la vie peut acheter le paiement des intérêts jusqu’à trois ans, l’option de l’emprunteur sur le paiement de sa première traite peut être acquise par une banque allemande, et ainsi de suite. Avec cette opération de standardisation d’un bien complexe comme la maison prend naissance le processus de titrisation[[Transformation de créances détenues par des agents économiques en titres cessibles sur un marché financier. [NdT. (securization) du stock de capital local sur le marché global.
Il est par ailleurs intéressant de noter que la standardisation d’un bien immobilier comme la maison a précédé ce qui, avec l’ouverture des marchés boursiers en Allemagne, France, Suisse, Singapour, Hongkong, Osaka et Shanghai, sera la globalisation des marchés des années quatre-vingt-dix. La naissance des marchés boursiers sur lesquels sont négociés les futures et les options sur les Bons du Trésor des gouvernements allemand ou italien, ou les obligations des gouvernements français ou japonais, en d’autres mots la détermination d’un marché global caractérisé par la nature mobilière du capital, a son origine dans l’opération de standardisation du marché immobilier, à savoir d’un marché qui a besoin d’attirer du capital pour pouvoir croître au-delà des limites imposées par les dépôts bancaires locaux.
Il est encore plus important de noter que cette opération constitutive de ce qu’on nomme globalisation a son origine dans une agence gouvernementale, c’est-à-dire par l’État national, qui émet des titres dénommés « Ginnie Mae » pour faciliter le détournement des capitaux gérés par les Fonds de pension et d’investissement. Ce qui veut dire que si d’un côté la globalisation met en crise le concept d’État-nation, de l’autre elle représente un processus par lequel la nouvelle finance institue un espace à la fois global et local. Nous nommons État global le processus institutionnel dans lequel le développement local dépend de mouvements du capital, qui font dépendre ce dernier constitutivement du dépassement des limites, sociales et économiques, des lieux de l’espace mondial.
C’est grâce à la titrisation des crédits hypothécaires qu’il a été possible de développer des produits dérivés au-delà des limites agricoles d’origine, au-delà des céréales et du jambon, négociés à Chicago depuis 1858. La standardisation du « bien maison » est la conséquence du besoin de liquidité et de la nécessité de dépasser les limites locales pour développer un secteur socialement et politiquement stratégique comme celui de l’immobilier. Au cours des années soixante-dix et quatre-vingts, dominées par des taux d’inflation élevés, la classe moyenne s’est en fait consolidée d’abord autour de la propriété immobilière, et par la suite grâce à l’investissement de l’épargne en Bons du Trésor.
« Durant les années d’inflation, écrit Bootle, les Américains, les Canadiens, les Australiens, les Japonais et une grande partie des Européens ont été fascinés par la propriété de la maison. Le prix de la maison augmentait jusqu’à ne plus avoir aucun rapport avec le prix d’achat, et tous étaient contents. Contents au moins tant que la cocagne durait, surtout si la propriété valait une belle somme. L’inflation de la valeur de la maison était en fait un puissant mécanisme de redistribution de la richesse. Celui qui n’était pas propriétaire de sa maison était défavorisé : comme tout le monde, il continuait à payer plus cher les biens et les services mais, à la différence des propriétaires, il n’était pas compensé par des gains en capital exonérés d’impôts. »
Il est fort probable que la hausse du prix des habitations a fait croître l’inflation générale, soit parce qu’en encourageant les consommations induites par la propriété de l’habitation elle-même, elle a fait augmenter la richesse, soit parce que, compenser d’une manière ou d’une autre le coût croissant des habitations, a fini par promouvoir l’inflation salariale. D’autre part, la maison représente un croisement de valeurs matérielles et immatérielles qui se prêtent bien à une rfondation du concept même de classe moyenne, au-delà de la seule distribution des revenus autour de la moyenne ou de la médiane.
Le rôle des classes moyennes
La formation de la classe moyenne comme classe politique n’aurait de toute façon pas été possible sans une augmentation de ses revenus au-delà des augmentations salariales, ce qui, en plus des incitations fiscales à la propriété immobilière, a été assuré par des taux hypothécaires nominaux en moyenne inférieurs aux taux d’inflation. Par conséquent, la dette hypothécaire réelle (i.e. diminuée du taux d’inflation) a moins augmenté que la valeur réelle des biens immobiliers. Dans les années d’inflation, s’endetter pour acheter une habitation avait donc une valeur spéculative en plus de la valeur d’usage, exactement comme, dans les années quatre-vingts, la détention de Bons du Trésor à taux nominaux cumulatifs supérieurs au taux d’inflation a permis de distribuer de la richesse réelle à l’intérieur de la classe moyenne aux prises avec la crise-transformation du régime salarial fordiste. Dans les années quatre-vingt-dix ce seront les investissements de l’épargne, par l’intermédiaire des Fonds de pension et d’investissement, sur le marché boursier qui garantiront le même mécanisme de création et de distribution de revenus supplémentaires.
Au cours des années soixante-dix, aux États-Unis, le renforcement de la classe moyenne n’aurait pas été possible sans la création d’un marché de futures qui permettait aux banques et aux caisses d’épargne, comme les Savings & Loan Associations, de se protéger contre les risques liés aux variations des taux d’intérêt. Au début des années soixante-dix, le gouvernement a augmenté le déficit public pour financer la guerre du Viêt-nam, et a continué jusqu’à la fin de la décennie pour gérer les conséquences sociales de la guerre, comme la pauvreté et l’exclusion des anciens combattants.
Dans ce contexte national et international, dans lequel les taux d’intérêt peuvent varier (prévisionnellement) pour réguler la gestion complexe des variables économiques, l’unique moyen d’orienter les capitaux vers la promotion de la propriété immobilière est celui d’assurer les investissements des institutions financières. Exactement comme l’agriculteur qui doit attendre quelques mois avant que les haricots semés arrivent à maturation, ou comme celui qui investit en emprunts d’État pour financer une guerre sans savoir comment cela finira, les épargnants qui investissent à travers les Fonds de pension dans des titres dont ils ne connaissent pas à l’avance la valeur future doivent être assurés au moins contre le risque de ne pas perdre le capital avancé.
La naissance de la nouvelle finance comporte une sorte d’Aufhebung (dépassement) des caractéristiques locales de la communauté sociale. Mais l’exigence de la standardisation pour soutenir la globalisation des marchés financiers, le fait que les caractéristiques des sujets qui peuvent obtenir des prêts hypothécaires sont déterminées « par le haut », déclenche un processus d’un sens différent et peut être plus puissant que les marchés eux-mêmes. La guerre du Viêt-nam n’a pas seulement déterminé le contexte macroéconomique et financier qui a donné naissance au besoin de produits dérivés pour assurer la continuité et le renforcement de la classe moyenne américaine. Le Viêt-nam a été à l’origine d’un mouvement global de lutte contre la guerre.
La solution locale d’un problème qui a son origine dans des questions de portée universelle fait de la globalisation un processus qui reproduit de façon toujours plus large l’essence même de ces solutions. Les produits dérivés représentent une révolution par leur capacité à créer les conditions indispensables pour la mobilité des capitaux, mais leur force innovante découle de la révolution du concept de l’espace-temps lui-même. Les produits dérivés sont le miroir d’une révolution dans laquelle temps et espace se constituent à partir de processus dont l’essence est en dehors de chaque temps et de chaque espace. Ce dehors est l’essence même de la vie collective, cette « chose » qui tient ensemble la communauté humaine, laquelle pour pouvoir vivre dans le temps et dans l’espace, est contrainte de se penser hors du temps et hors de l’espace.
La standardisation des produits supports
Dans son étude sur Chicago comme « histoire de notre futur », Marco d’Eramo explique comment la standardisation, qui a permis de gérer les risques des portefeuilles d’investissement toujours plus diversifiés, est consubstantielle à la définition même des produits dérivés. Définir des critères uniformes de qualité, de quantité, de poids, de volume est plus simple dans le monde des machines, des outils ou des monnaies, étant donné qu’il s’agit d’instruments artificiels pensés pour être standard. « Beaucoup plus difficile est la standardisation d’une poule, d’un œuf, d’un veau, d’un porcelet ou d’une qualité de blé. »
C’est en fait à propos de ces produits que naît à Chicago le premier marché organisé de futures vers la moitié du siècle précédent. En 1841, un intermédiaire céréalier Whiting et un agent de monte-charge Richmont créent le Chicago Board of Trade, un cercle informel qui n’avait pas de statut légal ni de structure de société. Ses premières années d’existence, le Board travaillait à définir des systèmes de contrôle et des critères de cotation pour le blé, la viande de porc, la viande de bœuf, le bois et d’autres denrées et rédigeait un rapport quotidien sur les conditions et les prix du marché qu’il envoyait par télégraphe à ses membres. Ainsi naquit la standardisation, donc la définition en termes de caractéristiques, échéances, prix d’exercice, type de support, montant des produits dérivés, tous aspects qui rendent ces produits extrêmement liquides; un acheteur n’a aucun problème pour revendre ses contrats, ni un vendeur pour les acquérir.
Dans la nature, rappelle d’Eramo, il ne pousse pas de carottes toutes identiques de qualité 1 ou des poires toutes identiques de qualité 2. La nature offre une échelle continue de biens. Afin que ces biens produits dans la nature deviennent des marchandises échangeables dans l’abstrait, sur papier, « le marchand de futures doit y substituer une cotation discontinue de qualités diverses définies : 1, 2, 3… » La standardisation consiste à répartir les carottes ou les morceaux de porc, ou d’autres marchandises, à l’intérieur de ces catégories homogènes en qualité abstraitement définissables par une énumération. Les degrés de variétés plus subtils, qui se situent « entre » une catégorie et une autre, seront donc sacrifiés sur l’autel de la quantification artificielle, au prix d’une perte notable dans la saveur des choses[[Cette définition même qui se désintéresse de la saveur des choses tend à produire des choses sans saveur, constat facilement compréhensible pour celui qui séjourne aux États-Unis un certain temps.. La standardisation, imposée depuis ses débuts par le marché des futures de Chicago, le fait de pouvoir vendre ou acheter à terme le « bœuf idéal » ou « l’idée de bœuf » à laquelle le bœuf réel doit se soumettre pour être commercialisé sur le marché, Marco d’Eramo la voit comme une véritable opération épistémologique au sens propre.
« Pour autant qu’au début elle dérive d’une pure convention arbitraire, le nom de la chose produit la chose qui lui correspond. Pas seulement. Il en définit l’essence, la quidditas, et pour cela exclut de sa substance tout ce qui ne rentre pas dans sa définition. Sur le marché des futures du bœuf, la saveur du steak n’est pas définie, de même que pour les futures du melon, la saveur n’est pas définie, mais seulement la variété, la dimension, la couleur. Fixer en termes arithmétiques la valeur d’un future ou d’une option sur futures, dont le support est un produit aux caractéristiques qualitatives très différenciées, comporte une abstraction de la valeur d’usage de la chose plus radicale encore que l’abstraction normale des valeurs d’usage les plus différentes effectuée par l’argent. L’abstraction au moyen de future porte sur la quidditas du melon, la « melonité » définie par la couleur, la consistance, la dimension, de façon plus générale par la forme, et non par la saveur ».
Quelle est la quidditas de la « multitude sociale » [[Pour la façon d’envisager la définition de multitude, il est recommandé de lire Paolo Virno, Mondanità. L’idea di « mondo » tra esperienze sensibile e sfera pubblica, Manifesto libri, Rome, 1994, pages 103-105).qui émerge derrière la généralisation des produits dérivés? Existe-t-il une « multitudinité » capable de saveur, de vie, de pensée, d’un signe opposé à cette détermination par la globalisation des marchés ?[[Cet article de Christian Marazzi est une adaptation d’un chapitre de son ouvrage E il denaro va, Bollati Boringhieri, Edizione Casagrande, Torino-Bellinzona, 1998. Traduction et adaptation par Anne Querrien et François Rosso.