L’absence de prise en compte des migrations internationales et de la mobilité du travail en général dans le programme de travail et dans l’édifice, par ailleurs assez articulé et bien illustré empiriquement par l’étude des trajectoires nationales, de la théorie de la régulation est frappante. La thèse de J.P. de Gaudemar[[J.P. de Gaudemar , Mobilité du travail et accumulation du capital. Paris. Maspéro, 1976. en particulier le programme dessiné pages 52-61., au demeurant sans rattachement direct à ce courant de pensée, est restée sans prolongements tandis que les analyses de Michel Aglietta[[M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme: l’expérience des Etats-Unis, Calmann-Lévy 1976., ou de Robert Boyer et de Jacques Mistral[[R. Boyer et J. Mistral, Accumulation. inflation, crises, PUF, Paris. 1978. ne ménageaient aucune niche théorique spécifique à l’internationalisation de la force de travail concomitante à l’internationalisation du capital. Cet oubli[[Cet oubli se retrouve dans l’ouvrage de M. Aglietta et A. Brender, Les métamorphoses de la société salariale, La France en projet, CalmannLévy. Paris, 1984., dont on ne saurait tenir rigueur plus particulièrement à la théorie de la régulation puisque c’est l’ensemble de l’économie politique dans ses versants marxistes, néo-classiques, et keynésiens qui est frappé du même manque, peut s’analyser, en l’espèce, de deux façons. Soit l’on reconstruit indirectement de l’intérieur, un à un, les passages de la théories de la régulation où viendrait s’articuler à l’édifice cette pierre manquante en marquant à la fois le vide, et son économie possible ou impossible épistémologiquement. Une telle démarche a été esquissée à travers la comparaison de l’école de la régulation et de l’école opéraïste italienne[[Voir par exemple les contributions de G.Cocco et C. Vercellone dans ce numéro.. Soit l’on essaye directement de l’extérieur de proposer une construction théorique qui ait prise sur le programme de recherche de l’école de la régulation ou sur un pan important de l’économie politique en général. C’est cette direction que nous explorerons ici. Sur deux points. Le premier concerne la caractérisation du régime salarial et touche directement aux insuffisances paradoxales d’analyse institutionnelle du fonctionnement du marché du travail dans l’école de la régulation, paradoxales car, globalement, l’on doit plutôt mettre au crédit de cette dernière d’avoir refusé de séparer le marché des règles, l’accumulation du type de compromis juridique et politique qui en garantissait le régime de croisière et de croissance. Le second point touche à un noeud majeur de la théorie keynésienne pour la compréhension de la crise actuelle du mode de régulation: celle de la rigidité des salaires à la baisse. Son enjeu pour l’école de la régulation est évident: l’établissement d’une norme de consommation, l’accent mis sur l’importance de la gestion de l’offre de monnaie et du crédit par l’Etat en liaison avec le type d’accumulation du capital et les équilibres sociaux et politiques relèvent bien d’un prolongement et d’un renouvellement profond de l’entreprise keynésienne de penser la place d’une politique économique. A cette raison vient s’en ajouter une plus cruciale. La théorie de la régulation offre-t-elle le cadre et les instruments adéquats pour penser les discontinuités, les crises et un nouveau
régime de croissance ? La crise des Trente Glorieuses, qui s’est présentée sous la forme d’un défi à l’édifice de matrice keynésienne (contre-révolution monétariste des années 1975-1985), soulève en effet, mutatis mutandis, un défi équivalent à celui de la Grande Crise des années trente : comment faire repartir une croissance durable ? où investir ? comment surtout susciter les conditions favorables d’un cercle vertueux ? Laissons de côté un instant l’école de la régulation, tournons-nous vers la situation actuelle. La moitié de la leçon keynésienne: tout faire pour éviter les enchaînements conduisant à la crise financière[[L’intérêt manifesté pour les politiques de change, pour le rôle social de la monnaie, pour l’édification d’une monnaie européenne sont la traduction de cette situation chez tous les économistes quelles que soient leurs chapelles. La date cruciale est la conversion forcée de l’administration républicaine de Reagan au déficit budgétaire devant la menace du krach financier du système bancaire américain et mondial en août 1982 avec la crise de la dette mexicaine., est passée. Mais l’autre moitié de la leçon qui donnait la substance du message de la Théorie générale de l’Emploi : accepter le niveau de la demande effective comme point de départ, comme variable indépendante[[On relira avec profit “J.M. Keynes et la théorie capitaliste de l’Etat en 1929” d’A. Negri in La classe ouvrière contre l’Etat, Galilée, 1978 pour la traduction française, pp. 25-70 . et ne pas en faire la simple résultante résiduelle d’un taux de profit anticipé, n’a-t-elle pas été perdue en route ? Certes, la demande, le niveau du chômage et de la propension à consommer, les bas taux d’intérêt sont toujours au menu des Tables de la Loi mais la stabilité des prix, l’équilibre extérieur, la régularisation des taux de change des monnaies, ces autres composantes du carré magique ont largement neutralisé la portée révolutionnaire du message politique de Keynes qui passa bien avant que les politiques budgétaires et monétaires ne s’organisent dans une idéologie hickso-keynésiobeveridgienne[[Sur les réticences profondes de Keynes à l’égard de la synthèse opérée par Hicks, on lira enfin en français, l’article de 1937 “La théorie générale de l’emploi”, du Quarterly Journal of Economies, vol. 51. pp. 209-223 , traduit en français et présenté par Jabko N. , Revue Française d’Economie, 4, 1990.. La réévaluation de la livre sterling rattachée à l’or, en 1925 et la consécutive grève des mineurs anglais de 1926 avaient mis Keynes sur la piste de la fameuse “rigidité des salaires à la baisse” qui formule méthodologiquement et substantiellement déjà, le principe de la demande effective, ou plutôt ce qui constitue sa nouveauté par rapport à son antécédent philologique chez Malthus. Keynes a mis plusieurs années à traduire et de façon obscure[[La plupart des économistes ont pesté contre le caractère peu testable de la Théorie Générale et contre la difficulté du texte, notamment les distinctions entre le probable et l’incertain (voir les mises au point d’André Orléan à ce sujet à propos du sens économique profond de la spéculation et de l’anticipation de nature régulatrice que constitue la demande effective anticipée par les entreprises et les agents économiques).
dans l’économie cette évidence politique pour lui de la rigidité des salaires à la baisse. De la grève des mineurs à la demande effective. Aujourd’hui que le sous-emploi durable redevient la réalité structurelle de la croissance économique, invoquer la mise en oeuvre de politiques de soutien de la demande effective (dans sa version banale de distribution de pouvoir d’achat pour pallier la sous-consommation populaire, ou dans sa version plus élaborée de décrochage des monnaies faibles vis-à-vis du mark) est plus incantatoire qu’effectif[[Même les instruments de mesure macro-économiques tels l’investissement, le chômage. la population active ont perdu leur rôle d’indicateurs socio-politiques tandis que s’érodait leur acuité statistique. Ce mouvement de crise de l’idéologie et des instruments de la planification économique (sauf monétaires et financiers) est général.. Car le problème est que les politiques de stimulation de la demande effective à l’échelle nationale ont des marges de plus en plus réduites, en particulier parce que les problèmes de structure de l’offre sont devenus des problèmes structurels et parce que l’instabilité politique renforce une course aux liquidités et aux mouvements erratiques de capitaux. Alors peut-être faut-il refaire en sens inverse le chemin de Keynes de la demande effective à la rigidité des salaires à la baisse et nous demander à quelle composition sociale et politique renvoie ce niveau plancher en dessous duquel la croissance reviendra aux sentiers instables et médiocres qu’elle avait connus avant les Trente Glorieuses. Et l’on verra au cours de ce parcours à l’envers que la caractérisation du régime salarial, la mobilité internationale du travail et la fameuse rigidité à la baisse des salaires ont quelque chose à voir.
Les thèses proposées ici ont pour but de faire avancer le débat. Elles assument délibérément le risque de styliser à l’extrême les tendances pour mieux cerner les structures et leur dynamique (possible) de déformation ou de rupture.
Le fonctionnement des économies avec du travail exogène est la règle et le salariat bridé est la forme de contrôle de la mobilité internationale de la force de travail
C’est dans la caractérisation même du régime salarial, bien en amont des distinctions au demeurant utiles sur la nature intensive ou extensive de l’accumulation, sur le rôle du compromis institutionnel et des transformations corrélatives de l’Etat et des partenaires sociaux, sur la fonction immédiatement politique de la monnaie, que se joue, à notre sens, l’une des dimensions cruciales de la régulation sociale. Or le rapport salarial dans ses différents avatars présente une double caractéristique qui a été oubliée de façon générale. Historiquement le marché du travail n’a jamais fonctionné qu’avec un apport permanent de travail exogène et de plus en plus cet apport a tendance à se confondre avec les migrations internationales de main-d’oeuvre. Cet apport n’a pu être contrôlé et remplir une fonction dynamique dans la croissance qu’en créant un régime dérogatoire aux caractéristiques qui par ailleurs constituent les traits spécifiques du rapport salarial en vigueur sous le fordisme. De façon complémentaire avec le salariat, selon des trajectoires spécifiques (Afrique du Sud, Amérique du Nord avec le problème des Noirs, Europe occidentale avec les migrations coloniales puis les grandes migrations intraeuropéennes et trans-méditerranéennes), il s’est constitué un rapport salarial bridé[[Nous parlerons de rapport salarial bridé chaque fois que des obstacles de fait ou de droit, qui vont de la contrainte pure et simple aux diverses formes de dissuasion. s’exerçant sur tout ou partie du cycle de vie, entravent la mobilité de la main-d’oeuvre: mobilité géographique, professionnelle, sociale, et politique. Le livret de travail de l’ouvrier, le pass de l’ouvrier des ghettos noirs d’Afrique du Sud, le livret de circulation dans l’ex-URSS en sont des modalités; mais les statuts discriminatoires (par ethnie, religion, sexe) dans la société qui ont souvent pour fonction de compartimenter le marché du travail en font aussi partie. que la crise de 1975-1985 n’a pas éliminé. Le rapport salarial n’a pas évolué de façon linéaire : la régulation de l’immigration a représenté après l’esclavage une contre-tendance efficace à son aménagement et l’illustration de la permanence du marché du travail à fonctionner avec un travail exogène. Pas plus que la démocratie ne représente le couronnement logique et inéluctable du marché, le salariat aménagé, à défaut d’aboli, par deux siècles de conquête du mouvement ouvrier ne représente la seule norme de consommation de la force de travail.
Le marché du travail est en effet un marché très particulier : ce qui s’y échange n’est ni défini a priori (indétermination de la prestation à l’achat, seule source possible de la sur-value (K. Marx), impossibilité de régler le problème du contrôle de l’exécution du contrat de travail de façon continue dans le temps[[La référence synthétique et la plus éclairante est Favereau O., “Marchés internes, marchés externes” in Revue Economique, Numéro spécial sur l’Economie des Conventions. mars 1989, vol. 40, n° 2, pp. 273-328.), il s’agit d’un marché de long terme (beaucoup plus complexe que le modèle du spot market (marché instantané)(Marshall, 1906)[[B. Reynaud notamment, “Le contrat de travail dans le paradigme standard “, Revue Française d’Economie, vol III, 4, automne 1988, pp. 157-194 et son livre Le salaire et la règle, Collection Cibles XXI. Christian Bourgois, 1991., la relation d’assujettissement qu’il implique contredit fortement la logique marchande formellement égalitaire d’un contrat entre deux partenaires égaux (Hicks, 1969)[[Hicks J., chap. 8 de sa Théorie de l’histoire économique, Le Seuil, 1973 pour la traduction française, pp. 132 et suivantes., la commensurabilité du travail c’est-à-dire sa réduction à un étalon de mesure (homogénéité ou non dans l’espace, dans le temps, qui permette à la fois d’agir sur les prix et les quantités) ne s’effectue que très partiellement à travers le “marché”, de telle sorte que le niveau de salaire et ses modalités fonctionnent autant comme la “règle du jeu” par excellence, que comme un résultat de règles exogènes. Ce qui explique que son analyse relève autant sinon plus, de l’étude des organisations complexes, que de celle du marché (c. Kerr, 1955)[[KERR Clark. ( 195O ) “Labor Markets: their character and consequences” in American Economie Review. vol. XL, May, N° 2, Papers and Proceedings of the sixty second Annual Meeting of the American Economie Association, New York. December 27-30, 1949. pp. 278- 291.. Quelques-uns des résultats de cette particularité de l’emploi sont connus. Le modèle d’ajustement de court terme par le mécanisme du marché de l’emploi est contre-productif (théorie des marchés internes et théorie keynésienne). Le marché de l’emploi n’est pas autorégulateur, mais spontanément en déséquilibre. La leçon qui en a été tirée est que l’intervention de la puissance publique est nécessaire pour stabiliser les systèmes de façon durable et positive (c’est-à-dire dans une perspective de croissance et de développement).
Il existe cependant deux autres caractéristiques, qui doivent compléter les analyses faites précédemment, mais qui n’ont pas été remarquées:
A) depuis qu’il s’est mis en place, ce qu’on appelle le marché du travail n’a jamais fonctionné en économie fermée. Autrement dit les migrations de main-d’œuvre, forcées ou spontanées y ont toujours joué un rôle crucial.
B) l’intervention du social et du politique sous les espèces de l’Etat pour “encastrer” le marché, et en éviter les effets dévastateurs pour parler comme Polanyi[[Polanyi. K., La grande transformation (1944). Traduction française, Gallimard, Paris, 1983. en matière de migrations internationales en Europe, ne présente aucune des caractéristiques positives qu’un bilan nuancé peut relever dans la codification des rapports de travail (à côté des effets de disciplinarisation, de mystification). Laissons, pour notre propos, l’histoire de la constitution des marchés du travail. Tenons-nous en à la situation actuelle. Plusieurs thèses se dégagent.
Thèse 1. Le recours à de la main-d’œuvre exogène dans les systèmes nationaux de marché du travail sous ses différentes variantes institutionnelles. (Europe occidentale, pays de migration d’installation, Afrique du Sud, migrations temporaires des économies agricoles de plantation en Amérique Centrale ou Latine) est devenu une composante structurelle, ordinaire du fonctionnement global du marché du travail, qui fait système avec les modes de régulation de ces économies. Si particularité européenne, il y a, elle ne se situe pas dans cette donnée mais dans la façon dont cette caractéristique est mise en oeuvre.
Thèse 2. Loin d’être un élément extérieur au marché un parasitage de son fonctionnement par une surdétermination politique et juridique, il doit être analysé de façon endogène à l’économie politique. Ce qui pose un problème c’est en effet :
comment dans un système du marché “normal” où de telles formes de travail n’existent pas, elles ont pu s’introduire à partir d’une déviation initiale (exemple l’apparition de l’esclavage moderne à partir de 1633 aux Etats-Unis. ou le travail des prisonniers aztèques et incas dans le Nouveau Monde, la genèse historique de l’apartheid en Afrique du Sud entre 1880 et 19501[[Sur ce dernier point STAHL C.W. , “Migrant Labour supplies, past, present and future; with special reference to the gold mining industry”, in W.R. BOHNING, Black Migration to South-Africa, ILO, Geneva, 1981, contient presque toutes les indications nécessaires à une reconstruction de l’instauration de l’apartheid comme tentative de contrôler la mobilité du travail . ;
comment la déviation par rapport au modèle “marchand” du capitalisme a pu devenir durable, comment l’innovation s’est codifiée puis institutionnalisée au point de faire corps avec lui ;
comment à partir d’un certain moment ce qui faisait corps avec un système de régulation s’en détache et son extériorité apparaît jusqu’à devenir caduque ou éradicable.
Thèse 3. Dans un marché du travail hiérarchisé, segmenté, l’importation de travail exogène se transforme en une ethnisation de la division du travail. Ce n’est pas d’aujourd’hui que date la constatation que les emplois les plus rejetés socialement pour des raisons économiques (rémunération, conditions de travail) et/ou symboliques (tâches impures. dérogeantes. sacrées) sont pourvus dans les sociétés par des groupes sociaux infériorisés soit spécifiquement sous l’angle de l’âge. du sexe, de la “caste”, de la “classe sociale”. de l’origine ethnique, de la nationalité. soit souvent à travers une combinaison de certains de ces traits[[Voir le classique Castles SI. et Kosack G., Immigrant workers and class structllre in Western Europe. Oxford University Press, 1973; ou pour une réflexion sur ce point cf. Bohning W.R. , Maillat D., Les effets de l’emploi de travailleurs étrangers, OCDE, Paris, 1974..
L’ethnisation du marché du travail que l’on observe dans toutes les grandes civilisations industrielles – probablement le plus sérieux défi à l’idéal démocratique – auquel correspondent des privations de certains droits civiques et politiques, quelle que soit la force presque hallucinante avec laquelle elle s’impose dans les banlieues françaises ou anglaises, dans les grandes centres financiers de la planète[[Sur cet aspect récent des migrations dans les grandes cités cf. SASSEN Saskia , The Mobility of Labor and Capital, Cambridge University Press, Cambridge, 1988, à paraître en français en 1993 ., dans les plantations d’Andalousie ou du Péloponèse, ne saurait être considérée comme le couronnement logique et conceptuel de la segmentation, son perfectionnement. Le recours aux migrations internationales ayant pour statut juridique la condition de travailleurs temporaires a constitué durant les Trente Glorieuses l’élément majeur de resegmentation du marché du travail au moment où s’affaiblissaient les segmentations traditionnelles (aides familiaux, femmes cantonnées dans le travail d’appoint). Le ralentissement des flux d’approvisionnement en travail exogène. la combativité plus forte des nouvelles couches de migrants et le vieillissement des migrants installés à long terme, ont posé nettement la question de la survie de ce système, et d’une nouvelle légitimation. L’ethnisation du marché du travail constitue actuellement une réponse à une logique précise d’antagonisme entre les groupes sociaux à la recherche de compromis qui peuvent être autant d’échappatoires à des remises en cause plus globales. En s’approvisionnant en effet à partir des communautés étrangères, des minorités, les segmentations du marché sont transformées, mais surtout reconduites et relégitimées. Les communautés d’origine étrangère (c’est-à-dire issues de la migration) se transformeront en minorités si aux conditions d’inégalité institutionnelle. les individus répondent en se regroupant le plus souvent pour se défendre, et en générant des formes d’organisation qui présentent à leur tour l’avantage économique de minimiser les coûts de transaction (circulation de l’information, acceptation des hiérarchies, économie dans la formation et la transmission du capital culturel, homogénéisation des réactions et donc amélioration de la prévisibilité des réactions. gratuité de formation et de fonctionnement des réseaux, sécrétion d’un ordre catalectique partiellement substitutif à l’ordonnancement juridique lorsque ce dernier devient ou est un obstacle à l’accomplissement ou à la multiplication des transactions[[Sur la relation entre économie souterraine et structure communautaire des migrations cf. notre contribution, “Dynamique des migrations internationales et économie souterraine, comparaison internationale et perspectives européennes” in Montagné-Villette S. (sous la direction de) Espaces et travail clandestins, Masson, Paris, 1991, pp. 113-121.). Cet élément devient crucial lorsque plusieurs marchés nationaux sont mis en communication et concurrence.
Thèse 4. Il y a continuité entre le fonctionnement du marché du travail grâce à l’infériorisation du travail exogène et la constitution de minorités sur le plan civique et politique. La règle de passage de l’un à l’autre est la suivante : plus, dans le premier mode de fonctionnement, l’infériorisation institutionnelle et juridique aura été forte, plus les probabilités d’éclosion de systèmes de minorités seront grandes. Comment entendre cette gradation dans l’infériorisation juridique ? On dira par exemple que le système de l’esclavage qui finit par façonner la structure de la famille en fonction du droit de propriété des enfants est plus infériorisant que le système européen des migrations de travail permanentes; que le système américain de migration d’installation définitive (de peuplement) est plus léger que les deux précédents, que le système sud-africain, avant son très récent démantèlement, était plus fort que les trois précédents et moins fort que le premier). Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante, car entre en ligne de compte non moins nécessairement, le degré de consistance propre des populations concernées : une population totalement destructurée ou assimilée perd, si l’on ose dire, ses avantages comparatifs par rapport à la population où elle se fond. Pour revenir à la règle générale, les Noirs américains sont devenus des minorités par excellence, et l’avantage de les conserver comme minorités dans la société américaine s’est confondu presque exclusivement avec les avantages de l’exploitation du travail banal puis du travail qualifié non reconnu (discrimination). Le même phénomène quant à son résultat, s’est produit pour les Eta (buraku-min) au Japon, bien que l’infériorisation ait en l’espèce un fondement très discuté, mais indubitablement religieux : la catégorie de l’impureté dans la religion shinto doublée de l’interdiction de tuer bouddhiste[[Sur les huraku-min voir les travaux de .Jean-François Sabouret, dont un petit aperçu figure dans L’Etat du Japon ( sous la direction du même), La Découverte, Paris, 1988, pp. 244-45. Sur la stratification ethnique et productive des sociétés industrielles cf. Freeman G., Immigrant Labor and Racial Conflict in Industrial Societies, The French and British experience, 1945-1975, Princeton University Press, 1975 et Hechter M. , Internal Colonialism, The Celtic Fringe in British National Development 1536-1966, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1975 .
. Mais les “coolies” chinois aux Etats-Unis, en Australie, fortement discriminés, non à partir de l’esclavage institutionalisé mais par le biais du statut de travailleurs temporaires jusqu’à l’interdiction pure et simple de l’immigration en provenance de l’Asie ont développé des formes communautaires qu’on retrouve dans le cas des Sino-Vietnamiens de Cochinchine réémigrés en 1975 aussi bien en Amérique qu’en Europe.
Thèse 5. Cet élément est trop général, trop développé pour être caractérisé indépendamment de l’évolution globale du rapport de régulation. Nous avons illustré ailleurs[[Moulier Boutang Yann , “Economie du statut des migrants dans les démocraties industrielles” in L’immigration face aux lois de la République ouvrage collectif sous la direction de E. de Rudde Antoine, chap. 2, Karthala. Paris, 1992. les conséquences de ce statut particulier dérogatoire de la main-d’oeuvre étrangère dans les démocraties industrielles. Ici nous intéressent plutôt les raisons de la généralité et de la permanence de cet état de choses. Phénoménologiquement on peut en effet parler d’une structure rigide de la division sociale et technique du travail (la première étant alimentée par la seconde puis la nourrissant). La loi est la suivante: les travaux socialement les moins valorisés (en grande partie les moins qualifiés mais pas nécessairement) sont pourvus de façon structurelle par les migrants internationaux puis par les minorités (dans certains cas, ceux-ci se retrouvent plus bas dans l’échelle du marché du travail que ceux-là). Il s’agit d’un phénomène durable et statistiquement irréversible au même titre que l’exode rural, la substitution, ou le remplacement à l’envers paraissant aussi utopique que le retour des populations urbaines vers les campagnes. Quelles en sont les implications au niveau macro-économique ?
La rigidité de la division du travail à la baisse ou le vrai compromis historique
Thèse 6. Nous proposons, pour caractériser cet état de fait, de recourir à l’expression de rigidité de la division du travail à la baisse. L’intention bien évidente de cette terminologie est de faire écho à la célèbre distinction keynésienne. A notre sens elle s’avère non seulement complémentaire de la première au sens où elle a été oubliée dans la caractérisation de l’Etat keynésien et des compromis sociaux qui ont présidé à la période de croissance des Trente Glorieuses, mais elle est aussi le fondement profond de la première rigidité si obscure et si souvent attaquée par les économistes depuis la Théorie Générale.
Il existe en effet une tension dans l’ouvrage de Keynes de 1936, entre l’idée, d’une part, d’une rigidité des salaires à la baisse dans l’horizon du court terme (on sait que puisqu'” à long terme nous sommes tous morts”, Keynes s’attache à un horizon de court terme et n’a de cesse de le souligner), et d’autre part, cette autre modification fondamentale qu’il introduit par rapport à l’analyse des “classiques” (les néoclassiques), – il insiste beaucoup là-dessus également – à savoir que le raisonnement ne s’effectue que sur les salaires nominaux, c’est-à-dire en unités monétaires et non en unités dites réelles (biens-marchandises).On sait que cette idée de la rigidité nominale des salaires à court terme a fourni à la théorie du déséquilibre son schème formel majeur: l’équilibre de sous-emploi à prix fixe et à court terme. Cette hypothèse tenable exclusivement à court terme, pouvait s’appuyer soit sur l’acceptation du message keynésien, soit demeurer compatible avec un cadre néo-classique où l’ajustement macro-économique s’opère avec un certain délai (qui peut devenir un délai certain) sur les quantités puisque les prix sont très visqueux sinon rigides… On connaît les conséquences de ce réexamen de la théorie néo-classique du marché du travail et du chômage : il peut y avoir présence de chômage involontaire à l’équilibre[[Pour une synthèse récente et élégante cf. le manuel de Phelps E.S. Economie Politique. Fayard, 1990, char. 16 , p. 474.. Or si Keynes explique que la théorie économique n’a nul avantage à se rabattre sur la solution de la baisse des salaires (la catastrophe de 1926 en Angleterre qui suivit la réévaluation de la livre sterling, l’enseigne), son discours n’est sans doute pas dénué, et à dessein, d’ambiguité[[Sur cette ambiguïté délibérée cf. F. Poulon et treize économistes, Les Ecrits de Keynes. Dunod. en particulier l’introduction et l’article de Keynes déjà cité.. Il peut être interprété de deux façons :
1) il peut être reçu dans une version minimaliste et compatible avec la théorie standard: au niveau microéconomique, la déflation salariale est dommageable par ses conséquences sociales, et se paiera à moyen terme sur le plan économique; au niveau macro-économique elle empêche en effet :
a) la formation prévisible de la demande effective et son indispensable lisibilité pour prévoir un niveau correct d’investissement de l’ensemble des entreprises ;
b) elle empêche, d’autre part, la constitution d’un mécanisme régulateur d’ensemble au niveau de la gestion de l’offre centrale de monnaie, des taux d’intérêt et des dépenses publiques. La rigidité des salaires, du fait qu’elle est seulement nominale, permet, après le détour par la gestion macro-économique, de retomber sur ses pieds (lisons sur l’orthodoxie), c’est-à-dire d’obtenir une baisse réelle des salaires après la hausse des prix et la dévalorisation du poids relatif des salaires dans le revenu national par l’investissement, et l’introduction du progrès technologique.
Ces seconds moyens de réduire l’hypothèque que fait peser l’acceptation de la hausse nominale des salaires sur la profitabilité, présentent toutefois l’inconvénient d’appartenir clairement au long terme. Ce qui n’était pas le propos de Keynes. Mais après tout, sa plus célèbre phrase pourrait n’être qu’une boutade, un écho de la majeure du célèbre syllogisme: tous les hommes sont mortels, l’économie est humaine, donc l’économie est mortelle. L’abandonner ne serait pas si grave. Si l’on tient à la distinction court terme / long terme, c’est surtout à travers la manipulation des prix, et surtout à travers celle de l’argent (donc de l’offre de monnaie) que l’on peut retomber sur le cas général du raisonnement néo-classique (le marché du travail en termes réels et non nominaux) dont le cas examiné par Keynes ne serait qu’un exemple (celui d’une rigidité temporaire microéconomique des rémunérations et du processus par lequel la politique macro-économique parvient à éliminer cette perturbation). Et l’on comprend effectivement dans ce cas le sens de l’objection célèbre de Friedmann à propos de la courbe de Phillips : mais que se passe-t-il si les salariés d’abord victimes de l’illusion monétaire, finissent par se rendre compte du tour de passe-passe que l’Etat leur joue au niveau réel et se mettent à fixer les demandes salariales en termes réels, c’est-à-dire en neutralisant l’illusion nominale ? Accepter la rigidité nominale des salaires, dit Friedmann, ne conduit pas à un niveau d’emploi supérieur, mais à un taux d’inflation relancée en spirale et augmentant le chômage.
2) La deuxième interprétation plus incompatible avec le modèle classique récuse radicalement et la possibilité de mener une analyse en termes non monétaires, donc non nominaux et les problématiques d’équilibre au profit d’une analyse du circuit[[.Cf. .Barrère A. Déséquilibres économiques et contre-révolution keynésienne, Economica, Paris. 1979.. C’est en fait la nature de la compréhension de la rigidité à la baisse des salaires qui s’en trouve modifiée. Celle-ci ne porte pas sur le salaire réel, c’est seulement sur le salaire nominal qu’elle est concevable pour son auteur; et c’est au niveau de l’Etat (de l’investissement global, de la gestion de la monnaie et du taux d’intérêt requis) que peut être organisé un circuit dynamique rendant compatibles la profitabilité (l’efficacité marginale du capita1)[[La Théorie générale, chapitre XI sur l’efficacité marginale du capital ( Payot, Paris, 1949, p. 150 ) ; si la dimension du rendement escompté d’un investissement peut être susceptible d’une analyse en termes d’équilibre partiel, celle de son prix d’offre au coût de remplacement qui seul détermine la profitabilité du capital ne peut plus l’être. et le respect des niveaux historiquement consolidés de la demande globale. Or si l’horizon keynésien, radicalement incertain (c’est-à-dire imprévisible par calcul en termes de probabilité sur le long terme, ne se réduit pas à la correction marshallienne de l’équilibre général walrasien instantané et simultané, et appartient bien à celui du court terme; si, d’autre part, la rigidité des salaires à la baisse s’exprime au niveau nominal, et non réel (entendu comme le pouvoir de dépense de la demande globale), il reste à expliquer le paradoxe que la demande globale est bien le concept central et qu’elle est, elle, bel et bien réelle, par rapport au caractère nominal des salaires. Bref qu’elle n’est pas vidée de son sens immédiatement et simultanément par une manipulation concomitante de la monnaie (inflation, taux de change, hausse des taux d’intérêt). Autrement dit, ou bien la “demande effective” permet à l’économie de construire un nouvel équilibre durable à un niveau supérieur et des rémunérations et de la productivité, ou bien elle n’est qu’une fiction momentanée (la fameuse illusion : ce que les salariés peuvent gagner est strictement inscrit dans les limites des gains de productivité et quelques mois d’avance n’y changent rien) et dans ce cas l’on retombe sur l’objection des néo-classiques. Si l’on choisit la première solution, comment justifier que cette rigidité des salaires à la baisse n’est ni un tour de passe-passe (la fiction nominale), ni une simple anticipation sur le futur, donc le rééquilibrage sur le long terme, ce qui tricherait avec l’horizon de court terme de la Théorie Générale ?
Reprenons le raisonnement: soit la détermination des salaires nominaux dans une économie au niveau des différents agents qui la composent (agents individuels de la théorie néo-classique mais aussi agents collectifs comme les syndicats de salariés, les syndicats patronaux, et les pouvoirs publics en tant que garants ou autorités tutélaires des négociations contractuelles ou encore déterminant le salaire minimum et les coûts “réglementaires” du travail). Cet ensemble volens nolens détermine à court terme la quantité globale des salaires. D’autre part, toujours dans le court terme, et dans la même période, l’Etat dispose d’instruments de politique économique (budgétaire, monétaire) qui peuvent organiser, en anticipant immédiatement les liquidités nécessaires, grâce à la régulation de la création monétaire, et aux dépenses publiques. un niveau d’investissement tel que l’offre de biens se règle sur la demande globale et non l’inverse, et que l’emploi soit le plus grand possible. On connaît les analyses de la validation de la création monétaire, et des dépenses publiques gagées d’une part sur les gains de productivité attendus qui rendront compatible ex post ce qui apparaît souvent aux agents économiques particuliers comme inconciliable ex ante (notamment en raison de l’érosion des profits due à une augmentation des salaires nominaux) et d’autre part sur la relance économique qui diminue le coût considérable du sous-emploi. Seulement il y a une difficulté, c’est qu’il s’agit d’un pari sur le futur, car cette validation n’interviendra que dans la période suivante au mieux (quand il s’agit de productivité de l’appareil industriel nous savons que nous changeons d’échelle et qu’il vaut mieux parler “d’après demain” selon la citation célèbre). Mais alors nous sortons du court terme.
Et pourtant c’est la demande effective qui doit guider la politique économique. Cette notion pour laquelle Keynes n’a de cesse de chercher la paternité rassurante de Malthus et de sa demande “potentielle”, est compliquée à comprendre. S’il s’agit simplement de la partie des revenus affectée à l’achat des biens par la population selon sa propension marginale à consommer, on ne voit pas la nouveauté de Keynes par rapport à Boisguilbert ou Quesnay, sinon dans une généralisation de ce résultat connu de l’économie politique classique à savoir qu’on ne peut compter comme acheteurs de la production que les revenus effectivement formés et devant être effectivement dépensés au terme de la période considérée. Et nous sommes reconduits à un difficulté nouvelle: le raisonnement classique se faisait chez Malthus en pouvoir d’achat réel. Or on se prive ainsi de la possibilité de comprendre indubitablement pour Keynes, les véritables flexibilités de l’économie, et, par voie de conséquence, de la politique économique, puisque la monnaie va rendre compatibles dans une perspective de croissance les aspirations antagonistes des entreprises et des salariés, ce qui autrement se traduirait par un équilibre stationnaire de jeu à somme nulle, ou plus subtilement, par un troc (contrat) implicite par les salariés de l’emploi d’après-demain contre une diminution de leur part du revenu national en faveur du profit. En fait, le concept de demande effective n’est concevable que si l’on ne le sépare pas du postulat de rigidité des salaires nominaux à la baisse. Dans ce dernier se trouve enregistré dans l’économie, au coeur même de la formation du revenu national dans son volume et sa structure. le caractère inéliminable des droits acquis, la structuration juridico-institutionnelle de la quantité économique : la demande effective est le pouvoir d’achat, la norme de consommation (Aglietta, 1976)[[Aglietta M. Régulation et crise du capitalisme.. l’expérience des Etats-Unis, Calmann-Lévy, Paris, 1976., elle correspond à l’acceptation de l’antagonisme ouvrier et salarié au coeur même du système (Negri, 1968)[[Negri A, ” J. M. Keynes et la théorie capiTaliste de l’Etat en 1929″, in Negri A., La Classe ouvrière contre l’ETaT, Galilée, 1978, pp. 47 et passim.. Au delà des garanties formelles que confère l’ordonnancement juridique, elle se trouve inscrite dans la constitution matérielle, le substrat de l’économie (la croissance), et ne peut donc faire l’objet d’une remise en cause permanente. Variable indépendante, elle n’est plus contrôlable à partir d’une variation des taux d’intérêt, et de change.
Pourtant, que nous ont appris les quinze années qui ont succédé aux Trente Glorieuses ? Que la part de salaires dans le revenu national, restée assez étale (il est vrai qu’avec le doublement de celui-ci tous les quinze ans, il ne s’agit que d’une stagnation relative) jusqu’à 1975, a ensuite été sévèrement rognée, et qu’avec la reconstitution des profits l’investissement a cessé la grève. Quid de la fameuse rigidité des salaires à la baisse ? Un keynésien logique soulignera précisément que l’on est entré dans une logique de sous-emploi durable, et de stagnation ou de sévère ralentissement de la croissance précisément à partir du moment où à la politique de contention des salaires s’est trouvée substituée une politique de déflation salariale (lutte contre l’inflation par les coûts, arbitrage en faveur du chômage contre l’inflation). Mais y compris durant la période de l’âge d’or de Keynes (les années soixante de l’économie américaine). est-il vrai que la compatibilité des rémunérations salariales avec les augmentations globales de productivité (ce credo commun des planificateurs et des syndicalistes les plus intelligemment réformistes) n’a pas été assurée ex post, à moyen ou long’ terme, par l’inflation, par des mécanismes retardateurs de la négociation collective, de l’échelle mobile ?
La vérité est que la rigidité des salaires à la baisse n’a pas revêtu au niveau macro-économique, sous la forme des rémunérations du travail salarié, ce caractère déséquilibrant : en dehors de phénomènes de rattrapage du coût du travail à l’échelle internationale à partir de niveaux très bas (par exemple l’Italie des années soixante, soixante-dix), ou de rattrapage des bas salaires dans un pays donné (la France d’après 1968), la progression des salaires a rarement dépassé durablement celle de la productivité. Pourtant doit-on penser que la crise ouverte dès le début des années soixante-dix (le tournant est le rapport de l’OCDE sur l’inflation) et consolidée après 1975 a été un simple rêve ?
Nous ne croyons pas. Il reste alors une possibilité: celle que la rigidité des salaires à la baisse demeure certes nominale, mais en même temps qu’elle renvoie en fait sur le court terme à quelque chose qui ait beaucoup mieux résisté à toute politique macro-économique de manipulation des quantités nominales de la rémunération du travail: et c’est la rigidité de la division du travail, if you please, la structure des prix relatifs du travail qui est restée, elle, d’une considérable rigidité malgré toutes les prévisions néoclassiques de péréquation des salaires par le marché selon les zones, les branches, en fonction de la rareté ou de l’abondance.
Posons-nous une question que seul le déroulement de cinquante ans d’histoire du salaire après Keynes nous permet de formuler: et si le compromis historique salarial passé avec la classe ouvrière dont Keynes représente la conscience la plus lucide, avait porté davantage sur les quantités réelles, pour le coup, non des prix et du marché, mais de la division hiérarchique du travail ? Si l’augmentation des salaires nominaux, sans cesse remise en cause dans la course poursuite des rémunérations et des prix et du prix de l’argent et de la monnaie nationale, avait été doublée d’une garantie implicite (non pas celle d’une assurance contre le chômage) de ne plus retomber dans des marchés situés hiérarchiquement plus bas ? Il s’agit bien sûr d’une analyse simplificatrice qui lisse les cas limites parfaitement concevables à la marge, d’exclus, de pauvres quart-mondisés et par conséquent assignés à l’échelon le plus bas du marché du travail.
Quel est l’acquis pour toujours des salariés sous l’ère keynésienne dans les pays développés qui n’a pas été substantiellement entamé par quinze ans de nouveau type, à défaut de régime de croissance ? Certainement pas une réduction forte des inégalités de revenu, et encore moins de patrimoine. Ni une garantie de progression continue et rapide du revenu (cela n’est plus vrai depuis 1975). En revanche la probabilité pour un homme adulte, national, blanc, disposant d’une qualification sociale moyenne, de ne plus devenir le col bleu tâché de cambouis, le travailleur manuel banal, l’employé des travaux les plus rebutants ou de nuit, s’est fortement accrue. Car il y a des “gens” pour ça : entendons des catégories de main-d’oeuvre “qui s’y collent” de par leur statut, de par leur provenance, et grâce à une structure internationale des prix relatifs du travail en général.
Tout indique que cette garantie est très solide, parce que la division technique du travail est aussi une division sociale, et que loin d’être modifiable aisément par des ajustements de prix à la marge – les seuls qu’admettent les économies développées sauf à inscrire sur leur agenda la révolution, ce qui n’est vraiment pas leur cup of tea – ce sont plutôt les prix et les quantités qui s’ajustent à la structure sociale, comme sa légitimation, et le lubrifiant d’un moteur.
La hiérarchisation, la pluri-segmentation du marché du travail. son ethnicisation croissante témoignent d’une rigidité à la baisse de la division du travail. Elles en sont le produit. Mais il s’agit d’une conséquence non voulue, un contre-effet, car le paradoxe tient à ce que c’est la poussée égalitaire du salariat national qui conduit à un compromis qui consolide des divisions au sein du marché du travail. On s’est aperçu depuis longtemps que si, en matière de comparaisons internationales, le niveau des salaires peut connaître des rattrapages. ou des retards d’un pays à l’autre assez sensibles en dix ans. la structure des salaires au sein de chaque ensemble national, était. elle. très stable et très difficilement modifiable à court ou moyen terme. La méthode la plus efficace pour bouleverser le prix du travail entre les pays, la politique des taux de change, laisse la plupart du temps intacte la structure et la hiérarchie interne des prix.
Pour revenir à Keynes, la rigidité à la baisse de la division du travail, contrairement à celle du prix du travail, n’est ni purement nominale, ni de long terme. Et les panoplies de la politique monétaire ou budgétaire n’ont qu’un effet très faible sur elle à court terme. Quant à ses relations avec le marché, on pourrait les définir doublement: d’un côté, comme pour l’entreprise, autre forme d’organisation, la division sociale et technique du travail produit pour le marché mais pas exclusivement pour lui ; elle produit aussi pour l’ordre, la puissance. De l’autre, elle inscrit dans une situation nationale, et dans un marché semi-ouvert, une hiérarchie qui reflète partiellement au moins, la structure des prix relatifs du travail, mais également l’organisation du salariat et de la division mondiale du travail.
Ainsi au terme de ce long détour par Keynes nous pouvons rassembler déjà quelques conclusions provisoires. Au fur et à mesure que l’Etat fordiste ou keynésien a maîtrisé et contourné dans un équilibrage dynamique, la rigidité nominale des salaires et celle plus globale des revenus (l’inflation de la dernière guerre au milieu des années soixante-quinze apparaissant comme un moyen de faire baisser le coût de l’investissement), la rigidité des salaires à la baisse s’est muée de plus en plus en une rigidité de la division du travail qui a accéléré la segmentation et l’ethnisation du marché du travail. Les physiocrates partaient en guerre à la naissance de l’économie politique contre les péages et les octrois qui affamaient les villes. Keynes a contribué à liquider le résidu bourbonien de l’étalon-or. Dans les deux cas les adversaires de ce grand coup de balai prédisaient l’ingouvernabilité du monde. Il ne vient plus à l’idée de qui que ce soit de soutenir aujourd’hui que l’on soit incapable de régler la production de grain sans péages ou octrois, ou que l’abandon du gage d’une monnaie sur une contrepartie matérielle ait ruiné le crédit ou détruit les liquidités. Dans le domaine de la circulation des hommes sur cette terre et de droits civiques à l’intérieur de chaque pays, il reste quelques octrois et quelques Bastille à abattre. Faute de cette mise en équivalence, jamais la rigidité de la division du travail à la baisse ne se changera en demande effective sur laquelle asseoir un nouveau régime de croissance.