Les droits de l’homme se sont historiquement constitués en référence à un droit naturel à la sécurité. Il semble donc difficile de limiter la puissance souveraine en s’appuyant sur le droit naturel qui l’institue. Nous sommes alors asservis aux différentes formes de protections juridiques que l’ordre politique accorde au désir de sécurité qu’il exploite en nous.
Par les temps qui courent, il semble judicieux d’affirmer que l’intensification des politiques sécuritaires, décidée par les États occidentaux, porte atteinte au respect des droits de l’homme. Cette opinion ne résiste pas à une enquête minutieuse, mais, en aucun cas, pour les raisons que l’on allègue généralement. C’est ce qui ressort d’une simple étude archéologique de la pensée des droits de l’homme.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote développe une conception du droit particulièrement instructive. Selon lui, le droit ne saurait se réduire à la justice légale, au respect des lois, le concept de droit s’élabore à travers l’étude de la justice particulière[[Éthique à Nicomaque V, 4,5,6,7. Cf. Michel Villey Le droit et les droits de l’homme, PUF, 1983.. Une première espèce de la justice particulière est “celle qui intervient dans la distribution des honneurs ou des richesses ou des autres avantages qui se répartissent entre les membres de la communauté politique…”[[Éthique à Nicomaque V,5.. Le droit[[La langue grecque (to dikaion) contrairement au latin ne distingue pas les deux termes (jus/ justum). consiste en un juste partage des biens, il suppose la découverte d’une forme d’égalité. C’est un secteur de la réalité, une juste proportion visée par le juge à chaque fois que des biens doivent faire l’objet d’un partage[[La justice corrective, seconde espèce de la justice particulière vise à restaurer une égalité qui a été rompue.. Dans un sens dérivé, il est possible de se référer à un droit de l’individu, entendu comme la part dévolue à chacun, une fois la juste proportion déterminée.
Ainsi le concept de droit présente trois caractères : il est l’objet d’une recherche parce qu’il est une relation inscrite dans les choses, qui ne se déduit pas de la volonté du législateur; il exprime toujours une égalité immanente à un rapport social, il est en ce sens naturel; il doit être reconnu par une autorité politique afin que des individus puissent revendiquer leurs droits.
Droit naturel et loi naturelle
Cette conception du droit naturel antique va se trouver progressivement occultée par le développement concurrent de la tradition de la loi naturelle. Au caractère variable et immanent du droit naturel[[Aristote, Éthique à Nicomaque V,10., s’oppose l’invariabilité et la transcendance de la loi naturelle. Désormais, la justice ne s’inscrit plus originairement dans une communauté politique, dotée d’une nature, mais elle consacre une relation d’obéissance qui s’établit entre l’homme et la loi. Avec la doctrine chrétienne de la loi naturelle, l’animal politique dont la nature est tout entière liée à l’ordre social se transfigure en être sociable par nature à la lumière duquel on pourra édifier la société politique. Le fait que la justice ne s’inscrive plus directement au sein de l’ordre social, mais dans le cœur de l’homme, manifeste l’apparition d’une transcendance nouvelle dans la relation que l’homme entretient avec l’ordre politique. C’est parce que l’homme est porteur, par l’entremise de la loi naturelle, d’un ordre de valeur qui transcende la société qu’il doit être placé à l’origine de sa formation. La justice des lois positives est tributaire de leur conformité à cette loi naturelle innée. L’édification de l’ordre social à partir de lois naturelles comporte néanmoins des difficultés inextricables puisque leur teneur morale, voire religieuse, se révèle beaucoup trop imprécise et générale, pour permettre de statuer, par exemple, sur la juste distribution des biens et des charges dans une société[[Ainsi, la loi naturelle qui interdit le vol ne peut suffire, comme précepte de droit, à organiser une répartition. De même pour le principe moral de charité. .
Désormais, la fonction du droit positif ne peut être que de sauvegarder une forme de justice dont la transcendance s’impose à l’ordre politique. Alors que pour Aristote l’exercice de la justice corrective, dont l’objet est de rétablir un rapport d’égalité lorsque celui-ci a été rompu, est subordonné à la mise en oeuvre d’une juste distribution des honneurs et des richesses.
La dissipation de la question de la justice distributive et l’intensification de la fonction de conservation dévolue au droit positif vont se trouver encore accentués par la manière dont le droit naturel subjectif va progressivement supplanter la tradition de la loi naturelle. Comme le remarque Michel Villey[[Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Montchrétien, 1976., si l’invocation de lois naturelles et rationnelles suspend la question de la justice distributive, elle est apparue néanmoins pour certains comme un “garde fou” qui empêche l’activité législative de sombrer dans le positivisme.
Les penseurs modernes, comme Hobbes et Locke, n’auront plus qu’à estomper l’origine divine de la loi naturelle pour la déduire du droit naturel de l’individu, qui suspend les injonctions morales immanentes à la nature humaine.
A quelles conditions peut-on inférer un droit de l’homme naturel ? A condition de récuser l’être non plus politique mais sociable de l’homme, de l’envisager en dehors de toute société politique, comme un individu à l’état de nature. Il s’agit alors d’expliquer la formation de la société politique non plus en référence à la transcendance d’un ordre moral, mais à partir de désirs naturels, supposés constants. Selon Hobbes, la crainte de la mort violente est ce foyer primitif de la justice auquel il faut rattacher tout pouvoir naturel pour le transformer en droit subjectif[[“Justice ou injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l’esprit” (Léviathan XIII, trad. française, éditions Sirey, p. 126).. Cette justice primitive est l’unique source du droit subjectif, de la jouissance d’une liberté illimitée, affranchie de toute loi.
L’homme avide de gloire ne dispose d’aucun droit. “Le droit de nature…est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation…de sa propre vie”[[Lév XIV p. 128.. Le désir qui dérive nécessairement de la crainte d’un péril est assimilé à une volonté libre[[Lév XXI p. 222.. La liberté naturelle traduit simplement ici l’absence d’obstacles légaux qui pourraient contraindre, de l’extérieur, la volonté nécessaire de disposer de tous les moyens pour sauvegarder notre vie[[Lév XIV p. 128..
Comme l’a déjà souligné Hobbes, ce désir de sécurité est indissociable d’un désir illimité d’accumulation : “on ne peut pas rendre sûr, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède présentement”[[Lév XI p. 96.. Alors que Locke justifie moralement le droit illimité d’acquérir par sa conséquence présumée, le bonheur de tous, allant jusqu’à soutenir, parlant “des différentes nations de l’Amérique”, que “là bas, le roi d’un territoire vaste et fertile est moins bien nourri, logé et vêtu qu’un journalier en Angleterre”[[Second Traité du gouvernement civil V,41., Hobbes rattache l’accumulation des richesses, avec une grande acuité, au seul désir de sécurité.
Droits de l’homme, droit naturel, souveraineté
Mais peut-on véritablement assurer la déduction des droits de l’homme à partir du droit naturel, n’est-ce pas tenter de limiter la souveraineté en s’appuyant sur ce qui l’institue ? Alors que la notion de souveraineté s’est développée indépendamment de la tradition du droit naturel subjectif[[“…la première marque du prince souverain, c’est la puissance de donner loi à tous en général, et à chacun en particulier; mais ce n’est pas assez, car il faut ajouter sans le consentement de plus grand, ni de pareil, ni de moindre que soi” ( Bodin, La république I,8 p. 160)., il est surprenant de constater que les théories modernes de la souveraineté vont s’élaborer en s’appuyant sur l’idée d’un transfert du droit naturel de l’individu. Dans cette perspective, la souveraineté politique n’est rien d’autre qu’un droit naturel absolu.
Hobbes, comme Locke, empruntent à l’école du droit naturel la thèse de l’origine contractuelle de la souveraineté. La source de la souveraineté réside dans le pouvoir que chacun possède par droit de nature de se gouverner soi-même[[Lév XVII p. 177., tandis que son fondement se trouve dans la convention par laquelle les individus consentent à transférer une partie de ce droit naturel pour garantir leurs droits inaliénables à la sécurité et à la propriété.
Si “personne ne peut conférer à un autre plus de pouvoir qu’il n’a en lui-même”[[Locke, Second Traité XI, 135 p. 243., il faut donc distinguer la partie du droit naturel dont on se dépouille pour instituer la souveraineté de celle qui, précisément parce qu’elle ne saurait être l’objet d’un transfert, assigne au pouvoir souverain sa fin légitime. Les individus se démettent du droit que leur confère l’état de nature de se gouverner eux-mêmes afin de protéger leur liberté et leur propriété inaliénables. “Les droits de l’homme” coïncident avec la partie inaliénable du droit naturel. La fin de la société politique est donc d’assurer la protection des désirs de sécurité et d’accumulation qui ont présidé à son institution.
Selon Hobbes, la fin recherchée par la société civile, la sûreté des sujets, n’est pas un principe de limitation de la souveraineté mais la justification ultime de son absoluité.
Seul un pouvoir absolu parviendra à réduire les dissensions entre citoyens, à les soumettre, comme le requiert la paix civile, à une seule volonté souveraine[[Les citoyens perdent ainsi le droit d’agir selon leur conscience, c’est-à-dire selon leur opinion privée (Lév XXIX p. 345). . La restriction des libertés publiques se présente comme la condition de la sûreté des droits privés. Si les sujets ne vivent plus dans l’état de nature les uns par rapport aux autres, l’état civil, conçu par Hobbes, ne parvient pas à dépasser l’état de nature dans les relations que les citoyens entretiennent avec la puissance souveraine.
Comment concilier cette orientation absolutiste[[La fin de l’activité législative est la restriction du droit naturel de l’homme (Lév XXVI, p. 285-286). Il est inéluctable que des “incommodités” résultent de l’institution d’un pouvoir souverain (Lév, XVIII, p. 191; XX p. 219). Le “nom de tyrannie ne signifie rien de plus, ni rien de moins, que celui de souveraineté” (Lév, révision et conclusion, p. 717). avec l’inéluctable persistance d’une partie du droit naturel[[“Il est nécessaire à la vie humaine de retenir certains droits” de nature (Lév, XV p. 154). dans la société civile ? Il n’y a, semble-t-il, aucune conciliation possible, le transfert de droit ne restreint aucunement le droit naturel de sauvegarder sa vie : “en lui permettant de me tuer, je ne suis pas tenu pour autant à me tuer moi-même s’il me l’ordonne”[[Lév, XXI, p. 230.. Nous assistons donc à la collision de deux légitimités antagonistes, car les sujets n’ont pas abdiqué tout droit de résistance. Notre liberté s’étend à tout ce qu’il est impossible de transférer par convention[[Ibid.. Ce que Hobbes limite ce n’est pas la souveraineté, mais la puissance du consentement, il existe des droits qu’aucun homme ne peut transmettre quand bien même il le désirerait ardemment[[Lév XIV, p. 131-132; XXI, p. 233-234..
L’originalité de la pensée de Hobbes consiste à souligner qu’il est impossible d’ériger des droits qui supposent une quelconque limitation du pouvoir souverain. Les hommes ne détiennent de véritables droits naturels que si leur violation entraîne la suspension, voire la suppression, de la souveraineté de l’État. Il est illusoire de penser qu’un droit de l’homme pourrait limiter la souveraineté politique, il parvient simplement à l’instituer ou à la destituer[[Il est de l’essence de la souveraineté d’être absolue (Lév XX, p. 219)..
Locke adopte évidemment une position moins radicale, puisque, selon lui, le droit de résistance est collectif, suppose simplement une situation de guerre entre le souverain et la majorité des citoyens et non une décomposition de la société politique. La destitution du gouvernement n’implique pas la dissolution de la société, du lien social. Ce droit de résistance collectif doit être, au contraire, distingué de la rébellion illégitime des particuliers [[Traité XIX, 227., à laquelle le roi participe lorsqu’il se transforme en tyran[[Traité XIX,230-232.. Ce qui laisse présager qu’une tyrannie de la majorité[[La majorité chez Locke n’intègre pas nécessairement l’ensemble des citoyens et peut ne pas être démocratique. des propriétaires pourra s’exercer sur des indigents isolés auxquels on ne reconnaît qu’une capacité à se rebeller[[ Sur la description par Locke de la situation enviée du journalier (Traité V,41). Cf. la critique marxiste du droit, comme simple légitimation d’un rapport d’exploitation (La question juive).. Le rebelle apparaît donc comme celui pour qui la question de la justice distributive, de l’égale répartition des honneurs et des richesses, possède une légitimité irréductible.
Paradoxe et tyrannie des fins
La théorie du droit naturel moderne apporte donc une contribution paradoxale à la défense des libertés individuelles puisque la reconnaissance de la primauté des exigences individuelles, désormais sanctifiées comme droits naturels, institue une souveraineté absolue. Dans le cadre de la pensée moderne, il devient impossible de conserver le moindre droit de résistance lorsqu’un État investit sa puissance absolue au service de la sauvegarde des droits inaliénables et imprescriptibles. Les droits de l’homme ne permettent pas de penser la persistance d’un droit de résistance dans un régime légitime[[Traité XI, 135..
Alors que les droits subjectifs naturels se sont forgés en s’émancipant de la tutelle de la loi naturelle et morale, il est surprenant de constater que c’est davantage comme idéal moral que comme instrument juridique que les droits de l’homme limitent la positivité du pouvoir. S’il est impossible de s’opposer à une loi au nom d’un principe juridique[[Excepté le cas ou elle est jugée non conforme à la constitution., il reste toujours possible de le faire au nom de la notion plus ou moins confuse de la dignité humaine: l’homme est porteur de virtualités dont le sacrifice est injuste.
Néanmoins, la pensée des droits de l’homme n’a pas seulement légitimé l’institution d’une souveraineté absolue, elle exerce d’une manière insidieuse une véritable tyrannie des fins. En effet, les théoriciens du droit naturel moderne ont réduit les virtualités de la nature humaine à une somme de désirs fluctuants et imposent à chaque citoyen une définition du bonheur. Ainsi se manifeste la nature démiurgique de la société moderne qui institue la nature de l’homme à laquelle elle reconnaît une existence juridique. Spinoza a justement souligné que l’on peut être alterius juris, relever du droit d’un autre, tout en bénéficiant d’un accroissement de l’étendue de nos droits garantis par l’État. Il s’agit en réalité de sauvegarder les conditions juridiques de la satisfaction de désirs qui nous ont été imposés[[Traité Politique II,10 et 15.. Notre droit se fonde alors sur un désir de sécurité et d’accumulation aliéné. Notre sécurité est donc relative à la prévision de la régularité de l’ordre économique et social, toujours à la merci d’un événement imprévisible.
Quels sont les droits dont je dispose face à une autorité qui a créé les conditions affectives pour que je lui transfère l’usage de ma puissance ? Comment résister à une puissance que l’on a intériorisée ? Sous de nombreux aspects, le consentement n’est que l’intériorisation d’une puissance de régulation.
Notre liberté s’étend ainsi à tout ce qu’il est impossible de transférer par convention[[Ibid.. Comme l’a remarqué Hobbes, s’il est impossible de limiter la souveraineté, la puissance du consentement est par nature restreinte. La véritable dignité de l’homme dont il faut assurer la reconnaissance juridique trouve sa source dans une conception du bonheur qui n’est pas réductible à la satisfaction d’un désir de sécurité et d’accumulation .
Il s’agit donc de faire preuve de la plus grande vigilance à l’égard de notre désir de sécurité, puisqu’il est à la source du rappel à l’ordre qui retentit dans nos sociétés.