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Le Mexique , entre Zapata et la tentation autoritaire

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Deux événements ont profondément marqué la vie politique mexicaine de ces derniers mois : le soulèvement néo-zapatiste dans l’État de Chiapas et l’assassinat inattendu de Luis-Donaldo Colosio, dauphin du président sortant Carlos Salinas et candidat officiel à la succession. Que signifient ces événements et quelles issues politiques permettront d’éviter que les contradictions de la société mexicaine se règlent par une spirale de violence aveugle ?

Le soulèvement de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) a secoué le système politique mexicain à un tel point qu’on pouvait percevoir à l’horizon la fin très proche de la domination du parti quasi unique. La guérilla du sud-est du pays s’ était donné pour but principal d’obliger les autorités à accepter les règles du jeu d’une démocratie transparente – chose qui n’existait guère dans un pays qui s’était construit, tout au long du siècle, selon un modèle autoritaire et où, depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération de dirigeants technocrates avaient commencé à mettre en œuvre une politique néo-libérale orthodoxe de restructuration économique, en accord avec les recettes du FMI. L’armée zapatiste cherchait aussi à imposer une solution à des problèmes soulevés dans certaines régions par les dégâts sociaux du modèle néo-libéral et par la discrimination contre les peuples indigènes.

La guérilla ne pouvait pas accomplir toute seule ces tâches, mais la nécessité de la démocratisation était si urgente que l’insurrection armée a déclenché dans tout le pays un mouvement comparable à celui de la chute du mur de Berlin. L’opinion revendique la disparition du système de parti- État en vigueur depuis 65 ans.

En dépit de cette forte demande de démocratie qui s’exprime dans la conjoncture actuelle, d’importantes résistances slopposent au mouvement. En premier lieu, celle de la vieille garde politique du parti d’État et du vieux patriarche de la Centrale des Travailleurs du Mexique (CTM), qui n’ont pas hésité à demander l’intervention de l’armée pour mater les ” traîtres ” zapatistes. D’autre part celle de l’armée régulière, laquelle s’est vu assigner, dans l’affaire de Chiapas, le rôle de bouc émissaire, et qui demande au gouvernement un plus grand respect de sa fonction.

Un troisième groupe résiste, dont presque personne n’a parlé : c’est la droite locale de Chiapas, les coletos (terme qui signifie ceux qui s’identifient comme non- indigènes voire même anti-indigènes). Ce groupe demande la reprise de l’intervention militaire ou encore la création d’une force de gardes blanches – de véritables escadrons de la mort – afin d’affronter l’EZLN et semer la terreur parmi les Indiens qui appuient des Zapatistes. L’influence des coletos sur le plan national n’est pas grande, mais leurs idées pourraient trouver un écho parmi des groupes similaires d’autres régions.

Autre élément dont il faut tenir compte dans ce jeu serré des forces politiques, l’église, qui est loin d’être homogène : d’une part, le courant des théologiens de la libération, avec l’évêque Mgr. Samuel Ruiz à sa tête, qui a joué un rôle de médiation dans le conflit de Chiapas (Ruiz a reçu des menaces de mort des coletos) ; et d’autre part, une église plus traditionnelle qui donne sans enthousiasme son appui à l’action du Mgr. Ruiz et reste dans l’expectative. Le cardinal Mgr. Prigione, représentant du Vatican, garde le silence et agit dans l’ombre.

C’est dans ce contexte de paix précaire et de résistances contre le soulèvement zapatiste qu’est survenu l’assassinat du candidat officiel. Un film vidéo tourné par un amateur a crée surprise, car les images (notamment celle d’un garde du corps qui ouvre une voie pour l’assassin) peuvent donner l’impression que le complot contre Colosio vient de la vieille garde du PRI.

L’assassinat a laissé le gouvernement et le parti dans une situation complètement inédite, car il fallait rapidement trouver un nouveau candidat. Etait-il possible, dans ce contexte politique, de respecter la tradition autoritaire et laisser le président sortant désigner son propre candidat ? Tout indique que la tradition a été une fois de plus respectée. Mais le choix était limité, puisqu’aux termes de la Constitution, une personne ayant exercé des fonctions ministérielles six mois avant l’élection ne pouvait être désignée. Ceci a réduit à deux le nombre de présidentiables : en premier lieu le jeune économiste technocrate, Ernesto Zedillo Ponce de Léon, qui jusqu’alors était chargé de diriger la campagne électorale de Colosio (campagne qui a eu le plus grand mal à décoller selon les dires des journalistes). Cette candidature suscite des objections chez les militaires, car Zedillo, alors qu’il était ministre de l’Éducation au début des années 90, a fait diffuser dans le système scolaire des manuels d’histoire qui rendaient l’armée responsable de la répression des étudiants en 1968.

Restait un autre présidentiable : Manuel Camacho Solís, ancien maire de Mexico, ancien ministre des Affaires Etrangères, et principal interlocuteur des Zapatistes dans les négociations de la paix. Mais l’hypothèse de sa candidature a créé beaucoup de division au sein du parti puisque Camacho était un rival de Colosio qui a manifesté sa colère et déception lors que ce dernier a reçu la bénédiction de Salinas. Camacho avait même évoqué pendant quelque temps la possibilité de se présenter comme candidat indépendant, mais il s’est désisté deux jours avant l’assassinat de Colosio. S’il avait maintenu sa candidature, il se serait mis à dos tous ceux qui avaient soutenu Colosio et qui, la nuit même de l’assassinat, ont manifesté leur colère au siège du parti en criant ” Colosio sí, Camacho no ! “, comme si ce dernier avait été impliqué dans la mort de leur idole. Camacho a refusé avec fermeté la candidature, et Salinas n’avait plus qu’à nommer Zedillo, ce qu’il fit fin mars.

Zedillo est confronté à plusieurs problèmes. D’abord, ne pas apparaître comme l’homme-lige de Salinas. Ensuite, affronter les élections dans une atmosphère d’incertitude sans précédent, et accepter éventuellement de reconnaître son échec, d’assurer une alternance pacifique – et, au cas où il n’y aurait pas de vainqueur clair, aider à la formation d’une gouvernement de transition pouvant déboucher sur une nouvelle constituante.

Le véritable danger reste encore la tentation autoritaire, la carte militaire – l’imposition d’un semblant de paix par la force -, qui pourrait être jouée contre les zapatistes mais aussi contre l’opposition de gauche cardéniste. Heureusement, on n’en est pas là, mais il pèse sur les partis politiques une grande responsabilité, qui est de construire un système démocratique transparent, assorti d’une égalité de chances pour leurs candidats. Sous la pression des négociations avec les zapatistes, les deux chambres parlementaires discutent actuellement des réformes politiques, qui pourraient aller dans ce sens.

Le meurtre de Colosio a-t-il été commandité, et si oui, par qui ? Dans la presse on a soulevé l’hypothèse d’un complot venant des forces traditionnelles au sein même du PRI, qui jugeaient la campagne de Colosio inefficace et son image détériorée par les événements de Chiapas. La vidéo dont nous avons parlé plus haut montre en tout cas qu’il ne s’agit pas d’un ” fou ” qui aurait agi seul. Finalement, à qui profite le crime ? Quel fut le calcul des comploteurs ? Nous avancerons deux hypothèses : d’une part, celle du réflexe de la souris qui, face au danger, se réfugie dans son trou plutôt que se chercher la liberté, autrement dit, celle selon laquelle l’électorat tomberait à nouveau dans les bras du parti officiel par peur de l’instabilité. De l’autre, l’hypothèse que l’assassinat du dauphin brise le mythe de la toute-puissance du président et du parti-État et provoque le commencement de la fin du régime. En tout état de cause, l’affaire est à suivre. Si le pouvoir veut donner une crédibilité au processus électoral et aller vers la transparence démocratique, le crime doit être pleinement éclairci.

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L’histoire de la vie politique mexicaine est ponctuée d’anecdotes personnelles inattendues. Sait-on, par exemple, que le frère du président Salinas a milité activement dans les rangs d’un groupe maoïste, et que Salinas lui-même a entretenu pendant de longues années des relations assez proches avec Antorcha Campesina, une organisation paysanne d’origine maoïste. Les paysans révoltés du Chiapas ont baptisé leur mouvement ” zapatiste ” mais prétendent, bien sûr, aller au délà du symbolique. Car en matière de symboles, ils n’ont pas de monopole : Salinas, aussi, fut un grand admirateur de Zapata, au point de prénommer son fils Emiliano.

En réali té, Salinas n’a j amais mi ité à gauche. Il est passé à coté du mouvement étudiant de 1968, car à cette époque le jeune étudiant en économie était déjà lié à la jeunesse du PRI, le parti gouvernemental, dans lequel son père avait occupé des postes importants.) y compris ceux de ministre et de sénateur.

Le gouvernement de Salinas a mené une politique typique de l’informatocratie néo-libérale,[[Informatocratie : terme qui désigne au Mexique la nouvelle génération de technocrates spécialisée dans les modèles et projections informatisées (n.d.l.r.).
en bouleversant les fondements légaux de la structure agraire issue de la révolution de 1910. Elle était fondée sur deux grands principes : d’une part, la tradition indigène précolombienne consistant à diviser la terre en lots communaux ; d’autre part, la répartition des terres des latifundistes aux paysans qui les travaillaient.

La réforme agraire issue du mouvement révolutionnaire a donné naissance à des communautés paysannes fondées à la fois sur la répartition de la terre en petites unités familiales et sur l’appartenance à chaque famille à une entité collective qui réservait une partie du domaine à l’usage commun : Vejido.

Mais par manque de soutien et d’investissements, les ejidos ont été réduits en simples unités d’autoconsommation. Bien entendu, le Mexique est un grand pays et la situation varie selon les régions ; dans le centre et dans le nord, en particulier, l’ejido a été performant. Au nord-ouest, l’activité des narcotraficants a miné le succès dont ces ejidos pouvaient se vanter autrefois.

Emiliano Zapata, indigène métissé qui avait travaillé au début du siècle en tant que capataz (contremaître) dans des haciendas de l’Etat de Morelos, à 100 kilomètres au sud de Mexico, a eu l’occasion d’observer de près l’exploitation de ses travailleurs, mais aussi les mécanismes d’accumulation de la rente foncière, fondes entre autres sur la consommation forcée dans les magasins de l’hacienda. Les paysans étaient perpétuellement endettés, mais ceux qui tentaient de fuir ce système se retrouvaient souvent, quelques temps plus tard, de retour dans leur hacienda d’origine, amenés de force par 1’armée ou par un autre patron auquel ils avaient demandé du travail. Car on circulait entre haciendas des ” listes noires”.

Zapata, un ranchero relativement aisé, faisait partie de ces indigènes qui se plaisaient à vanter leurs biens de façon ostentatoire. On les dénommait les plateados (de plata : argent), car ils faisaient coudre des ornements en argent sur leurs vêtements. Ces plateados étaient l’objet spécial de la haine des patrons, qui les qualifiaient d’igualados : ceux qui osaient prétendre à l’égalité.

Zapata nourrissait l’espoir de créer des haciendas démocratiques, dépourvues de patrons et gérées par la base. Dans les dernières années précédant la révolution, les patrons s’appuyaient politiquement sur la dictature de Porfirio Diaz, un militaire qui put accéder aux plus hautes fonctions politiques grâce a sa participation à la guerre contre l’armée de Napoléon III.

Le projet de Zapata pour les ejidos, qui ressemblait par certains côtés au proudhonisme, au sujet duquel il a échangé des lettres avec Lénine, rappelle aussi les idées de Marx sur la commune paysanne russe. Mais il n’a pas pu réaliser directement son utopie rurale car la situation révolutionnaire exigeait d’abord la mise en place d’une économie de guerre. Zapata est entré dans Mexico en 1914 à la tête de son Armée du Sud, aux côtés de cet autre caudillo populaire, Pancho Villa, le ” centaure du Nord”.

Zapata et Villa ont tous deux été assassinés, le premier en 1919 (quelques mois seulement après les assassinats de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht) dans un piège tendu dans une hacienda abandonnée ; le second en 1923, alors qu’il avait abandonné la lutte armée. L’arrivée au pouvoir des généraux révolutionnaires du Nord, Alvaro Obregón et Plutarco-Elias Calles, a signifie la défaite des projets des deux grands dirigeants agraires.

Malgré la défaite de Zapata, l’Assemblée constituante de 1917 a introduit dans la nouvelle Constitution certains éléments de la réforrne qu’il avait envisagée. La révolution, contrôlée par le courant des ” modernisateurs “, a débuté la répartition des terres en 1920.

Le général Calles est considère comme le principal artisan du parti révolutionnaire (aujourd’hui le PRI), qui règne presque sans partage sur la société mexicaine depuis 65 ans. Aujourd’hui en crise, ce parti quasi unique fait figure de dinosaure. Ce n’est pas un hasard si l’actuel régime a réhabilité Calles et… Porfirio Diaz, dans sa vision officielle de l’histoire nationale, telle qu’on la trouve notamment dans les manuels scolaires.

Au début des années 30, Calles a tenté de s’imposer pardessus l’autorité légitime du président, mais il a dû quitter le pays a l’arrivée au pouvoir, en 1934, du général révolutionnaire Laizaro Cárdenas (père de Cuauhtémoc Cárdenas, l’actuel leader de l’opposition centre-gauche, qui a été privé de victoire aux élections de 1988 a cause de la fraude).

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Parmi les nombreuses mesures du gouvernement Salinas visant à donner au Mexique contemporain un visage bien différent de celui envisagé par Zapata et Villa, il y a bien sûr l’ALENA (voir l’article d’Alejandro Alvarez dans cet ouvrage). L’accord formalise une politique d’ouverture totale du pays au libre-échange, ce qui se traduit par un très grand déficit commercial et par la liquidation de nombreuses petites et moyennes entreprises mexicaines.

Ces mesures ont été accompagnées d’une politique de démantèlement de l’État-social à travers les privatisations et la réduction de la capacité d’intervention de l’État dans une série de branches de l’industrie : chimie, transport aérien, télécommunications, sidérurgie, etc. Il en va de même pour les services de santé et d’éducation.

L’inflation a été réduite (même si les rapports officiels exagèrent un peu cette réalité) grâce à une politique d’endiguement des salaires, ce qui a eu pour résultat une baisse sensible du pouvoir d’achat et du niveau de vie de la majorité de la population. De plus, la ” flexibilisation ” de la force de travail a été imposée davantage par une gestion autoritaire des conflits sociaux et par une restructuration organisationnelle que par l’innovation technologique.

La cible de cette politique dans le monde agraire est l’ejido. La Constitution a été modifiée dans le but de rendre possible la dissolution des ejidos et la vente de leurs terres à des intérêts privés. Il s’agit, d’une part, de promouvoir une exploitation dite ” modernisée ” de la terre, c’est-à-dire non seulement la mécanisation de l’agriculture mais aussi la spéculation immobilière dans les zones d’ejidos situées à proximité des villes. On assiste d’autre part à la transformation de nombreuses terres cultivées en pâturages. Cette transformation se traduit par une réduction des forêts tropicales et par l’extinction de leur faune, notamment dans les États de Veracruz, Tabasco, et Chiapas, où s’est déroulé le soulèvement de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) en janvier 1994).

Dans la logique de cooptation des membres de l’opposition par l’État mexicain, on observe actuellement qu’une partie de la gauche maoïste, et dans une moindre mesure le vieux Parti communiste mexicain, se reconvertissent en managers du Programme national de solidarité (PRONASOL). qui fonctionne théoriquement sur la base de l’auto-orgyanisation des habitants des quartiers. Le PRONASOL est chargé de distribuer des subventions et d’organiser le travail volontaire – dans la mesure de ses moyens – afin de résoudre certains problèmes liés à l’habitat – problèmes que lEtat néglige largement par ailleurs, dans sa logique d’amaigrissement.

Ce programme est financé par les ressources tirées de la privatisation des banques et des entreprises du secteur public, mais la quasi totalité (97 %) de ces bénéfices a déjà été dépensée. Ainsi le patrimoine industriel de lÉtat est mis au service d’une cause étroitement partisane. Car en effet, le véritable objectif du PRONASOL est de permettre au PRI de récupérer une partie de sa base électorale dans les zones où elle s est sensiblement effritée. Ce n’est pas un hasard si le candidat que Salinas avait désigne a sa propre succession était Luis Donaldo Colosio, car avant sa disparition celui-ci avait été ministre de tutelle du PRONASOL. On voyait clairement par la que le programme était utilisé avant tout comme plate-forme de lancement pour sa campagne électorale.

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Au moment où l’ALENA entre en vigueur, où commence la campagne électorale, où le gouvernement vise à discréditer le candidat de la gauche démocratique (PRD) Cuauhtémoc Càrdenas, il continue à monopoliser les médias à la manière des anciens régimes de l’Est, et se prépare a pratiquer de
nouveau la fraude si nécessaire… c’est à ce moment que l’Armée zapatiste de libération nationale a fait irruption.

Cet événement annonce des changements profonds qui pourraient se produire sur la scène politique dans les années 90.

1. L’envergure de ce groupe armé témoigne d’un travail de préparation de plusieurs années. Selon la presse, l’EZLN peut compter sur 2000 guerilleros, plus ou moins bien armés. Elle a peut-être reçu aide et formation de groupes similaires au Guatemala et d’autres pays d’Amérique centrale. Mais l’organisation souffre d’une insuffisance matérielle par rapport aux objectifs quelle s’est fixés. Elle a néanmoins réussi à S’imposer comme une force belligérante, et on lui reconnut la capacité de soutenir des combats de longue durée.

2. La méconnaissance du gouvernement concernant les activités de guérilla à la frontière sud-est du pays témoigne d’un professionnalisme chez les zapatistes dont les guerilleros mexicains qui ont mené antérieurement des tentatives lutte armée ne pouvaient se vanter. L’usage de la langue maya, très répandue dans la région, a sans doute favorisé le secret des opérations. La réponse de l’armée mexicaine à l’occupation par l’EZLN de plusieurs villes du Chiapas a été lente à venir dans un premier temps, mais ensuite brutale et arbitraire.

Les médias n’ont pas hésite a reconnaître que cette réponse a été disproportionnée. Face aux critiques, le gouvernement a dû proposer une trêve unilatérale afin d’engager des négociations de paix. Les bombardements effectués par l’armée et les exécutions sommaires de militants zapatistes ont été particulièrement condamnés par lopinion et par les organisations de défense des droits de l’homme.

3. Il existe dans la société mexicaine un certain consensus sur la légitimité du mouvement zapatiste. Ce consensus ne s étend pas jusqu’à l’approbation des méthodes de lutte armée, mais elles sont comprises comme un dernier recours et comme une expression de désespoir.

4. Pour la première fois depuis 50 ans au Mexique apparaît un mouvement à base ethnique, puisque la révolte est surtout le fait d’Indiens descendants des Mayas. Malgré la dispersion et l’isolement des peuples indigènes au Mexique, les zapatistes bénéficient de la solidarité d’autres ethnies, tout aussi maltraitées sur le plan social. On estime a presque 10 millions la population indigène. Celle-ci connaît les taux de natalité les plus élevés, mais aussi les plus forts indices de pauvreté et les plus mauvaises conditions de santé, d’éducation, de travail et de bien-être de toute la population mexicaine.

5. Il est important de noter que le discours politique de ITZLN est axé non pas sur la prise du pouvoir mais sur l’implantation de la démocratie au niveau national, ainsi que sur la résolution des problèmes sociaux et la fin de la discrimination ethnique. C’est une nouveauté par rapport aux discours classiques des mouvements armés, qui ont presque toujours désigné comme objectif l’abolition du système capitaliste dans son ensemble. On pourrait dire que les zapatistes sont des démocrates réformistes armés.

6. Bien que le Mexique soit officiellement une république fédérale, l’autonomie des États est fortement limitée, tant par le pouvoir central que par la logique économique. Par conséquent, bien que l’Etat de Chiapas soit l’un des États les plus excentres géographiquement et l’un des moins industrialisés, la situation qui y règne actuellement conditionne la situation économique de l’ensemble du pays, car les investissements étrangers tendent à fuir chaque fois qu’éclatent des conflits politiques (même si une partie importante de ces investissements représente des placements purement spéculatifs). Cela pourrait affecter la mise en œuvre de l’ALENA.

7. La mise sur pied d’une ” Commission pour la Paix et la Réconciliation ” dirigé par Manuel Camacho Solis, ancien maire de Mexico, constitue une démarche nouvelle pour un système politique autoritaire. Mais en dépit de celle-ci, l’opinion publique reste méfiante, notamment à l’égard de la déclaration d’un cessez-le-feu unilatéral. Le 12 janvier 1994, plus de 100 000 personnes ont manifesté contre la répression exercée par l’armée au Chiapas. Cette initiative a surpris par son ampleur et par la diversité de sa composition. Avec la manifestation commémorative des événements de 1968 en automne dernier, c’est une des plus grandes manifestations depuis celles de 1988 contre la fraude électorale.

Ces manifestations ont confirmé la présence d’une gauche importante qui essaiera de s’affirmer lors des élections d’août 1994 en dépit de la propagande des médias et des sondages truqués.

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1994 est en effet une année d’élections générales. C’était autour de deux candidats que semblaient au départ se rassembler la plupart des forces politiques, mais le malheureux assassinat du dauphin de Salinas, Colosio, a bouleversé la situation. Le nouveau candidat du parti d’État, Zedillo, démarre avec beaucoup de retard et son image reste à construire.

Cárdenas reste bien sûr en lice et peut compter sur le soutien d’une alliance assez large de formations allant du centre-droit à l’extrême gauche. Il y a bien un candidat du PAN (Parti d’action nationale, la droite traditionnelle), Diego Femàndez de Ceballos, mais sa candidature a beaucoup perdu de sa crédibilité en raison des rappprochements du PAN avec le PRI. Certains dissidents du PAN ont même apporté leur soutien à Cárdenas. Le gouvernement tentera de diviser l’électorat de Càrdenas en promouvant trois candidats de ” gauche ” sous l’étiquette de partis qu’il a su manipuler (Parti du front cardéniste de reconstruction nationale, Parti authentique de la révolution mexicaine, Parti des travailleurs).

Cárdenas s’efforce à l’heure actuelle d’élaborer un discours crédible et ” possibiliste”. En dépit de l’antiaméricanisme de la gauche traditionnelle, Cardenas vise à entretenir de bons rapports avec les Etats-Unis. Il cherche aussi à améliorer ses relations avec les entrepreneurs mexicains, notamment à travers une critique des aspects les plus négatifs de l’ALENA de leur point de vue.

Le Mexique vit décidément une réalité schizophrénique d’un côté, une industrie automobile hautement performante et robotisée, de l’autre une révolte des ” gueux ” chez les Mayas. L’irruption d’un mouvement armé de type ” centroaméricain ” au moment où le gouvernement tente de mener une politique d’intégration économique avec le continent ” nord- américain “, nous rappelle de la façon la plus claire qu’il y a en réalité plusieurs Mexique ; que le centralisme, le présidentialisme et l’absence de démocratie pèsent lourdement sur l’ensemble de la société, que l’inégalité entre les régions a une dimension sociale, ethnique et politique. Il y a bien un nouveau ” facteur EZLN ” avec lequel il faut désormais compter.

Mais qu’adviendra-t-il dans les mois qui viennent de cette révolte ? Sur le plan militaire elle court de grands risques. Une lutte armée prolongée pourrait susciter, en face, une stratégie de guerre de basse intensité, de nouveaux bombardements aveugles, des opérations de terre brûlée en haute montagne et de défoliation des forêts tropicales du sud-est. Quoi qu’il en soit, on reconnaît généralement, indépendamment du jugement que l’on peut porter sur ses méthodes, que la lutte de l’EZLN a des causes sociales réelles.

Le gouvernement a proposé une trêve et des négotiations, que l’EZLN a d’abord refusées et ensuite acceptées, mais en imposant de nombreuses conditions. Si la guérilla peut s’autoriser une telle tactique, c’est parce que le gouvernement n’a rien d’autre à offrir que les investissements du PRONASOL, programme fort contesté pour son caractère manipulateur.

On ne peut pas exclure une négociation qui engagerait l’ensemble des forces politiques démocratiques – néozapatistes inclus – et qui porterait sur la possibilité d’une transition politique et d’une alternance sans fraude, ainsi que sur une réforme économique permettant l’intégration de la majorité de la population, y compris les groupes ethniques les plus démunis.

On comprend que la violence de l’État, qui est quotidienne, institutionnelle et systématique, ait pu engendrer une nouvelle forme de violence. Il est clair que cette violence armée pourra difficilement amener le pays vers une démocratisation, mais il est tout aussi clair qu’elle seule a pu provoquer une nouvelle situation, bien incertaine. Le meurtre de Colosio est là pour nous le rappeler, et la stagnation des négociations avec l’EZLN ne présage rien de bon.

Si l’on veut éviter une ” colombianisation ” du Mexique (c’est-à-dire guérilla endémique, escadrons de la mort, domination d’une église conservatrice, économie hyperlibérale et économie parallèle centrée sur le trafic de droeue, exécution des candidats électoraux, affaiblissement de l’Etat), il faudra aller résolument dans le sens d’une pleine démocratie qui permette aux sujets sociaux de se construire en bénéficiant de tous leurs droits, et d’une économie fondée sur la participation plutôt que sur l’exclusion, la pauvreté et la violence.

Le système mexicain de parti unique touche-t-il à sa fin à l’aube du nouveau siècle ? Oui, à condition que les énergies libérées par les événements récents trouvent des canaux d’expression. Et si tel est le cas, la nouvelle chevauchée de Zapata y aura été pour beaucoup.