Nous tenterons ici de répondre à ce qui apparaît comme le paradoxe le plus frappant de la société mexicaine, et d’une certaine manière de toute l’Amérique latine en cette fin de millénaire :
a) d’une part la tendance vers un renforcement de certains traits propres aux régimes démocratiques : la renaissance du jeu des partis, l’élection des gouvernants par le suffrage universel, la légalité juridique et institutionnelle, un certain équilibre des pouvoirs, etc., ce qui a permis de parler d’une ” transition à la démocratie ” voire d’une ” consolidation ” de celle-ci ;
b) d’autre part, une inégalité sociale croissante, une précarisation de secteurs de plus en plus larges de la population, une désorganisation sociale accélérée et, dans le cas extrême, une tendance à l’anomie sociale ; mais c) en troisième lieu, et en même temps, une affirmation des directions politiques personnalisées.
En d’autres termes, la vigoureuse renaissance des idéaux libéraux-démocratiques s’accompagne d’un oubli généralisé des racines égalitaires de la démocratie – oubli qui se fait sentir toujours plus dans l’absence de chances en termes d’emploi, de Culture et d’éducation pour une majorité croissante des habitants de ces pays, et, que découvre-t-on ? Le renforcement de la relation verticale leader-masses et le ” retour du leader “.
Le doute n’est pas loin : comment est-il possible que dans presque tous les pays d’Amérique latine, Mexique inclus, ces tendances se renforcent à l’extrême, chacune de leur côté, s’il y a eu historiquement une tension insoutenable entre elles ? La réponse à ce paradoxe doit être recherchée dans au moins trois phénomènes à caractère général :
1) une tendance à la désorganisation (desordenamiento) sociale, produit du changement accéléré, avec la destruction des identités collectives et l’apathie d’énormes agrégats sociaux, en particulier dans les milieux populaires ;
2) une segmentation concomitante des ” marchés politiques ” entre les exclus et les intégrés, avec l’enfermement de ces derniers dans le particularisme et la vie privée ;
3) un interventionnisme constant de l’État néo-libéral, orienté vers la liquidation (vaciamiento) de la sphère publique, le démantèlement des espaces intermédiaires de participation, phénomène qui est favorisé par le maniement des techniques, des médias électroniques de communication (en particulier la télévision) et par les institutions de haute culture et leurs confréries intellectuelles.
A ces trois tendances générales vient s’ajouter une caractéristique propre à la matrice sociopolitique mexicaine, que l’on pourrait résumer comme la tendance séculaire de toutes nos organisations, directions, représentations, avantgardes intellectuelles, etc. a troquer l’organisation et l’identité de ses bases sociales contre l’influence du leader et du petit groupe à des niveaux chaque fois plus élevés de la pyramide étatique c’est notre propension culturelle au ” bureau politique “, comme nous l’avons appelée par ailleurs.
Nous avancerons l’hypothèse que ces quatre tendances se résument à la liquidation des espaces de participation sociale et politique et à l’erosion des identités intermédiaires entre le social dispersé et l’Etat. En conséquence, un trait fondamental de la démocratie s’affaiblit : les identités collectives ou associatives des citoyens s’inscrivant dans la continuité du temps, ce qui favorise la séparation entre intégrés et exclus. Nous sommes confrontés à un affaiblissement sélectif mais important de la sphère publique, c’est-à-dire des espaces publics d’interaction communicative et de construction et A reproduction des identités. C’est seulement ainsi que l’on peut comprendre la coexistence de régimes démocratiques et de sociétés de plus en plus inégalitaires, et c’est seulement en analysant ces tendances que l’on peut répondre à la question de savoir si les crises politiques en Haïti, au Vénézuela et au Pérou sont des retombées normales de la transition/convalescence démocratique ou si elles constituent plutôt des fêlures dans un récipient incapable de contenir la tension décrite plus haut. Maintenant nous examinerons chacune des tendances indiquées, en commençant par celle de la désorganisation accélérée.
II.
Dans les dix dernières années s’est imposée, semble-t- il, une vision du futur dominée, sans contrepoids, par l’avènement des économies ouvertes à la concurrence internationale, la fin de l’activité étatique dans la production matérielle, la fin des services et des dépenses pour le bien-être social, l’espérance renouvelée dans l’initiative privée, sachant que sont inclus dans cette dénomination les individus plongés dans l’informalité des ateliers clandestins et des commerces ambulants.
Les politiques publiques dans nos pays ont assimilé ces postulats et, dans le cas mexicain, on cherché activement à nous intégrer dans la globalisation à travers la signature imminente d’un Traité de libre échange avec les États-Unis et le Canada. Les administrateurs des organismes gouvernementaux responsables de ce processus n’occultent pas l’énorme ampleur des transformations en cours et de leurs effets sévères sur la majorité des Mexicains, des industriels et des commerçants jusqu~aux ouvriers, en passant par les paysans et les marginaux, mais ils ont la ferme conviction que, même si pendant une étape de transition la globalisation exige d’énormes sacrifices de la part de larges secteurs sociaux, a la longue le prix que le Mexique aura à payer pour cette modernisation sera supportable. Il n’y a aucun doute sur le fait que ce processus a Provoqué une situation de désordre (bien qu’il soit décrit Officiellement comme un processus de ” remise en ordre “), se traduisant par un panorama de pauvreté, de segmentation, et dans les cas extrêmes, d’anomie sociale. Mais il serait inexact d’affirmer que les effets négatifs qui dérivent des changements accélérés de ce type dépendent uniquement des politiques de ladite globalisation. Les Latino-américains ont vécu un grand désordre.
1) Celui-ci résulte premièrement de la sortie de l’ordre traditionnel et de la croissance économique accélérée à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale (une croissance supérieure, selon Victor Tokman, à celle des Etats-Unis durant son ” décollage “) : 4,8 % aux Etats-Unis entre 1870 et 1906 contre 5,5 % en Amérique latine entre 1950 et 1960. Il S’agissait d’un impact modernisateur, d’une accélération d’une matrice sociale et culturelle à certains égards complètement étrangère à celle qui a servi de berceau à l’industrialisation et à l’esprit d’entreprise en Europe. Le résultat de ce premier désordre fut l’explosion démographique, l’urbanisation sauvage et la dégradation écologique.
2) Mais plus brutale encore fut la deuxième source de désordre : la totale stagnation économique dans laquelle l’Amérique latine s’est trouvée immergée juste au moment ou elle venait de s’adapter à la logique de fort dynamisme. Bien sûr, les divers pays ont accéléré ou freiné à des rythmes différents : l’Argentine, par exemple, s’est industrialisée très tôt, avec une population d’immigrés européens (déjà modernes de ce point de vue) et sa stagnation s’accentue depuis les années 70. A l’autre extrême, le Mexique est resté plongé dans la tradition jusqu a une époque avancée du XXe Siècle – jusqu’au moment où, pratiquement en l’espace de trois décennies, s’est effectué le déplacement de la majorité de la population vers les villes. Dans le cas mexicain, qui plus est, les taux de croissance économique non seulement ne sont jamais retombés pendant les années 70, comme ce fut le cas dans le reste de la région, mais ils ont trouvé, avec les dollars du boom pétrolier et des prêts facilement accordés, le combustible pour une accélération de la croissance et pour des projets ” pharaoniques ” nécessairement désarticulants. La sévère stagnation des années 80 a provoqué encore plus de désordre dans cette société hautement dynamique et nous ne sommes pas encore en mesure de dresser le catalogue des souffrances qui ont résulté de ce désastre: Selon un rapport de la CEPAL (la commission de l’ONU qui étudie l’économie du continent), au cours des années 80, les 5 % des Mexicains les plus riches ont vu se maintenir voire augmenter leurs revenus tandis que 75 % de leurs concitoyens ont vu les leurs diminuer ; le taux de chômage et de sous-emploi a atteint 40 %. Selon l’impressionnant rapport Tello de 1990 sur ” le combat contre la pauvreté “, environ la moitié de la population nationale (41 millions d’habitants) n’arrivait pas a satisfaire leurs besoins essentiels, et près de 17 millions vivaient dans des conditions d’extrême pauvreté.[[Cela signifie que ses revenus sont à peine suffisants pour qu’une famille acquière 60 % dos hiens et services indispensables. Dans ce contexte la part des dépenses pour le développement social par rapport aux dépenses totales est passée de 14,8 % en 1982 à 5,4 % en 1987. Cf. M. Canto, La Modernizaciôn de México, UNAM, 1990 .
3) Parmi les phénomènes que nous venons de décrire, il faut bien sûr distinguer ceux qui résultent de la crise de stagnation et ceux qui sont le produit des politiques de globalisation et de l’ouverture économique. Ces derniers apparaissent dès le début des années 80, s’accentuent avec l’entrée du Mexique dans le GATT en 1985 et menacent de se multiplier encore avec la mise en œuvre du Traité de libre échange (ce que nous pourrions désigner comme un troisième effet désorganisateur. Comme la sociologie classique et contemporaine l’a montré, l’accélération, les changements de rythme, les perturbations sévères de l’ordre collectif, les modifications violentes de l’environnement social dues aux migrations, aux catastrophes naturelles, etc., provoquent chez l’individu une perte de contrôle sur son environnement, une perte du sens des limites morales partagées par la société, une incapacité à nommer et à exprimer verbalement les sources de la perte d’identité et du désordre – bref, l’anomie.
L’ampleur de ce troisième effet désarticulant est manifeste quand on se rappelle qu’entre 1980 et l’an 2000 les hommes, et encore plus les femmes et les jeunes, susceptibles de travailler dans les industries maquiladoras de la frontière nord pourraient passer de 100 000 à plus d’un million (soit un tiers de la population engagée dans la production industrielle), ce qui signifierait une franche ” nordisation ” de l’économie et de la population mexicaines. Des changements sévères pourraient résulter aussi de la désindustrialisation qui accompagnerait toute ouverture commerciale et du fait que, sans même tenir compte de la destruction des grandes entreprises de l’étape de substitution des importations, 70 000 petites et moyennes entreprises ont déjà fermé en moins de huit ans, soit 50 % du total (avec 40 % de celles qui restent sous la menace de disparition). Rappelons enfin qu’entre 3 et 15 millions de paysans pourraient être affectés : le nombre exact dépendra de la sévérité de l’ouverture commerciale, de la disparition des subventions gouvernementales et de l’entrée au Mexique de produits agricoles de base à des prix très réduits (le prix du mais mexicain est le double de celui qui vient des États-Unis). Dans le nord du pays, industrialisation du secteur agricole et disparition de l’ejido[[Ejido : l’institution mexicaine des terres communes. (NdT.). et dans le Sud, émigration, repli défensif sur les cultures vivrières, recul des ejidos et des communautés qui ne présentent aucun attrait pour le capital voila les tendances qui risquent de caractériser la nouvelle étape dans le domaine agricole.
Les conditions de travail et de vie dans les quartiers des ouvriers de la maquila (70 % de femmes et 70 % de jeunes de moins de 24 ans) et celles des journaliers agricoles liés à l’agro – industrie, rendent manifeste le fait que la pauvreté et l’emploi ne sont plus des attributs qui s’excluent mutuellement ; car dans l’avenir, comme l’a montré Alvaro Diaz pour le Chili[[Alvaro Diaz : ” Nuevas tendencias en la estructura social chilena asalarizaci6n informal y pobreza en los ochentas “, Proposiciones, n° 2, Santiago, 1991., obtenir un emploi lié à la production transnationalisée ne signifiera plus abandonner la situation de précarité. Mais les choses sont encore plus graves, puisque seule une minorité de cette grande masse de jeunes migrants qui se dirige vers les régions agroexportatrices du nord, aux États-Unis, ou vers les grandes villes, trouvera un emploi régulièrement rémunéré, à cause de la modernisation qui affectera le secteur agricole et la faiblesse de tout le modèle pour absorber productivement les enfants du libre échange et de la reconversion : entre 1982 et 1990 seulement 1,3 millions d’emplois ont été créés, alors que près de 10 millions de jeunes sont arrivés sur le marché du travail ; on estime que plus de la moitié d’entre eux sont partis illégalement aux Etats-Unis.[[Article de José Luis Calva in La Jornada, 16 novembre 1991.
III.
De façon concomitante, un deuxième phénomène alarmant nous montre la nécessité de repenser le type de démocratie que nous croyons inaugurer au Mexique et dans la région : nous assistons it une fragmentation des marchés politiques, de telle sorte que les couches sociales qui gagnent les meilleurs revenus, ont le plus haut niveau culturel et la meilleure éducation et sont, d’un mot, les mieux intégrés au processus de modernisation, paraissent tirer profit, de façon beaucoup plus intensive que par le passé, des canaux de la politique et de la vie publique en général (les partis, le parlement, les médias, les universités, les espaces éducatifs et culturels, les organismes gouvernementaux, etc.), tandis que les secteurs moins intégrés s’enferment dans le désordre, l’atomisation, la perte d’identité, l’anomie, l’apathie, et, comme dans un cercle vicieux, dans l’absence de participation aux espaces ouverts par la politique libérale démocratique.
Avec l’auteur brésilien Alvaro Moises on peut poser la question suivante : étant donné cette segmentation des espaces du politique, ainsi que le désordre et la dispersion vécus par 6 mexicains sur 10, est-il permis de parler d’un enracinement du social dans une culture démocratique et de la généralisation d’une configuration de valeurs partagées entre les différents secteurs de lit population – valeurs qui viendraient consolider une configuration d’institutions, de procédures et d’orientations culturelles relativement stables et susceptibles de favoriser la participation de l’homme commun aux affaires publiques ?
C’est sans doute ici que nous touchons à un point névralgique clé l’actuel modèle sociétal latino-américain, puisque l’avènement de régimes politiques via la démocratie électorale ne mène pas à une meilleure participation de la société aux affaires publiques ; on serait mieux fondé à dire que ces régimes s’efforcent d’inhiber la participation, puisque c’est la seule manière d’avancer la réforme néo-libérale de l’économie. En effet, dès le moment où les régimes de ladite transition à la démocratie acceptent ouvertement l’idée que la reconversion, la globalisation et le libre échange exigent des politiques d’ajustement impliquant l’exclusion et la paupérisation d’énormes masses durant une période qui pourrait être longue, ils acceptent en même temps la nécessité de traverser des périodes d’instabilité politique qui pourraient être très dangereuses pour le modèle dans son ensemble (le Venezuela et le Pérou apparaissent actuellement comme les paradigmes négatifs à cet égard), périodes d’instabilité dont l’origine se trouverait dans certaines constellations d’acteurs sociaux les plus affectés par les changements. Dans de telles conditions, et armé de la certitude que la relance de la croissance est la fin à atteindre à tout prix, on ” légitime ” des mesures préventives en décourageant – voire en démantelant carrément – les identités sociopolitiques alternatives et des espaces publiques d’interaction communicative qui risquent de devenir ” ingérables ” ou d’exiger de l’Etat des compensations et des subsides qui iraient à l’encontre de la radicalite et de la flexibilité que la ” remise en ordre ” (reordenamiento) exige.
Mais il y a plus : avec l’affaiblissement de la sphère publique, découlant du désordre anomique qui prévaut dans le vaste océan des exclus, et avec les politiques néo- libérales orientées vers la destruction des espaces intermédiaires d’identité, il faut relever un autre phénomène qui va dans le même sens, car il serait erroné de penser que les 20 % d’intégrés à la modernisation mènent réellement une vie publique de participation dans les organisations sociales, les partis, les instances parlementaires, les médias de communication, les espaces d’éducation et de culture, etc. En effet, les secteurs les mieux intégrés des classes moyennes et élevées se caractérisent dans ces sociétés, comme dans les plus développées, par un individualisme possessif centre sur la consommation personnelle. Par ce biais, le néo- libéralisme s’est transformé en une idéologie qui va beaucoup plus loin que la sphère économique, plus loin qu’une politique de sortie de crise, et s’est constitué en un instrument moral qui sert à justifier les inégalités croissantes, à ne plus envisager avec un sentiment de culpabilité la pauvreté généralisée, l’environnement social inhumain – et cela grâce à l’apparition d’un troisième acteur qui porte la culpabilité. Cette tierce partie entre les déshérités et moi, c’est l’Etat. En effet, dans la nouvelle vision morale de l’histoire, le tiers, c’est l’État keynésien, l’Etat populiste, l’Etat socialiste… qui est censé avoir hégémonisé le stade historique antérieur, jusqu’au présent, et que l’on peut désigner comme le vrai coupable des maux dont nous souffrons a cause de ses erreurs et de sa corruption. A partir de maintenant, selon cette vision, nous devons vivre une nouvelle ère de reconstruction et de pénitence, dont la responsabilité incombe aux larges masses pour avoir cru au recours irresponsable à l’étatisme, au corporatisme, au communautarisme anonyme. Tant que nous ne pouvons pas assumer la construction du ” nouvel ordre “, il vaut mieux nous réfugier dans les noyaux réduits de la famille, le petit groupe professionnel ou politique, le groupe d’amis, la génération scolaire, l’association techno-bureaucratique, etc.
Ces secteurs intégrés de nos sociétés votent et pourtant se scandalisent des fraudes électorales dont a besoin le néolibéralisme pour changer les lois par la règle de la majorité parlementaire, mais ils réprouvent aussi les débordements populaires en tant que signes annonciateurs de nouvelles équipes politiques patrimonialistes, sources de déstabilisation d’une sensible économie internationalisée. Cette vision, telle que nous l’avons exposée, est peut-être exagérée, mais elle a le mérite de nous rappeler un autre facteur important de la liquidation de la sphère publique à notre époque.
IV
A cette liquidation s’ajoute, dans le cas mexicain, un trait très caractéristique de notre matrice de fonctionnement sociopolitique : la propension des directions, des élites, des représentants et des intellectuels a être beaucoup plus attirés par le sommet de la pyramide que par sa base.
La culture politique d’une société se forme historiquement. Si. pour des raisons géographiques, ethniques, ou pour des raisons liées à des guerres civiles ou extérieures, un État puissant naît dans une période historique séculaire en même temps que des acteurs sociaux faibles, constamment balayés par la violence plébéienne et étatique, comme ce fut le cas du Mexique, cette expérience définira la matrice d’une relation entre société et État, une culture politique qui ” imprègne ” la société dans son ensemble, non seulement les ” détenteurs ” de l’État mais aussi ceux qui sont en dehors ; tout l’ensemble puise ses actions dans une même axiologie, établit des objectifs de conquête et reproduit une rhétorique et des formes organisationnelles similaires, bien qu’il s’agisse de factions qui se reconnaissent comme antagoniques dans la politique et avec des idéologies particulières qui s’excluent mutuellement. Dans un pays ayant une forte tradition étatique, l’action politique des élites – que ce soit au gouvernement ou dans l’opposition – tend à s’organiser autour du lieu d’où tout paraît possible – le sommet – et cette propension reproduit et alimente la matrice sociale, culturelle et politique historiquement formée dans l’autoritarisme (car même lors du mouvement de 68 au Mexique les étudiants se sont consacrés à construire une sorte de Soviet suprême, le Conseil National de Grève, qui était aussi pyramidal que l’adversaire auquel on réclamait la démocratie).
C’est peut-être cette recherche du sommet, comme unique option identitaire, et cette liquidation chronique des espaces d’intermédiation, qui expliquent le fonctionnement cyclique des sociétés comme la société mexicaine, en ceci qu a une longue période d’ordre assuré par l’autoritarisme d’un acteur central se succède un effondrement quasi total de l’Etat et du système politique. Une fois consommée cette rupture, l’action directe, massive, plébéienne et souvent décomposée, se poursuit jusqu’à ce que, en raison de la logique de guerre et de l’élimination successive des factions, une force devient hégémonique et instaure un nouvel ordre, nécessairement autoritaire. Un nouveau monopole du pouvoir s’installe, et tous les germes d’opposition sont écrasés, démantelés ou intégrés ; jamais on ne les accepte comme interlocuteur doté d’un espace conquis et d’une continuité assurée.
Sans aucun doute, la légitimation des partis et groupes d’opposition et l’ouverture du système parlementaire furent une invention géniale des années 70. Ce phénomène a transformé la dynamique sociopolitique du pays. Il a permis que les avant-gardes, au lieu de tendre vers l’affrontement et vers l’accumulation des forces (comme en 1968, en 1958 ou à tant d’autres moments de l’histoire mexicaine), arrivent à s’incruster plus facilement dans les hautes sphères du pouvoir, et ainsi à effectuer plus facilement une scission avec leurs propres bases (encore une fois, c’est la propension ” bureau-politique ” de nous autres mexicains). Selon la nouvelle modalité, les luttes sociales tendent à se déchirer, plus dramatiquement que jamais, entre, d’une part, une action sociale (résistance à l’exclusion, à la domination, à la spoliation, et à l’exploitation dans une société autoritaire), et, d’autre part, une action politique (quête d’une appropriation de l’État et d’une influence dans les appareils de pouvoir établis), ce qui a pour effet de détruire l’intégrité de la direction, la relation entre les partis et les mouvements, la continuité de l’action et la consistance des identités. La seule chose qui change c’est qu’aujourd’hui, tout cela est acquis sans effusion de sang. Mais pour être parfaitement clair : une voie pacifique ne signifie pas nécessairement – et encore moins dans l’exemple mexicain – une voie démocratique, puisque nous parlons ici ni plus ni moins de la destruction constante des identités sociales et de leur continuité. Le parlementarisme mexicain est ainsi davantage attaché à la production de la paix qu’à l’encouragement de bases démocratiques solides, et plus attaché, paradoxalement à la continuité de l’autoritarisme qu’au renforcement du social. Qu’il y ait des députés à la Chambre, c’est très bien dans ce schéma, puisque sans cela on ne respecte pas l’engagement ” démocratique ” requis pour les investissements et les accords internationaux ; mais en même temps, ces députés ne représentent aucun acteur social ou force politique. Ils ne représentent que la citoyenneté de façon abstraite, ce qui est également indispensable pour le modèle.
V
Mais il serait erroné de considérer que la destruction des intermédiaires se limite au niveau partisanparlementaire. Entre le social dispersé et l’État se trouvent beaucoup d’autres constellations qui souffrent aussi d’une telle destruction. Tentons de les énumérer :
1) Sur le plan proprement social, nous pouvons aujourd’hui constater, au Mexique et en Amérique latine, la crise généralisée des mouvements sociaux et des luttes sociales, la destruction de l’action syndicale et la prohibition des grèves et autres formes d’action directe qui cherchent un minimum de continuité ou d’identité.
2) Sur le plan de l’organisation sociale, avec une certaine institutionnalité, la même chose se produit : il y a une crise des syndicats, des assemblées, des coordinations, des fronts, des coalitions, des alliances, des organisations de quartier, des Communautés d’église, des fédérations ouvrières, agraires, etc.
3) Dans les espaces institutionnalisés du public comme du système scolaire, universitaire, culturel, et dans les moyens de communication, nous constatons la même liquidation de la participation collective, a cause du culte de l’efficience scientifico-technique, et nous assistons au démantèlement de ce qui furent autrefois des appareils d’assistance avec une forte participation sociale, comme les systèmes de santé, d’approvisionnement, de transport et de logement.
4) Nous avons déjà recensé les institutions proprement politiques de la société : partis et organisations politiques, le parlement, les directions syndicales et patronales. Nous pensons que l’hypothèse de l’affaiblissement de la sphère publique peut être défendue sur tous ces terrains, bien que nous ne puissions pas nous encrager davantage sur ce point. Ce qu’il faut enfin rappeler, c’est que lorsque les médiations sont historiquement pauvres et le deviennent à cause de changements accélérés, le désordre anomique et l’impact de l’État ” modernisateur ” qui les pulvérise, les membres d’une société, et avant tout la grande majorité qui vit dans la précarité, se sentent isolés, seuls, incapables d’affronter leur situation par eux-mêmes ou avec leur groupe social qui se désagrège, et ils appellent un leader, comme unique espoir pour dépasser leur situation de détresse. Que ce soit Cuauhtémoc Cárdenas ou Carlos Salinas, Alan García ou Fujimori, Lula ou Menem, Carlos Andrés Pérez ou son successeur, le fait est que nous vivons un retour du ” verticalisme ” au lieu d’un renforcement du social. Des programmes de dépense publique axés sur le culte de la personnalité, comme les programmes de solidarité tant vantés par la Banque mondiale et le FMI pour avoir attaqué les dangereux foyers de pauvreté extrême, profitent de ce phénomène tout en l’alimentant. Est-il donc correct de parler d’une transition à la démocratie pour qualifier ce qui se passe dans nos sociétés ?
VI
Si l’on est d’accord sur ce qui précède, l’on devrait se demander si les sciences sociales ne font pas le lit (souvent inconsciemment) de certaines idéologies du pouvoir en abusant des concepts de ” transition à la démocratie ” ou de ” consolidation de la démocratie ” pour qualifier la nouvelle étape historique en Arnérique latine.
La nouvelle étape de globalisation de l’économie suppose une nouvelle distribution des acteurs sociaux dans le pacte développementaliste, et ainsi on peut parler d’un modèle sociétal clairement différent du modèle populiste-substitutif, et qui s’éloigne de plus en plus des principes de la démocratie sociale. A notre époque certains des acteurs les plus liés au monde industriel moderne ne sont plus nécessairement inclus dans le pacte pour le développement globalisateur. Les secteurs ouvriers liés au noyau privilégié du nouveau modèle (à l’industrie d’exportation : maquilas, agro-industrie, automobile, pétrole, etc.) restent complètement exclus dès qu’une quelconque hausse du salaire agit comme un grain de sable dans le mécanisme du modèle exportateur, dont le succès dépend de la compétitivité des produits sur le marché mondial, en relation directe avec les bas coûts salariaux.
Le paradoxe réside aussi dans le fait que si, à l’intérieur de l’entreprise, ou plutôt à l’intérieur de l’espace productif, la classe travailleuse associée à la globalisation n’est plus un membre de l’alliance étatique, il n’en va pas de même du point de vue de l’insertion de cette classe dans l’espace populaire – au quartier, dans la ville – où l’ouvrier, en tant que sujet populaire, est reconstitué comme un sujet intégrant du pacte national. Le salaire se trouve de plus en plus réduit, bien qu’il soit complété par quelques subsides au titre de la ” solidarité ” avec les pauvres – subsides octroyés d’ailleurs directement par le président, de façon presque personnelle, sans médiations organisationnelles. Dans cette perspective ont peut penser que dans des cas extrêmes et bien localisés, il serait possible d’accorder un subside déguisé au salaire, dans le cas des entreprises intégrées dans le circuit internationalisé des salaires très bas payés par l’entreprise (afin de maintenir la compétitivité internationale) et des deniers publiques en guise de ” sur-salaire ” (sobresueldo) ou subside à la classe ouvrière du secteur exportateur, ou bien, ce qui revient au même, un subside aux exportations par l’intermédiaire de l’investissement direct dans l’habitat, l’approvisionnement, le transport,, etc. Mais tout cela, bien sûr, resterait très circonscrit et localisé, accordé comme un cadeau par le patriarche, le président ou le tlatoani (chef aztèque traditionnel).
Ainsi l’État, dans le modèle néolibéral-dépendant, n’est plus l’Etat populiste car celui-ci est impensable sans la classe ouvrière et ses corporations syndicales ; mais cela ne permet pas non plus qu’on le qualifie d’Etat anti-populaire. Il est vrai qu’en termes matériels, sociologiques et humains, tout le modèle tend a exclure et à paupériser une masse toujours plus large de la population, de façon absolue et relative (la classe ouvrière liée l’exportation représentant une petite partie seulement de cette masse), mais en terme du type d’Etat et de régime, il faut tenir compte du fait que la relation leader-masses revêt une importance qui paraissait en retrait vers la fin de l’étape substitutive, quand les syndicats, les entrepreneurs et les classes moyennes, à cause de l’excès de demande, ont mis en échec l’alliance populiste dans toute l’Amérique latine, jusqu’au point de la détruire (avec la militarisation subséquente).
En effet, l’actuel panorama révèle :
a) une relation rénovée et même renforcée entre leader et masses (logique populaire) ;
b) une exclusion et une répression sévères envers la classe ouvrière et ses organisations ;
c) un amalgame entre l’État et le grand capital internationalisé ;
d) une négligence totale des acteurs non recyclables de l’étape substitutive (non seulement les ouvriers mais aussi les entrepreneurs non reconvertibles sur le plan de la concurrence) ;
e) une paupérisation et une désorganisation croissantes des masses paysannes, ouvrières et populaires et des secteurs moyens, et enfin
f) un démantèlement accéléré des organisations, des institutions ou des espaces de médiation et de formation des identités collectives entre les social dispersé et l’État (syndicats, coordinations, centrales, mouvements sociaux, le système scolaire et universitaire, les mass-media, tous adoptant – y compris les partis et le parlement – une nouvelle ” distance ” par rapport au social).
Dans ce panorama, les sommets corporatifs de l’étape substitutive peuvent rester à l’intérieur du ” noyau dur ” étatique mais seulement à condition de renoncer – c’est désormais manifeste – à toute forme de défense de leurs syndiqués, de renoncer à se transformer en instruments de répression et d’isolement des directions et des actions alternatives, en appareils de destruction de l’identité collective de leurs bases.
A certains moments il nous a paru approprié de qualifier ce nouveau contexte d'” Etat d’exclusion “, et ce n’est pas dépourvu de sens puisque ce terme dénote bien la position d’extériorité, de paupérisation et d’anomie qui est celle de deux Mexicains – et Latino-américains – sur trois. Cependant cette catégorie est trop sociologique et économique. Elle rend mieux compte des dictatures bureaucratico-autoritaires des années 70-80 du Cône sud que de l’État néo-libéral et de sa direction dans leur articulation récente avec le peuple. Dans ce contexte, Guillermo O’Donnell a proposé le terme de ” démocraties déléguées “, ce qui nous paraît très adéquat dans la mesure où il met l’accent sur la destruction des espaces de médiation propres a l’action (quéhacer) politique néo-libérale, mais il a l’inconvénient de prendre comme une donnée, au pied de la lettre, ce que nous tenons justement a mettre en doute, a savoir la démocratie, la transition à la démocratie ou la consolidation de la démocratie au Mexique et en Amérique latine.
Dans ces conditions, pourquoi parler d’une transition à la démocratie, et pourquoi ne pas dire l’évidence a savoir que l’étape néo-libérale (ou de l’économie globalisée) exige de façon toujours plus nette un type de régime autoritaire que nous ne savons pas encore qualifier, mais dont l’exercice justement autoritaire (et non pas démocratique) du pouvoir s’avère pleinement fonctionnel, surtout quand il a pour objet un pays essentiellement étatique comme le Mexique.
Ainsi, dans le cas de l’Amérique du sud et en particulier du Cône sud et du Brésil, on peut dire qu’en partant d’une ” situation oligarchique ” on est passé à une situation ” populaire-nationale ” et ensuite à ce que nous appelons aujourd’hui une situation ” bureaucratico-autoritaire ” (O’Donnell, Garretón, Cavarozzi). Dans cette dernière situation il a été possible de geler l’excès de demandes de tous les membres de l’alliance pluriclassiste de l’étape antérieure et, à partir de là, d’arriver à un moment donné à une ” transition à la démocratie ” et même à une prétendue ” consolidation ” de celle-ci, jusqu’au moment actuel, qu’il est encore difficile de conceptualiser avec précision, mais qui exhibe tous les traits combinés que nous avons énoncés trois paragraphes plus haut.
Disons donc que le Mexique correspond dans son point de départ et d’arrivée à cette catégorie, bien qu’il ait pu simplifier les étapes intermédiaires grâce a la fonction centrale de l’État. Ici on peut établir que, d’un ” Etat oligarchique fort ” (le porfiriato, 1876-1910), nous sommes passés a un État ” populaire-national ” (avec son point culminant dans le cardénisme, 1934-40), en évoluant continuellement vers un ” Etat populiste-developpementaliste ” (d’Alemàn à Echeverria, 1946-76), pour enfin arriver à un ” Etat globalisateur autoritaire “, c’est-à-dire un Etat qui correspond au moment de la ” globalisation autoritaire et polarisante ” (qui commence avec le mandat de Lopez Portillo, 1976-82, lorsque celui-ci opère son ouverture à l’extérieur sans toutefois expulser personne de l’alliance étatique, grâce au pétrole et aux prêts faciles, et qui exhibe sa forme la plus achevée avec Salinas de Gortari à partir de 1989).
Il importe maintenant de souligner un phénomène récurrent à propos du fonctionnement matriciel du cas mexicain en tant que pays étatique. En effet, si quelque chose attire l’attention dans la nouvelle répartition des forces sociales de l’étape globalisatrice, c’est l’affaiblissement accéléré de tous ‘les acteurs de la société civile, organisés dans la sphère nationale, et plus ou moins engraissés lors de l’étape de substitution d’importations. Une fois de plus dans l’histoire du Mexique, grâce cette fois au libre échange, à la concurrence internationale et à l’énorme désordre désarticulant légué par la crise et accentué par la globalisation accélérée, les forces civiles intermédiaires de l’étape populiste-développementaliste semblent avoir été balayées. Du côté des classes élevées, l’entrepreneur moyen souffre d’une réduction considérable d’activité à cause de sa faible compétitivité, à la différence de ce qui s’est passé avec le néo-libéralisme chilien ; et en même temps, il y a très peu de grandes entreprises de l’étape substitutive qui se montrent viables et qui peuvent rester solidement entre les mains de nationaux. La plupart du temps, en plus de la quantité énorme de faillites, ces entreprises préfèrent se transformer en opérations commerciales d’importation des articles qu’elles produisaient avant, ou devenir des entreprises subsidiaires, s’associer ou vendre ses entreprises au capital étranger, quand elles ne prennent pas le chemin de la spéculation boursière. Du côté de la classe ouvrière, le démantèlement est plus. important encore : réduction de la masse de travailleurs liées à l’industrie, intimidation et repli défensive à cause de la menace constante de compression du personnel, de chute des salaires, de remplacement des entreprises vétustes par des entreprises nouvelles, avec une main d’œuvre plus jeune, moins scolarisée, plus productive et située dans d’autres régions géographiques (“nordisation “), décadence marquée des syndicats, des organisations ouvrières et des législations sociales, total discrédit et attaque furieuse depuis l’ tat et la société contre les formes associatives-corporatives qui se traduisent par le ” bien-être non mérité ” et la corruption, etc. Les secteurs dits ” salariés moyens ” essuient les mêmes coups énumérés plus haut, et de façon aiguë en ce qui concerne la menace de licenciements et la réduction sévère d’emplois stables ; ils tendent à s’enfermer dans la sphère privée, se coupant des formes associatives et de la participation politique, convaincus que les populismes, les socialismes centralisés, la politique de la rue, les assemblées, les syndicats et la place publique ne fournissent que des leaders incontrôlés et n’apportent que l’insécurité dans le domaine de l’emploi. Quant aux autres secteurs – les centres universitaires, les organismes culturels, etc. – quand ils ne sont pas démantelés délibérément par voie budgétaire, et par conséquent rendus plus élitistes, ils finissent, comme dans un cercle vicieux, dépouillés de leurs référents sociaux et de leurs identités de base, a cause de l’apathie, de l’enfermement dans la sphère privée, et plus généralement de la crise de participation citoyenne.
Le champ des médiations est complètement balayé et les acteurs proprement sociaux légués par l’étape de l’industrialisation nationale tellement affaiblis, que nous nous trouvons devant un panorama caractérisé par le retour de l’État fort, une fois de plus dans l’histoire de ce pays étatique, ce qui met en évidence le fait que la transition à la démocratie a été un simple rideau de fumée et que ce qui s’annonce est en fait une transition à une forme d’autoritarisme avec des acteurs sociaux affaiblis : en somme, la défaite de la société devant lEtat, la technique et les intérêts économiques d’une poignée de firmes happées par la mondialisation économique.
Le noyau de l’État est en alliance avec la classe capitaliste transnationalisée, ce qui pourrait amener à le qualifier d'” État de classe “, mais un classement de ce type ferait perdre de vue que ce ne sont pas au fond les agents économiques (ou compagnies transnationales) en tant qu’agents de classe qui assurent la réussite du modèle globalisateur (ce qui impliquerait une réduction voire une disparition de l’appareil d’Etat selon la recette néolibérale). Ce qui est fondamental pour la réussite du modèle globalisateur dans les sociétés d’Amérique latine, mais aussi dans les sociétés qui ont réussi leur globalisation en Asie, c’est plutôt la force et l’autorité de l’Etat. Il va de soi que cette force et cette autorité peuvent être atteintes par certaines constellations historico-sociales comme dans le cas mexicain ou les cas asiatiques, ou par des situations d’extrême urgence comme le débordement social incontrôlé et la menace de guerre civile ou enfin par toute situation susceptible de dresser un acteur incontesté face au projet globalisateur, le cas du Chili étant le plus évident, mais le Pérou pouvant également être considéré, avec son coup d’État qui démantèle les médiations, comme une tentative allant dans le même sens.
traduit de l’espagnol par J. Cohen