Le 13 février 1990, trois mois après la chute du Mur, un groupe d’artistes investit en fanfare une ruine située en plein centre-ville de Berlin. Le Tacheles est né, le plus célèbre centre culturel alternatif berlinois dans les années 1990. Le 13 février 2003, il fête son treizième anniversaire, mais sans tambours ni trompettes. Le Tacheles, ou l’histoire d’un ex-porte-drapeau de la contre-culture forcé de rentrer dans le rang. Une histoire tout à fait symptomatique de la trajectoire de bon nombre de lieux culturels dits « off » ou alternatifs dans le Berlin des années 1990-2000.
C’est le 13 février 1990, par une froide journée d’hiver, qu’un groupe d’artistes de Berlin-Est prend possession de l’immense immeuble en ruine situé sur la Oranienburgerstrasse, au cœur de Berlin-Mitte, dans l’ancien « quartier des granges », c’est-à-dire dans l’ancien ghetto juif de Berlin. En hommage à la mémoire douloureuse de ce territoire, les artistes donnent à la ruine le nom de « Tacheles », qui en yiddisch signifie « parler clairement, sans faux-semblant, de manière directe ». Comme de nombreux édifices en ruine à Berlin, le Tacheles a connu un destin particulier, il porte sur ses murs décrépis et ses façades lézardées les stigmates d’une histoire en dents de scie, faite d’ombre et de lumière. L’immeuble actuellement encore debout ne constitue qu’une partie d’un ancien grand magasin, les « Friedrichstadtpassagen », construit en 1907-1909 par l’architecte Franz Ahrens. En 1928 le Konzern AEG occupe l’édifice, avant qu’en 1934 les Nazis s’en emparent et en fassent un bâtiment administratif. Touché par les bombardements alliés en 1943, laissé à l’abandon pendant 40 ans, il est en partie dynamité par le régime socialiste est-allemand au début des années 1980, enfin de nouveau abandonné.
Au cours de l’année 1990, alors que les deux Etats allemands subsistent encore, un groupe d’artistes de Berlin-Ouest rejoint au sein du Tacheles le noyau originel composé d’Allemands de l’Est : sur le terrain artistique, la réunification allemande est en marche, pense-t-on alors. Après quelques altercations musclées avec la police chargée d’évacuer les squaters, une association est créée, des ateliers sont ouverts, d’autres artistes affluent ; c’est le Printemps du Tacheles, l’époque où certaines utopies deviennent réalité. Les « Ossis » (Allemands de l’Est) mettent à profit l’expérience de leurs homologues de Berlin-Ouest, squaters chevronnés qui ont fait leurs armes dans le quartier mythique de Kreuzberg au cours des années 1980. Tous travaillent ensemble à la rénovation de la ruine avec les matériaux récupérés sur place, ferraille notamment. Les actions artistiques originales se multiplient, sous forme de « performances » et « happenings » à but purement ludique et non lucratif.
Parallèlement, l’immeuble est classé monument historique, et dès la fin de l’année 1990 le Tacheles perçoit quelques subventions de l’arrondissement de Mitte pour « l’entretien du bâtiment ». Le développement du Tacheles comme centre culturel d’avant-garde se poursuit très rapidement en 1991 / 92, avec la création d’un cinéma d’art et d’essai, d’une salle de théâtre, l’ouverture d’autres ateliers et salles d’exposition aux étages supérieurs ainsi que d’un café au rez-de-chaussée. L’année 1993 est celle de la reconnaissance officielle du Tacheles comme établissement multiculturel, ce qui le met définitivement à l’abri des descentes de police : des fonds lui sont octroyés par le Sénat aux affaires culturelles, et, cerise inattendue sur le gâteau (ou signe avant-coureur de la compromission politique, disent les critiques), il reçoit la visite de la présidente du Bundestag en personne.
Mais au même moment, victime du succès médiatique du lieu, le groupe de départ se désagrège. A l’image des Berlinois eux-mêmes, artistes de l’Est et de l’Ouest s’entredéchirent : le noyau dur éclate, l’euphorie de la découverte laisse la place aux tensions et au ressentiment. Les deux camps en présence opposent d’un côté les « Wessis » partisans de l’ouverture du lieu aux touristes, aux médias et pourquoi pas, à l’argent, et de l’autre les « Ossis » fermement opposés à toute commercialisation de l’art. Plus profondément encore, les artistes font l’expérience amère de leurs différences, différences d’identité, de passé, de codes de communication, d’attitudes, de type de rapport à la société. Véritable microcosme de la société allemande, le Tacheles est une étrange Tour de Babel où tous parlent la même langue, et pourtant ne se comprennent pas. Finalement, le groupe des « Wessis » emmené par Jochen Sandig quitte le navire. Ce dernier, instigateur de la visite de Rita Süssmuth, présidente du Bundestag, fondera en 1995 les Sophiensäle, haut lieu de la danse contemporaine. Le Tacheles, dans la douleur, a surmonté sa première crise de croissance, mais cette crise laisse des traces profondes. Dès lors, pour ceux qui restent, qui appartiennent en gros au groupe des « pragmatiques » (de l’Est comme de l’Ouest, les « utopistes » ayant quitté le navire), ce n’est plus le rêve de l’unité et du travail artistique en commun qui prévaut, mais plutôt la volonté de laisser s’exprimer toutes les sensibilités artistiques.
Reste le lieu lui-même, qui réunit – à défaut de réunifier – tous les acteurs et auquel tous s’identifient. Malgré l’épineuse question du droit de propriété qui demeure irrésolue, le Tacheles continue d’innover sur le plan artistique, avec des performances de danse originales, des festivals de musique électronique, des spectacles fulgurants comme Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès en 1996. Au cours des années 1993-1996, le Tacheles devient le symbole d’une certaine forme de contre-culture alternative à Berlin et il acquiert une aura internationale. Sa réputation dépasse les frontières allemandes et chaque été affluent des milliers de touristes, au grand dam de certains artistes qui voient d’un mauvais œil « leur » lieu de création se transformer en un site touristique visité et photographié. Précisons toutefois que les touristes ou les badauds qui pénètrent dans le Tacheles sont, dans leur immense majorité, jeunes (entre 18 et 35 ans) et qu’ils s’identifient de près ou de loin au projet artistico-politique de ce lieu alternatif. Il y a donc un mélange assez naturel qui s’établit entre artistes et visiteurs, mélange facilité par la configuration même des lieux et surtout par la présence du vaste terrain-vague jouxtant la ruine, qui fait office de lieu de rencontre et de « free-party » en plein air.
Mais l’avenir du Tacheles n’est pas assuré pour autant. Situé dans un quartier en plein changement, en proie à un processus de gentryfication [[La gentryfication, de l’anglais gentry (favorisé), désigne la transformation sociale progressive d’un quartier central et populaire, qui voit s’installer de nouveaux résidants appartenant dans un premier temps aux professions artistiques et intellectuelles, dans un second à la catégorie des « Yuppies » (« Young Urban Professionals »). urbaine et sociale qui rappelle celui du quartier de la Bastille à Paris dans les années 1980, le Tacheles devient l’enjeu de luttes foncières et politiques le dépassant. En effet, l’immense parcelle de 3 hectares sur laquelle est situé le Tacheles appartient à l’Etat fédéral (le Bund), qui à partir de 1996 exprime son souhait de le vendre au plus offrant. Le groupe immobilier Fundus, originaire de l’Allemagne de l’Ouest, se présente comme acquéreur potentiel de la parcelle, avec la volonté de rénover l’immeuble de fond en comble et de l’intégrer à un grand complexe immobilier. Du côté du Tacheles, la résistance se met en place. Les artistes organisent des débats et symposiums réunissant des politiques, des sociologues et des architectes. Tous sont d’accord sur la nécessité de conserver un centre culturel non seulement identifié comme le plus important « SquArt » (squat + art, concept en vogue en Europe dans les années 1990) de l’agglomération voire du pays, mais aussi un espace de rencontre et d’animation jouant un rôle prépondérant pour la vitalité du quartier de Mitte. Des projets architecturaux originaux sont proposés pour une rénovation « douce » de la ruine. Des collectifs sont montés par des habitants du quartier qui se mobilisent pour sauver un lieu auquel ils se sont entretemps identifiés. Des pétitions sont signées, des « Bürgerinitiativen » (initiatives citoyennes) se créent dans la plus pure tradition berlinoise.
Bref, l’enjeu dépasse largement le lieu, et met en présence au moins quatre types d’acteurs aux stratégies opposées : l’investisseur privé Fundus, l’association d’artistes Tacheles e.V. et ses soutiens au sein de la société civile, l’Etat fédéral propriétaire du terrain et peu réceptif aux arguments des alternatifs berlinois (rappelons qu’à l’époque, les organes politiques fédéraux siègent toujours à Bonn), enfin la Ville qui subventionne le Tacheles. Or, la Ville a une position ambiguë : d’un côté elle est pressée par le Bund de régler la question, de l’autre elle soutient le Tacheles en tant que centre culturel de réputation internationale, drainant 300 000 visiteurs par an. Finalement, c’est l’attitude des deux acteurs institutionnels qui décide du sort du lieu. En 1997, le Sénat à la culture (c’est-à-dire l’administration centrale des affaires culturelles de la Ville de Berlin) se rallie soudainement à l’investisseur privé et gèle les crédits annuels accordés au Tacheles, qui s’élevaient à 150.000 euros. Le collectif du Tacheles tente une ultime riposte en s’associant avec d’autres lieux « off » menacés eux aussi de disparition, au sein d’un réseau dont le titre programmatique résume bien la tension extrême qui règne alors dans les milieux culturels « off » de Berlin: « WIR : sind Berlin ! Netzwerk zum kulturellen Überleben im Investitionszeitalter » (« NOUS : sommes Berlin ! Réseau pour la survie culturelle à l’époque de l’investissement-roi »). Du fait d’un manque de coordination interne et de la surdité des pouvoirs publics, cette tentative échoue. En 1998, l’Etat fédéral vend le terrain au groupe immobilier Fundus. C’est la fin d’une aventure… mais pas encore du lieu.
Face aux artistes résistants, prêts à tout pour demeurer dans un espace auquel ils ont redonné vie, le groupe privé joue la carte de la conciliation. Fundus a bien conscience de la valeur symbolique et marchande du lieu, qui a pourtant grandement besoin d’être rénové et mis aux normes. Il ne s’agit donc pas de déloger les artistes ni de faire appel à la police. Fundus donne l’assurance à l’association du Tacheles qu’il ne détruira pas la ruine, mais se contentera de la restaurer. En échange de l’acceptation des membres de l’association quant au double projet de rénovation de la ruine et d’aménagement futur de la parcelle, l’investisseur accorde à l’association Tacheles e.V. un bail de dix ans pour un Mark symbolique. En clair, les artistes peuvent demeurer dans l’édifice et y exercer leur art, mais ils n’ont plus aucun pouvoir de décision sur la destinée du Tacheles et du vaste terrain vague attenant, transformé en « jardin aux sculptures ». Pour certains, il s’agit d’« une compromission inacceptable avec le pouvoir et l’argent » ; pour d’autres, d’un pis-aller. De toutes façons, il y a déjà belle lurette que les rebelles de la première heure ont quitté les lieux, et que les artistes qui sont restés, acculés à la banqueroute financière pour cause de gel des subventions publiques, ont sacrifié la créativité sur l’autel de la commercialisation des produits de l’art. Pour ceux qui ont connu l’effervescence créatrice du Tacheles au début des années 1990, la médiocrité de la plupart des œuvres exposées et proposées à la vente fait peine à voir. A la fin de la décennie, le lieu a perdu son âme, le discours a perdu de son mordant.
En 2000, Fundus entreprend enfin les travaux de rénovation indispensables. Du béton est injecté pour consolider la structure, les cavités béantes des façades sont recouvertes de baies vitrées, l’aile Est est entièrement reconstruite autour d’une cage d’escalier desservant des bureaux flambant neufs, un restaurant chic est aménagé au rez-de-chaussée, à côté du café alternatif souvent déserté. Au total, le Tacheles, bien qu’intensément rénové et mis aux normes, conserve son caractère d’immeuble à moitié en ruine auquel tenaient tant les artistes, les habitants, mais aussi la Ville et l’investisseur. C’est que l’édifice en ruine du Tacheles est devenu au cours des années 1990 la marque de fabrique d’une ville se voulant perpétuellement en mouvement et en chantier, il est l’un des motifs les plus photographiés, et, last but not least, un « Touristenmagnet » pour reprendre l’expression allemande littéralement un « capteur de touristes ». Fundus a parfaitement capté, quant à lui, cette dimension symbolique dont il espère bien tirer profit pour promouvoir son vaste projet immobilier.
Ultime étape (qui sonne le glas…) de l’histoire de ce lieu pas comme les autres : en avril 2003, Fundus a dévoilé l’ambitieux projet pour lequel il a déposé un permis de construire. Un « Quartier am Tacheles » doit voir le jour, la réalisation en a été confiée à l’agence d’architecture DPZ de Miami. Sur presque trois hectares, il comportera des immeubles d’habitation de luxe (la « Tacheles Residence », sur 24 500 m2, copie conforme d’une résidence haut de gamme d’Upper Manhattan…), des bureaux chics (34 500 m2), des commerces et restaurants (17 000 m2), un hôtel cinq étoiles et des parkings. Le terrain vague aménagé par les artistes en « jardin des sculptures » disparaîtra au profit des immeubles. Seules deux petites places attenantes au Tacheles seront aménagées afin d’accueillir en été des concerts et des petits spectacles pour le plus grand plaisir des touristes. Les artistes du Tacheles sont invités à y participer… Seul problème : le groupe immobilier ne pourra commencer les travaux que quand au moins la moitié des surfaces aura trouvé un acquéreur. Or, Berlin traverse une crise économique grave et a bien du mal à attirer les investisseurs. Gageons toutefois que l’exceptionnelle centralité du lieu et la magie du nom « Tacheles » sauront à terme séduire les plus frileux… Belle ironie de l’histoire, qui voit un nom hier honni et craint par les spéculateurs, ce « Tacheles » insolent, devenir aujourd’hui un sésame magique dont on se sert pour attirer le touriste et allécher le promoteur. C’est bien la preuve que du projet alternatif de départ il ne reste que le nom ; mais un nom utilisé, dévoyé, vidé de sa substance. Le Tacheles est mort, vive le Tacheles ! Et surtout : qu’on se le dise.
Au total, malgré les résistances au processus inéluctable de gentryfication, le Tacheles a évolué au rythme du quartier des Granges. Mieux : son histoire semble inséparable de celle du quartier. D’une naissance con moto à un Requiem con doloroso, la vie du Tacheles se décline en quatre temps, comme les mouvements d’une symphonie dramatique. Celui de l’appropriation, quand le Tacheles est le porte-drapeau de la contre-culture dans un quartier en pleine mutation, attirant étudiants, artistes, squaters des deux Allemagne et même du monde entier (1990-1993), celui de la valorisation, quand le Tacheles – et l’ensemble du quartier – acquièrent une réputation internationale (1993-1996), avant de céder face à la gentryfication et à la pression économique et spéculative qui l’accompagne (1996-1999), puis de perdre son âme pour sauver son nom lors d’une dernière phase (2000-2003) qu’on pourrait appeler de stérilisation. Le déroulement de ces étapes en un temps très court correspond bien au modèle de gentryfication, tel qu’on a pu l’observer dans les années 1970-1980 dans certains quartiers de Londres, New York et Paris.
« L’affaire Tacheles » illustre parfaitement les enjeux de pouvoir qui caractérisent la culture à Berlin. Tant que le quartier n’a pas acquis une certaine valeur foncière, les lieux alternatifs peuvent y prospérer sans difficulté : en attirant de nouvelles couches de population ainsi que des touristes, les artistes s’avèrent être à leur insu les agents pionniers de la valorisation urbaine. Mais dès lors que le processus de gentryfication joue à plein, les mêmes lieux et les mêmes acteurs s’avèrent indésirables, a fortiori dans une ville devenue capitale et accueillant en son sein les instances fédérales du pays. Le Tacheles n’est pas un cas isolé : au même moment, d’autres lieux alternatifs ont disparu ou ont été priés d’aller s’établir ailleurs qu’en centre-ville. Avec du recul, le « Printemps de Berlin », correspondant à la première moitié des années 1990, s’explique aisément. Après la chute du Mur fin 1989, Berlin est à la mode et attire quantité de créateurs du monde entier. Les loyers y sont très peu élevés. Mieux : à Berlin-Est, et notamment dans les quartiers centraux de Mitte et de Prenzlauer Berg, de nombreux immeubles sans propriétaire ni occupants sont une proie idéale pour les « défricheurs de friches » que sont les artistes-squaters. En effet, profitant du flou juridique momentané concernant l’épineuse question de la restitution des propriétés en ex-Allemagne de l’Est, de nombreux artistes et étudiants s’installent illégalement dans des appartements inoccupés dans les premiers mois qui suivent la chute du Mur, ils les rénovent à leurs frais, et parviennent parfois à légaliser ensuite leur situation en obtenant de la ville un contrat locatif avantageux… mais à durée déterminée. Enfin, lorsque le propriétaire récupère son bien, l’immeuble est entièrement rénové, les loyers augmentent brutalement et c’en est fini du « squart »…
Treize ans après sa naissance, il ne reste plus grand-chose du projet alternatif initial du Tacheles. Les cinq « survivants » du collectif de départ constituent aujourd’hui le Bureau de l’association Tacheles. Ils ont vieilli, se sont lassés du combat perdu d’avance contre des intérêts économiques qui les dépassent, et ont finalement accepté le marché proposé par Fundus, qui, après tout, leur permet de demeurer gratuitement dans ce lieu unique. L’esprit rebelle des débuts a fait place à l’esprit pragmatique et gestionnaire. Mis à part le noyau dur de cinq personnes, presque tous les artistes qui sont passés par le Tacheles, c’est-à-dire qui y ont résidé et créé, l’ont quitté. Le Tacheles a subi trop de crises internes et a dû « avaler trop de couleuvres » pour parvenir à fidéliser les créateurs. Certes, l’association existe toujours, les artistes en résidence en sont membres, mais elle n’est plus active ni revendicatrice. L’élan citoyen suscité par le Tacheles dans les années-charnières 1996-97 ne s’est pas davantage converti en lutte politique durable. Les artistes du Tacheles ont pourtant recueilli le soutien spontané et désintéressé des partis d’opposition, les Verts et le PDS (Parti du Socialisme Démocratique, ex-Parti Socialiste de la RDA), dont des élus à la Chambre des députés du Land de Berlin. Mais les artistes se méfient des politiques, et l’implication de ces derniers dans la stratégie d’opposition du Tacheles a sans doute davantage divisé les membres de l’association qu’elle ne les a soudés. De même, les artistes n’ont pas vraiment su exploiter le soutien populaire qu’ils ont recueilli au moment où le lieu était menacé de mort. Au total, l’alliance conjoncturelle entre artistes, politiques et citoyens s’est avérée trop fragile et trop peu organisée pour créer une dynamique d’opposition efficace au double processus de spéculation immobilière et de gentryfication sociale à l’œuvre. Cela dit, dans les deux cas, le combat aurait sans doute été vain, car d’une part, les artistes du Tacheles n’étaient pas propriétaires du lieu et ont donc toujours été à la merci des décisions de l’acquéreur ; d’autre part, la composition sociale du quartier de Mitte a profondément évolué au cours des années 1990, les « yuppies » chassant progressivement les étudiants et artistes alternatifs. Au tournant de la décennie, les nouveaux habitants du quartier se sentent peu concernés par l’évolution d’un lieu alternatif dont ils ne connaissent pas l’histoire. Fin de l’utopie urbaine du Tacheles : « ce fut une belle aventure », dit Martin, sculpteur et membre de l’association.
Mais l’utopie renaît toujours… Berlin n’est pas avare en espace, au contraire la ville regorge de friches urbaines, de terrains encore vagues, d’entrepôts abandonnés. Malgré la fin du Tacheles et d’autres lieux pionniers, la culture alternative continue de faire parler d’elle à Berlin. Simplement, la scène « off » se déplace. Elle a quitté les quartiers branchés de Mitte et Prenzlauer Berg pour élire domicile toujours plus à l’Est, dans les arrondissements de Friedrichshain, Weissensee, Pankow, tandis que Kreuzberg fait de nouveau parler de lui. Si certains quartiers de centre-ville leur semblent désormais interdits, les artistes alternatifs disposent d’autres terrains pour s’exprimer Le tropisme oriental (au sens géographique du terme) de la culture off est tout à fait clair dans la scène techno berlinoise, l’une des plus dynamiques d’Europe. Tandis qu’au début de la décennie 1990, les trois hauts-lieux de la techno, Tresor, E-Werk et Bunker étaient tous situés dans la quartier de Mitte, au début des années 2000, les deux derniers lieux cités ont fermé et la scène techno s’est déplacée à Friedrichshain, autour de la gare de Ostbahnhof (Maria am Ostbahnhof, Matrix, Ostgut…). La chance de Berlin, finalement, n’est-elle pas de disposer d’autant d’espace ?
BIBLIOGRAPHIE
Boris Grésillon, Berlin métropole culturelle, Paris, Belin, 2002
Holger Wild, « Ein Hauch von New York am Tacheles » (« un parfum new-yorkais au Tacheles »), article du Tagesspiegel, 22.04.2003
Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Mille et une nuits, 1999
Site Internet du Museum Mitte : [www.dhm.de/museen/berlin-mitte/tacheles.htm->http://www.dhm.de/museen/berlin-mitte/tacheles.htm
Tacheles – Alltag im Chaos, livre de photographies, Berlin, Museum Mitte, 1992