Mineure 16. Jazz : puissance de l’improvisation collective

Le champ jazzistique selon Alexandre Pierrepont

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Dans son livre Le champ jazzistique, Alexandre Pierrepont affirme la multiplicité constitutive du jazz. A l’encontre de la plupart des approches courantes, il dénonce la recherche d’un « dénominateur commun » qui nous donnerait l’essence spécifique de cette musique. S’il y a quelque chose de propre au champ jazzistique, il faut le trouver dans sa pluralité même, qui en fait le lieu de déploiement d’une force combinatoire. En réinventant un continuum par dessus l’abîme qui a traumatisé leur histoire, les populations afro-américaines dont est issu le jazz nous offrent ainsi un pouvoir « reconstituant » dont chacun peut s’inspirer pour combattre le vacuum culturel dont se plaint notre époque. Mais l’arpentage du champ jazzistique nous met également en garde contre des réductions plus retorses : l’improvisation collective est davantage qu’une utopie démocratique, en ce qu’elle met en question l’origine des voix qui traversent et constituent le sujet… Un questionnement qui contamine la forme de cet article, dont la polyphonie fait résonner à travers les siècles quelques-unes des idées directrices du travail d’Alexandre Pierrepont.

Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, rares sont les livres qui savent abandonner leur esprit à tout le libertinage dont est porteur le free jazz. Le flâneur peut pourtant tomber sur un véritable Original : Le champ jazzistique d’Alexandre Pierrepont – un vrai grain de levain qui restitue à la musique et aux musiciens une portion de leur singularité naturelle. Il déborde de noms, de voix, de pensées, sages ou folles, qui ne demandent toutes qu’à se laisser courtiser… Dans nos climats de catins, l’auteur ne couche pas volontiers (par écrit) ; quant à son livre, chacun peut le lire([[ Alexandre Pierrepont, Le champ jazzistique, Marseille, éditions Parenthèses, 2002, 184 pages, ISBN 2-86364-626-5, 14 Euros.). Reste à capter certaines des voix qui se font entendre entre l’un et l’autre, entre eux deux et nous, entre nous et le jazz.

Y. C.

MOI – Ce jazz, quel type d’objet est-ce donc ?
LUI – Tout est perdu quand on fait du jazz un objet au lieu de le reconnaître comme le sujet de lui-même.
MOI – Ma question ferait-elle du jazz une catin ?
LUI – Et du questionneur un proxénète, voire un esclavagiste, ou pour le moins un exploiteur… L’exploitation commerciale de la musique afro-américaine est venue remplacer l’exploitation physique des esclaves. Cela s’opère sur un mode plus élaboré où l’on n’a plus besoin d’asservir les corps, bien sûr. Mais comment expliquez-vous qu’en notre époque de mondialisation, les musiques qu’écoutent les Occidentaux soient pour près de 90% issues des Afro-américains (même si elles ont été adaptées et réinventées en cours de route, comme le rock et la techno) ? Vous êtes-vous jamais donné la peine de suivre les évolutions parallèles qui relient le développement des techniques d’enregistrement, le déclin des musiques dites folkloriques dans les sociétés occidentales et les stratégies commerciales des compagnies d’enregistrement ? Vos amis les Européens n’ont-ils pas également colonisé l’Asie, qui disposait de traditions musicales apparemment aussi exploitables que celles de l’Afrique ? C’est dans l’histoire des relations entre Afro-américains et Occidentaux qu’il faut chercher l’explication de la prodigalité de ces musiques et du mode d’exploitation auquel elles se sont trouvées soumises – mode d’exploitation qui contribue d’ailleurs non seulement à leur diffusion, mais peut-être aussi à l’apparition de nouvelles formes (au sang frais) destinées à remplacer celles que leur surexploitation tend à épuiser avant l’âge…
MOI – Vous y allez un peu fort, quand même… Et surtout, je vous parle de jazz, et vous me renvoyez à l’Afro-américanisme : je vais vous dénoncer à la Stasi pour communautarisme caractérisé.
LUI – Pas si vite… Dans le champ jazzistique, il y a plusieurs ensembles. D’abord, l’ensemble des musiques de jazz, qu’on pourrait comparer, pour faire une boutade, à la « famille musicale rapprochée » (par rapport à la famille musicale élargie dont je parlerai ensuite). Cet ensemble comprend ce qu’on pourrait appeler les styles (New Orleans, swing, be-bop, cool, third stream, hard-bop, free-jazz, jazz-rock, jazz électronique, et ainsi de suite). Chacun de ces styles se décompose à son tour en divers courants, lesquels sont le plus souvent liés à un territoire, que l’on peut cartographier, historiquement, avec une relative précision. Ce qui est important toutefois, c’est non seulement que « le jazz » n’est pas homogène, mais également qu’aucun de ces styles non plus n’est lui-même homogène. Il n’y a pas un be-bop : il y a autant de be-bops que de be-boppers. Aucun de ces styles ne se définit de manière transcendantale par rapport à ceux qui les créent : chaque courant est réinventé dans chaque environnement et par chaque créateur, et chaque jazz(wo)man réinvente la totalité du jazz à chaque fois.
UN TIERS – Le jazz ne se réduit pas au be-bop !
LUI – Il y a ensuite l’ensemble des musiques afro-américaines, qui sont distinctes, mais qui ne sont pas dissociables du jazz. On ne comprendrait rien au champ jazzistique si on le coupait du gospel, du blues, du R’n’B, de la soul, du funk ou du rap, parce que le jazz, dans ses différentes formes et ses différents styles, appartient (non exclusivement, mais décisivement) à l’ensemble des musiques afro-américaines.
UNE QUINTE – Le jazz ne se réduit pas au be-bop !
LUI – Troisième ensemble : l’ensemble des musiques de la diaspora africaine, et pas spécialement états-uniennes. Il y a des rapports historiques entre le jazz et les musiques des Antilles – cela est vrai dès le XIXe siècle à travers les hommes et les femmes qui fuyaient l’esclavage du sud des USA pour aller se réfugier dans les Antilles – et les échanges ont été innombrables entre ces deux régions, notamment dans les traditions percussives. Même plus tard, la salsa ou le reggae ont eu une influence considérable sur un certain nombre de musiciens de jazz, et le jazz lui-même a joué un rôle important dans l’apparition de ce qui devint le reggae, etc. Il y a donc tout un jeu d’influences qui va bien au-delà des États-Unis, et qui par-delà même les Caraïbes, s’étend jusqu’à la diaspora africaine du Brésil (avec des échanges qui vont dans les deux sens, entre jazz et samba notamment).
UNE NONNAIN – Le jazz ne se réduit pas au be-bop !
LUI – Enfin, dans la famille la plus éloignée, il y aurait l’ensemble des musiques improvisées, issues du jazz ou parallèles au jazz – il faut faire le distinguo puisqu’il y a un certain nombre d’improvisateurs en Europe ou au Japon qui sont issus du jazz et du free jazz mais qui ne s’en revendiquent plus du tout aujourd’hui, et qu’on a aussi des gens (comme AMM en Angleterre par exemple) qui disent n’avoir jamais été influencés par le jazz, mais avoir créé dès les années 1960 une esthétique autonome qui a été après-coup assimilée à ce qui se faisait dans le monde du jazz. Et puis un contrebassiste comme Peter Kowald est également parti à la recherche de traditions d’improvisation qui ne devaient rien à l’Afrique ou à l’Europe.
NOUS – Le champ jazzistique, selon vous, c’est donc un ensemble de cercles concentriques de plus en plus ouverts ?
EUX – C’est bien davantage… Traversant tous ces différents ensembles de familles musicales plus ou moins lointaines et dans lesquels s’inscrivent (sans jamais s’y réduire) différents contenus humains, stylistiques, et géographiques, on peut ensuite dissocier deux modes d’association, qui peuvent être complémentaires, mais qui relèvent de logiques différentes. Les modes d’association avec d’autres formes artistiques qui offrent un interface avec d’autres musiques bien sûr, mais aussi avec d’autres arts participant de la création contemporaine (danse, peinture, littérature, etc.). Et puis les modes d’association avec d’autres aspects de la vie courante, aspects que nous n’identifions pas toujours comme « artistiques », mais qui peuvent être très étroitement liés avec certains modes de création musicale. Par exemple, la manière d’arranger son arrière-cour, dans les ghettos urbains des communautés afro-américaines (accumulant un patchwork improbable d’objets recyclés) produit des sortes de compositions improvisées, mobiles, hétéroclites, qui sont assez proches des processus musicaux qui ont été mis à l’œuvre dans le jazz. Ou alors, on a depuis longtemps repéré les analogies entre le musicien se lançant à corps perdu dans un solo et le prédicateur entrant en transe dans l’église baptiste – association qui sera certainement moins prégnante sur un Evan Parker que sur un Roscoe Mitchell, sur un Daunik Lazro que sur un Daniel Carter (ce qui pose d’ailleurs la question de savoir de quelles autres associations se nourrissent les solos d’Evan Parker ou de Daunik Lazro).
UNE CATIN – Vous oubliez quelque chose d’essentiel : ces ensembles et ces modes d’association sont à leur tour ouverts à une multiplicité de sens attribuables à la musique qui s’y produit. Il peut d’agir de sens esthétiques, variés et qui sont souvent traversés par une ambiguïté (féconde) entre savoir si on joue une musique « populaire », accessible à tous, issue du peuple et épousant les causes du peuple en lutte ou en fête – ou savoir si on joue quelque chose qui n’est de toutes façons pas contre le peuple, mais qui doit obtenir un statut de musique aussi « sérieuse », aussi « savante » que les musiques classiques contemporaines du monde occidental, avec la volonté, légitime, de faire reconnaître une œuvre d’Anthony Braxton ou d’Ornette Coleman sous le même statut qu’une œuvre d’Olivier Messiaen.
UNE AUTRE CATIN – Il peut s’agir aussi de sens politiques, à la fois incontournables et encombrants, évidents et problématiques, mais certainement eux aussi multiples – puisque cela va de citer Malcolm X à s’engager auprès des Black Panthers, à s’impliquer dans des projets de reconstruction de communautés urbaines, voire à rester en marge de tout militantisme ouvertement politique tout en proclamant, comme Cecil Taylor, que sa façon même de créer de la musique participe d’une pratique révolutionnaire qui n’a pas à s’embarrasser de phraséologie.
UNE TROISIEME PENSEE – Il peut s’agir aussi bien de sens magiques, liés à l’idée d’un art fonctionnel (qu’on retrouve en Afrique de l’Ouest, sans que l’héritage soit passé forcément en ligne directe) : beaucoup de musiciens, en particulier dans le free jazz, jouent cette musique en croyant à son efficience magique (manifestée par des halos de lumière, des phénomènes de lévitation, des anecdotes comme celle d’Albert Ayler creusant un trou dans le mur du club où il joue, ou des visées comme celle de John Coltrane souhaitant jouer pour faire tomber la pluie, pour rendre les gens heureux, pour leur apporter la richesse).
UN LIBERTIN – Où se situe le free jazz sur cette carte multidimensionnelle du champ jazzistique ?
UN LIBERTIN ÉRUDIT – Point important : il faut affirmer non seulement que le jazz ne se réduit pas au be-bop, mais aussi que le free jazz n’est pas un courant de plus : c’est l’ouverture du champ jazzistique à sa propre complexité, complexité qui lui était inhérente dès le départ, mais que les musiciens ne pouvaient pas assumer jusqu’alors. Fats Waller voulait faire connaître ses improvisations à l’orgue, mais dans l’entre-deux guerres un claviériste noir américain n’était pas censé improviser à l’orgue. A partir des années 1960, il y a une complexification assumée des règles du jeu musical qui permet au champ jazzistique de se laisser arpenter avec de moins en moins d’enclosures. C’est en cela qu’il faut situer la liberté du free jazz.
MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE – Au fait, pourquoi tend-on si largement à réduire le jazz au seul be-bop ?
LA MACHINE À PRENDRE DU RECUL – C’est qu’en réalité, le champ jazzistique peut être étudié sur deux niveaux : celui dont on a parlé jusqu’ici concerne les logiques sociales qui sont à l’œuvre dans cette musique. Mais il y en a un autre à prendre en compte également : celui de la réaffectation de ces logiques sociales par le discours de la « critique spécialisée», réaffectation qui est expressive d’autre chose que la manière dont on a essayé de rendre compte du jazz.
LA MACHINE À CRITIQUER LA CRITIQUE – Le propre de ce champ socio-musical, c’est qu’aucun des paramètres qu’on vient de passer en revue ne se réduit à aucun autre. C’est pour ça que ces paramètres forment un champ ; aucun d’entre eux ne prend l’hégémonie sur les autres. En revanche, ce que l’appareil critique a constamment essayé de faire, aujourd’hui comme hier, c’est précisément de mettre en avant, consciemment ou non, tel ou tel de ces paramètres, érigé en position de domination par rapport aux autres. Dans le passé, cela avait un aspect clair et caricatural : c’était le hot jazz qui était le vrai jazz ; ou c’était le swing qui était l’essence du jazz. Mais sous des formes plus sophistiquées, le même mode de pensée est à l’œuvre à l’heure actuelle dans le discours critique. Il n’y a rien d’élémentaire dans le jazz. Or c’est précisément l’élémentarisation de cette musique qui est promue, sans le moindre complot bien entendu, dans la plupart des discours critiques tenus depuis un siècle. C’est pour cette raison qu’il vaut mieux parler de champ jazzistique : l’expression est un peu aride, mais elle vise à placer la complexité au fronton de notre analyse. Il faut donner une profondeur de champ à l’image que nous nous faisons du jazz, et surtout éviter l’écrasement de cette profondeur de champ que fait subir à cette musique l’approche habituelle, qui est à la recherche du trop fameux « dénominateur commun », d’un invariant à vocation nécessairement universelle.
A. – Votre grande pantomime du champ jazzistique est assez impressionnante, mais permettez que je revienne un peu sur quelques détails. À commencer par les « sens magiques »… Ne nous faites-vous pas retomber dans une vue potentiellement condescendante de ces Africains-primitifs attachés à leur gri-gri ?
B. – Le problème n’est pas de savoir si de telles croyances sont « primitives » ou « naïves » (ou « métaphoriques »), mais de percevoir les sens qui trouvent à s’investir dans la musique. Et ce qui s’investit dans ces sens magiques, c’est peut-être le point aveugle qui grève toute notre vision du politique, à nous autres Occidentaux.
A. – Nous autres, par exemple, qui faisons du jazz et de l’improvisation collective un modèle de politique d’émancipation, une autre utopie, un nouveau Tahiti ?
BORDEU – Précisément ! Dire que l’improvisation collective est une forme de démocratie idéale, c’est une idée juste, mais insuffisante, parce que c’est une humanisation totale de la musique : tout s’y passe entre les hommes qui sont là. Ça peut correspondre à des idéaux libertaires très nobles, mais chez les Afro-américains, et au-delà des croyances particulières, il y a une autre conception de la vie et de l’univers : la musique qui passe en nous n’appartient pas qu’à nous. Elle n’appartient pas non plus forcément au Divin d’ailleurs. L’improvisation collective se joue entre nous, elle est aussi dans l’espace qui existe et qui a une consistance entre nous, et elle existe à travers nous, elle nous traverse comme elle traverse une pierre, un arbre, une étoile, le cosmos. C’est appauvrissant de n’y voir qu’une démocratie réalisée ; contre cet appauvrissement, ces musiques affirment qu’il n’y a pas que nous dans l’univers. L’individu, à travers la pratique de l’improvisation est situé dans le cosmos comme une composante de l’univers, ou mieux encore, comme une « improvisante » de l’univers. D’où le contact avec un soi dont on a élargi la notion : un soi participant d’un corps individuel, et affirmant la puissance de ce corps, mais d’un corps qui est multiple, par ce qui le traverse et par ce qui le conditionne (les phases du jour et de la nuit, les saisons, la faim, le vieillissement, les pensées conscientes, les désirs inconscients, les paroles d’autrui) – donc un soi qui s’éprouve comme collectif et pluriel.
MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE – Le champ jazzistique serait-il donc par excellence le chant d’expression des multitudes ?
BORDEU – L’urgence du jazz tient à ce qu’il réinitie l’emploi du pluriel dans notre compréhension du vivant : pluriel des musiques, pluriel des mondes, pluriel des mondes de mondes, mais aussi – et ceci a des enjeux politiques évidents – pluriel au sein de l’individu, pluriel dans nos origines et dans nos devenirs.
MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE – Pluriel de voix qui parlent à travers nous… Le jazz abolit-il l’individuation ?
BORDEU – Bien au contraire, il nous éclaire sur la constitution des individus. Historiquement, une des spécificités de la musique chez les Afro-américains a été de permettre à des gens auxquels on avait enlevé non seulement la liberté mais aussi l’individualité – et c’est là le propre de l’esclavage des Noirs en Amérique – de se redonner un sujet collectif et un sujet singulier. D’où l’importance dans ces musiques de se forger sa propre voix, de s’individualiser ; ce sont des musiques où l’individu se signifie.
D’ALEMBERT (bâillant) – Allons bon, nous voilà repartis vers l’Afrique et l’époque de l’esclavage…
L’ANTHROPOLOGUE – Les Afro-américains jusque vers la première moitié du XXe siècle n’ont eu, pour l’essentiel, aucun autre moyen d’expression que la musique. Ce n’était ni comme peintre, ni comme écrivain, ni comme architecte, ni comme politicien qu’ils pouvaient avoir une expérience du sujet – du sujet singulier et du sujet collectif -, mais seulement comme musicien (et, par ailleurs, comme pasteur ou croyant, c’est-à-dire comme membre de la communauté des croyants). En a résulté un surinvestissement de sens, que je représente à travers un schéma, un peu pataphysicien, prenant la forme de deux entonnoirs, assemblés embout contre embout. À la grande entrée d’un des entonnoirs, on aurait une culture riche de toutes ses dimensions (les arts, les savoir-faire, les pratiques culinaires, vestimentaires, l’organisation politique, les relations de parenté, etc.). Sous l’effet d’un ethnocide, tout cela se rétrécit à une peau de chagrin et se réduit à un ou deux aspects de l’existence seulement – aspects parcellaires, mais qui vont de façon talismanique regrouper, au niveau du sens investi dans ces expressions, l’ensemble des habilités d’une culture totale. Ne reste plus, alors, que le secret espoir qu’une culture puisse à l’avenir se redéployer en passant par un second entonnoir tourné cette fois dans l’autre sens – même si ce sera bien sûr une culture réinventée, et pas forcément similaire dans tous ses traits à la culture totale originelle. On y retrouvera des manières de faire qui auront transité par ce moment de réduction dramatique et qui se reconstruiront avec les nouveaux matériaux disponibles de l’autre côté de ce passage étroit. En ce sens, pour les populations issues de l’esclavage en Amérique du Nord, la musique a pu être l’équivalent de ce qu’a été une religion comme le vaudou en Haïti, soit bien davantage qu’une religion.
LE GRAND ONCLE – D’où par exemple une différence majeure entre le statut socio-culturel (ainsi que politique) du jazz et celui qu’a pu avoir le rock dans les tats-Unis ou l’Europe des années 1960. Ce dernier représentait une contre-culture, un geste de rébellion contre la communauté dont étaient issus les musiciens et les auditeurs. Ni le jazz, ni le blues, ni le rap ne sont des contre-cultures pour les Afro-américains : ces musiques s’opposent bien sûr à l’Amérique blanche (quoique, ici encore, non sans ambiguïtés, concessions, copinages), mais elles participent – souvent très explicitement et consciemment – à un travail d’invention culturelle et de mémoire sociale, qui implique des marques de respect envers les générations précédentes. Les envolées spatio-mystiques d’un Sun Ra ou d’un George Clinton sont l’affirmation d’une culture, le réinvestissement d’un héritage, qui peut s’opposer bien sûr à une autre culture (blanche), mais qui n’est pas défini au premier chef par cette opposition.
MOI – Mais je sens vos doigts qui vous démangent… Vous m’avez l’air prêt pour une dernière grande pantomime. Allez-y ! Faites-nous une fugue à trois voix, dans le style de votre oncle, pour nous esquisser les trois lignes de fuite qui font l’originalité du jazz dans les arts d’aujourd’hui…
LE NEVEU – Merci, monsieur le philosophe…
PREMIERE VOIX : L’INVENTION D’UNE FORCE COMBINATOIRE – Le champ jazzistique donne lieu au déploiement d’une multiplicité en devenir. On l’a vu en évoquant l’entrecroisement constant des styles, sous-genres, influences, pratiques, associations, sens : multiplicité le jazz était, multiplicité il est devenu en se transformant, et multiplicité il deviendra. Et cela à travers un développement qui n’est pas linéaire, mais relève plutôt de la spirale, laquelle progresse par des mouvements qu’une approche en quête de dénominateur commun voit comme des retours en arrière, mais qui, restitués dans leur profondeur de champ, apparaissent comme autant de retours sur soi qui avancent. Pour illustrer ce devenir, et remettre à leur place ceux qui s’offenseraient de ce que le jazz se serve aujourd’hui de platines, hier de guitares ou de claviers électriques, rappelons que le jazz est né sans trompette, sans piano, sans saxophone, sans contrebasse et sans batterie : il s’est bricolé une identité à partir des instruments abandonnés par les fanfares militaires des armées nordistes (trombones, cornets et clarinettes). Si les fanfares militaires du XIXe siècle avaient utilisé des bassons, des hautbois et des clavecins (ce qui aurait certes été moins pratique du point de vue logistique), les Afro-américains auraient commencé à jouer du clavecin sans se poser davantage de questions. La multiplicité en devenir existe donc à l’origine, dans les instruments recyclés de droite et de gauche, ainsi que dans les différents genres qui se sont mélangés à la Nouvelle Orléans. L’important est que ce mélange ne se soit jamais réduit à donner un résultat, ultime et définitif qui ferait dire Eurêka, le jazz, c’est ça ! Il ne consiste qu’en une force combinatoire qui ne va cesser à partir de ce moment-là de continuer à se mélanger. L’espace propre de cette musique ne se stabilise pas autour de tel ou tel mélange plus ou moins spécifique : il ouvre un champ dans lequel d’autres mélanges vont en permanence pouvoir avoir lieu.
DEUXIEME VOIX : LA MISE EN PLACE D’UN CONTINUUM – L’idée de continuum se trouve abondamment employée par les Afro-américains, ce qui se comprend de la part de populations plongées dans un vide culturel; pour que quelque chose survive, il a fallu réinventer un continuum, entre le passé d’une Afrique largement fantôme, le présent d’une société américaine marquée par la coupure et l’isolation, et des perspectives d’avenir souvent mystérieuses. C’est là le sens du slogan de l’Art Ensemble de Chicago, dans lequel se sont reconnus de nombreux musiciens : from the Ancient to the Future. Outre ce besoin d’inventer un pont par-dessus l’abysse (à commencer par l’abysse historique de la déportation), la mise en place d’un continuum peut se comprendre en opposition avec la notion de vacuum, qui caractérise d’un certain point de vue la société américaine. Car ce ne sont pas les seuls Afro-américains qui sont dans un vide culturel : leur pratique d’invention d’un continuum offre un radeau de survie à tous les Occidentaux souffrant de ce même vacuum.
TROISIÈME VOIX : LE CHAMP JAZZISTIQUE EST RICHE DE MUSIQUES REALISANTES – On se trouve, avec le champ jazzistique et dès la charnière du XIXe au XXe siècle, dans cette situation que le moyen d’expression devient le lieu du groupe. Pour le dire autrement : il n’y a pas d’antériorité de l’être par rapport à l’expression. Regardons en effet où s’inventent ces musiques, par qui, pour quoi. Il n’y a pas d’universalité du jazz, et c’est tant mieux : il y a sans toute une transnationalité du jazz, mais elle ne tient en rien du nappage uniforme qui couvrirait également toute la planète. Les musiques afro-américaines s’implantent dans des sociétés où les musiques populaires ont cessé d’exister ou sont sur le déclin. Dans un premier temps, cette implantation passe par l’imitation de styles importés (le be-bop, le rap), mais assez vite se réalisent des greffes qui mélangent des thèmes empruntés à ce qui reste du folklore local, des phrasés propres à la langue, des pratiques et des investissements de sens caractéristiques de la culture d’implantation.
LE PHILOSOPHE – Le jazz est donc porteur d’un pouvoir constituant qui lui serait propre ?
LE NEVEU – Plus précisément : le champ jazzistique offre une dynamique de reconstituant culturel. Cette dynamique fonctionne toujours selon un double principe. D’un côté, le rapport à soi libère de l’altérité. Grâce aux surprises de l’improvisation, il sort de moi une musique qui m’est inouïe à moi-même ; je suis donc amené à jouer non seulement ce que je sais, mais également ce que je ne sais pas ; non seulement qui je suis, mais aussi bien celui que je suis sans le savoir encore. En même temps, grâce au travail de l’improvisation, je vais pouvoir identifier cet inouï, le pratiquer, me familiariser avec lui, le faire entrer dans mon vocabulaire : faire que ce je, qui était un autre, devienne mien. Le corollaire de ceci, c’est que d’un autre côté le rapport à l’autre libère de l’identité. Lorsque deux musiciens se rencontrent, aucun univers n’englobe l’autre : chacun est restitué à lui-même, agrandi, au sein d’un troisième univers suscité par la rencontre même. C’est ce qui s’est passé avec les musiques cubaines dans les années 40, les musiques moyen-orientales dans les années 50 et 60, les musiques africaines et sud-américaines dans les années 60 et 70, les musiques klezmer et asiatiques dans les années 80 et 90… Dans tous ces cas, il s’est agi de reprendre possession de soi, de se réinscrire dans sa propre histoire, mais dans une histoire qui n’est pas identitaire, puisqu’on se réunifie à un soi dont on a fait l’expérience qu’il était aussi un autre, donc à une version agrandie de soi-même. C’est une superbe (parce que pacifique) revanche culturelle qu’ont pris les Afro-américains : ils offrent aujourd’hui aux individus de toute origine un processus de recontextualisation des conditions de vie et de réenchantement du monde qui permet de renouer des liens tout en les actualisant. Il ne s’agit pas en effet de renouer avec le passé, mais avec qui on est aujourd’hui et avec qui on peut devenir demain, en faisant jouer la multiplicité de relations et de déterminations qui nous traversent.
MOI – Vous voilà tout en sueur : il est temps de vous reposer… Une dernière question toutefois : que vous attribuer parmi tous ces beaux propos ?
LUI – Tout et rien ! Cela dépendra de ce que vous chercherez dans notre causerie : causes prochaines ou causes premières… Mais on cause, on jase, et on fait languir la machine. C’est mon estomac qui a besoin d’un reconstituant… N’avez-vous pas promis au jaseur un dîner, en échange de ses pantomimes ?
MOI – Combien de bouches à nourrir ce soir ?
LUI – Une seule, monsieur le philosophe. N’est-il pas vrai que je suis toujours le même ?