Le livre de Sami Naïr “Le regard des vainqueurs, enjeux français de l’immigration”[[Éditions Bernard Grasset, Paris, 1992. est une oeuvre de salubrité publique. Il tranche dans le vif et, au lieu d’ergoter sur le problème de l’immigration, il montre d’emblée que c’est la crise de l’intégration nationale de la société française qui produit le fantasme de l’immigration et de ses menaces. La France est une nation qui a fait son unité depuis longtemps, mais c’est aussi une nation qui s’est transformée très vite sur le plan social depuis la Seconde Guerre mondiale et qui, surtout depuis le milieu des années soixante-dix, a subi un processus de “modernisation passive” pour s’intégrer à l’économie mondiale. Les points de repère habituels, la stabilité française, l’équilibre économique et social, l’assurance quant à l’avenir, s’évanouissent les uns après les autres. L’État national ne peut plus garantir le plein emploi, ni empêcher la désespérance de se répandre dans de nombreuses couches de la société.
Le consensus social-démocrate cesse d’être crédible avant même d’être arrivé à maturité et l’individualisme libéral ne peut satisfaire qu’une minorité privilégiée. Il est alors tentant de chercher un bouc émissaire chez les laissés pour compte de l’intégration, chez ceux qui ont toujours été une population d’appoint, intégrée de bric et de broc, plutôt mal que bien. On les rend responsables des malaises de l’intégration de la société française parce qu’ils renvoient l’image-bloc des échecs de la société française. En d’autres termes, les hommes politiques de l’extrême droite à la gauche exorcisent ce qui ne va pas en recourant contre les plus faibles à une rhétorique de la ségrégation qui met en branle une dynamique ségrégative sur le plan politique et culturel.
Sami Naïr n’a pas de peine à montrer que l’immigration est devenue un concept polémique qui traduit une régression de l’imaginaire français. Les discours sur le droit du sang par rapport au droit du sol, non seulement ne sont pas innocents, mais entraînent le débat politique dans une spirale régressive, où domine un noyau ethno-confessionnel en décalage profond avec la réalité d’aujourd’hui. L’autre, le Maghrébin, devient une sorte du guerrier de la guerre sainte de l’islam intégriste qui menace les Français d’invasion ou de submersion pour reprendre une terminologie hautement significative et pernicieuse. On ne voit littéralement plus les vrais problèmes, notamment ceux de la place de la société française dans la société européenne et dans la société mondiale, auxquels il faut répondre pour répondre aux problèmes français proprement dits. Comme le constate Sami Naïr, il y a crise de la citoyenneté républicaine parce qu’on ne se rend pas compte que les mécanismes politiques anciens de l’intégration économique et sociale, la synthèse républicaine, ne peuvent plus jouer. Ajuste titre, Sami Nair attaque l’idée de la nation comme contrat sans cesse renouvelé et lui oppose la conception de la souveraineté populaire comme fondement de l’unification sociale et politique. Son livre fait toucher du doigt la nécessité de jeter les jalons d’une nouvelle culture politique.
Jean-Marie Vincent est mort, mardi 6 avril 2004, à l'âge de 70 ans. Avec lui disparaît un universitaire (il a fondé et dirigé le département de sciences politiques de Paris-VIII), un chercheur qui a publié des ouvrages importants (notamment Critique du travail. Le faire et l'agir, PUF, 1987 ; Un autre Marx. Après les marxismes, ed. Page Deux, 2001).
Mais limiter l'apport de Jean-Marie Vincent aux dimensions d'un catalogue de publications réduirait son rôle auprès de tant d'étudiants, d'enseignants et de militants. Son travail n'avait de sens à ses yeux que s'il contribuait à une meilleure compréhension des formes de l'exploitation capitaliste : on retiendra en particulier ses analyses du "fétichisme de la marchandise" et de tous les mécanismes qui font obstacle à la compréhension de la société par les êtres humains.
Une telle analyse critique (Jean-Marie Vincent se passionnait pour l'étude de l'école de Francfort, à laquelle il a consacré un livre), prend tout son sens quand on la replace dans la perspective d'une transformation globale de la société par la mise en œuvre d'une démocratie, fondée sur l'auto-organisation des producteurs : tel est l'éclairage qui permet de comprendre au mieux ce qu'a toujours dit notre ami - et, par conséquent, de rendre manifestes les causes de son engagement personnel.
Car Jean-Marie Vincent, né en mars 1934, arrivé de province membre de la JEC, rejoint vite une des organisations trotskistes de l'époque. Cette adhésion au trotskisme avait, à ses yeux, le mérite d'unir à une critique radicale du stalinisme une fidélité aux principes du communisme. Mais la marge est grande entre les principes et la pratique. Jean-Marie Vincent quitte bientôt le groupe "bolchevik-léniniste" et se lance dans la construction de ce qui va devenir le PSU. Il en sera un des dirigeants, animateur de la gauche du parti, ferme sur les luttes anticoloniales.
Mai 1968 modifie le paysage militant. Refusant la perspective sociale-démocrate qu'implique l'adhésion au Parti socialiste, même modernisé par les soins de François Mitterrand, Jean-Marie Vincent milite un temps à la LCR mais s'en écarte finalement, hostile au léninisme des trotskistes (il a formulé théoriquement ses critiques dans un article à paraître dans la revue Critique communiste).
Dès lors, Jean-Marie Vincent peut consacrer ses loisirs à la pensée critique. Directeur de la revue Futur antérieur, fondée avec Toni Negri, il animait, ces dernières années, Variations. Depuis moins de deux ans, il était en retraite. Ce fut pour lui l'occasion d'une "mobilisation militante", pour employer ses termes : comprendre les nouveaux aspects de la crise de la société pour mieux dégager des perspectives de lutte était devenu indispensable. Il publie donc avec Pierre Zarka et Michel Vakaloulis : Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d'émancipation (Le Félin, 2003).
Mais Jean-Marie Vincent était aussi un grand amateur et connaisseur de musique classique, ce qui lui permettait de s'évader des difficultés présentes. La déconfiture de la droite aux élections régionales le ravit particulièrement. Il imaginait joyeusement, hier encore, le moment où la rue crierait : "Chirac démission !" La mort a mis fin à cette expérience d'intellectuel révolutionnaire.
Denis Berger