Hors-champ 8. Politique du risque

Le front populaire du risque

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La crise de l’État-providence conduit François Ewald à projeter les « noces » du risque et de la politique comme socle de la « refondation sociale » et pour ce faire de saluer l’économie comme le « savoir dominant » de l’époque du risque. Mais de quelle économie s’agit-il au moment où il proclame la crise de cet État ? La réponse est évidente : il préconise l’introduction dans domaine du « social », de la technologie financière, « la plus récente » pour la gestion du risque financier. Mais nous ne connaissons pas bien le fonctionnement, assez précaire, de cette technique dans le marché mondial La faillite du LTCM, de ce hedge fund glorieux, en a donné un exemple sans ambiguïté en 1998. La technologie du risque la plus récente a été si puissante qu’elle a écrasé le rêve néolibéral de la nouvelle économie. L’article identifie en amont de cette séquence paradoxale la théorie de la valeur des valeurs comme appareil de capture qui stockant du temps incertain, apporte du surprofit au capital, et en fin de compte, fait désirer l’État, au marché tout entier.Lorsqu’il confirme avec Denis Kessler la « lancinante crise » de l’État-providence, quelle est, pour François Ewald, la nouveauté radicale de notre époque ?[[François Ewald et Denis Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, mars-avril 2000, p. 55. Pourquoi et comment cet État a-t-il perdu sinon la totalité, du moins une grande part de sa puissance de contrôle, en produisant bio-politiquement les « sujets », les rapports de production capitalistes ? La « refondation sociale » annonce la volonté de substituer le contrat entre patronat et syndicats et le principe du profit à la loi et à la protection étatique[[« Le contrat contre la loi » – entretien avec Tiennot Grumbach », Multitudes, numéro 4.. Par quel changement de fond dans la société, François Ewald qui « fut considéré comme un foucaldien de gauche »[[Ibid., p. 183., justifie-t-il son alliance avec les patrons ?

Les noces du risque et de la politique

La réponse à toutes ces questions pourrait se résumer en un mot : le risque. Ce sont la qualité et la quantité des risques qui marquent la nouveauté historique de notre époque : « les risques que nous connaissons et qui informent notre conscience du risque ne sont plus les mêmes qu’aux siècles précédents : XVIIIe, XIXe, et XXe confondus »[[Ewald et Kessler, « Les noces… », p. 61.. Outre ce changement objectif, on doit également observer une évolution subjective : « Le fait que l’on pense désormais pratiquement tous les événements individuels et collectifs comme des risques constitue en soi-même une nouveauté »[[Ibid.. Bref, « on a l’impression d’une multiplication des risques ; cela ne tient pas seulement à l’apparition de nouveaux risques (dans l’objectivité ), mais aussi à la tendance qu’on a à qualifier tout événement de risque »[[Ibid. ; aujourd’hui, « la politique se trouve placée sous le signe du risque »[[ibid., p.57.. Mais les analyses de L’État providence étaient trop impressionnantes pour qu’on l’ait oublié : en 1986, Ewald nous avait déjà défini cet État à travers le même concept de risque[[François Ewald, L’État providence, Grasset, 1986.. Conçue en dernière instance comme une discipline de gestions des risques, l’économie politique des libéraux du XIXe siècle était considérée dans ce grand ouvrage comme un savoir paradigmatique de l’État providence, d’où sa deuxième partie intitulée « Du risque ». C’est du risque comme objectif de la politique, avec la création d’une manière propre de le gérer qu’est né l’État providence. Le risque comme tel n’était donc pas du tout étranger à cet État, et l’on peut donc raisonnablement penser que la crise de l’État providence n’est pas celle d’une invasion des risques extérieurs, mais qu’elle est produite par et dans cet État même, lui qui problématise le risque à sa manière et permet ainsi sa prolifération. Est-ce de cela que parlent François Ewald et Denis Kessler, lorsqu’ils écrivent que « L’État providence, parce qu’il a l’ambition de prendre en charge tous les risques des individus comme des entreprises, se prive en même temps d’avoir un gouvernement adéquat des risques. C’est sa contradiction »[[« Les noces… », p. 69. ? Mais dans ce cas, on peut dire également que ce à quoi nous assistons aujourd’hui, ce n’est pas tant à la naissance d’une nouveauté radicale qu’à la fin programmée d’une époque, programmée dès le départ. Autant que dire que ce n’est pas par la problématique du risque que nous pourrons sortir de la crise ; c’est en vain qu’on célèbre les noces du risque et de la politique, car ce qui est en crise, ce sont les noces elles mêmes, et peu importe qu’elles soient aujourd’hui moins bénies par l’État que par les entreprises.

Il y a pourtant bien une problématique contemporaine et pan-européenne du risque, malgré toute l’ambiguïté propre à François Ewald. En 1986, l’année même où paraît en France L’État providence, Ulrich Beck publie en AllemagneDie Risikogesellschaft [[Traduction française de Laure Bernardi : La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001., devenu aujourd’hui ouvrage de référence des milieux écologistes allemands et anglais ; et bien qu’aucun des deux livres ne fasse mention de l’autre, Beck préfacera sept ans plus tard la traduction allemande de l’État providence[[François Ewald, Vorsorgestaat, traduit par Wolfram Bayer et Hermann Kocyba, Suhrkamp, 1993.. En 1991 paraît Soziologie des Risikos[[Nicolas Luhman, Soziologie des Risikos, Walter de Gruyter, 1991. de Nicolas Luhman, et en 1994 Anthony Giddens, l’un des cerveaux de la politique de Tony Blair, publie Beyond Left and Right, The Future of Radical Politics[[Anthony Giddens, Beyond Left and Right, The Future of Radical Politics, Polity Press, 1994., dont Ewald et Kessler disent que le risque y existe « comme philosophie politique globale, comme une manière de repenser la politique (…) à l’âge de notre modernité tardive ou de la post-modernité »[[« Les noces… », p. 56.. La même année, Beck et Giddens co-signent avec Scott Lash Reflexive Modernization[[Ulrich Beck, Anthony Giddens et Scott Lash, Reflexive Modernization, Polity Press, 1994.. Dans cette conjoncture théorico-politique, nous voyons émerger en quinze ans une espèce de front populaire du risque qui par delà toutes leurs différences théoriques et politiques, s’arme de ce concept pour lutter contre le néolibéralisme, pour nommer « de façon critique » la situation actuelle sans se réclamer de la « postmodernité », et pour occuper, selon Ewald et Kessler, la place du « nouveau centre » ou de la « troisième voie » entre l’État et le marché [[« Les noces… », p. 69..
Ce front n’a pas encore explicitement défini son programme politique commun, et ses trois protagonistes (Beck, Luhman, et Ewald) manifestent pour l’heure des différences théoriques susceptibles d’entraver sa formation réelle. Pour Ulrich Beck, le risque est presque toujours objectif : un événement constitue un risque parce qu’il existe objectivement, et que personne ne peut nier ses dégâts virtuels avant même leur réalisation[[Voir surtout : Ulrich Beck, Gegengifte : Die organisierte Unverantwortlichkeit, Suhrkamp, 1988.. La faiblesse des systèmes qui doivent empêcher cette réalisation est donc elle aussi objective, surtout depuis Tchernobyl. L’évidence apparente de la thèse – l’objectivité du risque – va disparaître et se révéler polémique dès qu’on la confronte à la conception luhmanienne du risque, assez douteuse aux yeux de Beck [[Ibid., p.171 sq.. Luhman insère le risque dans le processus dit « autopoiétique » ou « auto-organisateur », dans cet objet privilégié de sa théorie : le risque est immanent au processus universel ; il est produit fondamentalement par la contingence inévitable des décisions (politiques, économiques… et même physiques), et secondairement par les communications « opaques »[[Voir par exemple Soziologie des Risikos, p. 77 et p. 153.. Dans la mesure où les communications humaines travaillent, le risque luhmanien est inséparable de l’incertitude subjective (individuelle et collective), même si elle est elle-même fondée sur l’incertitude « objective », comme la physique quantique le suppose. Luhman maintient toujours sa position constructiviste : le risque est objectivement construit par et dans la société ou le sujet collectif. C’est ici que le théoricien français du risque se rapproche du sociologue allemand. Car Ewald lui-aussi, considérant le risque comme l’épistémè de notre époque[[« Les noces… », p. 68., essaie de l’identifier en deçà de toute distinction entre objectivité et subjectivité, et son argumentation insiste en effet sur les deux aspects (objectif et subjectif) du risque[[Ibid., p. 61.. Mais c’est ici également que commence la bifurcation politiquement décisive entre les deux : alors que Luhman lit dans l’incertitude propre au risque une forme d’incalculabilité, et qu’en conséquence il situe l’essence du risque contemporain en dehors à la fois du marché – lieu du calcul économique – et de la norme – le lieu du calcul juridique[[N. Luhman, « Risiko und Gefahr », Soziologische Aufklärung, Bd 5, Westdeutscher Verlag, 1990. – , Ewald analyse la même incertitude en des termes qui nous rappellent le débat historique sur l’objectivité de la probabilité mathématique : existe-t-elle objectivement, ou désigne-t-elle l’information imparfaite ou l’incompétence essentielle de la connaissance humaine ? C’est que pour Ewald, depuis son État providence, le risque, comme la probabilité, va de pair avec son calcul, qui s’effectue au-delà de l’objectif et du subjectif : les risques sont sentis, découverts, et saisis par des techniques de calcul, et sa mise en épistémè suppose et favorise l’exploitation de la calculabilité des probables[[« Les noces… », p. 64 : « On entre dans l’univers du risque lorsque sa valeur relève du calcul, du calcul des probabilités éminemment ».. La conception luhmanienne du risque débouche sur une stratégie politique qui veut profiter tout d’abord des NPOs (non-profit organisations) ou des mouvements sociaux des citoyens, considérant que la dépense éventuelle (le profit négatif) de l’accident ne peut plus être calculée par avance, et que la responsabilité juridique est parfois difficile à identifier. Elle prétend que la charge du risque doit être répartie sur la logique « sociale », qui n’est ni « économique » ni « juridique » ; tout se passe comme si le concept de risque servait à créer et/ou élargir ce nouveau domaine[[La même conception luhmanienne du risque débouche également sur un néoconservatisme mettant ses espérances, au-delà du marché et de la loi, dans la « tradition » ou la compétence des « spécialistes » comme conciliateurs neutres. Sur ce point, voir aussi le rapprochement de Luhman et de J. Rawls par Chantal Mouffe dans son The Return of the Political, Ch.3, Verso 1993.. La « refondation sociale », en revanche, n’est qu’un programme supposant que le risque va de pair avec son calcul. Elle affirme en fait que si le risque est calculable, et s’il y a des techniques de calcul que tout le monde peut utiliser, nous n’avons plus à privilégier l’État pour gérer des risques.

L’économie permet de calculer le risque

« Dans cette conjoncture [= où il faut décider, choisir devant l’incertain ; où chacun doit se prononcer au cas par cas sur la valeur des valeurs, une discipline, l’économie, jouit d’un statut particulier. (…) Son ambition est de fournir, au sein de l’univers du risque, une théorie générale de la valeur, et cela à partir d’une théorie de la décision. (…) Dès lors qu’il y a incertitude, la valeur des valeurs tient au risque. Le fait que l’épistémè moderne soit une épistémè du risque conduit l’économie à devenir la discipline dominante parmi les sciences humaines »[[« Les noces … », p. 68.. De quelle économie parlent-ils ici ? Que fait en effet cette économie, qui est un savoir « dominant » de l’époque du risque ? En tout état de cause, un constat s’impose vite au lecteur : qu’il parle de la fin du XIXe siècle, du milieu du XXe ou encore d’aujourd’hui où l’État providence assiste à son déclin, l’économie ne perd jamais, chez Ewald, son statut privilégié de savoir paradigmatique de l’épistémè toute entière. Dans L’État providence, nous l’avons vu, il repérait le rôle central de l’économie des libéraux, et surtout de leurs arguments concernant l’assurance (le calcul du risque), dans la formation de l’épistémè de l’État providence. Et il liait en outre, citant J. Halpérin, la naissance de l’assurance et celle du capitalisme lui-même: « Ce n’est pas par hasard si la première forme de l’assurance a été l’assurance maritime : “Le seul domaine qui permettait de s’évader de la rigide armature féodale était la mer. Le fondement du monde féodal est d’essence foncière ; la mer, elle, échappe à la hiérarchie sociale et politique : elle n’est soumise à aucune autorité étatique ou gouvernementale. Rien de moins féodal que la mer” »[[L’État providence, op. cit., p. 182.. Ewald estimait donc que « l’assurance est la fille du capital »[[Ibid.. Dans la mesure où « la politique se trouve placée sous le signe du risque », c’est-à-dire où la « technologie du risque » est requise et exploitée, l’économie reste toujours, pour Ewald, un savoir privilégié dans l’histoire du capitalisme, même si l’État providence recule et cède au risque tout court sa puissance de former l’épistémè. C’est pour cela que nous devons poser la question : quelle économie aujourd’hui ? Car, par rapport à l’analyse précise et détaillée, dans L’État providence, de la science économique du XIXe siècle, de son rapport intime avec le concept de risque, il n’y est aucunement fait mention dans l’article écrit avec Kessler. L’économie, qui s’est introduite à la fin du XIXe siècle au sein de l’État providence, survit elle à la crise de ce dernier ?
Mais la réponse est déjà donnée succinctement par l’auteur, non dans l’article cosigné avec le numéro deux du Medef, mais dans sa préface au livre de Michel Bisch, Les options de vie : les fondamentaux de l’assurance[[Michel Bisch, Les options de vie : les fondamentaux de l’assurance, Economica, 1999. Michel Bisch est « un inventeur dans un domaine que, depuis Pascal, Price et Morgan, on pouvait penser à l’abri des inventions : l’assurance-vie »[[Ibid., p.VII.. Car finalement, il « emprunte la notion d'”option” aux techniques les plus récentes de couverture des risques financiers. En les intégrant au contrat d’assurance, il lui donne à la fois une grande souplesse et une belle sophistication. On entre dans le sur mesure. »[[Ibid., p. VIII. On sait bien ce que sont les « techniques les plus récentes de couverture des risques financiers ». Ce sont « les techniques » grâce auxquelles les deux américains M. Scholes et R. Merton, ont obtenu, en 1997, le prix Nobel d’économie. Chez Ewald, l’économie aujourd’hui affublée du titre de « discipline dominante », de savoir paradigmatique dans l’épistémè du risque, c’est tout simplement la théorie de la valeur adéquate des produits « dérivés » financiers. Michel Bisch est un « inventeur » parce qu’il traduit l’« option » de finance (produit par excellence « dérivé ») en concept actuariel : option de vie. L’Économie de l’option va faire tomber l’État providence en désuétude ! Si la production biopolitique des sujets fut l’objectif ultime de cet État, les sujets, aujourd’hui confrontés à la déficience de l’instance productrice d’eux-mêmes, pourraient ainsi se trouver en mesure et en état d’être eux-mêmes constituants. Car les règles de la technique actuarielle « deviennent des instruments déliés mis au service de projets de vie toujours singuliers »[[Ibid.. L’assurance vie, parée des atours de l’économie de l’option, réaliserait elle le rêve du dernier Foucault, son utopie grecque ou romaine ?

La technique des produits dérivés

Tant s’en faut. Il suffira pour le montrer d’évoquer un événement récent : l’échec du LTCM (Long Term Capital Management) en 1998, de ce hedge fund glorieux où les deux prix Nobel d’économie pratiquaient leur théorie en la mettant au service d’investisseurs[[Sur l’histoire du LTCM, voir Nicholas Dunbar, Inventing Money, Wiley, 2000.. Le destin du LTCM nous a montré l’extrême ambiguïté, ou le paradoxe de l’économie de l’option. Il a démontré que les « techniques de couverture des risques financiers » peuvent bel et bien accroître les risques, que la machine la plus sophistiquée de l’assurance ne peut pas contrôler sa fonction même, et que le risque et l’assurance ultra-modernes incarnent le caractère toujours précaire de la « New Economy ». Étant donné son échec, qui a dissipé d’un coup l’optimisme utopique des discours sur la nouvelle économie, on peut estimer qu’Ewald avait absolument raison sur un point : l’assurance est fille du capital, même et surtout aujourd’hui.
En effet, ce que Sholes, Merton et Black ont prouvé, c’est que les produits dérivés (options de « put » et de « call ») donnent eux-mêmes les moyens de l’assurance contre les fluctuations de la bourse ; qu’il existe dans le marché complet des combinaisons des « dérivés » et des « originaux » telles qu’elles ignorent tout risque boursier et financier. La formule mathématique qu’ils ont construite enseigne le prix adéquat d’un dérivé qui maintient la valeur constante d’un portefeuille (composé de ce dérivé et de son original) dans toute situation boursière[[Voir les deux articles qui ont valu le prix Nobel à Sholes et Merton : Fischer Black et Myron Sholes, « The pricing of Options and Corporate Liabilities », Journal of Portfolio Economy, May-June 1973, pp. 637-654 ; Robert C. Merton, « The Rational Theory of Option Pricing », The Belle Journal, Spring 1973, pp. 141-183. C’est parce qu’il était mort que Fischer Black n’a pas remporté le prix Nobel en 1997. Sur leur théorie, voir aussi Peter Bernstein, Capital Ideas, The Free Press, 1992, et Fischer Black, « How we came up with the option formula ? », Journal of Portfolio Management, Winter 1989.. Autrement dit, si le marché est complet et parfait, aucun risque ne doit s’y trouver (i.e., il y a une assurance quelconque pour tout risque), et donc personne ne peut y gagner un profit supérieur au taux d’intérêt sans risque : les « techniques les plus récentes » ont constaté une fois encore ce principe économique très classique : il n’y a pas, dans le marché complet et parfait, de chance d’arbitrage, i.e. de profit gratuitement gagné. Le jeu de la spéculation ne réalise en fin de compte que la martingale où le bénéfice est assuré, mais seulement celui de la somme même qui a été misée au départ ! : « on ne récolte que ce qu’on a semé »[[« Les noces … », p. 68. Bien entendu, Ewald et Kessler inscrivent cette phrase dans un contexte différent où il s’agit de l’épistémè en général : « on ne récolte que ce qu’on a semé. Les risques sont autant dans notre manière d’objectiver les événements que dans les événements eux-mêmes. Nous avons placé l’aventure humaine sous le signe du risque. D’une épistémè, on ne décide pas. Il faut vivre avec. » Mais la phrase, détachée de ce contexte, indique précisément le caractère essentiel de la martingale qui, en misant le double de sa perte du coup précédent, rapporte enfin seulement l’argent qu’on a misé au départ. Mathématiquement, la martingale est définie comme un processus stochastique où la valeur espérée et la valeur actuelle vont coïncider.. D’où est pourtant né, on le sait bien, le paradoxe de ces « techniques ». Nul, pas même Sholes, Black et Merton, ne s’en est servi pour observer et vérifier dans le marché ce que la formule dit littéralement. Que, dans la mesure où le marché réel n’est ni complet ni parfait, c’est-à-dire où l’information est partielle et imparfaite, il y ait un décalage entre le prix « adéquat » et le prix réel, susceptible de produire une chance d’arbitrage, tel était le message que tous les spéculateurs ont lu dans la formule, et ils s’en sont servis en fait pour découvrir la déviation et pour la convertir en machine productrice d’argent. Les « techniques les plus récentes » étaient censées rendre possible le bénéfice sans risque et en l’absence de tout fonds réel. En toute rigueur, la déviation constitue un risque, car le sans risque n’est assuré qu’en son absence. Mais ces techniques offrent également des moyens de couverture de ce risque, au travers d’ applications réalisant l’ « effet de levier »[[La technique se dénomme VAR (Value at risk), et le LTCM avait un système global de gestion des risques, appuyé sur elle et appelé Risk Aggregator. cf. Dunbar, op. cit., ch. 8.. Grâce à elles, il est devenu possible de miser plusieurs fois de plus que l’argent qu’on a dans sa poche : les Nobel ont enseigné qu’emprunt ne rime pas forcément avec danger. La théorie de la valeur « adéquate » fonctionnait donc comme celle de la valeur « relative » ; le LTCM a nommé ainsi le prix décalé par rapport au niveau sans risque ni chance d’arbitrage.
Aidée par le développement des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication ), cette théorie a crée le marché financier réellement mondial, dont la substance n’est que le déplacement, presque en temps réel et sans aucune limite nationale, de capitaux gigantesques, mais dont la partie importante ne possède qu’une valeur « virtuelle ». Tout en étant celle des techniques d’assurance ou de gestion des risques, la théorie nous a apporté en réalité l’Aufhebung de l’assurance – au sens de l’autonégation et de la coexistence des contradictoires -, ce qu’ont révélé en 1998 le krach de la bourse russe et le démantèlement du royaume LTCM, causant l’intervention étatique de Greenspan, président du FRB américain, et de la Banque fédérale de New York : trop sophistiquées, les techniques d’assurance se sont finalement révélées dévastatrices des valeurs réelles.

La théorie de la valeur des valeurs

François Ewald n’avait pas tort : « Le risque est notre manière de mesurer la valeur des valeurs »[[« Les noces… », p. 67., c’est-à-dire que le risque se pose comme un étalon monétaire parmi des entités qui, en tant que telles, restent incomparables. « Il (= le risque) est l’élément au sein duquel, dans notre culture, communiquent morale, épistémologie, politique. Le risque relève de ces différents champs qu’il articule perpétuellement l’un sur l’autre »[[Ibid.. Son concept de « risque de l’existence » nous permet de mesurer différents types de risque : écologique, technologique, éthique, etc. Il existe de fait Californie un Projet de comparaison des risques, projet gouvernemental où ce ne sont pourtant pas les « spécialistes », mais les citoyens qui évaluent les différents types de risques concernant la santé, l’écologie et la sécurité, et établissent leur classement du point de vue des « citoyens »[[Dans The Third Way, Polity Press, 1998, Anthony Giddens traite ce projet comme un modèle de sa « troisième voie ».. Mais là où il s’agit du risque qui « mesure » et « articule » des champs différents, Ewald confère un statut particulier à l’économie : « Le premier domaine, majeur, où se manifestent les nouvelles gouvernementalités à base de risque est, bien entendu, l’économie »[[Ibid., p. 70.. Et il n’avait pas tort en fait en ce qui concerne la technologie financière comme technologie du risque. Lorsque, désireux d’investir, on cherche des valeurs à acheter en bourse ou sur le marché financier, les valeurs absolues (les prix) de chaque titre n’indiquent rien ; entre l’IBM à 10 frances et l’ELF à 50 francs. les valeurs n’enseignent pas quel titre on doit acheter : elles sont en tant que telles incomparables : autant comparer la valeur d’une couleur et celle d’une température. C’est que, finalement, le futur est incertain : toute prévision pouvant être plus ou moins démentie, le risque est donc toujours le même. Chaque valeur exprime à sa manière un état de l’entreprise, de l’industrie et du marché tout entier à un moment donné, et toute fluctuation inclut un changement qualitatif de cet état. L’ensemble de tous ces changements constitue le futur du marché : chaque changement étant irréductible et incomparable, l’ensemble de tous les changements, qui s’exprimeront en chaque valeur future, en est d’autant plus incertain au présent. Lorsqu’on veut acheter des valeurs, chacun se trouve dans cette situation, confronté à une incertitude énorme et à l’absence de mesure. Le prix Nobel 1997 a été attribué à nos deux économistes parce qu’ils ont inventé une façon de résoudre le problème, et donc de déterminer la valeur relative de la valeur absolue : c’est ainsi qu’on a exploité leur théorème qui, en soi, représente seulement l’utopie de l’économie néoclassique, c’est-à-dire le ciel où personne n’a de chance d’arbitrage, et où il n’y a pas de profit gratuit. Leur théorie de la valeur a réussi, traitant chaque prix comme une valeur d’usage, à définir la valeur d’échange d’un prix. Leur génie consiste en ceci qu’ils ont renoncé à la prévision même, et tenu l’incertitude ou le changement qualitatif du marché pour aléatoire au sens mathématique[[Ou, plus précisément, brownian motion ou random walk.. Ce qui a permis de profiter des techniques de la physique quantique, et donc de la probabilité.
La valeur (relative) des valeurs ( absolues ) est déterminée à condition que le marché soit considéré comme un espace pour le mouvement aléatoire des particules. C’est que le changement qualitatif et son incertitude sont convertis en mouvement quantique : la différence qualitative entre le présent et le futur est réduite à celle qu’il est possible de mesurer approximativement par le « chiffre moyen » et la « valeur de déviation » ( la « volatilité »). La valeur relative ne représente donc que le temps stocké dans le marché ; elle est le stockage de la fluctuation, la technologie du stockage de l’incertitude même. Et, on le savait bien, elle est aussi la mise en valeur du risque, car cette valeur exprime comment un prix réel est virtuellement dévié de son niveau « adéquat » : plus un titre a de valeur, plus il inclut le risque. Une fois encore nous retrouvons un principe très classique : high risk, high return.
Mais la nouvelle théorie de la valeur des valeurs nous informe, nous l’avons vu, d’une façon de couvrir le risque, en composant des options, et/ou des portefeuilles d’« option et sa copie (i.e. titre original par rapport à dérivé) ». La théorie est précisément celle du risque et de l’assurance. Mais ce couple risque/assurance travaille en réalité moins comme appareil de sécurité que comme appareil de capture[[Le terme vient de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, ch. 13, « Proposition XII : Capture ». qui, à travers le stockage du temps, apporte du surprofit au capital : transformer la différence qualitative et incertaine en stock, et la capturer, telle est la motivation pratique de la théorie. Et nous savons bien que ce n’est pas la sécurité de l’investissement mais la chance de surprofit qui a accéléré la mondialisation actuelle des capitaux. Le marché mondial de la finance n’est pas tant un espace lisse et homogène où toute information circule d’un bout à l’autre en temps réel, et en conséquence anéantit la croissance par ruse, qu’un espace troué où la différence temporelle ou l’incertitude est stockée partout : la valeur des valeurs constitue un appareil essentiel pour trouer l’espace qu’est le marché. C’est en ce sens qu’elle se donne à la « New Economy »[[L’économie nouvelle par rapport au capitalisme en général où, selon Deleuze et Guattari, il n’y a que trois appareils de capture : la terre, le travail et la monnaie. Cf., op. cit., pp.549-555.. Permettant la comparaison directe des valeurs incomparables, elle effectue l’appropriation monopolistique du temps (comme changement qualitatif, comme incertitude) par les capitaux. Le capital a gagné un nouvel appareil d’exploitation.
Tout cela est nouveau, y compris dans l’histoire de l’assurance. Alors que l’assurance classique ou « normale » suppose une extériorité du risque et de l’assurance, comme le rapport du risque maritime et de l’assurance fondée finalement sur la terre, l’assurance financière met le risque et l’assurance sur le même plan : elle entreprend de couvrir des risques financiers par des moyens financiers. En règle général, le risque et l’assurance forment un circuit où l’un fait grandir l’autre, et réciproquement : l’accroissement du risque exige une augmentation de la prime d’assurance, et l’assurance élargit d’autant la capacité de prendre du risque ; elle permet parfois même de tenter l’aventure. L’esprit du capitalisme ou celui de l’entreprise a profité de l’assurance pour son développement et pour l’accumulation capitaliste, comme Ewald l’a fort bien décrit dans L’État providence[[En outre l’assurance a rendu possible, selon Ewald, de considérer l’homme comme un capital. Sur ce point, il cite un livre de 1866 intitulé L’homme est un capital : « C’est bien simple, un père de famille occupe un emploi soit dans l’administration, le commerce ou l’industrie ; cet emploi lui donne un produit annuel de 10 000 francs ; à 5 %, ces 10 000 francs sont le revenu de 200 000 francs ; donc ce père de famille représente un capital de 200 000 francs. » (L’Etat providence, p. 183 ). Aussi longtemps que le rapport externe entre le risque et l’assurance est maintenu, c’est-à-dire que l’assurance estl’extérieur du champ où émerge le risque, les dégâts finissent en principe par être mis sur le compte de l’assureur, malgré le fait que l’indemnité ne répare pas toujours les dégâts, et qu’il arrive souvent qu’une faillite ( de l’assureur ) en fasse arriver d’autres : de toute façon, ou bien la transmission du dommage est interceptée par l’assurance, et les dégâts sont confinés au rapport assureur – assuré, ou bien leur répartition dans la société en morcèle la charge. L’assurance, protégée par son extériorité, travaille à limiter le démantèlement : l’extériorité est là comme un dispositif de délimitation. L’assurance financière, au contraire, est intérieurement liée au risque qu’elle va couvrir : les deux opèrent dans le même champ, à travers les mêmes moyens qui ont la même matière. Il n’y a ici aucune distinction matérielle entre le risque et l’assurance : toute valeur contient un niveau plus ou moins élevé de risque : la valeur choisie pour l’assurance est elle-même exposée à un risque de même nature que celui qu’elle va couvrir. L’assurance signifie seulement un risque moindre qu’un autre. Les banquiers d’aujourd’hui disent en fait souvent que ce n’est pas l’argent, mais le risque qu’ils vendent. Et l’« effet de levier » peut multiplier tous les risques. Le risque et l’assurance constituent tout au plus un jeu « à somme nulle », et la théorie de la finance a prouvé qu’on n’emploie à la bourse que la méthode de la martingale, ce qui assure que si, en fin de compte, « on ne récolte que ce qu’on a semé », c’est à l’unique condition d’avoir en poche de l’argent en quantité infinie. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle, Casanova a fait faillite, en jouant à la roulette dans un casino vénitien. En bref, dans un marché financier où tout est défini comme plus ou moins grand risque, la totalité du risque n’est pas couverte du tout par la technique financière.
Pourtant, il faut réparer le dommage quand il surgit. Par quoi ? Quelle est l’assurance finale du risque financier ? La question nous renvoie immédiatement au centre du capitalisme mondial. Dans le marché des capitaux à court terme, le gage le plus crédible et le plus valide pour toute sorte de dette est actuellement l’emprunt d’État des États Unis : il est plus crédible que le dollar même qui, tout en ne rapportant aucun intérêt, n’échappe pas au risque du change : l’emprunt d’État assure un certain intérêt, plus, assurément, que toute fortune mobilière ou immobilière. Et l’échec du LTCM nous a enseigné que seul l’État peut assumer le risque financier qui dépasse un seuil critique. En fait, aux États-Unis et au Japon, une fois la bulle spéculative éclatée, l’énorme créance irrécupérable a été liquidée par l’État. Quand le marché ne donne que la variation des risques, même si cette dernière rend partiellement possible l’assurance interne au marché, le marché tout entier désire l’État : ses crédit, ses gages, et ses interventions. Pour les capitaux ultra-mouvants, la plus grande liquidité se trouve dans la puissance de l’État elle-même : elle est plus liquide que la monnaie. La déterritorialisation actuelle des capitaux reterritorialise l’État comme lieu où l’ancre des valeurs est jetée : si un État ne suffit pas à la couverture du risque, il faut changer d’échelle, comme on l’a déjà vu avec l’euro.
Notre front populaire du risque, celui des patrons et des travailleurs contre l’État, finirait donc par se retrouver dépendant de l’État, même s’il ne s’agit plus de l’État providence.