Majeure 15. Art contemporain : la recherche du dehors

Le laboratoire poético-politique de Maurício Dias & Walter Riedweg

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Les dispositifs de Maurício Dias & Walter Riedweg mettent le monde en œuvre. Pas n’importe quel monde, ni n’importe quelle œuvre. Les mondes dans lesquels ils opèrent se situent aux marges de l’univers prétendument garanti du capitalisme mondial intégré. Ce sont des excroissances produites par la logique même du régime, qui augmentent chaque jour sur l’ensemble de la planète : une existence qui expose l’altérité à ciel ouvert. Le matériau des deux artistes est précisément cette altérité radicale, présente dans des zones où le tissu social s’effiloche, à cause de tensions non affrontées entre des univers incompatibles. Dans ces dispositifs, macro et micropolitique s’articulent en une seule et même action mue par l’affect politique et artistique, dont les dynamiques deviennent indissociables.
Les dispositifs de Maurício Dias & Walter Riedweg([[Ce texte est extrait d’un essai paru en espagnol et en anglais dans le catalogue Dias & Riedweg (Barcelone, MacBa/Actar, 2003), en accompagnement de l’exposition des deux artistes, Possibly Talking About the Same, au Musée d’art contemporain de Barcelone (20/11/03-1/2/04). Nous remercions le musée et les artistes pour l’autorisation de publier cet extrait, ainsi que pour les images reproduites ici.
) mettent le monde en œuvre. Pas n’importe quel monde, ni n’importe quelle œuvre. Les mondes dans lesquels ils opèrent se situent aux marges de l’univers prétendument garanti du capitalisme mondial intégré([[« Capitalisme mondial intégré » (CMI) est le nom que, dès la fin des années soixante-dix, Félix Guattari proposait pour désigner le capitalisme contemporain, comme alternative à celui de « globalisation », selon lui trop générique et cachant le sens fondamentalement économique, et plus précisément capitaliste et néolibéral, du phénomène de la mondialisation en son actualité. Cf. Félix Guattari, « Le capitalisme mondial intégré et la révolution moléculaire » conférence prononcée au CINEL, Paris, 1980.
http://www.revue-chimeres.org/pdf/cmi.pdf
) ; ce sont des excroissances produites par la logique même du régime. Une barrière imaginaire sépare les habitants de ces mondes, qui voient leur consistance propre ignorée et recouverte par des identités-stigmates, images fantasmagoriques par lesquelles ils sont représentés. Dans ces images, la misère matérielle se confond avec la misère subjective et existentielle ; plus précisément elle se confond avec une misère ontologique, qui en vient à définir une prétendue essence de ces êtres. Ainsi leur est attribuée la place de subjectivités-déchets dans la hiérarchie qui régit la distribution des catégories humaines sur les cartes perverses de ce régime – cartes géopolitiques, mais plus encore cartographies des couleurs de peau, des styles de vie, des codes de comportement, des classes de consommation, des langues, des accents, des longueurs d’onde culturelles, etc. Ce sont des frontières abstraites, mais dotées du pouvoir de commander concrètement le désir et les processus de subjectivation et de faire en sorte que les habitants de la terre du capitalisme mondialisé tendent à se produire eux-mêmes et à produire leur relation à l’autre en fonction de ces images. L’humanité constituée par ce que l’on considère comme autant de subjectivités-déchets augmente chaque jour sur l’ensemble de la planète : une existence qui expose l’altérité à ciel ouvert.
Le matériau des deux artistes est précisément cette altérité radicale, et leur collaboration est inséparable d’une déambulation à travers les régions où ce genre d’existence pulse le plus bruyamment. C’est dans ces zones qu’ils montent leurs dispositifs, dont la fonction est de s’approcher de cet autre censé être si dissemblable, pour faire tomber le voile identitaire qui recouvre et neutralise sa présence vivante ; de franchir la barrière chimérique qui les sépare, afin de faire résonner la voix de cette rencontre dans toute sa densité complexe, à chaque fois qu’elle se produit effectivement. Voix qui apparaît d’abord aux protagonistes de la rencontre et qui, une fois décantée et dûment enregistrée, sera diffusée dans des milieux sociaux ayant une relation directe ou indirecte avec ces vies – même si c’est sur le mode de la dénégation.
Ce n’est pas non plus sur n’importe quelles marges que les artistes s’attardent pour installer leur dispositif. Leur travail se fait habituellement auprès de populations qui coexistent de près avec l’univers des subjectivités-luxe – catégorie tout aussi fantasmagorique qui représente les êtres dont l’incorporation par le régime est prétendument garantie. Cette relation de coexistence incisive peut être permanente, lorsqu’elle résulte, par exemple, du mode de subsistance de ces populations, ou éphémère, lorsqu’elle est la conséquence d’une situation temporaire. Ce sont des endroits où le tissu social s’effiloche, à cause de tensions non affrontées entre des univers incompatibles ; ce sont également des endroits de souffrance et de fragilité pour les populations des marges, car leur puissance même d’exister y est étouffé. D’un côté de la frontière imaginaire – du dehors – on désire le contact et le mélange pour exister socialement avec dignité; mais ceux du dedans rejettent cette demande de manière implicite ou explicite, souvent avec une violence qui peut aller jusqu’à l’extermination. Le voisinage étroit entre ces deux mondes exacerbe l’exposition à l’altérité, la friction qui s’y produit, son effet disruptif et l’urgence de s’y confronter.

Corps vibratile

Chaque œuvre se fait à travers l’invention d’un dispositif spécifique, en fonction du champ problématique singulier à explorer : un découpage de l’altérité abordée sur le plan macro et micropolitique. Sur le plan macropolitique il s’agit d’une saisie de l’alterité en tant que forme, qui se fait à travers la perception opérée par le sensible dans son exercice empirique, et qui se traduit en images de soi et du monde. L’autre, de ce point de vue, parvient à la subjectivité en tant que présence formelle : une représentation visuelle, auditive, etc. qui se situe sur la cartographie des représentations de la réalité dans ses formes dominantes. Au-delà de l’approche macropolitique, ce découpage résulte également d’une approche micropolitique, par une saisie de l’altérité en tant que champ de forces qui affecte le corps vibratile (ou l’exercice intensif du sensible), et produit des sensations. Celles-ci fonctionnent comme de véritables signes émis par le monde, car l’étrangeté qu’elles provoquent force la subjectivité à essayer de les déchiffrer. Par l’intermédiaire de cette émission de signes, l’autre parvient à la subjectivité comme présence vivante, qui sera reçue à des degrés divers selon le degré auquel l’on voudra la déchiffrer. Et il faut le vouloir, car déchiffrer des sensations implique un changement dans les formes de la réalité de soi et du monde, et de leurs cartographies respectives – puisque ce que l’on entend ici par déchiffrage n’a rien à voir avec l’explication, mais plutôt avec donner l’acte de donner corps à la sensation, c’est à dire avec l’acte de créer.
La méthodologie des dispositifs inventés par Dias & Riedweg comporte une série de stratégies qui, dans leurs grandes lignes, peuvent être regroupées en cinq étapes. La première consiste à aller à la rencontre de l’univers où ils envisagent de s’insérer, pour s’en laisser imprégner et en partager le vécu, tout en mettant en place différentes sortes d’investigations ; à partir de là les artistes élaborent un concept pour orienter la stratégie de création du dispositif dans son ensemble. La seconde étape consiste à sélectionner les éléments qui seront appelés à faire partie du dispositif – les personnes, les lieux, les matériaux, les dimensions à mobiliser/étudier au cours des ateliers, etc. – , ainsi qu’à définir le mode d’opération du concept. La troisième étape est fondée sur des stratégies d’interaction avec le groupe choisi, de manière à faire surgir les conditions d’une expérience vécue et partagée. Ces stratégies consistent en général en une série d’ateliers ou de « staged encouters », des rencontres mises en scène par les personnes concernées qui suivent un script (les artistes pouvant en faire partie ou non). La quatrième étape consiste à inventer des moyens de communication circonscrits au public de l’art, le plus fréquemment par l’intermédiaire de vidéo-installations accompagnées ou non d’objets qui peuvent même être présentés dans des musées ou des galeries. La cinquième et dernière étape consiste à inventer des moyens de communication pour un public plus large et plus divers, potentialisant une expansion imprévisible, qui va dans différentes directions simultanément.
Devotionalia ([[Il s’agit d’un projet d’art public et vidéo installation (1994-1997) présenté en plusieurs lieux : Museu de Arte Moderna do Rio de Janeiro (MAM) (Rio de Janeiro: 1996); Musée d’Art Moderne et Contemporain (Genève: 1996); Kaskadenkondensator (Basel: 1996); OT Gallerie – Kornschuette (Luzern: 1997); Stroom (The Hague: 1997); Congrès international d’Art/Éducation de l’Unesco (Hamburg: 1997); Congrès National (Brasília: 1997); Witte de With (Rotterdam: 2003); Biennale de La Havana (Habana: 2003); MacCBa, Museu d’Art Contemporani de Barcelona (Barcelona: 2003).
) en est un exemple. Le projet débute en 1994 avec un atelier mobile pour enfants et adolescents de la rue dans le quartier de la Lapa, au centre de Rio de Janeiro. Puis des assistantes sociales et des ONG, qui travaillaient déjà avec ces populations, vinrent s’agencer à la proposition. Ceci contribua à une première expansion du travail qui, en 1995, fut réalisé en dix-huit endroits différents, tous situés dans des rues et favelas de Rio. Le travail continuait à proliférer à travers la ville jusqu’en 1997, date à laquelle on le considéra comme terminé, après avoir impliqué plus de deux mille personnes.
Les activités des ateliers, filmées, ont donné lieu a plus de cinquante heures de documentation vidéo. Au cours de ces activités ont été réalisés 1286 ex-votos – copies moulées en cire blanche des pieds et des mains des plus de six cents enfants et adolescents qui ont participé au projet. Au moment du moulage de leurs pieds et de leurs mains, les enfants faisaient un vœu qui était enregistré par la vidéo, et restait également empreint dans les ex-voto. Les ex-voto et les images vidéo firent ensuite l’objet d’une installation au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro. Trois mille personnes sont venues au vernissage de cette exposition, dont la moitié – surtout des enfants et des adolescents – provenaient des favelas et des « communautés démunies » et pénétraient dans cet espace pour la première fois. L’exposition donna lieu à des niveaux variés de discussion publique entre différents milieux de la culture, de la politique et des affaires sociales à Rio.
Cinq expositions de Devotionalia eurent ensuite lieu dans diverses villes en Suisse, en Hollande et dans un Congrès International d’Art/Éducation organisé par l’Unesco et réalisé en Allemagne, chacune de ces expositions présentant des installations qui intégraient les vidéos et les ex-voto des ateliers réalisés à Rio. A chaque fois, les artistes organisèrent des ateliers et des débats avec les enfants et adolescents européens, invités à répondre aux désirs exprimés dans les ex-voto et les vidéos des cariocas par des objets qu’ils créaient ou qu’ils apportaient de chez eux.
Les artistes ramenèrent à Rio le matériel qui avait été produit en Europe par les enfants et les adolescents, afin de reprendre le projet avec les personnes qui avaient participé à sa première étape brésilienne. En septembre 1997 étaient ainsi réalisées deux activités simultanées : une dernière exposition des ex-voto, organisée par Dias au Congrès National à Brasilia, avec une installation montée dans le Salon Noir (l’entrée principale du Congrès, par où passent nécessairement députés et sénateurs) ; et un événement, organisé par Riedweg, avec les enfants de la rue dans les dix-huit communautés de Rio de Janeiro et tous ceux qui avaient participé au projet, assistantes sociales et ONG comprises. Deux postes Internet furent montés : un, permanent et fixe dans l’exposition de Brasilia, au Congrès, et un autre mobile, avec un téléphone portable relié à un micro-ordinateur circulant dans les dix-huit communautés de Rio. Durant les dix-huit jours que dura l’exposition des vidéo conférences furent réalisées quotidiennement entre dix-huit députés fédéraux et sénateurs, parlant depuis Brasilia, et les enfants, assistants sociaux et les membres des ONG, parlant depuis Rio. Le dernier jour de l’exposition à Brasilia donna lieu à un happening aux Arcos de la Lapa à Rio, au cours duquel se réunirent toutes les communautés , et à cette occasion tous les objets accumulés dans les expositions furent répartis entre elles. Puis eut lieu une dernière vidéo conférence projetée sur grand écran aux Arcos de la Lapa, au cours de laquelle une député fédérale, associée au Statut de l’Enfant et de l’Adolescent, annonça un programme de cent bourses permanentes destinées à des enfants de la Fondation São Martinho, qui devait être financé par le gouvernement fédéral en échange de la donation de l’installation des ex-voto au Ministère de la Culture, qui l’intégrerait à une collection publique. Six mois plus tard, les bourses étaient suspendues, les ex-voto mis dans un dépôt, et jusqu’à aujourd’hui les pièces n’ont pas été intégrées à la collection publique en question.
En 2003, pour une installation pour le Witte de With à Rotterdam, à l’invitation de la commissaire Catherine David, Dias & Riedweg firent une nouvelle édition des mêmes vidéos dont le but était de montrer ce qui s’était passé pour les enfants durant les huit années écoulées depuis le début du projet. Les deux artistes partirent à la recherche des enfants qui avaient participé au projet et filmèrent les témoignages qui permirent de savoir que 50% des enfants étaient morts, avec des récits détaillés de qui est mort, comment et pourquoi.
En même temps, les artistes réalisèrent un protocole d’informations tirées des médias de Rio, se référant aux enfants de rue durant cette même période, à partir d’une enquête faite dans les archives des journaux disponibles sur Internet. À l’aide de ce matériel il fut possible de monter une vidéo alternant les récits des enfants et des citations de la presse confirmant leurs dires, mais destituant les faits de leur densité vitale. Le montage met en évidence le contraste entre la froideur du langage anesthésié des médias et la chaleur du vécu traumatique des récits des enfants. Les ex-voto demeuraient (et demeurent toujours) au dépôt, sans destin, de même que demeuraient (et demeurent toujours) sans destin les enfants qui ont survécu, qui vivent encore dans les rues – une sorte de dépôt à ciel ouvert – dans l’attente de leur probable mort prématurée.

Communication intensive

Une proposition où l’intelligence stratégique de communication des dispositifs de Dias & Riedweg apparaît avec une clarté particulière est Dentro e fora do Tubo (Inside the Tube)([[Il s’agit d’un projet d’intervention dans l’espace public à l’invitation d’un philosophe culturel suisse, Thomas Schmutz, à l’époque directeur du Centre d’Accueil des Réfugiés Politiques d’Adliswil (Zurich, 1998). Il a été présenté par la suite à la Künstlerhaus Mousonturm (Frankfurt,1998).
). Parmi les cent-vingt résidents du Centre d’Accueil pour les Réfugiés Politiques à Adliswil, où fut mis en œuvre le projet durant deux mois, les artistes ont travaillé plus intensément avec un groupe de vingt personnes. Totalement déterritorialisés, les réfugiés de pays en conflit forment une espèce de race contemporaine qui grandit de jour en jour. Seuls 0,5% des demandeurs d’asile en Suisse sont acceptés, les autres étant renvoyés dans leurs pays d’origine, ce qui, dans la presque totalité des cas, équivaut à une sentence de mort. De plus, durant la période d’attente de la réponse, ils sont logés dans les containers des Centres d’Accueil, sans droit au travail et sans aucun lien avec la communauté locale. Ils vivent dans une espèce de limbes, entre leurs territoires d’origine qui se sont effondrés, et l’impossibilité d’en créer de nouveaux, soit temporairement, car cela leur est interdit en Suisse tandis qu’ils attendent la décision sur leur sort, soit définitivement, si leur destin est le retour au pays où les attend très probablement la mort. C’est dans cet état d’angoisse, d’épuisement et de fragilité que Dias & Riedweg les ont rencontrés pour mettre en oeuvre le projet.
Le travail consistait en une série d’ateliers quotidiens de sensibilisation. Comme dans la plupart des ateliers de Dias & Riedweg, des associations ont été mobilisées à partir des cinq sens, liées essentiellement, dans ce cas, à la mémoire du voyage de chacun. Les thèmes abordés par les artistes suivaient le chemin parcouru par les réfugiés de leur pays d’origine à leur exil en Suisse: « La maison, la famille, le moment où la vie publique ou la guerre sont intervenus dans la vie privée, ce qui s’est passé alors, la décision de partir, la fuite, les adieux, la dernière chose à laquelle ils ont pensé en partant, le ciel à ce moment-là, la durée du voyage et la durée du voyage intérieur, l’arrivée au nouveau lieu, la première chose qu’ils ont vue en arrivant, la première rencontre avec un Suisse, l’odeur de ce moment-là, l’arrivée au Centre d’Accueil, l’attente, la peur de l’avenir mais également l’espoir. » Les conversations étaient enregistrées avec des appareils numériques, dans les diverses langues des réfugiés. « Tous travaillaient à la traduction… de l’éthiopien en arabe, de l’arabe en italien, de l’italien en allemand. Ainsi ont été mixés les enregistrements finaux, dans lesquels les voix s’accumulent comme un chœur de témoignages en diverses langues jusqu’à ce que, peu à peu, la voix en allemand domine les autres pour permettre la compréhension du grand public en Suisse. » Douze CD ont été réalisés avec ces enregistrements.
Dans ces ateliers, outre le travail sensoriel, les participants ont élaboré des projets de sculpture en tubes métalliques industriels de chauffage, dessinant à partir de photos de catalogue de ces pièces. Chaque participant a choisi un lieu public qu’il considérait comme important dans le quotidien de la ville pour y installer sa sculpture, qui était conçue en fonction de l’espace en question ([[Les lieux choisis par les réfugiés ont été : « Les deux supermarchés de la ville, le bureau de poste, le bureau de tabac et journaux, la bibliothèque publique, la gare, la mairie, la police des étrangers, la place principale, le toit du Centre d’Accueil, et l’intérieur du train qui relie Adliswil à la gare principale de Zurich ».). La mise en place des tubes dans les lieux publics a dû faire l’objet d’une négociation qui impliquait donc nécessairement l’interaction entre les participants et les habitants de la ville.
Les installations furent montées au Centre d’Accueil parallèlement à la finalisation des CD, qui allaient être diffusés par des émetteurs installés à l’intérieur des tubes. Ensuite les sculptures furent installées dans les lieux choisis, d’où furent donc retransmises les voix des réfugiés.
L’installation des tubes dans la ville a donc fonctionné à la fois comme exposition et comme médium de sa propre diffusion. « Les tubes, écrivent Dias & Riedweg, sont des éléments pour transporter de l’énergie, pour transporter quelque chose, pour mettre une chose en communication avec une autre » : les mêmes tubes qui communiquent l’air qui réchauffe la population, pendant le froid de l’hiver, communiquaient dorénavant la voix chaude des réfugiés aux oreilles de la ville. Voix de l’altérité réchauffée à la rencontre des artistes qui ont désiré les écouter, à rebrousse-poil de l’indifférence de la majorité qui fait refroidir ces voix. Pour exister avec la valeur d’une vie digne, l’individu, quel qu’il soit, a besoin de se trouver en une position où le flux entre lui et le monde est assuré, de façon à ce que sa vie participe du processus de construction de la réalité et de la création des cartographies de sens. Sans quoi, le mouvement vital risque de stagner. Les réfugiés sont sortis de leur isolement dans les containers, pour circuler partout avec leurs récits de guerre, de fuite, de conflit. Un flux de voix exprimant ce que c’est que d’être en attente de la décision d’être accueilli ou non dans sa recherche urgente d’asile, voix dûment traduites en allemand pour que tous les comprennent, se diffusèrent dans la ville à partir de points stratégiques de grande affluence publique. L’objectif était de parvenir à atteindre toute la population, la presse et les autorités, de manière à peser sur le rapport de forces mis en jeu par la décision judiciaire.
Les médias que Dias & Riedweg inventent dans les dispositifs pour assurer leur propre diffusion – les vidéos, les tubes, mais aussi les invitations et encarts de journal avec le plan de localisation des points de communication/contagion utilisés pour le vernissage de Dentro e fora do Tubo (Inside the Tube), etc. – échappent au mode de diffusion habituel des moyens de communication de masse. Ces derniers tendent à promouvoir une homogénéisation qui masque la variété et la singularité des divers mondes, pasteurise les tensions entre eux, et plus encore, mobilise une identification générale et indifférenciée au standard proposé, ce qui amène les récepteurs à le désirer et à tenter de l’adopter. Dans cette politique de communication, ce qui est barré c’est la reconnaissance intensive de l’existence de l’autre, c’est la polémique créée dans les frottements avec ses différences, ce sont les processus de création de cartographies singulières de sens, qui peuvent donner corps à ces entre-mondes avec leurs accords et désaccords. Alors que dans les médias inventés par Dias & Riedweg la communication est partie intégrante de l’ourdissage de ce tissu collectif et de la production de consistance subjective.
Mais ce n’est pas de n’importe quelle communication qu’il s’agit ici. Le concept de communication que l’on peut extraire des œuvres de Dias & Riedweg – que ce soit dans leurs stratégies destinées au domaine restreint de l’art, ou celles qui visent un domaine plus diffus, ce qui correspond respectivement à la quatrième et à la cinquième étape de leurs dispositifs – a le sens de transmission d’une altérité vivante porteuse d’un pouvoir d’infiltration et de contagion qui est ce que l’œuvre ambitionne. Cette « communication intensive » est tout le contraire de ce que l’on comprend et pratique aujourd’hui à titre de communication. Celle-ci consiste à transmettre une représentation a priori de l’autre qui, même lorsqu’elle est politiquement correcte, l’assigne à un lieu identitaire et neutralise toute puissance de contamination disruptive – en somme, une politique de rapport à l’altérité fondée sur une dissociation de la subjectivité par rapport au corps vibratile, c’est à dire sur la désactivation de l’exercice intensif de la sensibilité.

Politique de la subjectivité

La dissociation du corps vibratile n’est pas peu de chose, car elle constitue une des principales caractéristiques de la politique de subjectivation dominante dans le capitalisme mondial intégré, aux côtés d’une intense mobilisation des puissances de création et de résistance. C’est que de telles puissances sont mobilisées dans la subjectivité quand un territoire s’effondre et que sa cartographie perd sens, en conséquence de la pulsation de sensations provoquées par la rencontre intensive de l’altérité, sensations qui créent une dissonance dans les références en vigueur. Ce paradoxe et la tension qui en résulte est ce qui mobilise la nécessité de créer territoires et cartes, dans l’objectif de donner corps au changement qui s’est opéré dans le corps vibratile, ce qui dépend de la force d’invention ; ce même processus implique également de lutter pour que s’inscrive dans la réalité ce qui se crée, une lutte qui dépend de la force de résistance. Confrontée à une altérité variée et variable à grande vitesse, la subjectivité contemporaine se trouve très souvent projetée dans la défaillance de ses références ; c’est pourquoi ses puissances de création et de résistance sont constamment mobilisées. Cependant, la dissociation du corps vibratile empêche la subjectivité de situer la cause de cette mobilisation – le problème qui demande à être déchiffré -, l’empêchant également d’entrevoir ce qui est à créer et ce pourquoi on lutte. Dissociées de l’exercice intensif de la sensibilité, les puissances de création et de résistance deviennent aveugles et se dissocient l’une de l’autre. Le destin de la puissance de création, quand elle se dissocie des sensations qui la convoquent et se sépare de l’affect politique, consiste à former un réservoir de force de travail d’invention « libre », que le marché mettra à son service et convertira – comme nous le montrent Toni Negri ([[Cf. particulièrement Negri, Antonio et Hardt, Michael, Empire, Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 2000. ) et ses collaborateurs – en ressource principale d’extraction de plus-value du capitalisme contemporain ([[Sur les conséquences pour les processus de subjectivation de l’idée de Toni Negri au sujet du rapport entre le capital et la force d’invention dans le capitalisme mondial intégré, cf. Rolnik, Suely. « O ocaso da vítima. A criação larga o cafetão e se junta com a resistência » (Le déclin de la victime. La création quitte le maquereau et rejoint la résistance), conférence prononcée à São Paulo S.A. Situação #1 COPAN, sous le commissariat de Catherine David (São Paulo, novembre 2002). Réélaborée et publiée sous divers titres et sous différentes versions en portugais in « Caderno Mais! », Folha de São Paulo (São Paulo, 02/02/03) et in GLOB(AL) (no 0, Ed. DP&A, janvier 2003); en espagnol in Zehar nº 51, numéro consacré à la discussion de ce texte, par des auteurs invités à cette fin (San Sebastián : Arteleku, Diputación Foral de Giupuzkoa, 2003) et in « Radarlibros », Pagina 12 (Buenos Aires, 2/3/03); en anglais et en français, in Parachute Art Contemporain_Contemporary Art (no 110: « Économies bis », Montreal, 4-5-6/2003); en français, in Chimères (n° 49 : « Désir des marges », Paris, Printemps 2003)).
Or, les dispositifs inventés par Dias & Riedweg interfèrent précisément dans cette double dissociation, en une opération qui porte directement à la fois sur les micro et sur les macropolitiques dominantes. D’une part, une connexion entre puissance de création et corps vibratile a des chances de s’établir à nouveau dans la troisième étape de leurs dispositifs lorsque, dans le cadre des ateliers où ils travaillent avec les cinq sens, les artistes posent des questions telles que : « Quelle est la couleur de l’odeur ? », « Quel est le poids de l’odeur ? », questions à partir desquelles les participants sont encouragés à faire des associations. La relation oblique entre les sens qui caractérise ces questions fait en sorte que pour y répondre, les participants ne peuvent rester cantonnés à l’exercice empirique du sensible et sont amenés à activer son exercice intensif – c’est-à-dire, le corps vibratile -, en activant en même temps leur puissance de création, de manière à déchiffrer les sensations, à partir du terrain subjacent établi par l’interaction intensive avec les artistes. Les vidéos et les objets qui en résultent sont l’expression d’une lecture des signes de leur situation oppressive. Ainsi un pas de plus a été accompli dans l’action micropolitique. D’autre part, une connexion entre les puissances de création et de résistance a des chances de se rétablir au niveau de la quatrième et de la cinquième étape des dispositifs mis en place par les artistes, lorsque, de forme subtile et incisive, ils arrivent à ce que des doses d’altérité vivante, incarnée dans les vidéos et/ou les objets, s’injectent dans les interstices du tissu social, ce qui permet de mettre à nu les tensions que cette présence fait intervenir, provoquant la polémique et dérangeant l’équilibre des forces. Ainsi l’on fait un pas en avant dans l’action macropolitique. Dans les dispositifs de Dias & Riedweg micro et macropolitique s’articulent en une seule et même action mue par l’affect politique et artistique, dont les dynamiques sont devenues indissociables.
Nous sommes confrontés à un laboratoire poético-politique. Le travail de terrain qui y est réalisé fait partie d’une investigation collective à l’échelle planétaire, réalisée actuellement par diverses initiatives culturelles, sociales et politiques, dont le but est de créer un vaccin contre le virus qui dissocie la subjectivité du corps intensif, ce qui a pour effet de dissocier de ce corps ses puissances politique et artistique, en les scindant également l’une de l’autre.
Si la « vie publique » est la confrontation d’univers multiples et variables, à partir de laquelle s’engendrent dans le corps vibratile des différences intensives – matière première de la production du tissu social, de la consistance subjective et des cartes de sens, qui se fabriquent en même temps et indissociablement – nous pouvons supposer que c’est au cœur de la vie publique que s’infiltre le virus en question. Expérimenter des vaccins pour le combattre, comme le font Dias & Riedweg, viserait donc essentiellement à « traiter » la vie publique, en donnant la priorité aux points du corps social où celle-ci se trouve le plus gravement infectée.

(traduit du brésilien par Alain Mouzat et Brian Holmes)