(Lexique simondonien) À la suite de quelques remarques générales sur les enjeux théoriques de l’invention lexicologique pratiquée par Simondon, un lexique est fourni pour aider le lecteur à entrer de plein pied dans la pensée simondonienne. Y sont discutées et définies à partir de citations six notions-clés : la métastabilité, la transduction, l’hylémorphisme, la disparation, la singularité et le transindividuel.

Simondon fait partie de ces penseurs pour qui « il faut inventer des mots nouveaux pour exprimer des idées nouvelles »([[C. S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 22.). Une idée véritablement neuve ne trouverait pas dans les cadres d’un langage établi une expression adéquate. Cette idée nouvelle qui « oblige » Simondon à une invention de mots et à un langage particulier est à chercher dans sa pensée de l’individuation. Si la philosophie n’a pu penser l’individuation de manière conséquente, si elle a toujours ramené cette question aux conditions d’existence de l’individu – réduisant l’individuation à une réalisation – c’est entre autres parce qu’elle n’a pas su se démarquer d’un langage, d’une manière de parler, d’une grammaire, de mots qui ont surdéterminé implicitement l’expérience. Il y a un langage de l’être-individuel (dont le paradigme est la forme sujet-prédicat) qui tend à formater et à codifier l’expérience, préalablement à toute mise en problème de celle-ci. On ne s’est pas assez intéressé à la manière de parler de l’expérience et des événements qui la composent, comme si ces questions venaient après, comme si elles étaient secondaires par rapport à l’expérience elle-même.
C’est pour se dégager d’un héritage de la philosophie qui se cristallise dans la plupart de ses concepts que Simondon invente un langage de l’individuation, qui se constitue à la fois par la traduction (notamment de concepts issus de la physique et de la biologie) et par l’invention de nouveaux termes. Pour rendre compte de l’expérience comme d’une multiplicité de « régimes d’individuation », il faut se placer sur un autre plan qui ne peut se construire sans une relative « artificialité », propre à l’invention d’un autre langage. Avant d’en mettre en évidence sommairement quelques termes([[Nous n’avons choisi que les concepts qui étaient évoqués directement ou indirectement dans les différents articles réunis dans ce dossier et qui n’y faisaient pas l’objet d’un traitement particulier. ), il nous paraît important de donner deux traits généraux de ce langage :
1. Il se définit essentiellement comme un langage « opératoire ». Par « opératoire », nous voulons dire qu’il n’a de sens que dans son fonctionnement, ou encore dans les opérations dans lesquelles il est mobilisé, y compris les opérations intellectuelles qu’il suscite. Le langage de Simondon ne peut se définir « en soi », par un ensemble de définitions et par une grammaire générale, indépendamment des situations dans lesquelles il prend sens. C’est un langage technique qui a pour unique objet de mettre en évidence, dans des situations singulières, des « régimes d’individuation », c’est-à-dire des opérations concrètes par lesquelles une réalité se constitue. Il vise donc essentiellement à fournir des « outils » permettant de dégager de situations données, qui se présenteraient comme évidentes, les potentiels d’individuation qu’elles recèlent. Comme tout outil, on peut en définir les traits et les caractéristiques, voire en induire des fonctionnements, mais en aucun cas on ne peut, partant de leurs caractéristiques, déterminer leurs usages a priori.
2. C’est un langage entièrement orienté vers des « mises en problème ». Il faut résister à l’idée que les concepts que Simondon construit pour rendre compte des « régimes d’individuation » forment une « théorie du réel », une certaine conception de la réalité, qu’avec des mots comme « métastabilité », « transduction » ou encore « singularité », nous aurions les fondements d’une nouvelle théorie qui se substituerait à l’ancienne vision qui était axée autour de l’être-individuel. La pensée de l’individuation est une pensée de la « construction » des problèmes, et non la mise en œuvre a priori de solutions valant pour tout « régime d’individuation ». Une des originalités de la pensée de Simondon se situe dans la mise en place d’une nouvelle technique de pensée visant essentiellement à inciter cette mise en problème de situations données.

Métastabilité.
Par le concept de métastabilité, Simondon cherche à détacher le problème de l’individuation du modèle de la stabilité. Il écrit : « en tous domaines, l’état le plus stable est un état de mort ; c’est un état dégradé à partir duquel aucune transformation n’est plus possible sans intervention d’une énergie extérieure au système dégradé »([[G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Paris, Aubier, 1989, p. 49 (par la suite abrégé IPC).). Un état stable est un état qui n’est pas susceptible de changements, si ce n’est par une impulsion externe. Dès lors, dans la mesure où la réalité première est celle des « régimes d’individuation », il faut substituer à la stabilité des notions telles que « potentiels », « tensions », « instabilité », etc., qui visent à mettre en évidence les possibilités de transformation inhérentes à chaque élément du réel. Un système physique est en équilibre « métastable » lorsque certaines variations peuvent entraîner une rupture de l’équilibre([[Voir M. Combes, Simondon. Individu et collectivité. Paris, PUF, 1999, p. 11.). Cette rupture est possible parce que le système en question est surtendu, les éléments qui le composent étant en tension permanente. Cette tension entraîne des potentiels « qui, libérés, peuvent produire une brusque altération conduisant à une nouvelle structuration également métastable »([[G. Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, PUF, 1964, p. 285 (par la suite abrégé IGP).). Un des intérêts de la notion d’équilibre métastable est qu’elle met en évidence l’incapacité du régime linéaire cause/effet à éclairer l’individuation. Ce régime n’est pertinent que lorsqu’un individu (stable) est soumis à une impulsion externe. Il n’est plus qu’un cas limite – l’effet, dans sa généralité, devant être pour Simondon associé à une rupture d’équilibre impliquant une « singularité », le plus souvent externe au système en équilibre métastable. Simondon généralise la métastabilité à tous les domaines et en fait un élément essentiel de l’être : « l’être originel n’est pas stable, il est métastable ; il n’est pas un, il est capable d’expansion à partir de lui-même ; l’être ne subsiste pas par rapport à lui-même ; il est contenu, tendu, superposé à lui-même, et non pas un. L’être ne se réduit pas à ce qu’il est ; il est accumulé en lui-même, potentialisé [… ; l’être est à la fois structure et énergie » (IPB, p. 284).

Transduction
Le concept de transduction est intimement lié à celui d’équilibre métastable. « Tout se passe comme si l’équilibre métastable ne pouvait être rompu que par l’apport local d’une singularité [… capable de rompre cet équilibre métastable ; une fois amorcée, la transformation se propage, car l’action qui s’est exercée au début entre le germe [… et le corps métastable s’exerce ensuite de proche en proche entre les parties déjà transformées et les parties non encore transformées » (IPB, p. 95). La transduction est l’opération par laquelle « s’exerce » une action de proche en proche entre des éléments déjà structurés et de nouveaux éléments. Elle serait le modèle « le plus primitif et le plus fondamental de l’amplification » (IPB, p. 95). À nouveau, Simondon généralise cette opération. : « nous entendons par transduction une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine » (IPC, p. 25). Il y a aurait une tendance première qui serait celle de la propagation de proche en proche dans un milieu, chaque nouvel élément repris servant « à la région suivante de principe et de modèle, d’amorce de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante » (IPB, p. 95). Cette propagation suppose une mise en communication d’échelles disparates (microphysique et macrophysique). En ce sens, « l’individuation est une opération de structuration amplifiante qui fait passer à un niveau macrophysique les propriétés actives de la discontinuité primitivement microphysique » (IPB, p. 124). Il arrive à Simondon d’opposer la transduction à la dialectique avec laquelle elle partage une même ambition de description du réel comme mouvement et transformation. Le reproche principal de Simondon envers la dialectique est qu’elle fait du négatif une « seconde étape ». Or, dans la transduction, le négatif est simplement lié à l’incompatibilité, à la « non-stabilité » des éléments en équilibre « métastable ». Il n’y a pas pour Simondon un « négatif substantiel », il est simplement effet de rapports entre des éléments dans un système en équilibre métastable, c’est-à-dire dans un système hétérogène.

Hylémorphisme
La théorie de l’hylémorphisme est bien connue : toute réalité y est décrite comme le rapport d’une d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) et Simondon y voit une des causes principales du fait que le problème de l’individuation a toujours été mal posé ou réduit. L’individuation y est pensée comme une prise de forme, c’est-à-dire comme une opération par laquelle une forme préexistante façonne une matière. On peut renverser le schéma et voir dans la matière la cause de l’individuation, on n’expliquera pas pour autant comment s’opère le rapport entre la forme et la matière. L’hylémorphisme laisse une « zone obscure », celles des opérations concrètes d’individuation. C’est pourquoi il est essentiellement « réductionniste » : la matière y est supposée passive, disponible pour une prise de forme. L’intérêt de la critique de l’hylémorphisme est lié à l’extension que Simondon lui donne, et c’est dans le cadre d’une généalogie de certaines bifurcations qui traversent la modernité qu’elle trouve son intérêt. Ainsi Simondon voit dans la différence Individu/Groupe un exemple de cette reprise du schéma hylémorphique qui a produit deux types d’approches, irréconciliables : le psychologisme et le sociologisme. Dans la première, on considère que c’est l’individu qui est le principe actif, qui fonde et façonne le groupe, alors que, pour la seconde, ce serait le groupe qui donne forme aux individus qui le composent. Dans les deux cas, on explique le rapport entre l’individu et le groupe par la réduction d’un des termes. Simondon oppose à l’hylémorphisme les « régimes d’individuation » par lesquels des individus se constituent et sont traversés de dimensions collectives.

Disparation
Simondon reprend le terme de disparation aux théories psycho-physiologiques de la perception : « il y a disparation lorsque deux ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne gauche et l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la vision, l’étagement des plans en profondeur) » (IPB, p. 223). On ne doit donc pas supposer une unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une « liaison par les différences », par l’hétérogénéité même des éléments en présence. Cette « tension » entre éléments différents peut produire un « degré supérieur » qui ne réduit pas nécessairement les éléments en tension.

Singularité
Nous l’avons vu au sujet de la métastabilité : une singularité ne peut être décrite en soi, abstraitement, comme s’il en existait une essence. Elle n’a de définition que locale, dans des conditions précises, notamment celles de la rupture d’un équilibre métastable. Nous pouvons néanmoins en donner une définition générique: une singularité est ce qui occasionne une rupture dans un équilibre. Cette définition ne nous dit pas ce qu’est l’équilibre en question (si ce n’est qu’il doit être métastable) ni quelle est la réalité qui occupe la fonction de « singularité ». Il s’agit d’une rencontre qui s’évalue empiriquement ou pragmatiquement. En ce sens, il n’y a aucune valorisation a priori, chez Simondon, d’un domaine d’être qui serait celui des singularités, ni aucun romantisme – juste la mise en évidence du fait que toute transformation implique une rencontre entre des systèmes surtendus, chargés de potentialités, et un élément qui brise l’équilibre de ce système. Ce statut des singularités, toujours relatives à autre chose, les distingue radicalement de toute réalité individuelle (l’individu se définissant traditionnellement comme réalité stable et non reliée).

Transindividuel
La réalité collective première ne se trouve pas dans un « social brut » ni dans des relations « interindividuelles » qui sont, comme nous le disions à propos de l’hylémorphisme, plutôt des abstractions. Elle doit être cherchée dans ce qui, à l’intérieur même de l’individu, le met en relation avec une réalité plus large, plus étendue que son individualité. Cette réalité plus large, c’est celle d’une nature préindividuelle qui constitue un milieu associé à l’individu. En ce sens, le transindividuel « suppose une véritable opération d’individuation à partir d’une réalité préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une nouvelle problématique ayant sa propre métastabilité » (IPC, p. 19). Le transindividuel est le plan de communication entre des individus-milieux, c’est-à-dire des individus dans lesquels se trouve une charge de préindividualité, une charge de possibles qui les fait communiquer au-delà de leur propre identité. Il n’y a de communication sociale que dans des individuations à la fois psychiques et collectives. Comme l’écrit M. Combes « le transindividuel ne nomme en somme que cela : une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une dimension moléculaire ou intime du collectif même » (Combes, 87).