Majeure 19. Migrations en Europe : les frontières de la liberté

Le mystère de l’arrivée Des camps et des spectres

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Les auteurs traitent du rapport des migrations et du travail, en discutant d’un côté les thèses défendues dans Empire par Antonio Negri et Michael Hardt, et de l’autre la notion de Lager analysée par Giorgio Agamben. Ils soutiennent que les migrations peuvent être comprises comme une forme de lutte de classe, où les demandes d’autonomie et d’autodétermination se manifestent d’elles-mêmes. Quatre ans([[Ce texte a été publié en italien, sous une forme plus longue dans le recueil collectif I confini della libertà. Per un’analisi politica delle migrazioni contemporanee, Rome, DeriveApprodi, 2004. La version originale complète est également en ligne sur le site de Multitudes: art2075.
) après sa sortie aux États-Unis, nous voudrions discuter de certaines questions posées dans Empire sur les migrations, même si ce sujet n’a pas occupé une place importante dans la réception de l’ouvrage de Hardt et Negri (2002). Les multiples attaques portées contre Empire invoquent toutes, de façon stéréotypée, les travaux de Giorgio Agamben, pour en faire quasiment un modèle de l’Anti-Empire. La migration joue en effet un rôle étonnamment central chez ces auteurs, même si elle n’occupe pas la même place. Chez Agamben, son existence est métonymique : modalité de l’inclusion dans les camps, elle matérialise historiquement une matrice de la souveraineté conçue comme pouvoir de vie et de mort. À l’opposé, dans Empire, la parabole du « spectre des migrations » rôde comme la traduction spatiale puissante de la libération permanente de la mobilité. Ces deux figures doivent leur position centrale à la force irrésistible des migrations transnationales actuelles, mais elles n’en demeurent pas moins indéterminées du point de vue analytique. Il est étrange au demeurant, que la réception d‘Homo sacer d’Agamben n’ait accordé aucune place aux migrations.

Agamben versus Negri/Hardt : une lecture alernative
Giorgio Agamben (1997 et 2003) analyse la relation entre souveraineté, état d’exception et camp pour réfléchir à l’importance du camp au sein de la mutation actuelle de l’ordre politique. Il s’intéresse à la représentation du politique au moment où le système de l’État nation s’enfonce dans la crise et ouvre la brèche d’un nouvel espace politique. Il met en évidence les transformations du fonctionnement du pouvoir et cherche à redéfinir les relations qui s’établissent entre souveraineté et territoire. Pour lui, la structure de l’État nation qui reposait sur la cohésion fonctionnelle de trois éléments, l’ordre juridique de l’État, le territoire qui lui correspond et l’appartenance des citoyens à la nation concernée, est en train de se démanteler. Il tire de ce constat un modèle de pouvoir qui cherche à relier à la fois la sphère juridique et institutionnelle, c’est-à-dire la conception de la souveraineté et de l’État, et le modèle de pouvoir biopolitique, autrement dit la disciplinarisation des corps.
Ceci a d’importantes conséquences sur le caractère plausible de la relation entre l’état d’exception comme catégorie juridique considérée par Agamben comme centrale et constitutive et le camp comme espace de concrétisation de celle-ci. La définition schmittienne de la souveraineté comme pouvoir de « proclamer l’état d’exception » est devenue un lieu commun. Mais l’état d’exception, dimension juridique abstraite, a besoin d’un lieu pour devenir concret : chez Agamben, ce lieu, c’est le camp. Dans le camp, l’état d’exception, qui consistait essentiellement en une suspension provisoire de l’ordre, se dote d’un ancrage spatial permanent. Les camps constituent des sphères d’exception à l’intérieur d’un territoire, et se trouvent en dehors du domaine d’application de la loi. Le camp est par là même le lieu dans lequel la dimension biopolitique du pouvoir souverain devient productive. C’est là qu’elle s’exerce sur des sujets internés. En leur refusant tout statut juridique ou politique, comme dans les camps de réfugiés ou de prisonniers, elle les réduit à leur seule existence physique. En soutenant que cet état d’exception, provisoire ou limité à un territoire, devient la nouvelle norme, Agamben décrit le camp comme un lieu où le nouveau droit émerge de l’absence de droit qui pourtant le caractérise. La suspension de l’ordre juridique, de mesure provisoire, se transforme ainsi en une technique permanente de gouvernement. L’état d’exception, qui se manifeste sous diverses formes d’exterritorialité, devient alors un nouveau régulateur du système politique.
De nombreuses objections ont été soulevées contre cette conception tant du biopouvoir que de la souveraineté. Sandro Mezzadra, par exemple, lui reproche de négliger le travail. Pour lui, les diverses formes de camp actuelles représentent une sorte de chambre de compensation qui a pour fonction de diminuer la pression qui s’exerce de manière sectorielle, locale et internationale sur le marché du travail: « Ces lieux sont l’autre visage de la nouvelle flexibilité du capitalisme, ils sont les lieux où l’État exerce sa pression et représente la métaphore générale du contrôle despotique de la mobilité de la main-d’œuvre [… Dès que le capitalisme mondialisé fait surgir de nouvelles formes de flexibilité, les mouvements des migrants et des migrantes montrent alors un visage subjectif de cette flexibilité. En même temps, les mouvements de migration sont exploités par le capitalisme mondialisé, et dans ce système d’exploitation, les centres d’internement deviennent inévitables. [… » (Mezzadra 2001, 2). De leur côté, Negri et Hardt ont critiqué Agamben pour la trop grande importance qu’il accorde à la figure du camp, pour ne s’être pas aperçu que des spectres hantent ses labyrinthes anthropomorphes lorsqu’il cherche à « suggérer la limite négative de l’humanité, et pour exposer, derrière les abîmes politiques que le totalitarisme moderne a construits, les conditions plus ou moins héroïques de la passivité humaine » (Hardt/Negri 2002, 441). La frontière positive de l’humanité, ne se forge-t-elle pas « à la surface de la société impériale » sous la forme de la « coopération sociale » puisque c’est là que l’on trouve « les manifestations productives de la vie nue ». (Hardt/Negri 2002, 373). Parler d’une division biopolitique en zones de vie et de mort, entre lesquelles il y aurait une ligne de démarcation se dilatant successivement, ne signifie pas qu’on accentue l’aspect totalitaire de la mondialisation.
La mondialisation est à comprendre comme un passage, selon Hardt &Negri. Pas au sens d’une « transition vers quelque chose », mais comme une façon de produire, comme la simultanéité de divers modes de production dans lesquels viennent coïncider tant les conditions de sa stabilité que celles de sa fragilité. La figure du biopouvoir y revêt alors une importance paradigmatique. Elle caractérise la transformation actuelle du rôle de la politique populaire en direction de la biopolitique. Avec elle, il convient de contrôler la production et la reproduction de la vie elle-même. Les décisions politiques sur la régulation de la population et la résistance opposée à celle-ci opèrent sur le même terrain: « Tout au long de l’histoire de la modernité, la mobilité et la migration de la main-d’œuvre ont perturbé les conditions disciplinaires auxquelles les travailleurs étaient soumis. » (op. cit. 265). Une phrase-clé apparaît plus loin dans leur argumentation: « Un spectre hante le monde, il s’appelle les migrations ». Si on prend cette phrase au pied de la lettre, on se projette dans le climat de violence associé au Manifeste communiste, vis-à-vis duquel une série d’objections et de prises de distance, formulées par les critiques d’Empire, se retrouvent du coup justifiées. Voilà le point où la sous-évaluation des migrations dans la réception d’Empire devrait se trouver démentie. L’ambivalence ironique de cette invocation est à relativiser lorsqu’on se rappelle dans quel chapitre elle apparaît. Ce n’est pas par hasard si le chapitre porte le titre d’« Intermezzo : Contre-Empire ». Placé exactement entre la deuxième partie : « Mutations de la souveraineté », et la troisième partie : « Mutation de la production », il forme le chaînon pour la compréhension de la production biopolitique.
Dans l’« Intermezzo », les auteurs reconnaissent deux choses : tout d’abord, ils n’étaient pas en mesure, à ce stade de leur recherche, de fournir « des indications cohérentes sur le type de subjectivité politique capable de contester et déstabiliser les forces de l’Empire, étant donné que ces subjectivités ne feront leur apparition que dans le domaine de la production » (op. cit. , 258). Deuxièmement, les figures sous lesquelles ils pensent les modes de la résistance sont celles de la mobilité : du nomadisme, de la désertion, de l’exode. Relue dans ce contexte, la phrase n’est rien d’autre qu’une paraphrase emphatique des travaux sur l’autonomie de la migration de Yann Moulier Boutang. Dans son livre, De l’esclavage au salariat (1998), ce dernier a souligné le rôle fondamental qu’ont joué et jouent encore les formes de travail esclaves et non libres dans l’accumulation de capital. Loin de constituer des résidus ou des phénomènes transitoires que la modernité balaierait, ces régimes de travail sont constitutifs du développement capitaliste. Ils résultent du besoin de contrôler, d’encadrer et de fixer en un lieu la mobilité de la main-d’œuvre.

Division du travail, composition de classe, segmentation des marchés du travail
La généalogie du concept de biopolitique développé par Hardt et Negri, à partir d’une critique de la conception foucaldienne du biopouvoir (Hardt 1994), renvoie également à une critique de la division du travail inséparable d’une histoire des combats et de l’appareillage théorique de l’époque opéraïste italienne.
L’école opéraïste a développé en effet, avec l’idée de composition de classe, un modèle qui a permis de renouveler les problèmes de la division au sein de la classe ouvrière. Ce point de départ nous semble important pour penser la relation entre migration et travail, car il met en place des outils d’analyse grâce auxquels le mode de surdétermination politique des processus économiques d’allocation de main-d’œuvre devient mieux compréhensible. Ainsi, par exemple, les régimes migratoires ont tracé les conditions dans lesquelles les migrants deviennent un problème social. Le racisme moderne en Europe se forge dans sa matérialité, comme un racisme contre les migrants. Le fait que les classes ouvrières ne se soient jamais développées en une masse unitaire et homogène, est apparu pleinement à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Cette « hétérogénéité » revêtait les traits d’une « racialisation » concrète et d’une « essentialisation » idéologique de la classe ouvrière. En d’autres termes, le racisme était une menace pour ce que les marxistes traditionnels appelaient l’unité de la classe ouvrière.
C’est ce problème que tenta de soulever Stephen Castles en définissant la place des migrants comme celle de la « couche inférieure » du marché du travail, et le résultat d’une stratégie délibérée du pouvoir en place. Son analyse de la place des travailleurs immigrés dans la République Fédérale d’Allemagne montre que les travailleuses immigrées furent parquées pour l’essentiel dans l’industrie, et que le processus de recrutement était en même temps un changement de secteur pour les travailleurs originaires d’Allemagne, qui virent leur statut changé, voire même amélioré, en étant promus à des postes hiérarchiques dans l’entreprise (Castles, 1973, 120). D’autres recherches firent le même constat en France, en Grande-Bretagne. Pour le statut socio-économique, c’est-à-dire la situation au sein de l’entreprise, on retrouve le même phénomène. Les travailleurs immigrés durent occuper des travaux pénibles beaucoup plus souvent que les Allemands (op. cit. 131), et ils travaillaient beaucoup plus souvent en équipe et dans les installations automatisées. Selon Castles, la division de la classe ouvrière par l’introduction coordonnée par l’État d’une « armée industrielle de réserve » étrangère fractionne l’antagonisme de classe en affrontement entre des composantes ethnicisées de la classe ouvrière. De sorte que l’exploitation se trouve renforcée en même temps que la discrimination d’État à laquelle ces composantes se trouvent soumises.
Quand la sociologie migratoire allemande importa la théorie américaine de la « segmentation » du marché du travail née outre-Atlantique, à la fin des années soixante, on se préoccupa assez vite des problèmes liés à cette infériorisation des migrants sur le marché du travail. On découvrit de solides problèmes d’exclusion sociale, qui étaient tenus pour dangereux pour la paix sociale. Le point de départ de la théorie de la segmentation partait du constat empirique que les individus appartenant à des groupes minoritaires (femmes, afro-américains, jeunes adultes), étaient plus souvent touchés par le chômage. On en déduisit qu’il n’existait pas de marché du travail global, seulement des marchés de travail particuliers (Sengenberger 1975, Blossfeld & Meyer 1988). La thèse d’un marché du travail dual s’appuie sur la séparation entre un marché du travail primaire et un marché secondaire. Le marché du travail primaire concerne les emplois à salaires élevés où les possibilités d’ascension sont assurées, le marché secondaire est celui des emplois mal payés, sans ascension possible, où l’on propose les travaux les plus instables. Michael J. Piore (1980), explique la position particulière des migrants par la structure du mode de production. La protection contre le licenciement et les négociations collectives du travail ont transformé en facteur fixe, pour les investisseurs, la main-d’œuvre stable, particulièrement la main d’œuvre autochtone, rendue tendanciellement incontrôlable pour les entreprises Ces dernières considèrent que ce type de main-d’œuvre constitue un facteur inadaptable aux fluctuations économiques. C’est pourquoi il doit être employé pour répondre à la partie stable de la demande de main-d’œuvre. En revanche, toutes les fluctuations conjoncturelles et passagères de la demande doivent être satisfaites par une main-d’œuvre flexible. Quelle pourrait bien être cette main-d’œuvre ? Piore répond : les migrants parce qu’ils correspondent structurellement à ce marché du travail en ayant un comportement essentiellement économique vis-à-vis du travail salarié et parce que, étant résolus pour la plupart à rentrer au pays, ils sont prêts à accepter n’importe quel type d’emploi. La relation mécanique entre marché du travail et structure de la demande a disparu de la sociologie descriptive allemande. L’on s’est limité à une explication par la sous-qualification des migrants ou bien par la « discrimination sur le lieu de travail », mais on se garde bien d’avancer une explication satisfaisante de ces phénomènes.

Armée de réserve : dead men walking
La thèse de la segmentation du marché du travail n’était pas une théorie au sens strict, elle collait juste au constat empirique qui avait suscité cette vague de recherches : migrants et migrantes occupaient les emplois les plus mal rémunérés. Elle ne pouvait saisir la situation des migrants dans le processus de production que sous l’angle de leur allocation sur le marché, les aspects politiques ou juridiques n’y jouaient pratiquement aucun rôle. La théorie de l’« armée de réserve » fournissait de son côté une explication pour la situation des migrants, la réduisant à une variable dépendante de l’accumulation de capital. Une conception largement partagée encore aujourd’hui à la fois par les économistes néolibéraux et leurs adversaires anti-mondialistes. Cette thèse, c’est précisément que le capital a besoin d’une armée de réserve et donc attire de la main-d’oeuvre, by any means necessary.
Les deux approches reposent sur une définition statique des migrants et sont incapables de comprendre la dynamique inhérente à la migration. Elles ont, au demeurant, été infirmées historiquement par la pratique des migrants eux-mêmes, qui ont toujours cherché à se soustraire, avec succès, aux tentatives de les réguler et de les formater. Sous le régime fordiste de la migration, tel qu’il s’est traduit par le système des « travailleurs invités », cela revêtit la forme d’un compromis surdéterminé de façon nationale autour d’une division spécifique du travail. Aux migrants incombait le travail manuel, tandis que les travailleurs autochtones se trouvaient promus vers les travaux intellectuels. C’est la prégnance de l’explication par l’armée industrielle de réserve qui empêcha la Gauche allemande, y compris celle qui était influencée par l’opéraïsme italien, d’opérer une critique pratique de cette conception.
Le paradigme de la « stratification » ne pouvait pas plus déboucher sur une compréhension conceptuelle des combats de la migration, des grèves sauvages et des révoltes des migrants, dont il ne pouvait tirer un parti pratique (Karakayali 2001, Bojadzijev 2003). L’éparpillement, l’installation d’un nouveau dispositif de séparation entre travail manuel et travail intellectuel, devaient donc être régulés par l’introduction d’une nouvelle fracture au sein de la division du travail : celle du caractère temporaire des migrations de travail. Le maintien de cette division était mis en œuvre par le biais du statut juridique des travailleurs immigrés qui devait en faire une armée de réserve disponible. Sa modalité centrale tenait par conséquent au contrôle de sa mobilité, contrôle qui pouvait revêtir la forme d’une rotation, de la réglementation des visas de séjour et de travail et en général par la législation sur les étrangers. Le contrôle ne se limitait pas à la mobilité internationale et transfrontalière, mais concernait aussi la mobilité intersectorielle au sein des appareils productifs des pays d’arrivée (Karakali & Tsianos, 2002).
Toutefois les migrants échappaient à cet ensemble de contrôle en échappant à la limitation de la durée de leur séjour qui constituait la condition même de l’idée d’armée de réserve flexible. En 1973, la République Fédérale d’Allemagne a bloqué l’entrée de nouveaux travailleurs immigrés, mais les migrants ont continué à organiser leur migration sous la forme du regroupement familial.
Cette « autonomie des migrations », ainsi que la définit Yann Moulier Boutang, « se manifeste par son indépendance face aux politiques qui cherchent à la contrôler. Considérer les migrations du point de vue de leur autonomie, signifie mettre l’accent sur la dimension sociale et subjective des mouvements migratoires » (Moulier Boutang, 1998) C’est le terme de « mouvements » qui est important ici, car cette conception s’appuie sur les conditions matérielles de constitution des migrants au sein du procès de travail capitaliste, sans supposer un sujet déterminant (l’État face à eux). Mais que veut dire ce refus de penser les migrations comme simple appendice des processus économiques, comme simple réaction ? Lorsque le « spectre de la migration » est considéré comme un exode, comme la fuite des zones de pauvreté et de misère, une analogie historique s’impose.
La fuite des travailleurs de leurs usines, de leurs rapports de travail réguliers, de leurs relations patriarcales, constituait un refus du compromis social du fordisme qui obtenait la discipline du travail contre sa surveillance relative sur le plan social par le gouvernement. Les migrations traduisent, elles, la rupture de ce même compromis corporatiste qui se matérialise sous la forme des frontières de l’État nation.

Migration sans papiers
Pour une analyse du point de vue des ouvriers, il n’y a pas de régularités objectives dans le développement de l’histoire de l’État et de l’économie. Sa logique obéit beaucoup plus à une histoire des luttes selon la formulation qui apparaît dans le Manifeste communiste. Les révoltes des paysans contre leur expropriation au Moyen-âge, les combats des pauvres contre les lois sur le vagabondage jusqu’à la Révolution française et la lutte de classe du mouvement ouvrier se sont inscrits dans une histoire de la domination. La reconfiguration permanente des pratiques gouvernementales d’assujettissement, des compromis avec les dominés, des coalitions au pouvoir tire sa dynamique des mouvements qui s’opposent à elles. Si l’on veut comprendre la dimension matérielle de ce mouvement qui s’articule dans la migration, on ne saurait se borner à saisir un seul des deux pôles du régime de migration. L’« autonomie » de la migration, sur laquelle insistent Hardt et Negri, ne nie certainement pas l’existence de politiques de contrôle dont la forme extrême est le camp, comme l’a montré Agamben. On ne peut définir la relation entre les deux, sa forme de mouvement, que si on analyse le modus operandi des régimes de migration qui pivotent autour de la question du travail.
Aujourd’hui, des centaines de milliers de migrant(e)s franchissent tous les jours la prétendue forteresse Europe à pied ou en avion, en train ou à la nage, à la recherche d’une vie autre ou simplement d’un salaire meilleur. Beaucoup sont des migrants journaliers qui entrent avec un visa de touriste, et restent en Europe quand leur visa est caduc. Ils sont des millions à vivre et travailler dans des conditions souvent difficiles, voire humiliantes, et dans la précarité. Ce qui est très frappant, c’est que tandis que le travail des sans-papiers dans l’agriculture fait désormais l’objet d’une attention croissante (Neumann 2003, Bell 2003), leur nombre est en augmentation dans le secteur de l’immatériel, y compris dans les pays méridionaux (Reyneri 2001). Il s’agit alors du segment inférieur des prestations de service aux personnes : hôtels, restaurants, ménage, nettoyage, prostitution et beaucoup moins dans la production industrielle. Des pans entiers d’activité ne pourraient subsister sans eux. Compte tenu de leur situation juridique, les sans-papiers sont cantonnés au secteur informel et, à l’exception de la prostitution, dans des emplois où l’on gagne peu. Souvent hautement qualifiés, ils ne peuvent exercer leur profession. Comme leurs aînés des migrations classiques d’après-guerre, ils acceptent souvent de mauvaises conditions de vie et de travail tant qu’ils pensent ne rester que temporairement. Mais lorsqu’ils se rendent compte du caractère irréaliste de leur projet d’accumuler une forte somme d’argent pour un retour proche, ils changent de comportement. Pour envoyer leurs enfants en classe, pour vivre normalement, il leur faut se battre pour leurs droits. Dès la fin des années 1990, des luttes pour la régularisation des migrants se sont multipliées dans les pays européens, certaines gagnantes, d’autres perdantes, d’autres enfin mêlant les deux.
Ces combats ont lieu sur un terrain qui ne peut être réduit à l’opposition de l’État et des multitudes. Si les néolibéraux et leurs critiques épousent la thèse fonctionnaliste pour laquelle le capital a besoin de main-d’œuvre flexible (et l’obtient), le concept d’« autonomie » qui lui est opposé ne doit pas se borner à absolutiser la mobilité des migrants. Il faut donc comprendre dans quelles conditions la migration s’organise, à partir du point de vue des migrant(e)s telles qu’ils ou elles sont confrontées à la dureté du contrôle des États européens. Autrement dit, si le régime migratoire fordiste repose sur un compromis spécifique, corporatiste et national, alors il faut dessiner les contours exacts de ce compromis qui illégalise la migration. (Karakayali & Tsianos 2002) Allons plus loin : si les mouvements de migration devaient se comprendre contre « l’empire », alors ce compromis aurait la fonction d’interrompre les dynamiques qui se sont développées en eux et de les bloquer.
Par leurs combats pour la liberté de circulation et les droits civiques, les mouvements migratoires ont travaillé sans relâche à disloquer ce compromis. Dans son dernier livre, Sommes-nous citoyens d’Europe?, Etienne Balibar propose « quatre chantiers pour la démocratie », en liaison avec le projet de constitution de l’Union européenne : le statut juridique, « la langue européenne », une réorganisation à l’échelle européenne du temps de travail et de ce qu’il nomme la « démocratisation des frontières ».
Les femmes, les mouvements écologiques, ainsi que les luttes des migrants se sont élevés historiquement contre le caractère central et exclusif du travail productif et de la lutte des classes. Sans les nier le moins du monde, ils les ont replacés dans un cadre plus large et leur ont donné une portée nouvelle. Face à la crise du modèle social européen, le chômage de masse et la mise à l’écart de générations entières (de migrantes comme de migrants), semblent rendre irréalisable l’objectif de la fin du travail. Mais il faut tenir compte d’un autre élément : la transformation historique du travail productif lui-même.
Balibar se réfère explicitement aux analyses de Negri et Hardt dans Empire, selon lesquelles, lorsque le travail productif devient « producteur de socialité », il n’en va plus seulement de la production de moyens d’existence matériels, mais désormais d’une pratique politique potentielle. « On peut alors formuler un principe qui inverse de façon nouvelle le rapport traditionnel entre activité et hégémonie : non pas travailler pour produire (des biens et des valeurs), mais produire (des biens, des services, des informations, des connaissances) pour travailler, ce qui veut dire bénéficier d’un droit civique et politique fondamental » (Balibar, op. cit.).
Si le travail se transforme, alors les formes du combat commun et des institutions du conflit social doivent également changer. Il faudrait alors inventer une idée la communauté publique et de la citoyenneté qui ne repose pas sur l’intégration et le consensus (Balibar, op. cit., Rancière 1998), mais qui conçoive le citoyen d’un point de vue transnational comme un acteur qui se bat activement sur le terrain politique.

Traduit de l’allemand par Bruno Leo Beilmann
Adaptation et coupes de Yann Moulier Boutang
La version intégrale de ce texte en allemand et en italien avec l’ensemble des notes et de la bibliographie figurera sur le site [http://multitudes.samizdat.net->http://multitudes.samizdat.net/

Références

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