Ce texte est inclus dans la première partie d’Ouvriers et Capital intitulé “Premières hypothèses”, dont il constitue le troisième chapitre. (Originellement cet essai portait un titre plus obscur mais plus précis: Le Capital social (note de l’auteur)).
La première édition d’Operai e capitale a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi.
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois. Au début de la troisième section du livre II du Capital, Marx en vient à distinguer le processus direct de production du capital, du processus global de sa reproduction : le premier, comme nous l’avons vu, comprend aussi bien le procès de travail, que le procès de valorisation ; nous verrons que le second inclut autant le procès de consommation, qui passe par la médiation de la circulation, que le procès de reproduction du capital proprement dit. Dans les différentes formes que prend le capital dans son cycle, et plus particulièrement dans les différentes formes que prend ce cycle lui-même, le mouvement du capital individuel se manifeste comme partie d’un mouvement global du capital social. « Cependant, chaque capital particulier ne forme qu’une fraction promue à une existence autonome, pour ainsi dire douée d’une vie individuelle, de l’ensemble du capital social, de même que chaque capitaliste particulier n’est qu’un élément individuel de la classe des capitalistes[[Pour ce chapitre particulièrement difficile, les traducteurs jugent utile de donner la référence aux trois traductions du Capital : L’édition Costes, trad. de J. Molitor, Paris 1926, la version des Éditions Sociales, et enfin celle de la Pléiade. Nous citons en général la traduction des Éditions Sociales, sauf quand celle-ci est manifestement en contradiction avec la version citée par Tronti. Éd. Costes, t. VII, p. 164 ; Ed. Soc., t. V, pp. 7-8 ; Ed. Pléiade, t. II, p. 728.. » « Si nous considérons, dit Marx, la fonction annuelle du capital social dans son résultat, c’est-à-dire le produit-marchandise que la société fournit en un an, nous verrons qu’elle comprend aussi bien la reproduction sociale du capital que sa consommation productive et individuelle. »
« La production sociale englobe à la fois la reproduction du monde des marchandises et la reproduction (c’est-à-dire la conservation) de la classe capitaliste et de la classe ouvrière, et donc également la reproduction du caractère capitaliste de l’ensemble du procès de production[[Le Capital, Livre II, 2e section, chap. XX, Ed. Costes, t. VII, pp. 235, 236 ; Éd. Soc., t. V, p. 46; Pléiade, t. II, p. 752.» : reproduction simple sur une échelle constante qui apparaît d’emblée comme faisant partie d’une reproduction sur une échelle élargie, plus complexe, comme moment particulier et facteur réel de l’accumulation de capital – accumulation par conséquent, non plus du capital individuel, mais du capital social, et donc, reproduction élargie, au sein de celui-ci, de la classe capitaliste d’un côté, et de la classe ouvrière de l’autre. Le processus de socialisation du capital est la base matérielle spécifique sur laquelle s’édifie le processus de développement du capitalisme. La formation d’une société capitaliste déterminée présuppose que la production du capital social s’est déjà accomplie comme acte historique, et a été acquise comme un fait naturel. La figure du capitaliste collectif, fonctionnaire du capital social global, est elle-même le produit d’un stade déterminé de la production capitaliste. S’opposant à elle comme son résultat et son pré supposé à la fois, la force de travail sociale a acquis une existence matérielle objective en tant que classe : le travail social global est devenu la classe des ouvriers organisés. Le « plan » du capital naît avant tout de la nécessité, pour lui, de faire fonctionner à l’intérieur du capital social, la classe ouvrière en tant que telle. En effet, la socialisation croissante du rapport de production capitaliste ne porte pas en elle-même la société socialiste, mais seulement un pouvoir ouvrier croissant à l’intérieur du système capitaliste.
Des trois formes où s’exprime le processus cyclique du capital, la troisième, la circulation du capital-marchandise (M’…M’), est la seule où la valeur-capital apparaisse d’emblée comme le point de départ de sa valorisation. Dans le circuit du capital monétaire et dans celui du capital productif, le point de départ est toujours la valeur-capital primitive, qu’il reste encore à valoriser; le mouvement global se résume à celui de la valeur-capital avancée. Tandis que M’, en tant que rapport du capital, comprend d’emblée aussi bien le circuit de la valeur-capital que celui de la plus-value, d’une plus-value dont une partie a déjà été dépensée en revenu, et dont l’autre a été accumulée en capital. Partir de M’, c’est donc partir du produit marchandise total, en tant qu’il est du capital-marchandise : la consommation individuelle et la consommation productive entrent dans la composition de celui-ci comme des conditions de la circulation ; et si la consommation productive est le fait de chaque capital pris en particulier, la consommation individuelle n’est concevable qu’en tant qu’acte social.
La transformation réalisée à l’intérieur de ce circuit touche l’ordre de grandeur de la valeur du capital : elle ne résulte pas, par conséquent d’un déplacement formel du capital monétaire dans le procès de circulation, mais d’une conversion matérielle du capital productif dans le procès de production. Le circuit M’…M’ présuppose à l’intérieur de son parcours l’existence d’un autre capital industriel ; or nous avons vu que son point de départ n’est plus constitué seulement par la valeur-capital primitivement avancée, mais bien par la valeur-capital déjà valorisée : son mouvement se présente ainsi « d’emblée comme le mouvement global du capital industriel ». Il ne présente plus seulement « la forme de mouvement commune à tous les capitaux industriels individuels », mais simultanément, « la forme de mouvement de la somme des capitaux individuels, et donc la forme de mouvement du capital collectif global de la classe capitaliste[[Le Capital, Livre II, Ire section, chap. III, Éd. Costes, t. V, p. 165 ; Éd. Soc., t. IV, p. 9°; Pléiade, t. II, p. 554.».
Mais le capital industriel se trouve simultanément dans toutes les différentes étapes de sa circulation et parcourt successivement les différents types de fonctions remplies par les trois circuits. Le procès global constitue en fait l’unité des trois circuits ; la circulation totale est l’unité réelle des trois formes ; c’est précisément pour cette raison que la circulation globale se présente comme le produit spécifique de chaque forme particulière de fonction qu’assume le capital. « Il est indispensable pour le procès de production total, en particulier pour le capital social, qu’il soit en même temps procès de reproduction et par conséquent cycle de chacun de ses moments[[Le Capital, Livre II, Ire section, chap. IV, Éd. Costes, t. V, p. 178 ; Éd. Soc., t. IV, p. 96; Pléiade, t. II, pp. 555-556.. » Une partie du capital, en tant qu’il est du capital-marchandise, se transforme toujours en argent; une autre, en tant que capital monétaire, se convertit en capital productif; une autre enfin, en tant que capital productif, se transforme de nouveau en capital-marchandise. « La présence constante de ces formes est assurée par le mouvement du capital total qui parcourt ces trois phases… Ces formes sont des formes fluides et leur simultanéité est l’œuvre de leur succession[[Le Capital, ibidem; Éd. Costes, t. V, p. 179; Éd. Soc. t. IV, pp. 96-97 ; Pléiade, t. II, p. 556 et note 1 de la p. 550.. »
En tant qu’il est de la valeur qui se valorise, le capital ne peut être qu’un mouvement continuel, un procès de circulation qui passe à travers différents stades et dont le développement revêt différentes formes. « Le procès cyclique du capital est une perpétuelle interruption, sortie d’un stade et entrée dans le suivant, abandon d’une forme et apparition sous une autre… Mais c’est la continuité qui est le trait caractéristique de la production capitaliste[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, t. V, p. 175; Éd. Soc., t. IV, p. 95 ; Pléiade (même référence que note 46).. » C’est pour les capitaux individuels que « la continuité de la reproduction s’interrompt plus ou moins par endroits[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, t. V, p. 179; Éd. Soc., t. IV, p. 97 ; Pléiade (même référence que note 46). ». Lorsqu’il se produit une révolution dans la valeur du capital social, le capital individuel court toujours le risque de succomber s’il ne s’adapte pas aux nouvelles conditions créées par cette modification de la valeur. « Plus les révolutions de la valeur se font aiguës et fréquentes, plus le mouvement de la valeur arrivée à l’existence indépendante, et agissant automatiquement avec la puissance d’un processus élémentaire de la nature, se fait sentir à l’encontre de la prévoyance et du calcul du capitaliste isolé[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, t. V, p. 181; Éd. Soc., t. IV, p. 98. Pléiade, t. II (même remarque que plus haut).. » Dans ce cas, le mécanisme du circuit se bloque ; il y a réduction de la production ; le processus de développement doit s’arrêter dans son ensemble : et « tout blocage dans la succession jette le trouble dans la simultanéité du processus[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, p. 177; Éd. Soc., p. 96. ». D’où la nécessité d’établir un rapport entre les circuits des capitaux individuels, compris comme les mouvements partiels du procès de reproduction du capital social dans son ensemble. De fait, « c’est seulement dans l’unité des trois cycles que se réalise l’unité du procès total. Le capital social dans son ensemble est le seul à posséder cette continuité»[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, p. 179; Éd. Soc., p. 97.. Il se produit pour le capital social ce qui se produit « dans la structure articulée de la fabrique », où la circulation présente une fluidité, une régularité et une uniformité maximales et où « le produit se trouve tout aussi continuellement aux différentes étapes de son procès de formation qu’il est en train de passer d’une phase de production à l’autre »[[Le Capital, ibidem ; Éd. Costes, p. 176; Éd. Soc., p. 95-96..
Autre chose. Si l’on prend le capital au sens du capital individuel, la forme naturelle que revêt le produit marchandise ne présente aucun intérêt pour l’analyse : en effet, dans ce cas, on n’a affaire directement qu’au procès de production de la valeur et à la valeur des produits qui en résultent. Mais ce mode d’exposition semble cependant purement formel dès que l’on se met à considérer le capital social dans son ensemble et son produit, la valeur. Le mouvement à travers lequel une partie de la valeur des produits se transforme de nouveau en capital tandis que l’autre se voit affectée à la consommation individuelle, qu’elle soit celle de la classe des capitalistes ou celle de la classe ouvrière « constitue un mouvement à l’intérieur de la valeur du produit », à partir du moment où c’est le résultat du capital dans son ensemble qui s’exprime en cette valeur : « et dans ce mouvement, ce n’est pas seulement la valeur mais c’est encore la matière qui est remplacée; il dépend donc tout autant des proportions relatives des composantes de la valeur du produit social que de leur valeur d’usage, de leur forme matérielle»[[Le Capital, Livre Il, 3e section, chap. XX, Éd. Costes, t. VII, p. 239 ; Éd. Soc., t. V, p. 48; Pléiade, t. II, p. 753.. La valeur reproduite en moyens de production doit être au moins égale à la partie constante de la valeur du capital social. Ainsi, pour donner un exemple, la partie de la journée de travail sociale qui produit des moyens de production ne fait que produire de nouveau du capital constant : c’est-à-dire qu’elle se borne à produire un produit destiné à la consommation productive. En revanche la partie de la journée de travail social qui produit des moyens de consommation ne fait que produire de nouveau du capital variable et de la plus-value : ou plutôt elle produit des produits qui réalisent dans leurs formes naturelles la valeur du capital variable et la plus-value. Chacune de ces deux parties de la journée de travail social produit et reproduit (donc accumule) le capital constant, le capital variable et la plus-value des deux grandes sections à la fois, celle des moyens de production et celle des moyens de consommation. La journée de travail qui, dans la production du capital individuel, se présentait immédiatement scindée en travail nécessaire et en plus-value, la mystification n’intervenant que dans sa réalisation sous forme de salaire, se présente désormais dans la production du capital social comme divisée de fait entre la partie constante du capital et sa partie variable, entre la production-reproduction de l’une et la production-reproduction de l’autre, et dans chacune d’entre elles se trouvent compris la production et la consommation, les moyens de production et les moyens de consommation, la consommation productive et la consommation individuelle. La journée de travail social joue désormais un rôle direct à l’intérieur du procès de production du capital social ; et à l’intérieur de ce procès de production elle produit, reproduit et accumule du nouveau capital ; elle produit, reproduit et accumule une nouvelle force de travail. La division entre travail nécessaire et plus-value ne disparaît pas à ce stade : simplement elle se généralise, c’est-à-dire qu’elle se socialise dans le procès global de production capitaliste. C’est une plus-value sociale qui est extorquée à la classe ouvrière et qui finit par socialiser l’existence même de la plus-value. Mais la plus-value sociale n’est que le profit du capital social qui n’a rien à voir avec les sur-profits qui suintent de tous les pores de la société et que la rapine des monopoles parvient à grappiller. C’est tout un processus qui a pour base matérielle et en même temps pour but final de socialiser au maximum la production capitaliste, de socialiser la force de travail et donc le capital. « Si l’on se place du point de vue social, si donc l’on considère la totalité de la production sociale, qui englobe aussi bien la reproduction du capital social que la consommation individuelle, il faut se garder de tomber dans le travers où est tombé Proudhon dans son imitation de l’économie bourgeoise : il ne faut pas considérer qu’une société de type de production capitaliste perdrait son caractère spécifique, son caractère économique déterminé par l’histoire, si on la considérait en bloc comme un tout. Au contraire, on a affaire alors au capitaliste collectif. Le capital global apparaît comme le capital par actions de tous les capitalistes individuels pris ensemble[[Le Capital, Livre II, 3e section, chap. XX, 8 ; Éd. Costes, t. VIII, pp. 56-57 ; Éd. Soc., t. V, p. 84; Pléiade, t. II, p. 771.. » Le profit – explique Marx – c’est simplement la plus-value calculée sur le capital social. Plus-value et profit sont en réalité la même chose ; ils sont quantitativement équivalents quant à leur masse. Le profit est la forme mystifiée sous laquelle apparaît la plus-value, tout comme le salaire est la forme mystifiée sous laquelle apparaît la valeur de la force de travail. Ce n’est que « dans la plus-value » que « la relation entre capital et travail est mise à nu » ainsi que la relation entre capital et plus-value ; « le capital apparaît comme un rapport avec lui-même[[Le Capital, Livre III, Ire section, chap. Il, Éd. Costes, t. IX, pp. 85-86 ; Éd. Soc., t. VI, p. 66; Pléiade, t. II, pp. 886-888 (les manuscrits adoptés par M. Rubel sont différents ; on a donc seulement un équivalent approximatif). ». Ici disparaît jusqu’à la différence organique qui existait entre la partie constante et la partie variable du capital ; la plus-value n’a plus en face d’elle que le capital dans sa totalité indistincte. Et ce processus s’est déjà réalisé quand le procès de production et de circulation du capital, la production et la réalisation de la plus-value se sont réalisés, quand s’écoule la reproduction élargie et, par conséquent, lorsque l’accumulation progresse. Pourtant il existe à l’intérieur de ce processus un point qui fait faire un saut au développement dans son ensemble. C’est le stade où l’ensemble de la production capitaliste arrive à produire un taux de profit général, et, par conséquent, un profit moyen. L’idée fondamentale du profit moyen repose sur le principe que « le capital de chaque sphère de production doit participer, proportionnellement à sa grandeur, à la totalité de la plus-value que le capital social dans son ensemble a extorqué aux ouvriers ; autrement dit, que chaque capital particulier est à considérer comme simple fraction du capital total et chaque capitaliste en fait comme un simple actionnaire de l’entreprise globale de la société[[Le Capital, Livre III, 2e section, chap. XII, Éd. Costes, t. X, p. II6 ; Éd. Soc., t. VI, p. 223. ».. A ce stade le profit encaissé par le capitaliste individuel diffère de la plus-value qu’il extorque ; profit et plus-value sont devenus désormais des grandeurs différentes en réalité. Ce n’est exceptionnellement et qu’occasionnellement que la plus-value réellement produite dans une sphère particulière de la production coïncide avec le profit contenu dans le prix de vente de la marchandise.
Déjà, dans le seul fait de la transformation de la plus-value en profit, « la fraction de valeur des marchandises constituant le profit affronte l’autre fraction de valeur qui représente le coût de production de la marchandise ». A ce stade, « le capitaliste a déjà perdu la notion même de la valeur… tandis que le profit lui apparaît comme quelque chose d’extérieur à la valeur immanente de la marchandise[[Le Capital, Livre III, 2e section, chap. IX ; Éd. Costes, t. X, p. 48 ; Éd. Soc., t. VI, p. 184 ; Pléiade, t. II, p. 960. ». Cette représentation se trouve confirmée, ancrée et structurée dans la phase historique qui correspond au profit moyen du capital social, quand tous les capitaux tendent à réaliser dans le prix des marchandises non pas la plus-value particulière qui est produite, mais la moyenne du profit social « ou, si l’on préfère, tendent à réaliser le prix de production ». Et le prix de production veut dire ici le prix de revient ajouté au prix de revient multiplié par le taux de profit moyen (pr + pr.p’). Le prix de production contient en fait le profit moyen. Ce n’est qu’occasionnellement et exceptionnellement que le profit moyen est fixé en fonction du travail non payé absorbé dans une seule sphère de production ; en règle générale, c’est-à-dire dans la loi, il se trouve déterminé par l’exploitation globale du travail salarié par le capital global. « Pour un degré d’exploitation du travail donné, la masse de plus-value produite dans une sphère de production particulière prend maintenant plus d’importance pour le profit total moyen du capital social, donc pour la classe des capitalistes, qu’elle n’en a directement pour le capitaliste de chaque branche de production particulière. Elle ne sera importante pour ce dernier que si la quantité de plus-value produite dans sa branche contribue de façon déterminante à l’établissement du profit moyen[[Le Capital, Livre III, 2e section, chap. IX, Éd. Costes, t. X, p. 54 ; Éd. Soc., t. VI, p. 188; Pléiade, t. II, p. 965.. » Mais le capitaliste « et donc aussi l’économiste – dit Marx – ne se rendent pas compte clairement de ce processus général pas plus que du fait particulier que ce n’est plus que sous cette forme grossière et dénuée de sens que transparaît encore le fait que la valeur des marchandises est déterminée par le travail contenu en elles[[Ibidem., Éd. Costes, p. 54; Éd. Soc., p. 188; Pléiade, p. 965. ».
A un degré déterminé de l’exploitation du travail correspond un niveau déterminé de développement capitaliste. Et non l’inverse. Ce n’est pas l’intensité de capital qui mesure l’exploitation des ouvriers. C’est, au contraire, la forme historique de plus-value qui dévoile la détermination sociale de la plus-value en dernière instance. Dans le capital social, le profit moyen n’est plus seulement une forme mystifiée de la plus-value sociale, ni la pure et simple expression idéologique servant à cacher l’exploitation de la classe ouvrière derrière « le travail du capital ». Le profit moyen du capital social est une catégorie historiquement bien déterminée qui succède immédiatement à un processus avancé de socialisation de la production capitaliste et qui précède immédiatement un processus de développement ultérieur et une relative stabilisation. II se trouve impliqué dès le départ et de façon naturelle dans le système du capital, pourtant il n’intervient pas historiquement comme un passage pacifique et graduel d’une phase de développement à l’autre, mais bel et bien comme un saut brusque plein de contradictions dangereuses pour la classe des capitalistes et d’occasions miraculeuses pour le mouvement des ouvriers. L’histoire des déterminations successives du capital, à savoir le développement des contradictions historiques du capitalisme, peut offrir en plusieurs endroits, à divers niveaux, la possibilité de briser le procès cyclique de production et de reproduction des rapports sociaux capitalistes. Et il n’est pas dit que cette possibilité soit directement liée aux moments de crise catastrophique du système. Elle peut l’être directement à une phase de croissance du développement qui suscite un bouleversement positif dans tout le tissu social de la production sans que la classe des capitalistes puisse encore produire et organiser cette dernière, ni lui conférer une fonction organique à l’intérieur du développement capitaliste. Il ne faut pas prêter au capitalisme et à ses fonctionnaires une parfaite conscience de soi, dans toutes les phases historiques. La conscience de soi du capital est une conquête tardive qui date de sa maturité.
Lénine disait que « l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement ultérieur du capitalisme est réactionnaire[[Lénine, Deux tactiques de la Social-Démocratie, Œuvres, t. IX, p. 44. ». La classe ouvrière souffre plus de l’insuffisance du développement capitaliste que le capitalisme lui-même. La révolution bourgeoise offre, en fait, les plus grands avantages pour le prolétariat : « en un certain sens elle est plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie[[Ibidem, p. 45.». La révolution bourgeoise se reproduit continuellement à l’intérieur du développement capitaliste ; elle est la forme permanente où s’expriment la croissance des forces productives, le solde produit par les niveaux technologiques, les tensions de classes à l’intérieur du rapport de production, l’expansion croissante du système sur toute la société et par voie de conséquence la lutte politique qui se développe entre les intérêts généraux du capital et les intérêts particuliers des capitalistes. L’âme politiquement modérée de la bourgeoisie s’emploie tout au long de son histoire à donner, aux sursauts révolutionnaires de son propre mécanisme économique, une forme pacifique et graduelle. « Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaie pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente, n’aille pas jusqu’au bout, ne se montre pas résolue et implacable. Les sociaux-démocrates expriment souvent cette idée d’une manière un peu différente, en disant que la bourgeoisie se trahit elle-même, qu’elle trahit la cause de la liberté, que la bourgeoisie est incapable d’un démocratisme conséquent[[Ibidem, p. 45.. » Le prolétariat est appelé, à divers niveaux, à collaborer à l’intérieur du développement ; c’est à divers niveaux qu’il doit choisir les formes spécifiques de son refus politique. Il existe un stade où c’est encore le développement lui-même de la production capitaliste qui peut mettre en crise le système du capital. La riposte ouvrière peut revêtir une telle immédiateté que la lutte de classe franchit un nouveau pas et qu’elle provoque l’ouverture d’un processus révolutionnaire capable de dépasser le système. Ainsi, le take-off[[En anglais dans le texte original (décollage). de la société capitaliste peut offrir l’occasion historique d’une révolution, socialiste dans son contenu : à condition que le mouvement ouvrier se trouve politiquement mieux organisé que sa bourgeoisie. Mais ce serait une erreur que de généraliser la portée d’un tel moment. Nous n’y faisons appel que pour répéter qu’une rupture révolutionnaire du système capitaliste peut se produire à différents niveaux de développement capitaliste. On ne peut pas attendre que l’histoire du capital soit arrivée à sa conclusion pour commencer à en organiser le processus de dissolution.
Les progrès croissants de la socialisation capitaliste mènent d’eux-mêmes à un point où la production du capital doit s’assigner le but de construire son propre type d’organisation sociale spécifique. Quand la production capitaliste s’est généralisée à la société tout entière, la production sociale est devenue, tout entière, production du capital – ce n’est qu’alors que naît sur ces bases une société capitaliste proprement dite comme fait historiquement déterminé. Le caractère social de la production a atteint un tel niveau que la société tout entière remplit le rôle de moment de la production. Le caractère social de la production capitaliste peut déboucher désormais sur une forme particulière de socialisation du capital, sur l’organisation sociale de la production capitaliste. C’est là l’aboutissement d’un long processus historique. De même que la production capitaliste présuppose la généralisation de la production marchande simple que seul le capital – en tant que fait spécifique – est capable de réaliser historiquement, la formation d’une société capitaliste présuppose la généralisation de la production spécifiquement capitaliste que seul le capital social – qui est le Gesamtprozess de sa production – est capable de mener à bien historiquement. Le capital social, c’est-à-dire, dit Marx, la totalité des capitalistes face au capitaliste individuel « ou bien à la totalité des capitalistes de toute sphère particulière de la production ».. Le capital social n’est plus seulement ici le capital total de la société, ni la pure et simple somme des capitalistes individuels. Il est tout entier ce processus de socialisation de la production capitaliste. Il est le capital qui se découvre lui-même, à un certain niveau de son développement, comme une puissance sociale.
Déjà dans les capitaux individuels, le capital est un rapport social; et l’individu: capitaliste, le capitaliste singulier, est la personnification de ce rapport, la fonction de son propre capital ainsi que l’expression directe de sa propriété privée. Mais dans le capital social, le capital arrive à représenter la totalité des capitalistes et le capitaliste singulier est réduit à personnifier individuellement ce tout, devenu fonctionnaire direct de la classe des capitalistes et non plus de son propre capital. La gestion de chaque entreprise peut bien être dévolue, à ce stade, aux managers; sa propriété est propriété du capital et apparaît comme étant une part aliquote et objective de la richesse sociale.
De fait, cette richesse sociale trouve désormais son propriétaire privé dans la figure – elle aussi historiquement déterminée – du capitaliste collectif qui est d’un côté la médiation et la composition de tous les intérêts particuliers de la bourgeoisie, sous leur forme la plus achevée, et de l’autre le représentant direct de l’intérêt général de la société, qui agit pour le compte du capital. Le capitaliste collectif représente la forme que prend le pouvoir quand il est détenu par le capital social, pouvoir de la société capitaliste sur elle-même, l’auto-gouvernement du capital, et par conséquent de la classe des capitalistes. C’est là le résultat ultime du capitalisme et sans doute la dernière forme que prendra son existence. Il ne vaut pas la peine de prendre au sérieux les querelles bourgeoises à propos de l’intervention de l’État dans l’économie : à un certain niveau du développement cette intervention, apparemment extérieure, ne représente qu’une forme très avancée d’autorégulation du mécanisme économique, ou bien sert dans certains cas à faire redémarrer, à un niveau plus élevé, ce même type de mécanisme. La planification capitaliste peut très bien ne représenter qu’un moment particulier au sein du développement du capital. Le trait spécifique demeure l’existence historique et objective du capital social.
« Dans le mode de production capitaliste, il ne s’agit pas seulement de retirer, en échange de la masse de valeur jetée dans la circulation sous forme de marchandise, une masse de valeur équivalente sous une autre forme – que ce soit de l’argent ou une autre marchandise -, mais il s’agit plutôt d’en retirer, pour le capital avancé à la production, une plus-value ou un profit égaux à ceux que rapporte tout autre capital de même grandeur ou au prorata de sa grandeur, quelle que soit la branche de production où il est utilisé; il s’agit donc au moins de vendre les marchandises à des prix comportant le profit moyen, c’est-à-dire aux prix de production. Sous cette forme, le capital prend conscience qu’il est une force sociale à laquelle chaque capitaliste participe proportionnellement à sa part de l’ensemble du capital social[[Le Capital, Livre III, chap. x, Éd. Costes, t. X, p. 92; Éd. Soc., t. VI, p. 210; Pléiade, t. II, p. 986.. » Dans ces conditions, l’intérêt particulier de chaque capitaliste ou du capital d’une sphère déterminée de la production se réduit à la possibilité d’obtenir, de l’exploitation directe de ses propres ouvriers, un gain particulier, un profit supérieur à la moyenne ; il se réduit pratiquement aux différentes formes de sur-profit, à tous les modes possibles d’extraire une plus-value supplémentaire ; bref aux divers mouvements externes qui sont pourtant inhérents au nouveau « mécanisme» de la concurrence oligopoliste. Les entreprises particulières ou les activités productives, « privilégiées» dans leur ensemble, tendent constamment à briser le capital social total de l’intérieur, pour le recomposer ensuite à un niveau plus élevé, jouant ainsi un rôle propulseur sur tout le système. La lutte entre les capitalistes se poursuit, mais le rôle qu’elle joue désormais se situe directement à l’intérieur du développement du capital. A partir du moment où « le taux moyen du profit dépend du degré d’exploitation du travail total par le capital total », « chaque capitaliste individuel, tout comme l’ensemble des capitalistes dans chaque sphère de production particulière, participe à l’exploitation de toute la classe ouvrière par l’ensemble du capital et au degré de cette exploitation, non seulement par sympathie générale de classe, mais par intérêt économique direct[[Ibidem, Éd. Costes, t. X, pp. 95-96 ; Éd. Soc., t. VI, p. 2II; Pléiade, t. II, p. 988. ». Ainsi, tous les capitalistes individuels, toutes les sphères particulières sont directement intéressés à la productivité du travail social mise en œuvre par le capital total. En réalité, c’est de cette productivité que dépendent et la masse des valeurs d’usage dans lesquelles s’expriment le profit moyen et la somme de valeur du capital total anticipé qui détermine le taux de profit. Ce n’est pas un hasard si la productivité sociale du travail s’exprime de deux façons : dans la croissance en grandeur absolue du capital productif déjà accumulé et dans la diminution relative de la partie de travail vivant nécessaire à une production de masse. D’où les deux processus organiquement complémentaires l’un de l’autre : l’intensification de l’accumulation et la concentration du capital. « Du reste, la masse du profit augmente bien avec la grandeur du capital investi, même si le taux est moins élevé. Mais ce fait entraîne en même temps une concentration du capital… aussi sa centralisation, c’est-à-dire l’absorption des petits capitalistes par les gros et la décapitalisation des premiers (Entkapitalisierung)[[Ibidem, Éd. Costes, t. X, p. 181; Éd. Soc., t. VI, p. 259; Pléiade, t. II, p. 1628.. » La concentration représente la forme spécifique qui exprime désormais l’expropriation des producteurs, c’est-à-dire leur séparation d’avec les conditions du travail. « Le travail du capitaliste est, en général, en raison inverse de la grandeur de son capital, c’est-à-dire du degré où il est capitaliste[[Ibidem, Éd. Costes, t. X, p. 181; Éd. Soc., t. VI, p. 259; Pléiade, t. II, p. 1628.. » Mais cette division entre les conditions du travail d’un côté, et les producteurs de l’autre est précisément ce qui constitue la notion historique de capital : le processus de décapitalisation ne fait que confirmer, à ce stade, le développement du capital.
L’expropriation après avoir touché les producteurs directs s’étend maintenant aux capitalistes individuels eux-mêmes. Exproprier les individus singuliers de leurs moyens de production constitue le point de départ du mode de production capitaliste. Mais cela devient également son but quand les moyens de la production privée se présentent désormais et ne peuvent plus que se présenter comme des moyens de production détenus par des producteurs associés. C’est alors que l’expropriation capitaliste prend la forme d’une appropriation par un petit nombre d’individus de la propriété sociale. « Le capital qui repose par définition sur le mode de production sociale et présuppose une concentration sociale des moyens de production et de force de travail, revêt ici directement la forme de capital social » (Gesellschaftskapital = capital de la société) « (capital d’individus directement associés) par opposition au capital privé ; ses entreprises se présentent donc comme des entreprises sociales par opposition aux entreprises privées. C’est là la suppression du capital en tant que propriété privée à l’intérieur des limites du mode de production capitaliste lui-même. » Le capitaliste se transforme « en un simple agent et administrateur de capital d’autrui[[Le Capital, Livre III, 5e section, chap. XXVII; Éd. Costes, t. XI, p. 281 ; Éd. Soc., t. VII, p. 102 ; Pléiade, t. II, p. 1175.». La propriété se trouve ainsi séparée de sa fonction et « partant le travail est, lui aussi, totalement séparé de la possession des moyens de production et de la plus-value[[Ibidem. ». Le profit se présente alors directement comme « simple appropriation» de la plus-value d’autrui résultant « de la conversion des moyens de production en capital, c’est-à-dire de leur aliénation (extranéation)[[«leur aliénation » ; l’allemand est Entfremdung : le fait de devenir étranger à. La traduction italienne du Capital est : Ossia dalla loro estraniazione rispetto… pour éviter les équivoques du terme aliénation nous avons rappelé la traduction italienne. D’ailleurs le terme d’aliénation est en principe réservé à Entausserung (le dessaisissement). Entfremdung vise une réalité objective, matérielle, plutôt du côté du capital. Tandis que Entausserung vise cette même réalité, mais du côté de l’ouvrier. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de concepts ” humanistes “, ni, bien sûr, de concepts du Marx d’avant une supposée « coupure » ! La traduction d’Entfremdung par extranéation s’impose depuis Hyppolite cf. Phénoménologie de l’Esprit, t. II, p. 49 (NDT). » vis-à-vis des producteurs effectifs, de leur opposition, en tant que propriété étrangère, à tous les individus réellement actifs dans la production, depuis le directeur jusqu’au dernier journalier. C’est là la forme que prend «l’abolition de l’industrie capitaliste privée sur la base même du système capitaliste ». « C’est la suppression du mode de production capitaliste lui-même, une contradiction qui se détruit elle-même… C’est de la production privée sans le contrôle de la propriété privée[[Ibidem et page suivante. Cf. aussi Pléiade, t. II, les notes p. 1176. Le terme allemand pour suppression, abolition est : Aufhebung. Suppression, négation, anéantissement, mais aussi maintien, relève. (NDT).. »
A ce stade, le capital cesse totalement d’apparaître comme propriété de travailleurs directs ; il renonce à un grand nombre de ces formes mystificatrices précédentes et se dépouille de ses enveloppes idéologiques les plus apparentes qui constituaient bel et bien des survivances bourgeoises d’une époque paléo-capitaliste. Le processus de socialisation du travail s’incarne lui-même directement – et désormais sans médiations dans la production totale du capital social. Et le capital se présente comme une force sociale de la production directement sous la forme de propriété privée des grands capitalistes. « C’est ainsi que s’accroît la puissance du capital, celle des conditions de production sociales rendues autonomes et incarnées par le capitaliste, vis-à-vis des producteurs réels. Le capital apparaît d’autant plus en plus comme un pouvoir social… qu’il n’y a plus de rapport possible entre lui et ce que peut créer le travail d’un individu isolé[[Le Capital, Livre III, 3e section, chap. xv, Éd. Costes, t. X, p. 212 ; Éd. Soc., t. VI, p. 276; Pléiade, t. II, p. 1044.. » Le capital se trouve élevé au rang de « puissance sociale générale» : tandis que le capitaliste est réduit à n’être qu’un simple agent, un fonctionnaire, un « mandataire » de cette puissance, et même plus son représentant mais un commissaire direct limité dans ses pouvoirs. Le fétichisme du capital a pratiquement triomphé.
Tout le monde sait bien que la couche politique bourgeoise moderne est recrutée de plus en plus directement chez les capitalistes, et qu’ainsi ce n’est pas à travers l’histoire de la pensée politique que l’on peut comprendre les transformations réelles qui se sont produites dans la structure de l’État. La peur petite-bourgeoise du pouvoir anonyme des techniciens n’est plus que le reflet de la survivance des secteurs arriérés par rapport au développement capitaliste. Le grand capital se borne pour son compte à essayer de donner un contenu politique au pouvoir technocratique. Il ne faut pas s’imaginer que la mort lente et inexorable de la démocratie représentative soit le signe d’une extinction simultanée du pouvoir politique de la classe dominante : il n’est que l’indice d’une réforme de l’État, d’une modernisation de ses structures, d’une adaptation à ses nouvelles fonctions spécifiques qui devront se plier de plus en plus aux schémas productivistes de tout mécanisme industriel quel qu’il soit. Évidemment l’unification de ce pouvoir se fera de plus en plus au sommet et ce n’est qu’ainsi qu’il pourra se décentraliser et s’articuler par rapport à la base. Comme dans toute entreprise moderne qui se respecte, les décisions doivent être assignées à chacun, mais le pouvoir de décision ne doit appartenir qu’à un seul. De cette façon le pouvoir politique s’unifie, gagne en homogénéité à tous les niveaux, depuis l’entreprise du capitaliste Individuel jusqu’à l’État de tout le peuple. La dictature de classe du capital ne devient réellement démocratique qu’à ce stade : elle se trouve sanctionnée par la souveraineté populaire et lui fait immédiatement remplir un rôle à l’intérieur de son propre appareil industriel. Ses contradictions intrinsèques l’empêcheront d’y parvenir; mais il est certain que l’objectif ultime du capitalisme demeure toujours l’auto-gouvernement du capital, non plus la démocratie directe des petits propriétaires, mais celle des grands capitalistes. Le peuple souverain étant réduit à de la force de travail et le capital fétiche se trouvant érigé à l’État politique au sein de sa propre société.
Pour être comprise, une société spécifiquement capitaliste doit être considérée, elle aussi, comme un produit historique qui intervient dans le développement du capital. Il existe un degré au-delà duquel le processus de socialisation du capital pose de façon explosive la nécessité matérielle d’organiser rationnellement la société. La rationalisation croissante du procès de production doit désormais s’étendre à tout le réseau des rapports sociaux. Le fait que la production capitaliste, en tant que telle, arrive à couvrir l’ensemble du territoire de la société bourgeoise, ne suffit plus ; ce sont ces caractéristiques spécifiques, le niveau atteint historiquement par la production du capital, son organisation intérieure particulière qui doivent déterminer désormais l’organisation générale de la société afin de valoriser sur le plan de la société capitaliste, en le répétant, le rapport initial qui mettait face à face le capitaliste isolé et l’ouvrier isolé : ce même rapport doit trouver sa représentation et son organisation au niveau des classes sociales. Récupérer un terrain réellement général de la lutte de classe constitue une exigence objective de la production capitaliste quand celle-ci atteint le stade du capital social. Et de fait, ce n’est que grâce à cette récupération que la lutte de classe peut devenir consciemment régularisée et organisée à l’intérieur du plan du capital. Nous avons vu que la lutte ouvrière a toujours eu pour fonction objective de constituer un moment dynamique du développement capitaliste. Ce n’est qu’à ce stade, cependant, qu’on peut dire qu’elle peut être prévue et utilisée rationnellement dans le processus global de production du capital social. La tension qui existe entre le capital et le travail devient ainsi une « institution légale de la société» ; on assiste alors à la reconnaissance légale de la pleine autonomie de toutes les institutions qui garantissent un développement dans l’ordre bourgeois des revendications ouvrières isolées. Les organisations des ouvriers ont elles-mêmes acquis une importance décisive pour les intérêts sociaux du capital. Il existe un moment où le capital moderne est obligé de se doter d’un syndicat moderne dans l’usine, dans la société et plus directement dans l’État. L’intégration politique du parti ouvrier, dans les formes absurdes et antédiluviennes du Parlement bourgeois, ne constitue plus qu’un moment de médiation secondaire et on en arrive à l’intégration véritablement organique du syndicat ouvrier à l’intérieur du développement programmé de la société capitaliste. De là et derechef, toute cette restructuration qui touche la forme générale que prend le pouvoir et qui recherche un nouvel équilibre difficile entre l’exigence croissante d’une centralisation des décisions et la nécessité de décentraliser réellement les fonctions de collaboration et de contrôle : bref, l’unification tendancielle de l’autorité et du pluralisme, d’une direction centrale et de l’autonomie locale, faisant aller de pair une dictature politique et une démocratie économique, un État autoritaire et une société démocratique. A ce stade, il n’y a vraiment plus de développement capitaliste sans un plan du capital. Mais il ne peut pas y avoir de plan du capital sans capital social. C’est la société capitaliste qui programme elle-même son propre développement. Et cela, c’est précisément ce qui constitue la planification démocratique.
Marx dit presque à la fin du Livre 1 du Capital : « Étant donné que nous supposons données les limites de la production capitaliste, c’est-à-dire une configuration purement naturelle et spontanée du procès de production social, nous avons fait abstraction de toutes les combinaisons plus rationnelles des moyens de production et de la force de travail existants que l’on pourrait réaliser immédiatement et systématiquement (planmässig dit très exactement le texte). » Il est évident qu’aujourd’hui nous ne pouvons plus opérer le même type d’abstraction. Marx lui-même y avait renoncé lorsqu’il s’était attaché à l’analyse du procès total de la production capitaliste. Certes, l’on doit toujours considérer comme données les limites de cette production. Il ne s’agit pas aujourd’hui de retrouver, après des décennies de foi absolue dans le processus de pourrissement du capitalisme, une foi tout aussi absolue dans la rationalité objective du système. Et qu’en ce sens les jeux soient faits, le capitalisme moderne et sa science n’y croient pas. Ce sont en revanche nos idéologues néo-réformistes qui y croient, eux dont l’âme est toujours en crise : les économistes purs, les sociologues appliqués, les techniciens du mouvement ouvrier, les philosophes du marxisme, tous ces personnages qui sont contre le système mais qui ne savent pas quoi faire pour le combattre : dans tous leurs avis sur le capitalisme, ils oublient régulièrement la classe ouvrière.
« Le mode de production capitaliste tout entier n’est précisément qu’un mode de production relatif, dont les limites pour n’être pas absolues ont, pour lui, sur sa propre base, une valeur absolue[[Ibidem, Éd. Costes, t. X, p. 199; Éd. Soc., t. VI, p. 269 ; Pléiade, t. II, p. 1039.. » « La production capitaliste tend sans cesse à dépasser ces limites qui lui sont immanentes mais elle n’y parvient qu’en employant des moyens, qui, de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elles les mêmes barrières[[Ibidem, Éd. Costes, p. 187; Éd. Soc., p. 263 ; Pléiade, p. 1032.. » Tout le monde sait que le capitalisme se présente historiquement dès le départ comme un système de contradictions : son développement interne est constitué par le développement de ses contradictions. Et même lorsque le procès de production social ne revêt plus une forme naturelle et spontanée, mais prend au contraire une allure rationnelle et planifiée, les articulations du système de production, depuis la simple usine jusqu’au sommer de l’État, se présentent toujours comme l’organisation tendanciellement systématique d’une irrationalité effrayante. L’anarchie de la production capitaliste ne se trouve pas effacée, elle est simplement organisée socialement. Quand nous mettons toujours et uniquement l’accent sur le moment du développement, et donc immédiatement d’un développement planifié du capital, c’est consciemment en réaction contre cette contemplation religieuse interminable de la crise générale du capitalisme qui a été amenée fatalement à se renverser en une imitation profane de son prodigieux modèle technique de développement social. Ce deuxième type de comportement est le résultat historique direct du premier. L’empirisme opportuniste qui domine aujourd’hui le mouvement ouvrier international est un fils naturel de l’opportunisme scientifique de Staline. L’unique moyen de retrouver un niveau d’analyse correct sur la société du capital consiste à récupérer les possibilités concrètes et actuelles de la révolution ouvrière. Et réciproquement : cette possibilité ne peut naître matériellement que du développement inéluctable de la production capitaliste. Il faut tout bonnement réévaluer le côté actif que constitue, à l’intérieur du rapport économique, l’activité révolutionnaire consciente du prolétariat organisé : Lénine avant 1917. Et cette organisation, il faut ensuite la planter à l’intérieur d’un moment historiquement déterminé du développement capitaliste, comme sa conséquence externe et sa contradiction interne en même temps : le Marx du Capital. Nul hasard si notre sectarisme part dogmatiquement de ces deux seuls textes.
Au niveau maximum de stabilisation du capitalisme, le plan du capital peut arriver à organiser socialement jusqu’à la tendance naturelle de sa production. C’est-à-dire qu’un plan social pour la production de capital devient possible : et sa naissance directe à partir de l’existence désormais matérielle et objective d’un capital social. Pourtant pour toute la portion historique d’une formation économique de type capitaliste, il demeure que « l’interdépendance de l’ensemble de la production s’impose aux agents de la production comme une loi aveugle, au lieu d’être une loi que la raison associée des producteurs aurait comprise et partant dominée ce qui lui aurait permis de soumettre le procès de production à leur contrôle collectif[[Ibidem, Éd. Costes, t. X, p. 199 ; Éd. Soc., t. VI, p. 269 ; Pléiade, t, II, p. 1039. ». Mais il s’agit plutôt de voir aujourd’hui sous quel mode spécifique, sous celui du capital social, se présente l’interdépendance interne de la production totale ; de découvrir la raison et les modalités qui font que celle-ci s’impose et continue toujours à s’imposer comme «une loi aveugle » au capitalisme collectif lui-même, qui, ainsi, se trouve incapable de parvenir à l’assujettir une fois pour toutes à son contrôle direct. L’interdépendance interne de la production dans son ensemble se donne désormais directement dans le rapport de classe, dans ce rapport social qui dresse l’un contre l’autre la société capitaliste d’un côté, et la classe ouvrière de l’autre. Les conventions collectives nationales n’engagent plus l’ouvrier isolé – ou plutôt les ouvriers d’une sphère particulière de la production – devant leurs capitalistes respectifs, mais devant un certain type de développement général du capital social. En ce sens la contractualisation articulée n’est qu’une structure pluraliste normale qui garantit que chaque entreprise et l’ensemble du système bénéficient de ce stimulant à l’efficacité qu’est toujours l’action syndicale des ouvriers. Le collège syndical est typiquement Une institution démocratique de la planification capitaliste. Et pourtant les mouvements du capital eux-mêmes, bien que travestis et dénaturés en revendications des ouvriers, révèlent que le fait matériel fondamental, c’est le processus de socialisation croissante non plus seulement du capital d’un côté et du travail de l’autre, mais du rapport social général lui-même qui lui oppose immédiatement, à l’intérieur du procès de production, Une généralisation et une socialisation croissantes de la lutte de classe, qui jaillissent des nécessités immédiates de production et de reproduction du capital social.
« La reproduction élargie ou accumulation reproduit sur une échelle élargie le rapport capitaliste : davantage de capitalistes ou de plus gros capitalistes à un pôle, et davantage de salariés à l’autre. La reproduction de la force de travail… constitue un élément de la reproduction du capital lui-même. L’accumulation de capital signifie par conséquent l’augmentation du prolétariat[[Le Capital, Livre l, section VII chap. XXV ; Éd. Pléiade, p. 1123.. » Il est exact que la division du travail, et ainsi, sa force productive sociale augmentent parallèlement ; de même que, par conséquent, la possibilité de recourir à diverses formes d’économie de travail. Mais l’accumulation et, avec elle, la concentration de capital représentent aussi un moyen matériel d’augmenter la productivité. Dans ces conditions, la masse accrue de moyens de production destinés à être transformés en capital doit pouvoir disposer toujours d’une population ouvrière accrue dans les mêmes proportions. Seule l’augmentation absolue de la masse de sur-travail permet une augmentation de la masse absolue de profit. Seule la diminution relative de la partie variable du capital par rapport à sa partie constante, qui se produit en même temps, aboutit partiellement à une chute du taux de profit. On a donc, d’un côté, un accroissement de la masse absolue de profit et une baisse relative du taux de profit, parce que l’on a de l’autre une augmentation absolue de sur-travail et une diminution relative du capital variable. ( La loi de la baisse progressive du taux de profit ou la diminution relative du sur-travail que s’approprie le capitaliste par rapport à la masse de travail objectivé que le travail vivant met en mouvement, n’exclut nullement que la masse de travail mise en mouvement et exploitée par le capital social augmente en grandeur absolue ni partant, que puisse augmenter la masse du sur-travail que celui-ci s’approprie. Elle n’exclut pas davantage que les capitaux placés sous les ordres des capitalistes individuels commandent à une masse croissante de travail et partant de sur-travail, celui-ci pouvant même augmenter alors que le nombre des ouvriers placés sous leur coupe ne s’accroît pas[[Le Capital, Livre III, 3e section, chap. XIII ; Éd. Costes, t. X, p. 128 ; Éd. Soc., t. VI, p. 23 ; Pléiade, t. II, pp. 1005-1006.. » Marx dira plus loin que, dans la production capitaliste, cela non seulement peut mais doit arriver. C’est-à-dire qu’il doit arriver que l’on ait une masse croissante de travail et de plus-value en valeur absolue parce que la diminution relative du travail vivant par rapport au travail objectivé n’arrive pas à attaquer substantiellement l’accroissement de la masse de profit et, partant, le procès d’accumulation du capital.
S’il est vrai qu’il y a diminution de fait de la quantité de travail vivant additionnel, il est également vrai qu’il y a augmentation continuelle de la partie non payée de la journée de travail sociale par rapport à celle qui est payée, augmentation du sur-travail par rapport au travail nécessaire, augmentation par conséquent de la plus-value relative et donc de l’exploitation du travail en valeur absolue. Le progrès de l’exploitation capitaliste constitue toujours la base matérielle du développement du capital. Dans ces conditions c’est seulement le processus de socialisation de l’exploitation qui permet au capital de s’organiser à niveau social. Voilà pourquoi la reproduction élargie du capital social elle-même ne peut que reproduire le rapport social capitaliste sur une échelle élargie. La reproduction et l’accumulation du capital social ne peut que reproduire et accumuler la force de travail comme classe sociale. Le capital individuel, c’est-à-dire chaque fragment du capital social qui opère de façon autonome et comme s’il était doué d’une vie propre, peut conférer à son produit n’importe quelle forme naturelle. A la seule condition que cette forme naturelle possède une valeur d’usage. Il est tout à fait indifférent ou purement occasionnel que le moyen de production produit rentre de nouveau en tant que tel dans le procès de production et que par conséquent, le capital constant se trouve immédiatement reproduit dans sa forme naturelle. Il en advient différemment avec le produit du capital social dans son ensemble. Là, la partie de capital constant produite réapparaît sous la forme naturelle de nouveaux moyens de production qui doivent remplir de nouveau le rôle de capital constant. « Le produit annuel doit receler tous les éléments de la reproduction et recréer tous les éléments du capital productif, donc surtout son élément le plus important, le capital variable[[Le Capital, Livre II, 3e section, chap. XIX, Éd. Soc., t. V, p. 96.. » Or, s’il est vrai que le capital variable, considéré selon la valeur, est égal à la valeur de la force de travail, il est également vrai que, considéré du point de vue de la matière, il s’identifie avec la force de travail elle-même, bref avec le travail vivant mis en mouvement. Au stade du capital social, l’élément matériel du capital variable ne peut se manifester que sous sa forme naturelle immédiate, c’est-à-dire comme de la force de travail sociale. La reproduction individuelle de chaque ouvrier ne s’avère plus suffisante; c’est une reproduction sociale de l’ouvrier collectif qui devient nécessaire. C’est-à-dire que la survivance brutale de la force de travail en tant que telle ne fait plus l’affaire; ce qu’il faut, c’est un processus d’accumulation de la force de travail pour le capital social. La force de travail doit désormais réapparaître sous ce qui est sa forme naturelle véritable : à savoir sa nature sociale; le capital variable doit rentrer dans le procès de production capitaliste, directement en tant que classe ouvrière. Durant une longue période historique, la production de capital se trouve acculée à cette nécessité. Tous les processus de décomposition rationnelle du travail concret, qui tendaient à détruire la possibilité abstraite de l’organiser socialement, se heurtent à la limite objective que constitue la nécessité matérielle de devoir récupérer à la fin la force de travail elle-même comme une force sociale autonome à l’intérieur du capital. L’apparente « décomposition » du capital et du travail, chacun dans leur camp, n’est que la forme spécifique que revêt le processus de la véritable unification interne de la classe capitaliste et de la classe ouvrière chacune sur leur terrain.
Désormais le capital global requiert d’avoir devant lui le travail global, pour faire le calcul économique de son propre développement. En outre il faut que la vision qu’il en ait ne soit pas mystifiée par ses intérêts de classe exclusifs, ou dénaturée par sa propre idéologie de classe dominante: d’où la nécessité où il se trouve de connaître le travail à travers les travailleurs, de calculer le travail global à travers la figure de l’ouvrier collectif. Le capital social est contraint de socialiser jusqu’à la connaissance même du travail social. Le capitaliste individuel, avec sa vue limitée, arrive bien à voir que son profit ne provient plus seulement désormais du travail employé par lui ou dans sa branche de production, et que le profit moyen diffère de la plus-value immédiate. Mais « dansquelle mesureleprofit est engendré par l’exploitation globale du travail total par le capital total, c’est-à-dire par tous ses collègues capitalistes, toute cette interconnexion lui est un mystère complet; d’autant plus complet d’ailleurs que même les économistes et les théoriciens bourgeois se sont gardés jusqu’à présent de le révéler[[Le Capital, Livre III, 2. section, chap. IX. Éd. Costes, t. X, pp. SI-52 ; Éd. Soc., t. VI, p. 186; Pléiade, t. II, pp. 962-963.».
A un certain stade de développement du capital, ce n’est plus seulement l’ouvrier, c’est aussi le capitaliste lui-même qui doit lutter contre l’apparence de ses rapports de production, déchirer le voile des phénomènes pour comprendre la nature essentielle et intrinsèque du processus lui-même.
La nécessité de la science à l’intérieur du capital naît à partir du moment où le capital se rend compte qu’il est une force sociale. On n’a plus alors la simple subsistance scientifique de rapports économiques, mais les rapports économiques eux-mêmes organisés scientifiquement. Il est presque inutile de préciser qu’il s’agit là d’une formule tendancieuse elle aussi, qui ne saisit qu’un seul aspect du problème afin de reconnaître la tendance fondamentale qui guide le processus. Nous avons déjà dit que le système capitaliste ne réussira jamais à réaliser un fonctionnement parfaitement rationnel de son mécanisme de développement; disons donc que c’est vers ce programme maximum qu’il tend. C’est précisément à cela que tend la science du capital; dans sa tentative actuelle de démystifier le processus social de la production capitaliste en rationalisant la forme du développement capitaliste et en en programmant le contenu. Tout le confirme. C’est l’homme politique bourgeois moderne qui représente aujourd’hui le théoricien pur de l’économie capitaliste ; le théoricien de la planification s’identifie avec celui qui en est le programmateur pratique. Et encore: il y a une politique de plan, mais il n’y a pas de théorie de la planification ; c’est dans les techniques de programmation qu’on trouve la plus forte dose de théorie de la planification. Cela ne veut pas dire précisément qu’il n’y ait plus de pensée bourgeoise, mais tout au contraire que la pensée bourgeoise est désormais entièrement intégrée à l’intérieur du capital, qu’elle joue le rôle de mécanisme interne à son développement et qu’elle ne sert plus à justifier de l’extérieur les formes actuelles de pouvoir capitaliste. Quant à cette dernière fonction, c’est aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier qu’elle se trouve directement dévolue. Quand la science est sur le point de passer à l’intérieur du capital social, l’ouvrier individuel, c’est-à-dire le mouvement ouvrier désorganisé, risque de se retrouver avec dans les mains: l’idéologie. Oui! Les idéologies néo-capitalistes n’ont pas leur origine immédiate du seul centre de pouvoir du grand capital. II leur faut la médiation pratique qui consiste à passer par les bureaux d’études des syndicats ouvriers. Dans une société capitaliste qui se développe sur l’organisation sociale du capital, les idéologies néo-capitalistes correspondent à une organisation capitaliste du mouvement ouvrier. Il serait faux de dire qu’à ce stade il n’y a plus de classe ouvrière: ce qui existe, c’est une classe ouvrière organisée par le capital.
A ce stade se posent toute une série de questions troublantes.
Jusqu’où la contradiction fondamentale entre le caractère social de la production et l’appropriation privée du produit peut-elle être investie et entaillée par le développement capitaliste ? N’est-ce pas une forme spécifique d’appropriation sociale du produit privé qui se cache dans le processus de socialisation du capital ? Le caractère social lui-même de la production n’est-il pas devenu la médiation objective la plus importante de la propriété privée ? Et comment une médiation peut contredire ce dont elle est la médiation ? Comment le caractère socialement bourgeois du processus productif peut-il mettre en crise l’appropriation capitaliste du produit ? Autrement dit : comment une société capitaliste peut-elle entrer en contradiction avec le processus de production de capital ? Quand le rapport de production s’est généralisé et est devenu un rapport social général, quand la société bourgeoise dans son ensemble est réduite à un moment de la production capitaliste, le caractère social de la production lui-même peut se trouver récupéré à l’intérieur du mécanisme de reproduction de la propriété privée capitaliste. L’ensemble du mécanisme objectif est amené à remplir désormais son rôle à l’intérieur du plan subjectif du capitaliste collectif. La production sociale devient une fonction directe de la propriété privée. C’est bien alors le capital social qui est le représentant général de la société. Dans le rapport social de production le porte-parole de la société, ce n’est plus la classe ouvrière, c’est directement le capital. L’intérêt social général est entièrement entre les mains du capital. Aux ouvriers il ne reste plus que leur intérêt de classe partiel et partial[[” Agli operai non rimane altro che illoro parziale interesse di classe “. Parziale veut dire en italien à la fois partiel et partial. L’intention de l’auteur de jouer sur les deux sens est évidente. (NDT.). Par conséquent, d’un côté, l’auto-gouvernement social du capital, de l’autre l’autogestion de classe des ouvriers organisés.
Ce n’est qu’à ce stade que le concept de classe ouvrière devient historiquement concret, que se précise sa spécificité particulière et qu’il se développe dans toute la richesse de ses déterminations. Ainsi ce qui constitue l’abstraction sociale la plus pure d’une formation économique capitaliste, et qui vaut donc pour toutes les formes de son développement successif, « n’apparaît toutefois réalisé pratiquement dans son abstraction » que comme catégorie du capitalisme le plus moderne. Plus la production capitaliste résout, en les rencontrant, ses contradictions externes, plus elle est contrainte de mettre à nu sa contradiction interne. Plus le capital réussit à s’organiser lui-même, plus il est obligé d’organiser pour elle-même la classe ouvrière. Jusqu’au moment où la classe ouvrière n’a plus à se faire le miroir de toutes les contradictions sociales; elle peut alors se refléter directement comme contradiction de la société.
Il est inutile d’aller chercher dans les archives des paroles magiques pour conjurer cette vision. L’ouvriérisme peut lui aussi constituer un danger réel quand les ouvriers salariés forment une minorité ennuyeuse au sein des classes laborieuses. Mais au sein d’un processus qui tend à faire de tout travailleur un ouvrier ? Bien sûr, pour ne pas démentir la vieille stratégie, on invente alors de nouveaux alliés de la classe ouvrière: la place, laissée vide par les interminables masses de paysans pauvres, est occupée désormais par les élites raffinées des nouvelles couches moyennes. Ainsi les ouvriers se délivrent avec eux de toute tentation de sectarisme, de toute perspective socialiste. Les capitalistes savent bien que la généralisation réelle de la condition ouvrière peut reprendre l’apparence de son extinction formelle. C’est à partir de cela que le pouvoir ouvrier dans sa spécificité se trouve immédiatement absorbé dans le concept générique de souveraineté populaire : la médiation politique sert ici à faire jouer un rôle pacifique à ce que la force productive des ouvriers contient d’explosif à l’intérieur des belles formes du rapport de production capitaliste moderne.
C’est pourquoi, à ce niveau, quand la classe ouvrière exprime son refus politique de se faire peuple, la voie la plus directe de la révolution socialiste ne se ferme pas, elle s’ouvre.
Et là il faut reprendre l’analyse du caractère abstrait de la catégorie « travail ». Il sera nécessaire d’y revenir plus tard en lui consacrant une étude à part. Pour l’instant, les quelques considérations élémentaires qui suivent suffiront. Le travail « en général » marque que l’on a atteint l’indifférence envers un type de travail déterminé, et il présuppose en même temps une totalité extrêmement développée des genres de travail réels. Les deux processus sont étroitement liés. Plus le travail particulier devient concret, plus on peut en abstraire le travail en général. « Les abstractions les plus générales ne surgissent que des lieux où l’on a le plus riche développement du concret. »
Ce n’est pas un hasard si Marx a recours à ces termes pour parler du travail lorsqu’il affronte la question du nivellement que fait subir la concurrence au taux moyen de profit. A côté de la mobilité quasi spontanée du capital, intervient ici une mobilité de la force de travail, commandée. La force de travail non seulement peut mais doit être jetée le plus rapidement possible d’une sphère de la production dans une autre, d’un lieu productif dans un autre. Il n’y a pas de développement capitaliste sans haut degré de mobilité sociale de la force de travail ouvrière. Il n’y a pas de planification du développement sans programmation de la mobilité. Ce qui « suppose l’indifférence de l’ouvrier à l’égard du contenu de son travail (lnhalt), la réduction aussi grande que possible du travail dans toutes les sphères de la production à du travail simple, la disparition de tout préjugé professionnel de la part des ouvriers, enfin et surtout la soumission de l’ouvrier au système de production capitaliste[[Le Capital, Livre III, 2. section, chap. X ; Éd. Costes, t. X, p. 95 ; Éd. Soc., t. VI, p. 211; Pléiade, t. II, p. 988. ». La caractéristique décisive est ici aussi la subordination des ouvriers au mode de production capitaliste. L’indifférence de l’ouvrier à la nature de son travail, le fait que le travail de l’ouvrier soit de plus en plus réduit à du travail simple, que les ouvriers renoncent aux préjugés professionnels, ne constituent pas en eux-mêmes des formes de subordination ouvrière. Ce sont des formes de l’exploitation capitaliste. C’est la différence entre Exploitation et Unterwerfung. Tout le monde sait bien, car cela est un fait évident, qu’au sein du mode de production capitaliste les ouvriers sont à coup sûr toujours exploités mais qu’ils ne sont jamais soumis. La voie que prend, pour avancer, l’exploitation capitaliste, l’insubordination des ouvriers peut l’emprunter pour avancer aussi: en saisissant chaque fois les modes spécifiques par lesquels ces deux processus se trouvent posés ensemble. Par exemple, il est clair qu’il faut reconnaître toute sa valeur au contenu positif que dissimulent et mystifient les divers processus dits d’aliénation. Si ce mot corrompu possède encore un sens, ce ne peut être que celui d’exprimer une forme spécifiquement déterminée de l’exploitation directe du travail par le capital. Extranéation[[Extranéation: voir note 29 du présent chapitre. totale du travail par rapport au travailleur ; le travail utile, concret qui devient objectivement externe, étranger, indifférent à l’ouvrier; la fin du métier, de la « profession », de cette ultime parcelle d’indépendance individuelle du travailleur, qui constitue l’ultime survivance d’une personne bourgeoise dans le corps de l’ouvrier. Dans ces conditions, le contenu positif de l’aliénation ne se résume pas au contenu positif en lui-même de l’exploitation capitaliste, entendu comme le moment où la riposte antagonique de l’ouvrier devient consciente et s’organise. Le processus de totale extranéation du travail coïncide avec sa plus complète objectivation à l’intérieur du procès de production du capital. Ce n’est que lorsque le travail est complètement objectivé à l’intérieur de la production capitaliste, que l’existence de la classe ouvrière devient spécifiquement contradictoire avec le système du capital dans son ensemble. Toutes les conditions du travail, et plus seulement le produit du travail ou les instruments de production, doivent devenir objectivées dans la personne du capital ; elles doivent donc être arrachées à la subjectivité de l’ouvrier individuel pour pouvoir être ensuite récupérées comme des ennemies de l’ouvrier collectif. L’ouvrier individuel doit devenir indifférent à l’égard de son propre travail, pour que la classe ouvrière parvienne à le haïr. A l’intérieur de la classe, il n’y a que l’ouvrier «aliéné » qui soit vraiment révolutionnaire. Et de fait il arrive un moment où celui qui prend la défense de la « personnalité» de l’ouvrier, c’est directement le capitaliste. Ce n’est que sous son aspect humain et général que la force de travail peut volontairement se soumettre au capital. Les revendications ouvrières ne sont librement acceptées par le capitaliste que pour autant qu’elles se présentent comme besoins humains. C’est à ce moment-là que l’ouvrier découvre une fois pour toutes que le « culte de l’homme» est une ignominie bourgeoise.
En dehors du capital, il n’existe pas de droits. Quant aux « droits du travail », les ouvriers n’ont même plus à les défendre : à ce stade les droits du travail sont ceux-là mêmes du capital. Le syndicat, la lutte syndicale ne peuvent à eux seuls sortir du système ; ils sont destinés à faire partie inévitablement de son développement. Les intérêts du capital ne sont plus corporatistes ; ne le sont que les intérêts du travail en dehors du capital. Un syndicat qui prétend en tant que tel, c’est-à-dire sans parti, sans organisation politique de classe, être autonome par rapport au plan du capital, ne parvient qu’à constituer la forme la plus parfaite d’intégration de la classe ouvrière à l’intérieur du capitalisme. Le syndicalisme moderne, c’est-à-dire le parti comme courroie de transmission du syndicat, représente le summum du réformisme capitaliste. En lui se produit la dénaturation en même temps que l’utilisation au sein de l’initiative subjective du capital, de ce besoin objectif qu’a la production capitaliste de récupérer le véritable terrain politique de la lutte de classe. Il n’y a pas de doutes à avoir là-dessus. Si quelqu’un s’imagine pouvoir interpréter la substance de ce qui vient d’être dit en termes économistes et objectivistes, il montrera simplement qu’il n’a rien compris. « En termes purement économiques, c’est-à-dire du point de vue bourgeois », écrit Marx continuellement, pour dire que les ouvriers sont régulièrement battus sur le terrain de la compétition économique avec les capitalistes; sur un tel terrain la seule solution qui leur reste consiste à améliorer les conditions de leur propre exploitation. Lorsque nous faisons taire de force les traditionnelles contradictions objectives du système au point de les faire entièrement disparaître au sein du mécanisme spécifique de son développement, c’est volontairement pour arriver à retrouver le véritable discours ouvrier qui est un discours politique d’organisation politique et de pouvoir politique. Et cela aussi dans un sens et une détermination nouvelle. Lorsque la science elle-même se trouve objectivée à l’intérieur du capital, le socialisme se voit contraint à son tour de redevenir scientifique. C’est alors seulement que l’insurrection en tant qu’œuvre d’art se renverse en une science de la révolution. Ainsi à la programmation que le capital social opère de son propre développement, doit, et peut, répondre bel et bien la planification ouvrière du processus révolutionnaire. Certes il ne suffit pas de s’opposer au plan du capital théoriquement; il faut être capable ensuite d’en faire une utilisation matérielle. Et cela ne se peut faire qu’en re-calquant un plan politique de riposte ouvrière sur le programme économique du développement capitaliste. Désormais, capital et travail, chacun dans leur camp, en sont arrivés à voir très loin leur affrontement sur une longue période. Stratégie contre stratégie : laissant la tactique aux bureaucrates de chacun des deux partis.
Nous l’avons déjà dit : ce que la classe ouvrière doit privilégier c’est une donnée de fait : l’existence du capital; elle doit mettre en valeur les formes de son développement successif pour le devancer à son tour matériellement dans sa propre organisation et sous une forme qui s’oppose à lui. C’est pourquoi au sein même du processus de socialisation du capital et au cours du développement qui le porte à se faire le représentant de l’intérêt général, la classe ouvrière ne peut que commencer à organiser son propre intérêt partial-partiel, et à gérer directement son propre pouvoir particulier. A partir du moment où le capital se manifeste comme une force sociale et où cela fait prendre forme à une société capitaliste, la classe ouvrière ne se voit laisser aucune autre alternative que celle de s’opposer à l’ensemble du caractère social du capital. Les ouvriers n’ont plus à opposer l’idéal d’une véritable société à la société fausse du capital, à se dénouer, et à se diluer eux-mêmes à l’intérieur de la généralité du rapport social : ils peuvent désormais retrouver leur propre classe, la redécouvrant comme une force révolutionnaire antisociale. Maintenant face à la classe ouvrière, et sans aucune possibilité de médiation, il y a toute la société du capital. Finalement c’est un renversement du rapport : la seule chose vis-à-vis de laquelle l’intérêt général ne réussit pas à opérer de médiation, c’est l’irréductible partialité de l’intérêt ouvrier. De là cet appel bourgeois au bon sens social pour contrer les revendications sectorielles des ouvriers. On voudrait établir entre capital et travail ce même rapport qu’on trouve à un certain niveau entre capital social et capitalistes individuels : un rapport toujours « dialectique », comme disent les fonctionnaires. En fait, à partir du moment où le travail global accepte de participer raisonnablement au développement général, il finit par remplir le rôle de n’importe quelle partie aliquote du capital social global. Tout ce à quoi l’on arrive par cette méthode, c’est à un développement le plus rationnellement équilibré possible de l’ensemble du capital. Dans ces conditions, la classe ouvrière doit au contraire s’organiser consciemment comme l’élément irrationnel au sein de la rationalité spécifique de la production capitaliste. Il faut que la rationalité croissante du capitalisme moderne trouve sa limite insurmontable dans l’irrationalité croissante des ouvriers organisés, c’est-à-dire dans leur refus d’une intégration politique à l’intérieur du développement économique du système. De sorte que la classe ouvrière devient la seule anarchie que le capitalisme ne parvient pas à organiser socialement. La tâche du mouvement ouvrier consiste à organiser scientifiquement cette anarchie ouvrière à l’intérieur de la production capitaliste et à la gérer politiquement. En fonction du modèle qu’offre la société organisée par le capital, le parti ouvrier ne peut être lui-même que l’organisation de l’anarchie, non plus à l’intérieur du capital, mais en dehors, c’est-à-dire en dehors de son développement.
Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit pas de susciter le chaos dans le procès de production. Il ne s’agit pas « d’organiser la désorganisation systématique de la production» : cela ce n’est que du néo-anarcho-syndicalisme. Ce n’est vraiment pas le moment de faire disparaître derrière cette vieillerie les perspectives totalement nouvelles qui ne s’ouvrent à la lutte de classes qu’aujourd’hui. Il ne s’agit pas non plus inversement d’opposer une gestion ouvrière à la gestion capitaliste de l’entreprise industrielle moderne ou du « centre productif en soi» : en premier lieu parce qu’il n’existe pas de centre productif en soi, mais seulement l’entreprise industrielle capitaliste et rien d’autre, en second lieu parce que la gestion de cette entreprise, les ouvriers la laissent bien volontiers entièrement au patron, tout comme ils laissent au capitaliste collectif la gestion d’ensemble de la société, ne se réservant que la seule autogestion politique de leur propre pouvoir de classe qui part de l’usine et veut atteindre l’État. Exiger simplement un véritable pouvoir politique des ouvriers distinct et autonome du pouvoir politique réel des bourgeois, cela peut mettre en crise le mécanisme économique du système et l’empêcher de fonctionner. Là il faut renverser toute l’analyse : la base matérielle, sur laquelle repose tout ce qui est une fonction du capital, acquiert la faculté de remplir une fonction révolutionnaire contre le capital. Plus le capital devient capital social, plus il devient possible de contrôler, du point de vue ouvrier, le processus social dans son intégralité. On découvre au cœur du système que c’est la classe ouvrière qui constitue l’articulation de l’ensemble du mécanisme capitaliste, que c’est elle désormais qui est l’arbitre de son développement ultérieur ou de sa crise définitive. On peut utiliser contre le système et à des fins révolutionnaires la planification interne à l’usine ainsi que la programmation du développement capitaliste qui représentent la connaissance bourgeoise du procès de production. La science qui se trouve au sein du capital peut elle-même fournir la trame d’une recomposition unitaire de la pensée ouvrière et finir par provoquer une théorie de la révolution entièrement intégrée au sein de la classe ouvrière.
Ainsi l’intégration de la force de travail à niveau d’entreprise ou à niveau sectoriel finissent par permettre aux ouvriers de connaître directement l’appareil productif, et de reconnaître la forme déterminée que prend le développement capitaliste à ce stade. Les techniques d’intégration économique qu’ont tentées les patrons, et qui représentent un besoin objectif de la production de capital, se transforment en moyen de contrôle politique exercé sur le capital et par conséquent en possibilité d’autogestion ouvrière.
Il devient possible d’utiliser l’intégration sans s’y soumettre, ce qui revient ensuite concrètement à utiliser le développement capitaliste de façon révolutionnaire. Ce n’est qu’à ce stade que le mouvement ouvrier organisé peut et doit donc retourner continuellement les instruments de domination du capital en possibilités pour le travail de refuser de se soumettre et de contraindre par la violence la production capitaliste à fonctionner comme une instance subjective des ouvriers révolutionnaires.
A ce niveau la formulation théorique d’une stratégie révolutionnaire d’ensemble n’est plus seulement une possibilité, elle devient une nécessité absolue pour fonder le processus révolutionnaire lui-même. L’anarchie objective que constitue la classe ouvrière au sein du capitalisme éprouve désormais le besoin de s’exprimer à son plus haut degré de conscience. Aucun des facteurs qui la composent ne peut être laissé à la spontanéité : on doit s’en référer pour tout à une prévision scientifique de la révolution et à son organisation qui en est la conséquence rigoureuse. Le spontanéisme est toujours le seul fait des « masses » au sens générique du terme; il n’est jamais le fait des ouvriers des grandes usines. Le peuple des travailleurs aime à exploser en manifestations de protestation désordonnée et imprévue, pas la classe ouvrière : le peuple n’a que ses droits à défendre, ce que la classe ouvrière doit revendiquer, c’est le pouvoir. Ce qu’elle exige donc avant tout c’est l’organisation de la lutte pour le pouvoir. Aujourd’hui personne n’est plus disposé parmi nous à accepter intégralement la thèse léniniste : « Dans sa lutte pour le pouvoir, la classe ouvrière ne possède qu’une seule arme : l’organisation. »
Les ouvriers ne bougent pas s’ils ne se sentent pas organisés, c’est-à-dire s’ils ne se savent pas armés dans la lutte. Ce sont des gens sérieux qui ne vont jamais à la déroute ; ils représentent une classe sociale de producteurs et non pas une couche de misérables opprimés. Désormais ils ne bougeront pas tant qu’ils n’auront pas devant eux une planification de la révolution ainsi que son organisation explicite. Les programmes de parti ne servent à rien: il ne faut pas confondre la stratégie révolutionnaire avec une charte de revendications maximum ou minimum. Il ne s’agit pas de négocier aujourd’hui sur certains points isolés, pour contester demain le pouvoir dans son ensemble. C’est exactement le contraire : l’exigence de pouvoir doit précéder tout ; il n’y a que comme cela que tout s’organise pour la conquête du pouvoir. Il faut contester d’emblée sa domination politique à la classe dominante ; on pourra toujours ensuite négocier avec elle le terrain de la lutte aussi.
Le premier pas à faire reste toujours celui de retrouver cette partialité irréductible des ouvriers contre le système social du capital dans son ensemble. Rien ne se fera sans haine de classe: pas plus l’élaboration de la théorie que la pratique de l’organisation. Seul un point de vue rigoureusement ouvrier sera capable de comprendre et d’utiliser le mouvement global de la production capitaliste comme un moment particulier de la révolution ouvrière. Dans la science et dans la lutte seul un point de vue unilatéral est capable de faire accéder à la compréhension du tout et en même temps à sa destruction. Toute tentative de prise en charge de l’intérêt général qui céderait à la tentation de s’arrêter au niveau de la science sociale ne servirait, dans la meilleure hypothèse, qu’à inscrire le mouvement ouvrier à l’intérieur du développement du capital. L’action politique de classe des ouvriers peut même se permettre de ne plus avoir à affronter le problème du sectarisme. C’est la pensée ouvrière qui se doit d’être sectaire : elle doit faire partie de l’organisation systématique d’un pouvoir nouveau sous de nouvelles formes révolutionnaires. Il n’y a plus d’illusions possibles: au stade du capitalisme développé on ne peut parvenir à suivre les lois du mouvement du capital qu’en organisant une lutte de classe décisive contre toute la société capitaliste. L’analyse marxiste du capitalisme n’ira plus de l’avant si elle ne trouve pas une théorie ouvrière de la révolution. Et cela ne servira à rien si elle ne doit pas s’incarner dans des forces matérielles réelles. Et ces dernières n’existeront pas pour la société tant qu’elles n’auront pas été organisées politiquement en classe contre elle.
De là cette passe dangereuse où se trouve toujours enfermé le discours politique lorsqu’il se veut sectaire mais complet: pris entre le désir de partir calmement à la recherche des raisons objectives qui président à un long processus historique, et la nécessité de trouver immédiatement les forces subjectives qui s’organisent pour le renverser. Entre la patience requise pour la recherche et l’urgence de la riposte. Le vide théorique qui se trouve au milieu de tout cela est le vide d’une organisation politique. S’il y a pratiquement un seul droit à revendiquer, c’est le droit à l’expérience. A ce moment-là tout se produira par la rencontre rapide de concepts d’emblée contradictoires. Nous sommes contraints à faire ce saut en avant. Par haine de l’opportunisme, passons-nous des médiations.
Il faut maintenant réexaminer dans le concret ce qu’est le travail salarié quand le capital a atteint son plus haut niveau, comment est faite la classe ouvrière au stade de développement maximum du capitalisme, quelle est son organisation matérielle interne, pourquoi et à quelles conditions elle peut parvenir à matérialiser un processus révolutionnaire directement ouvrier, et donc socialiste. Tout ce qui précède ne constitue que les prémisses générales de ce discours spécifique. Tout reste encore à chercher. Jusqu’à présent « la tentative de dissolution comme le signe d’une synthèse »…