La multitude, nous apprend Spinoza, est toujours et par définition au-delà du pouvoir des princes. “Le droit de l’État, ou du pouvoir souverain, n’est rien d’autre que le droit même de la nature. Il est déterminé par la puissance, non plus de chaque individu, mais de la multitude, qui est conduite comme par un seul esprit; autrement dit, comme c’est le cas, à l’état naturel, pour chaque individu, le corps et l’esprit de l’Etat tout entier ont autant de droit que de puissance… En effet, le droit du corps politique est déterminé par la puissance de la multitude conduite comme par un seul esprit” (TP, III, 2-7). Le pouvoir n’est nullement, pour Spinoza, l’incarnation, en un seul corps, d’une possibilité infinie de décisions, d’une réserve illimitée d’actes politiques – insaisissables dans leur transcendance obscure. Le pouvoir est plutôt la conséquence naturelle d’une puissance naturelle, s’exprimant dans l’unité, déjà politique, du corps et de l’esprit (mens) de la multitude. En ce sens, le pouvoir de la multitude – c’est-à-dire sa puissance – n’est rien d’autre que l’immanence, la construction naturelle de l’être, l’enrichissement de ses déterminations, la production continue de ses différences.
C’est pour cette raison que la puissance de la multitude est la vie même. Le pouvoir de la multitude n’est rien d’autre que l’expression de sa puissance et de son droit naturel – de sa vie. Ce qui est toujours enjeu dans la vie même est, pour Spinoza, la politique en
tant que telle. Voilà pourquoi nous ne comprenons pas le sens de l’affirmation suivante : “La vie nue détient, dans la politique occidentale, un privilège singulier : elle est ce qui fonde, de par sa propre exclusion, la cité des hommes “[[G. AGAMBEN, Homo sacer. Il potere sovrano e la nuda vita, Turin, Einaudi, 1995, p. 11.. La vie n’est pas dans la politique, mais, tout au contraire, la politique est dans la vie; la politique est un flux naturel pris dans l’immanence même qu’est la vie – puissance de la multitude, droit naturel de l’être.
C’est peut-être ici, à notre avis, qu’il faut rechercher le sens des luttes politiques éclatées en France en décembre 1995. En effet, ce que ces luttes expriment n’est pas le malaise et le désarroi de l’exclusion, mais, bien plus profondément, la revendication puissante de l’inclusion, l’affirmation de notre puissance commune, le droit de notre immanence naturelle. Ce qui est dehors, exclu, vide, parasitaire et féroce, c’est le pouvoir du prince, le pouvoir de celui qui prétend et veut être le seul dépositaire de la puissance, de celui qui veut reconduire à lui seul tout le droit naturel. Le prince, et non pas la multitude, est violent, car est violent celui qui décide, absolument seul, d’arrêter et capturer l’immanence infinie de la puissance, c’est-à-dire de la vie. Cette violence absolue de la décision met immédiatement le prince en dehors de la politique, elle l’exclut, ipso facto, du courant vital qui constitue la politique comme expression de la puissance. Le rapport entre la multitude et le prince n’est donc pas, nous croyons, le rapport entre la vie nue et le pouvoir souverain, mais le rapport entre la vie pleine, riche, multiple, immanente, productive et le pouvoir “ab-solu “, c’est-à-dire le pouvoir transcendant, détaché, “dissout” de la puissance naturelle de la vie, et, pour cela même, violent, arrogant et parasitaire.
Ce que les millions de Français, descendus dans la rue, nous ont montré au mois de décembre 1995, c’est peut-être une forme nouvelle et différente de ce que Foucault avait défini par biopolitique. Il s’agit en effet d’une biopolitique dans laquelle ce qui est en jeu n’est plus la survivance de la “vie nue”, mais, au contraire, l’existence même de la politique telle que nous l’avons connue au cours des quatre derniers siècles. La vie ne doit plus être “sauvée” dans la politique ; c’est la politique, celle qui a été conçue et mise en œuvre par les épigones de Hobbes et de Robespierre, qui doit désormais “se sauver” et se confronter à une “nouvelle vie”. Une vie qui n’accepte plus les intrusions et les décisions extérieures à son immanence naturelle, qui ne tolère plus les impositions et qui peut se passer des princes, des conseillers et des bouffons de cour; une vie qui est dense, profonde, pleine, ramifiée et infinie, innervée de joies et de passions, toujours en avance sur les calculs du prince. Une vie qui coïncide désormais avec notre propre production, avec notre puissance naturelle, avec notre immanence commune : “Le travail, l’activité vitale, la vie productive apparaissent tout d’abord à l’homme comme un moyen pour la satisfaction d’un besoin : conserver l’existence matérielle. Mais la vie productive est la vie de l’espèce. C’est la vie qui produit la vie.”[[K. MARX, Manuscrits de 1844, Paris, Ed. Sociales, 1972..
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